Comité du Pont de la
Butte
A Dupré Satin
COCO
UNE EXECUTION
Le 4 février de l’an de grâce
1859, une scène étrange se passait à quelques
milles de Vermillonville, sur le chemin qui conduit de ce village
au Pont-Braux, à deux heures du matin. Le théâtre
de la scène que nous allons décrire s’appelle
le Pont des Moutons.
Une torche de pin, jetant au vent sa flamme
rougeâtre, éclairait un cercle de vingt-deux hommes,
tous connus dans la paroisse Lafayette, comme appartenant à
la partie la plus éclairée et la plus honorable de la
population. La torche qui les éclairait, au lieu de donner
des tons sombres ou crus à ces vingt-deux figures, en faisait
ressortir les lignes harmonieuses. Ces figures respiraient la bonté
et la franchise. L’honnête homme n’a pas besoin
d’écrire son nom sur son chapeau, comme le Berger de
la fable.
Incessu patuir dea, a dit le grand poète
latin. Il en est de même de l’honnêteté.
Elle a son parfum, son cachet, si l’on aime mieux ce mot, comme
l’aristocratie.
Au centre de ce cercle, un jeune homme de
vingt-deux ans, dont le visage rose trahissait l’origine allemande,
se déshabillait lentement, lentement, comme une jeune fille
qui aurait craint de montrer à des indiscrets des charmes que
sa pudeur tient cachés et qui ne seront vus que de Dieu et
de l’époux qu’elle cherche encore dans ses rêves.
Un frisson courait parfois dans son corps et imprimait un tremblement
nerveux à ses mains frêles et délicates, et qui
auraient été blanches, si elles n’avaient pas
été recouvertes d’une couche de bistres. Il était
évident, rien qu’à voir ses mains bistrées,
que ce jeune homme appartenait à la population bohémienne
des Attakapas, à cette population qui vagabondait alors dans
mes prairies et faisait des razzias sur la propriété
de son prochain.
Ce jeune homme venait d’être
arrêté sur le Pont des Moutons, qui allait être
le théâtre de son supplice, et dans des circonstances
assez curieuses pour être rapportées.
Le nuit était très sombre,
et au moment où les vingt-deux hommes arrivaient sur le Pont,
ils ne savaient pas trop si les ténèbres ne les avaient
pas jetés hors du chemin qu’ils voulaient suivre. Tout
à coup un cheval et un cavalier avaient dessiné, à
quelques pas d’eux leur silhouette nuageuse comme celles des
guerriers d’Ossian.
“Halte ! mon cavalier, et dites-nous
où nous sommes,” avait crié quelqu’un.
Au lieu de répondre, le cavalier avait
pris la fuite. Bientôt, entouré et arrêté,
il avait été ramené vers le groupe des vingt-deux
la torche de pin s’était allumée, et une voix
joyeuse s’était écriée :
“Bonheur du ciel, c’est Gudbeer
!”
Puis on avait entouré le prisonnier
et on l’avait sommé de se dépouiller de ses vêtements,
si mieux il n’aimait se les voir déchirer sur les épaules.
Pourquoi cette arrestation, cette nuit, à
cette heure ? et pourquoi ces apprêts de supplice ? nous demandera
peut-être le lecteur, cet ogre impatient, qui voudrait lire
le dénouement en même temps que l’exorde.
Écoutons la conversation engagée
entre le prisonnier et ceux qui l’entourent. Peut-être
nous aidera-t-elle à répondre à cette question.
“Pourquoi m’avez-vous arrêté
? disait le prisonnier qu’on avait appelé Gudbeer. Je
suis blanc et libre...vous répondrez devant la justice de mon
arrestation.
—Nous ne parlons pas avec tout le monde,
mon cher, fit un beau garçon, de vingt-trois à vingt-quatre
ans, nommé Paul Broussard.
—Je veux savoir pourquoi l’on
m’a arrêté.
—Tu es bien curieux ! dit une autre
voix, celle d’un brave et loyal enfant que l’auteur de
ces lignes aime de toute son âme, et qui s’appelle Désiré
Bernard.
—Je voudrais savoir pourquoi je suis
arrêté,” fit Gudbeer, insistant pour la troisième
fois.
Alors un homme sortit du groupe des vingt-deux
et se dirigea lentement vers le prisonnier. Cet homme, âgé
de cinquante-cinq ans, mais paraissant en avoir seulement quarante,
cet homme avait des yeux d’un d’un bleu polaire, de cheveux
blonds sur lesquels quelques cheveux gris tranchaient à peine,
un visage imberbe, une voix douce delé sur celui de l’Hercule
Farnèse. C’était le major Saint-Julien.
Arrivé à deux pas du prisonnier,
le Major fit signe de rapprocher la torche, afin que les deux interlocuteurs
nageassent en pleine lumière, et puis d’une voix calme—les
hommes forts n’ont pas de colère avec ceux qui sont sans
défense—il dit :
“Tu veux savoir pourquoi l’on
tá arrêté ? je vais te le dire. Tu as été
arrêté, parce que, depuis vingt ans, notre population,
si riche, si laborieuse, était exploitée, volée,
incendiée journellement, par des vagabonds qui avaient juré
haine au travail ! Tu as été arrêté, parce
que, au lieu de punir ces vagabonds, la justice, aveugle comme une
taupe ou impuissante comme un castrat, —parce que, dis-je, la
justice avait pour tes pareils des tendresses de mère—et
que, dans l’absurdité de ses tendresses, elle tendait
à supprimer le bagne et l’échafaud ! tu as été
arrêt’t, parce que nous ne voulons plus de ces débauches
de la justice, de ces acquittements scandaleux, de ces parjures, qui
soufflettent Dieu sur son trône et qui restent toujours impunis
! Tu as été arrêté parce que, la justice
ne nous protégeant plus, nous sommes résolus à
nous protéger nous-mêmes et à châtier sommairement
et exemplairement tous ceux qui attenteront à notre vie ou
à nos propriétés ! Tu as été arrêté
par nous, organisés depuis hier en Comité de Vigilance,
parce que tu es un voleur, un incendiaire, un assassin peut-être,
et que tu as été jugé et condamné par
nous comme tel. Au fouet donc, le voleur ! au fouet, l’incendiaire
! au fouet, le misérable qui est là devant nous ! A
l’œuvre, enfants de la Vigilance ! C’est notre première
exécution. Puisse-t-elle retentir dans le cœur de toute
la canaille attakapienne ! Frappez !”
En entendant ce réquisitoire de l’énergique
chef du Comité de Vigilance de la Côte-Gelée,
Gudbeer avait baissé la tête et s’était
tu. Il avait compris qu’il pouvait dire, lui aussi : Lasciate
ogni speranza, et qu’il était bien condamné.
Comme il ôtait son paletot, il appela
quelques-un de ceux qui étaient le plus rapprochés de
lui :
“Messieurs, dit-il, j’ai dans
mon paletot un objet que je désirerais n’être vu
par personne.
—Allons donc ! fit un de ces jeunes
gens, en prenant le paletôt que Gudbeer lui tendait et en le
jetant dédaigneusement loin de lui est-ce que tu nous prends
pour des fouilleurs de poches ?
—Terrassez le prisonnier !” cria
le major, —et le supplice commença.
Chacun des vingt-deux prit alors un fouet
; et, l’un après l’autre, ils vinrent déchirer,
chacun deux fois, le dos nu du condamné.
“Tiens ! disait l’un c’est
pour l’incendie de mon moulin à coton que tu as brûlé,
de complicité avec les Herpin.
—Pour le cheval que tu m’as volé
! disait l’autre.
—Pour mes vaches que tu as vendues
à *** !
—Pour mes cochons que tu n’as
pas mangés, mais dont tu as converti le prix en bijoux pour
orner le sein de tes drôlesses !
—Pour ma femme que tu as insultée
!
—Pour le parjure que tu as commis dans
mon procès avec M. *** !
Le patient s’était en vain tordu
sous ces coups de fouet, dont chacun avait été accompagné
d’une imprécation ou de l’évocation de quelque
crime commis par ce condamné de vingt-deux ans.
Ils avait crié, hurlé, pleuré,
écumé.
“Soyez maudits ! maudits ! maudits
! avait-il rugi dans le paroxysme de la douleur.
—Dieu cassera ta malédiction,
avait répondu un Vigilant, —et le fouet, après
avoir sifflé, avait passé d’une main à
l’autre, jusqu’à la vingt-deuxième, inclusivement.
—Relève-toi, ton supplice est
fini,” lui dit le Capitaine.
Gudbeer se releva brisé, sanglant,
et paraissant tenir beaucoup plus compte de la douleur physique que
de la dégradation morale que le fouet venait de lui infliger.
Au moment où il se relevait, le Major
alla de nouveau à lui.
“Gudbeer, tu viens de subir un supplice
infamant, parce que tu as pris part à tous les crimes qui désolent
le pays depuis bien des années. N’ayant plus foi dans
notre juri, tel qu’il est tripoté par les avocats qui
écartent les honnêtes gens, grâce au droit de récusation,
pour laisser, monter aux bancs des jurés des drôles de
ton espèce, nous nous sommes formés nous-mêmes
en juri. Tu as reçu le fouet, châtiment bien doux, si
tu le compares à la grandeur des crimes que tu as commis. Va
chercher ailleurs une réhabilitation par le travail et la moralité.
Maintenant, je vais te lire ta sentence.”
Et le capitaine déploya une feuille
de papier sur laquelle se détachaient en noir quelques lignes.
“Dans la séance du Comité
de la Côte-Gelée, tenue le 2 février 1859, le
nommé Gudbeer a été trouvé coupable de
vol et d’incendie. Il a été condamné à
quitter l’État sous huit jours. S’il rompt son
ban, il sera pendu.”
Gudbeer s’inclina pour dire qu’il
avait parfaitement entendu la condamnation qui venait de lui retrancher
l’air et le sol de la patrie. (Pour la suite et le dénouement
des aventures de Gudbeer, voir l’histoire du Comité de
la Côte-Gelée.)
Comme il reprenait ses vêtements, il
fouilla avec empressement dans une des poches de son paletot.
“Il me manque quelque chose, s’écrira-t-il
avec rage et en parcourant des yeux le cercle de lumière tracé
par la torche de pin.
—Ce drôle a des insultés
de mauvais goût, murmura un des membres du Comité, dont
les rangs restèrent impassibles.
—J’ai trouvé—Eurêka
!—cria un autre membre, qui avait senti ce quelque chose craquer
sous son pied.
Le cercle se resserra autour de lui.
“Pardieu ! s’écrira l’auteur
de la trouvaille, un de nos jeunes et vaillants amis, Raphaël
Lachaussée, approchez la torche. Ce que je viens de trouver
mérite d’être vu.”
Il tenait ce quelque chose à la main
: c’était un daguerréotype renfermé dans
un cadre de peau de chagrin.
Raphaël ouvrit le cadre avec empressement.
Après l’avoir regardé
un moment à la lueur de la torche, il éclata de rire,
et se tournant vers les vingt-deux :
“Messieurs, dit-il, je comprends maintenant
l’exclamation de Gudbeer, en voyant qu’il lui manquait
quelque chose... C’était, ma foi ! le portrait d’une
beauté aux cheveux laineux, aux lèvres matelassées,
au teint jaune comme du safran. Ses pieds et ses mains ont, il est
vrai, des proportions monumentales et semblant avoir été
sculptés à coups de hache ; mais, que voulez-vous ?
Dieu, fatigué d’avoir mis toute une longue journée
à créer le blanc, créa le nègre la nuit
suivante qui était sans lune, et oublia de lui donner les proportions
harmonieuses du premier.
—Tâchez, messieurs, de reconnaître
l’original de ce portrait, dit le major.
—C’est une des petites-filles
du vieux Coco ! s’écria un membre du Comité...une
drôlesse...la maîtresse de Gudbeer... C’est X...
(Appelons-la Cécilia).
—C’est vrai,” firent en
souriant quelques autres.
Le supplicié reprit avec amour ce
portrait, qui sans doute, à ses yeux, avait été
défloré par les regards qu’y avaient jetés
ceux qui venaient de lui infliger une punition infamante ; puis il
remonta à cheval et disparut dans les ténèbres
de la nuit.
“Souviens-toi de la dette que tu as
à payer dans huit jours, lui cria le capitaine ; car, si tu
l’oublies, je te jure que nous nous en souviendrons.”
Le capitaine donna ensuite le signal de la
retraite.
Après avoir dépassé
l’habitation du gouverneur Mouton, le Comité aperçut
une colonne de feu qui jetait ses lueurs sinistres sur la Côte-Gelée.
C’était le moulin-à-coton de M. Baptiste Giroard
qui brûlait—incendie ajouté aux crimes déjà
si nombreux des Herpin, dont nous avons conté ailleurs l’histoire.
Et les vingt-deux s’élancèrent
au galop, pour voir quel était celui d’entre eux dont
le foyer brûlait en ce moment.
L’héroïne du portait ramassé
par Raphaël Lachaussée, était une fille de Coco,
avait dit un membre du Comité de Vigilance.
Qu’est-ce que Coco ? se sont peut-être
déjà demandé quelques-uns de nos lecteurs.
Comme Coco, bien que très connu aux
Attakapas, n’a pas encore la notoriété de Napoléon
III... ou de Blondin, l’acrobate, nous allons le présenter
à nos lecteurs.
UN MORMON NÈGRE
Il y a environ un demi-siècle, les
Attakapas étaient une demi-solitude que la charrue et la hache
commençaient à attaquer. Leur population se composait
de quelques centaines de colons, descendants de ceux qui y avaient
été envoyés lors de l’émigration
forcée du Canada, de la race Acadienne—ce grand crime
de l’Angleterre ! Répandus sur ce sol immense et d’une
fertilité exceptionnelle, ils en avaient occupé les
plateaux les plus élevés et dont la culture paraissait
la plus facile. Quelques villages commençaient à sortir
timidement du sol : ils se composaient de deux ou trois maisons groupées
autour d’une église couronnée d’une croix.
Ce drapeau du Christ avait couvert les premiers essais de colonisation
de son ombre protectrice. A voir ce que sont nos paroisses aujourd’hui,
on peut dire hardiment qu’il a porté bonheur à
la terre attakapienne : Benedictus qui venit in nomine domini !
A l’époque dont nous parlons,
Saint-Martin et la Nouvelle-Ibérie s’essayaient à
peine à jouer leur rôle de villages. Vermillonville dormait
encore dans les limbes de l’avenir, ainsi que le Pont Braux.
Ils ne figuraient encore sur aucune carte ils n’étaient
pas encore nés.
Entre les deux futurs villages—Vermillonville
et Pont Braux—s’étendait une cyprière que
la hache du pionnier mordait encore, il y a à peine deux ans,
avec l’insouciance d’un grand seigneur qui gaspille ses
richesses, et dont la propriété a été
monopolisée depuis par cinq ou six particuliers. Dans une partie
de cette cyprière, que nous pourrions appeler forêt,
pour être plus fidèle à l’acception du mot,
il se fait tout d’un coup une éclaircie ; les arbres
s’arrêtent brusquement, sans raison, comme si la voix
d’en haut leur avait dit un jour, comme aux flots de la mer
: Tu n’iras pas plus loin ! Là, s’étend
une prairie, d’une végétation luxuriante, qui
s’appelle la Prairie-Marronne. Il est facile de trouver l’étymologie
du nom qu’elle porte. Sa beauté et sa position dans une
forêt impénétrable en faisaient tout naturellement
le refuge des nègres marrons, surtout à une époque
où la topographie du pays n’était connue que très
imparfaitement.
Un jour—il y a demi-siècle de
cela—une maison sortit du sol en une nuit, à la lisière
de la forêt et de la Prairie-Marronne ; cette maison était
petite, modeste, bâtie en pisé, ornée à
l’intérieur de trois ou quatre mauvaises gravures d’Estampes,
dont quelques-unes avaient traversé la mer et porté,
jusqu’en Louisiane, l’histoire de Marlborough s’en
va-t-en guerre et autres personnages condamnés aux travaux
forcés et à l’exposition publique par ces bourreaux
qu’on appelle les enlumineurs.
On ne nous a pas dit s’il y avait des
lits, mais nous le supposons.
Les premiers chasseurs de chevreuils qui
passèrent par là, crurent d’abord que cette maison
avait été élevée par un caprice du diable
qui avait l’intention de passer sa saison d’été
à la Prairie-Marronne. La sauvagerie des lieux rendait cette
supposition, un peu hardie, presque vraisemblable. Enfin, après
plusieurs semaines de conjectures hasardées à la veillée,
dans les rares habitations de la prairie, la vérité
fut connue, au grand désappointement de ceux qui donnaient
à cette maison une origine et des habitants surnaturels. Cette
fois, les versions populaires s’étaient, pardieu ! pas
des diables, mais des créatures en chair et en os ; c’était
une colonie composée de deux femmes et d’un homme. Traçons
au vol la silhouette de ces personnages.
COCO
L’homme était un noir libre.
Non un de ces noirs stupides, bétail
crée pour l’esclavage, au cerveau déprimé,
aux mains de mastodonte, aux pieds d’éléphant,
aux lèvres lippues, qui semblent l’anneau qui rive l’Homme,
genus homo à la race des signes ; il n’était pas
de ces noirs qui sont de la chair à fouet, et que la nature
ne semble, en vérité, avoir au monde que pour cela.
Il n’était pas non plus, ce
cher Coco, de ces noirs aux passions honnêtes comme leurs sens,
qui professent l’horreur de la polygamie et laisseraient, comme
Joseph, leur manteau—s’ils avaient un manteau—entre
les mains d’une femme...si une femme les tentait !
Il savait ce qu’il valait, Coco, le
colon de la Prairie-Marronne et ceux qui l’avaient vu le savaient
aussi bien que lui.
Qui avait vu Coco une fois, le reconnaissait
pour un des plus beaux types de la race africaine ; quant à
lui, il se serait cru, inpetto, aussi beau qu’Antinoüs
(on sait que la modestie n’est pas le propre de la race africaine)...mais
il ne connaissait pas Antinous...
Il avait pourtant la conscience de sa beauté,
le beau Coco ! Les miroirs n’étaient pas si rares à
cette époque, qu’il n’en eût un ou deux dans
sa chambre, et chacun de ceux qu’il consultait tous les jours,
lui disait que...
Vrai-Dieu ! les jolies choses que devait
lui dire le miroir ! C’est incroyable comme ce petit coquin
de morceau de verre est éloquent lorsqu’il s’adresseà
la vanité de l’homme... surtout quand cet homme est un
nègre ! Le serpent qui tenta Ève et en eut raison avec
assez de peine, n’aurait point eu de frais à faire une
fille de Cham.
Or, voici ce que le miroir avait dit au beau
et brillant Coco :
Qu’il était petit, il est vrai,
mais qu’il avait le torse d’Hercule ;
Que ses yeux étaient noirs comme les
nuits sans lune de l’Afrique ;
Que son nez était aquilin comme celui
des gens de race bourbonnienne...ou de proie ;
Que sa chevelure laineuse était assez
touffue pour être prise moins pour une toison que pour une couronne
;
Et que, somme toute, il était assez
beau garçon pour faire oublier l’horrible odeur de muse
que tout nègre exhale, en souvenir de la malédiction
de Cham.
Ah ! si nous, hommes jeunes ou mûrs
aujourd’hui, nous avions vu, en 1810, le beau Coco !
Comme il frétillait, paré de
son habit à queue de morue,—mode de l’époque
de sa jeunesse !
Comme il tendait élégamment
ses doigts armés de bagues jusqu’à la première
phalange !
Comme les diamants de son épinglette
(ils étaient faux, mais c’est égal) scintillaient
bien aux feux du soleil !
Et comme ce Don Juan africain s’entendait
bien à perdre les Inézilles... qui consentaient à
se laisser perdre !
Aussi, voyez comme il avait bien réussi,
ce Don Juan !
DEUX FEMMES
Un jour, comme il voyageait dans la prairie
du Carancro,—prairie presque déserte alors, et aujourd’hui
couverte d’habitations, dont quelques-unes nous ont parfois
reçu fraternellement : témoins celle du bon et loyal
docteur Francès et celle de M. Ursin Bernard, ce type de l’honneur
et de la bonté créoles, —un jour, dis-je, comme
il voyageait au Carancro, soit fatigue, soit aussi que quelque diable
le poussât, il s’était arrêté devant
une forge qui fumait en ce moment comme un diminutif de volcan. Cette
forge appartenait à un vieux Français nommé Christophe.
“Je voudrais vous prier, monsieur,
de vouloir bien me laisser prendre un verre d’eau à votre
puits, dit à Christophe, en s’inclinant, le beau lovelace
noir.
—Allez à la maison, répondit
le forgeron qui martelait en ce moment un fer rouge, mes deux filles
vous donneront de l’eau.”
Mes deux filles ! A ces mots, Coco, le beau
Coco ! avait eu comme un éblouissement.
Il allait demander de l’eau aux deux
filles du forgeron, comme on faisait dans les temps bibliques ou homériques,
heureux temps où les auberges et les hôtels attendaient
encore leur inventeur. Il se présenterait respectueusement,
comme il convenait à un homme de sa condition parlant à
deux peut-être, sortiraient sur le seuil pour être hospitalières
au voyageur. Il les remercierait en leur coulant un de ses regards
chargés de flamme comme une pile de Volta d’électricité,
et ce regard en embraserait une... deux peut-être...
Aïe ! aïe ! prends
garde à toi,
Fuis le mal, ô ma bergère !
auraient dû crier les deux anges gardiens des
deux jeunes filles, si, ce jour-là, ils avaient fait bonne
garde... Hélas ! Ils n’étaient pas là !
Coco, le beau Coco, se présenta à la porte et demanda
humblement de l’eau. Deux cris lui répondirent... deux
figures lui apparurent... Il leur coula son regard volcanique, et
trois mois après... le père, le vieux forgeron étant
mort...
...Mon Dieu ! vous n’étiez
donc pas là,
Que vous ayez laissé commettre cette
faute,
Que vous n’ayez pas dit avec votre
voix haute
Tiens, ce qu’on t’offre, c’est
cela !...
Et, trois mois après, le vieux forgeron étant
mort, ses deux filles—deux sœurs !—deux blanches
!—étaient, nous ne dirons pas les deux épouses,
car elles n’avaient pas invité Dieu à leur mariage,
mais les deux femmes de Coco...du beau Coco !
Ainsi Coco avait devancé de quarante
ans le mormonisme. Nous demandons une patente pour Coco...le beau
Coco !
AUSSI NOMBREUX QUE LES ETOILES
Il y avait donc eu deux Èves,
au lieu d’une, dans le paradis formé par le Mormon nègre
à la Prairie-Marronne... deux Èves qui ne ressemblaient
guère à l’aïeule du genre humain, dont l’image
a été reproduite par tant de peintres, de sculpteurs
et de poètes.
Un vieillard qui les voit encore à
travers ses souviens d’un demi-siècle, nous a conté
que ces deux sœurs—ces deux créoles—ces deux
blanches, avaient alors ce que l’on appelle vulgairement la
beauté du diable, c’est-à-dire : la fraîcheur
de leurs quinze ans, les dents blanches, les yeux et les cheveux noirs,
nuance des enfants qu’elles allaient faire, et que, somme toute,
il avait trouvé, à cette époque, que Coco...
le beau Coco ! était un heureux coquin.
Ce même vieillard, nous parlant du
Coco de 1810, et l’évoquant dans la glace de ses souvenirs,
ajouta :
“Un jour, M. Buchanan, assistant, comme
notre ambassadeur, à une réception officielle de la
reine d’Angleterre, vit, à quelques pas de lui, le représentant
de Soulouque, dit Faustin Ier, alors empereur d’Haïti.
Après avoir examiné cet échantillon de la race
haïtienne : “By Jove ! dit M. Buchanan, voilà un
beau nègre, qui vaudrait mille dollars, comme un penny, au
sud des Etats-Unis !” Il en était de même de Coco.
Il était, à cette époque, un des plus beaux spécimens
de l’Afrique et, à soixante-quinze ans, il a encore une
des plus belles têtes de vieillards que j’aie jamais vues.”
Le vieillard nous disait vrai : à
soixante-quinze ans, Coco ressemble à ces beaux patriarches
bibliques, poétisés par la peinture. L’Afrique
a produit en lui son Antinoüs nègre. La nature, cette
grande artiste, fait des chefs-d’œuvre partout.
Pendant quelques années, la maison
de la Prairie-Marronne resta fermée aux regards comme un harem
turc ; Othello en gardait les portes, et n’eût pas sans
doute hésité à poignarder ses deux Desdémones,
si le cas s’était présenté. Hâtons-nous
de dire que le rôle d’Othello fut pour Coco une véritable
sinécure. Les deux sœurs, les deux blanches ! lui gardèrent
une fidélité à toute épreuve... mais peu
méritoire... Sauf quelques chasseurs de chevreuils qui s’aventuraient
parfois dans leur voisinage, la prairie était déserte,
comme l’Éden aux premiers jours de la Création
du monde ; et si le serpent avait voulu les tenter, il n’aurait
pu le faire que sous la forme des papes, des cardinaux et des oiseaux-moquers
qui au printemps, venaient chanter sous la fenêtre des deux
jeunes femmes, comme pour leur rappeler que la vie existait ailleurs
que dans leur maison.
La maison de la Prairie-Marronne était
restée fermée comme un harem turc ; mais, cependant,
les chasseurs de chevreuils en avaient entendu sortir des lambeaux
de chansons et de francs éclats de rire qui semblaient prouver
que la captivité des deux jeunes femmes avait des chaînes
bien douces et qu’elles trouvaient du bonheur dans leur étrange
vie.
Il était don généralement
admis que Coco avait résolu un problème regardé
généralement comme insoluble : un traité d’alliance
entre deux rivales habitant sous le même toit. Cela lui avait
valu une réputation d’habileté dont il était
fier.
....................
Malgré la réclusion
qu’il avait imposée aux deux compagnes de sa vie, Coco
ne fuyait pas la société des hommes. Il croyait qu’on
l’admirerait lorsqu’il paraissait armé de des bijoux
et des breloques qui lui battaient l’abdomen en se heurtant,
et que chacun disait : c’est Coco, le beau Coco !
La semaine ; il travaillait à sa récolte
de mais ; mais, le dimanche, il allait, vêtu comme un dandy,
entendre la messe à l’église la plus voisine.
Sa conscience avait beau lui dire qu’il était incestueux,
et que l’inceste, n’étant pas précisément
approuvé par la divine morale de l’Évangile, devait
lui fermer l’oreille de Dieu, qui entend tout, il n’en
allait pas moins s’incliner aux fêtes du dimanche. Comme
l’Espagnol qui tue dans la rue après avoir voilé
le front de la Madone, il croyait peut-être qu’on peut
mettre un voile entre soi et Dieu.
Vingt ans après, en 1830 ou 1831,
l’assesseur constata que la maison de la Prairie-Marronne contenait
vingt-deux têtes : Coco, les deux femmes et dix-neuf enfants.
Ces femmes, si elles n’avaient pas
été douces comme Rachel, avaient été du
moins fécondes comme Lia. Ces Èves du désert
avaient créé plus qu’une famille : elles avaient
produit une tribu. Deux ans plus tard, un savant attakapien qui connaissait
l’histoire d’Abd-el-Kader, faisant alors ses premières
armes contre les Français, appela le chef de cette tribu :
Abd-el Coco.
UNE SENTINE ATTAKAPIENNE
Comment Abd-el-Coco,
le beau chef de la tribu de la Prairie-Marronne, avait-il élevé
ses dix-neuf enfants ?
Leur avait-il appris à lire le nom
de Dieu, écrit partout, sur la terre , au ciel, dans les étoiles,
jusque dans tous les arbres de la forêt, aux portes de laquelle
ils étaient campés ?
Les avait-il initiés aux merveilleuses
beauté de la religion, aux cérémonies de laquelle
il assistait lui-même tous les dimanches ? Leur avait-il dit
tout ce qu’il y a de poésie dans ses fêtes ; tout
ce qu’il y a de larmes dans son deuil ?
Avait-il montré à ses filles
la Pudeur—cette sainte, la plus belle du ciel, presque aussi
belle sous ses voiles blancs que Marie sur son trône de lumière
?
Avait-il dit à ses fils que le travail
est une loi de Dieu et que celui qui pratique cette loi est béni
; tandis que celui qui ne la pratique pas, marche sur les chemins
qui mènent au bagne ou à la potence ?
Hélas ! nous regrettons de le dire,
au risque de dépoétiser le chef de la tribu de la Prairie-Marronne,
Coco, le beau Coco ! ne leur avait rien appris.
Il les avait créés... et après
cela, il s’était reposé. La vie, n’était-ce
pas un assez grand bienfait ? Il les aurait trouvés, pardieu
! bien difficiles, s’ils lui en avaient demandé davantage.
Peut-être même leur aurait-il
donné sa malédiction, ce bon père ! quoiqu’il
les aimât beaucoup... du moins à ce qu’il disait.
Aussi, comme ils avaient profité de
leur liberté, les enfants de Coco, du beau Coco !
Nés dans le désert et sur la
lisière d’une forêt peuplée de serpents,
de chevreuils et de chats-tigres, ils en avaient parcouru tous les
coins, presque vierges à cette époque, faisant la chasse
au chevreuil avec des flèches, comme les Indiens primitifs
; écrasant les serpents, luttant quelquefois, corps à
corps, avec les chats-tigres—luttes où ils laissaient
parfois des lambeaux de chair, mais dont ils sortaient souvent avec
une fourrure de plus qu’ils suspendaient triomphalement à
côté des autres.
Leur enfance s’était écoulée
dans cette vie vagabonde, indienne, que n’avait jamais éclairée
la morale évangélique. Libres comme les chevreuils ou
les potres (chevaux indomptés), ils avaient sans doute vécu
purs et innocents comme tout ce qui est à la fois ignorant,
et sauvage. La Prairie-Marronne avait été leur paradis
terrestre... avant le serpent.
Heureux enfants ! si pour eux le temps avait
pu s’arrêter ; s’ils avaient pu toujours jeter au
vent leur chevelure laineuse !...
Mais ils grandirent... et un jour la voix
des passions leur sonna leurs quinze ans.
Ils avaient grandi à la grâce
de Dieu, au soleil, à la pluie, dans la prairie, sous la futaie,
ce qui les avait rendus forts et exubérants de santé.
Ah ! ils n’entendirent que trop la voix qui leur sonnait leurs
quinze ans !...
Alors le serpent symbolique vint là,
comme il ira toujours là où il y aura un Ève
quelconque à faire tomber. Les blancs commencèrent à
rôder autour de cette maison, musée vivant de Vénus
safranées, un peu hâlées par le soleil, et elles
s’éveillèrent, comme des Èves frémissantes,
en entendant toutes ces voix qui leur parlaient la langue universelle,
celle l’amour.
Alors ces Vénus safranées,
qui n’étaient ni de bronze ni de marbre, et qui étaient
d’autant plus vivantes qu’elles avaient dans leurs veines
un sang riche et chaud comme le soleil des tropiques, alors, disons-nous,
—ces Vénus jouèrent le rôle de biches qu’on
aurait prises dans la forêt.
Aux premières fleurettes des galants,
elles se cabrèrent.
Aux entrevues des jours suivants, elles regardèrent
avec moins d’épouvante les incultes chasseurs qui leur
disaient des choses qu’elles ne comprenaient pas... et qui pourtant
les faisaient tressaillir.
Puis elles se rapprochèrent un peu,
en ouvrant au vent leurs narines, et en lançant des flammes
étranges de leurs yeux qu’un poète a si bien appelés
d’un noir d’enfer...
Puis elles mirent leurs mains, ces gazelles
sauvages ! dans les mains rudes des chasseurs qui leur avaient révélé,
les premiers, cette langue étrange de l’amour, que le
serpent bégaya, aux premiers jours l’Éden, et
que l’on parlera encore à la fin du monde...
Puis une bouche ardente en avait appelé
une autre et... comme pour leurs mères, leurs anges gardiens
purent dire :
...Mon Dieu, vous n’étiez donc pas là,
Que vous ayez laissé commettre cette faute !
Que vous n’ayez pas dit avec votre voix haute :
Tiens ! ce qu’on t’offre, c’est cela !
En d’autres termes, la prostitution était entrée
là. Les mères sont comme les laboureurs : elles ne recueillent
que ce qu’elles ont semé.
La prostitution s’était donc glissée là ;
celle qui déchire tous les voiles blancs de la vierge et en
fait des haillons tachés de boue ;
Celle qui brise le corps et tue l’âme ;
Celle qui fait quelque chose d’infâme et d’abject
d’une intelligence où Dieu se mirait la veille.
Ah ! si les femmes savaient ce qu’elles perdent à cesser
d’être pures !
Aussitôt qu’elles furent déflorées, ces
femmes tombèrent, de chute en chute, dans un de ces abîmes
dont aucun regard ne peut sonder le fond.
Ce fut pour elles l’histoire de toutes les femmes qui tombent.
Ce fut d’abord le tour du riche débauché
;
Puis celui du jeune homme ardent qui jette
au vent la fortune que son père ou sa sainte mère lui
a laissée—qui gaspille de plus sa jeunesse et qui sera
vieillard avant trente ans ;
Puis, au dernier degré de l’échelle, vint le vagabond...
puis le voleur.
Terrible roue qui a déjà broyé tant de victimes
et qui en broiera jusqu’à la fin des siècles !
Ce que nous allons dire n’est que trop vrai :
Quand les premières troupes de bandits se formèrent
aux Attakapas—bandits que la loi, ne nous lassons pas de le
dire, ne savait ni frapper ni atteindre—cette maison de la Prairie-Marronne,
si voilée par la forêt, si discrète, si peuplée
de démons que la luxure pouvait toujours saisir à ses
heures—cette maison fut l’entrepôt naturel des bandits
de la contrée.
Les mères recueillaient ce qu’elles avaient semé.
Et comment en aurait-il été autrement ?
Leurs filles n’avaient jamais connu
le travail qui moralise et Dieu qui donne le courage qui soutient
dans les épreuves... et elles étaient devenues de ces
femmes
Qui font passer la rue au travers de leur lit
Et qui n’ont pas le temps de nouer
leur ceinture
Entre l’amant du jour et celui de la
nuit !
Triste rôle, pour une race frappée
par le préjugé et qui devrait chercher la réhabilitation
dans l’honnêteté et le travail ! Beaucoup le font,
nous nous plaisons à leur rendre hautement cette justice.
...............
A l’époque où nous
sommes arrivés, la chroniques racontait des choses étonnantes
sur la Prairie-Marronne. La postérité du chef de tribu
s’était multipliée comme celle de Jacob ; quelques
cabanes, bâties par les fils, s’étaient groupées
autour de la maison-mère ; la plupart n’avaient pas de
cour... et pourtant la forêt était à deux pas.
Autour de ces cabanes, pas de clos, rien
qui indiquât qu’on eût déchiré le
sein de la terre, la grande nourricière !
Les fils du vieux Coco, la plupart rebelles
à tout travail, étaient devenues les auxiliaires naturels
des bandits qui désolaient le pays. Ils avaient part à
leur butin, comme ceux-ci avaient part aux lits de leurs sœurs.
Touchant échange de procédés !
Passait-on, le jour, devant leurs huttes
? On les voyait couchés paresseusement sur le seuil comme des
gitanes, et jeter ainsi un défi à la loi du travail
qui, dans ce pays, est acceptée par tous.
On passait devant ces tableaux vivants de
la Bohème attakapienne, et l’on se demandait quelle était
la banque qui les faisait vivre.
“Imbécile !” répondait
Satan à celui qui se posait cette question.
Imbécile, en effet ! Satan était
mieux renseigné que le voyageur qui se posait cette question
candide, et aurait pu dire, mieux que personne, où ils passaient
la nuit.
Quant à leurs sœurs, depuis qu’elles
étaient devenues des drôlesses, elles offraient au voyageur
un spectacle non moins intéressant.
C’était le cynisme de leurs
frères doublé de celui que donne la débauche
: une plaie hideuse greffée sur une autre plaie.
Le cynisme de la femme inspire plus que dégoût
; il donne aussi de la tristesse...la tristesse qu’on éprouverait,
par exemple, si un mauvais rapin passait sa brosse sur les toiles
immortelles de Raphaël.
On s’attriste à voir devenir
haillon ce qui a été soie... bien plus encore quand
on voit des taches sur les chefs-d’œuvre de Dieu.
Hélas ! elles étaient bien
réellement devenues des haillons, les filles de Coco, du beau
Coco, le chef de tribu de la Prairie-Marronne.
Le jour, elles s’asseyaient, elles
aussi, sur le seuil, le sein au vent, en filles de joie qui ne croient
plus devoir cacher ce qui est devenu public.
Leurs lèvres mâchaient un cigare—et
aussi un juron, si un passant leur adressait une banalité ou
une obscénité.
Leurs regards ardents étaient chargés
à la fois de voluptueuses provocations et de brutales insolences.
Jadis elles étaient femmes, la dépravation
en avait fait des femelles ; rien qu’à les voir, un homme
de cour aurait été guéri de la débauche.
La Débauche ! Ailleurs elle noue un
masque de satin sur son visage : elle se pare, se fait presque belle.
Ici, elle était hideuse, car elle
était nue.
Et pourtant, ces femmes usées, flétries,
à vingt ans, par des excès précoces, et par une
vie à laquelle une courtisane que nous avons vu se suicider,
préférait l’enfer, ces femmes avaient leur clientèle
d’adorateurs—gens dont la moralité pouvait se mesurer
à celle de leurs dignes maîtresses. Autour de ces chandelles
fumeuses, on ne pouvait voir voler que d’horribles papillons.
Parfois on dansait à la Prairie-Marronne.
Au son d’un violon qui aurait fait
mourir Vieuxtemps d’apoplexie, il se formait des rondes infernales
emportant dans leur tourbillon des grappes d’hommes et de femmes
enlacés. Des jurons, des cris, des vociférations servaient
d’accompagnement à cette musique digne d’un bal
de sorcières. C’étaient là les mélodies
des cavaliers.
Ces messieurs étaient, sauf très
peu d’exceptions, les représentants du banditisme attakapien.
On y coudoyait toutes les célébrités de la Bohème.
Gudbeer, celui que nous avons vu exécuter
dans les pages qui ouvrent ce livre, était le lion de ces réunions.
Les sous-lions étaient le jeune Reiner,
qui a accompagné dans l’exil la tribu proscrite, et un
nommé Braux, bohémien campé dans la prairie avec
une mulâtresse et cherchant, comme les autres, ses moyens d’existence
dans les razzias sur les propriétés de son prochain.
Ces fêtes se donnaient principalement
au retour des expéditions heureuses ; c’est-à-dire
quand un magasin avait été forcé et pillé.
Ils venaient déposer le butin aux
pieds des étranges sirènes qui les avaient conquis.
Après avoir jeté quelques bijoux
volés sur le sein de ces drôlesses et avoir reçu
leurs félicitations, il fallait bien se délasser un
peu des fatigues ou des dangers qu’on avait courus.
Alors le foyer flambait, les femmes se paraient,
le violon grinçait et puis... morbleu ! vive la joie !
Coco, le beau Coco, assis entre les épouses,
présidait ces fêtes avec la gravité d’un
empereur de l’Inde assis sur son trône d’or. A le
vois ainsi, on eût dit une figure patriarcale fourvoyée
au milieu d’une bande de démons.—“Amusez-vous,
enfants !” disait-il parfois d’une voix onctueuse et en
découvrant ses trente-deux dents blanches. Ah ! comme on le
prenait au mot, le vieux patriarche, qui donnait un si bon conseil
à sa famille et qui allait ensuite compter la valeur du butin
conquis par les bandits !
Le poète Villon appelait la Cour de
Miracles une verrue de Paris : on voit que les Attakapas avaient aussi
leur verrue dans les huttes de la Prairie-Marronne.
Ces huttes, on l’a vu, étaient
à la fois un lupanar et une caverne ; l’un regorgeant
de filles dont les entremetteurs étaient leur père et
leurs mères ; l’autre pleine de bandits en guerre avec
la société, et qui devaient s’attendre à
se voir traquer par elle à un jour donné.
On avait bien essayé parfois de porter
la lumière dans la mystère de cette maison maudite ;
parfois, un warrant à la main, on avait essayé de faire
des perquisitions dans tous les coins et recoins de cette sentine...
Mais la forêt était à
deux pas... la forêt profonde et sillonnée de grottes,
de cachettes, connues seulement des habitants de la prairie.
Toutes les recherches avaient été
inutiles, et ceux qui les avaient faites, avaient eu à subir
de plus les protestations, plus ou moins éloquentes, de Coco—qui,
plié en deux et le chapeau à la main, avait toujours
reconduit les gens de justice en leur faisant, sans s’en douter,
une parodie de ce vers si connu de Racine :
Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.
UN MARCHAND DE BIJOUX
Il y a quelques années, celui qui écrit ces lignes
occupait, à la Côte-Gelée, une charmante maison,
demi-voilée par de splendides lilas qui lui donnaient, pendant
huit mois de l’année, la fraîcheur et l’ombre,
et où il élevait, sinon avec talent, du moins avec conscience,
toute une génération d’enfants, dont deux ou trois
lui souhaitent la bien-venue, du cœur et des lèvres, lorsqu’ils
le voient, et qu’il aime à son tour, comme ses yeux.
Un jour, à midi, comme il avait lâché
ses garçons et ses petites filles, et qu’il suivait de
l’œil, dans la prairie du couchant, les jeux de deux de
ses plus intelligentes élèves, dont l’une a été
rejoindre, depuis quatre ans, les anges, ses frères, et dont
l’autre, bonne, intelligente et jolie, vivra longtemps, nous
l’espérons, pour le bonheur de tous ceux qui l’aiment
; —ce jour-là, l’auteur de ces lignes vit entrer
un homme dans la cour de sa maison.
Aux premières paroles qu’il nous adressa, nous sûmes
qu’il était Français : nous l’accueillîmes
en compatriote.
Nous parlâmes d’abord de la France,
notre mère commune ; de ce soldat de Dieu, comme l’appelait
Shakespeare, de cette aînée de la civilisation, comme
l’appellent tous, qui a parfois ses évanouissements,
ses heures de léthargie ou de faiblesse ; mais qui, lorsqu’elle
se réveille, éblouit ou embrase le monde.
“Pourrais-je vous être utile à quelque chose, mon
cher compatriote ?” lui dîmes-nous.
Son visage, dont nous avions remarqué la tristesse, dès
qu’il avait mis sa main dans la nôtre, prit soudain une
expression douloureuse.
“Peut-être pourrez-vous m’être utile, nous
dit-il, en nous prenant la main et en y laissant tomber quelques larmes
brûlantes.
—Parlez, alors, et parlez vite, mon
cher compatriote. Je suis à vous, corps et âme... Mais,
je vous en supplie, pardonnez-moi si je provoque vos questions, au
lieu de les atteindre : vous pleurez—et vous êtes homme...
vous devez cruellement souffrir.
—Je m’appelle M...,” nous dit-il.
(Nous avons depuis oublié son nom,
que, du reste, les livres du shérif de Vermillonville pourraient
nous dire : car ce que nous allons conter a été l’objet
d’une information judiciaire.)
Il ajouta :
“Avez-vous connu mon frère ?
—Non, lui répondîmes-nous avec regret, car, à
ses larmes, nous avions deviné, ou à peu près,
ce qu’il allait nous dire.
—Tant pis ! fit-il, vous auriez peut-être pu m’aider dans
mes recherches.
—Votre frère aurait-il disparu ? aurait-il été
assassiné ?” nous écriâmes-nous, avec une
sympathie qu’il dut reconnaître réelle. Il pleurait,
donc il souffrait. Il nous sembla qu’il était notre frère,
à nous qui venions de le voir, pour la première fois,
il y avait cinq minutes.
“Mon frère a disparu et a peut-être
été assassiné, nous dit-il en versant des larmes
plus abondantes.
—Mais avez-vous des soupçons, des indices ?... Racontez-moi
tout ce que vous savez de lui jusqu’à sa disparition.
Je connais parfaitement le pays et peut-être vous serai-je de
quelque utilité.”
M... s’assit sur un pauvre canapé qui jouait le rôle
d’utilité et non de décor, dans notre chambrette
d’artiste, et commença, d’une voix à laquelle
ses larmes mettaient parfois une sourdine, le récit suivant :
“Mon frère s’appelait Eugène.
“Il était fils du peuple. Mon père était
fils d’un paysan qui défendit la France, en 92, à
Jemmapes et à Valmy. Il se conduisit comme les autres ; sans
pain et sans souliers, il combattit les Prussiens au chant de la sainte
Marseillaise. On a dit que Dumouriez avait vaincu dans ces deux batailles,
ce n’est pas vrai ; ce fut la foi dans la patrie.
“Notre grand-père mourut, plus riche en gloire qu’en
monnaie. Mon père était garde-champêtre—un
homme qu’un maire fouaille, qu’un adjoint rudoie, qu’un
conseiller municipal fait marcher comme un bonhomme de cire.
“Notre mère nous mit au jour
dans un mansarde où tous les vents du ciel se donnaient rendez-vous,
comme dans une auberge, lorsqu’ils visitaient la terre.
“Mon frère était plus jeune que moi ; mais il eut
à partager les mêmes misères : pain noir, gourmades
de notre père, mais baisers et amour de notre mère.
“En travaillant avec son aiguille jour
et nuit, elle nous mit à l’école chez un modeste
et savant professeur, nommé M. Roques.
“C’était à Aurignac,
petite ville de l’arrondissement de Saint-Gaudens, département
de la Haute-Garonne—ville perchée sur des rochers comme
un nid d’aigle ; fière d’une tour du temps des
Romains, qui couronne le sommet de sa colline ; d’une église
gothique, au portail sculpté comme celui de Notre-Dame, et
dont je connais chaque figurine ; et d’un cimetière qui
n’a rien de monumental, mais qui n’en est pas moins sacré
pour moi, car ma mère y repose...
“Et la mienne aussi ! nous écriâmes-nous, en fondant
en larmes à notre tour.
“—Vous êtes aussi s’Aurignac, vous ?
“—Oui.”
Et nous nous embrassâmes. Entre cet homme et nous, il y avait
plus que la communauté de la patrie, il y avait aussi celle
du berceau.
Et puis, nous en demandons pardon à
nos lecteurs qui nous accuseront peut-être d’égoïsme,
nous oubliâmes un instant cette grande et sainte douleur qui
pleurait devant nous, pour ne nous rappeler que notre humble petite
ville, et les souvenirs sacrés qui nous y rattachent. Ceux
qui ne nous comprendraient pas n’auraient jamais chanté
sur une rive étrangère : Super flumina Babylonis.
“Depuis quand avez-vous quitté Aurignac ? lui demandâmes-nous.
—Depuis deux ans.
—Tous mes amis sont-ils vivants ? A. de St.-V..., Marceline C...,
Agathe et Léon B..., la belle Mme Louise C.. et Mme F... de
Pcyrouzet, cette bourgeoise née pour être impératrice,
et qui, enfant, m’inspirait un respect qui allait jusqu’à
la terreur ?
—Vivants ! tous vivants ! nous dit-il.
—Continuez votre histoire et pardonnez-moi
de vous avoir interrompu.”
Et nous rouvrîmes les oreilles, tout en bénissant Dieu
qui avait laissé vivre tous ceux que nous avons aimés
là-bas.
“Ma mère mourut jeune. Aussitôt qu’elle eut
fermé les yeux, sa sœur, notre tante, Jeanne-Marie Seillier,
nous prit tous deux, nous embrassa avec une tendresse qui nous rappela
notre mère, qui était morte et qui était aux
cieux.
“Je la remplacerai, nous dit-elle en
trempant une branche de buis dans l’eau bénite et en
l’égrenant en gouttes sur le cadavre, selon la coutume
méridionale.
“Jeanne-Marie Sellier était une fille du peuple, belle
et chaste comme une madone ; elle avait de plus un cœur que la charité
remplissait jusqu’aux bords comme une coupe.
“Elle avait promis de continuer notre mère ; elle tint
parole ; ce furent les mêmes soins, la même tendresse,
les mêmes sacrifices, le même travail assidu pour nous
envoyer à l’école.
“Un jour, M. Roques, notre professeur, déclara que notre
éducation était terminée. Mon frère Eugène
avait seize ans et moi dix-huit.
“Ce jour-là, nous allâmes tous deux nous agenouiller
devant Jeanne-Marie Sellier
“Vous qui avez continué notre
mère, lui dîmes-nous, soyez bénie pour ce que
vous avez fait pour nous, au ciel et sur la terre. Aujourd’hui,
nous sommes des hommes et notre tour est venu de vous rendre bienfaits
pour bienfaits. Mère, bénissez-nous, car nous partons
pour les États-Unis.”
“Elle n’essaya pas de nous retenir, bien qu’elle
fut là, devant nous, pleurant comme Rachel, et ne voulant pas
être consolée parce que ses enfants allaient partir.
“Mon Dieu ! couvrez-les de votre aile !” dit-elle en nous
baisant tous deux au front, comme Marie dut baiser son fils, lorsqu’on
le descendit de sa croix.
“Nous partîmes, chargés de ses bénédictions
et trempés de ses larmes.
“Arrivés à la Nouvelle-Orléans, nous cherchâmes
du travail. Moi, j’entrai, comme professeur, à l’institution
Z... Eugène acheta quelques bijoux et se mit à parcourir
la Côte où, grâce à sa bonne tenue, à
sa gentillesse et à sa douceur, il eut bientôt accès
dans les meilleures habitations.
“Et comment aurait-on pu mal accueillir cette figure de chérubin,
aux grands yeux noirs, aux longs cheveux tombant à flots sur
ses épaules, au visage mâle et bistré légèrement
par le soleil du midi, qui tressaillait au bruit d’une robe
de femme, et qui avait un respect presque religieux pour le sexe de
sa mère.
“Dans une de ces habitations, il avait
souvent remarqué que dès qu’il arrivait sur la
galerie, une tête de jeune fille apparaissait aussitôt
à une fenêtre, dans un cadre de fleurs grimpantes, de
jasmins et de rosiers. C’était frais et poétique
comme si Titania était sortie de sa conque de fleurs pour lui
apparaître.
“Dans des vers de lui—car il faisait des vers... —il
n’y a là rien d’étonnant, il avait l’imagination
si riche —il disait :
Lorsque dans le salon tomba l’ombre du soir,
Une vierge apparut—si ravissante à
voir
Que je ne sais encore, après l’avoir trouvée,
Si ce soir je l’ai vue, ou si je l’ai
rêvée...
poésie et enthousiasme de jeune homme, monsieur ; c’est
daté de juin 185...
“Il aima cette jeune fille... comme il savait aimer ; ce fut
sas doute comme si un manant aimait une reine, comme si un ver de
terre osait lever les yeux sur une étoile.
“—Je ne lui dirai jamais que
je l’aime, me disait-il souvent, parce que je suis pauvre et
qu’elle croirait que ce que j’adore en elle, ce n’est
pas elle, elle seule ! mais ses esclaves, ses terres, que sais-je
?”
“Tint-il parole ou non ? c’est
ce que je ne saurais dire ; voici pourtant ce que j’ai trouvé
dans quelques strophes de lui, portant la date du 27 septembre de
la même année :
Et quand je saluerai d’une étreinte
dernière
Ce visage entouré d’un nimbe de lumière,
Ce front éblouissant, ces yeux pleins de lueurs,
La belle créature, aux nonchalantes poses,
Effeuillait froidement du bout de ses doigts roses
Des roses de l’été, qu’on eût dites
ses sœurs.
“La date de cette poésie est aussi celle de son départ
pour les Attakapas.
“Les premiers mois, il m’écrivit
des lettres pleines de tendresse.
“—Je souffre, mais j’ai
du courage, me disait-il, car je sais qu’il y a au moins deux
créatures qui m’aiment, toi et Jeanne-Marie Sellier.
J’ai aimé une statue, comme le sculpteur antique ; si
elle ne m’a pas payé de retour, c’est qu’elle
était de marbre. Dès lors, à qui la faute ? Au
marbre qui ne sent rien, ou à moi ?”
“Ses lettres devinrent ensuite de plus
en plus rares ; enfin, il y a trois mois, elles cessèrent.
J’attendis un, deux, trois mois ; la poste resta muette. Alors
mes alarmes devinrent cruelles : évidemment il était
mort, le frère qui n’écrivait plus à son
frère.
“Je partis aussitôt pour les
Attakapas, demandant à tous : Où est mon frère
? Je retrouverai ses traces à la Nouvelle-Ibérie et
à St-Martin. Il avait parcouru les campagnes en faisant avec
probité son commerce ; mais, au retour de ses expéditions,
on le voyait entrer dans les cafés, silencieux comme un sphinx,
et boire souvent jusqu’à l’ivresse... Le malheureux
! il avait employé, pour se guérir de son fatal amour,
le remède des hommes vulgaires. Il avait cru trouver l’oubli
dans le vin. Hélas, à quel prix l’y trouve-t-on
!”
......................
M... mit sa tête dans ses deux mains
après avoir dit ces mots.
“Là s’arrêtent les
notes que j’ai recueillies,ajouta-t-il en essayant de refouler
ses larmes. J’étais venu à vous, plein d’espoir,
pour vous dire : Vous qui connaissez tout le pays, connaissez-vous,
ou savez-vous quelqu’un qui ait connu mon frère ? Vous
m’avez répondu : Non. eh bien ! à partir de ce
moment, je vous dis : Au nom de notre commune patrie, au nom de l’humanité,
au nom de la solidarité, principe divin qui, comme la charité,
devrait unir tous les hommes, je vous adjure de joindre vos efforts
aux miens pour retrouver, sinon mon frère, au moins des indices,
des traces de mon frère. A tout ami, à tout indifférent
que vous rencontrerez, vous me promettrez, n’est-ce pas, d’adresser
cette question : Avez-vous vu ou connu Eugène M... ?
—Mais votre frère n’est
pas mort, car, dans ce cas, on aurait retrouvé son cadavre.
Il a peut-être fait un voyage à St-Landry, aux Avoyelles,
et au premier jour, il...
—Il est mort,” vous dis-je, dit
M... en éclatant cette fois en sanglots qui retentirent dans
notre cœur comme un glas funèbre.
“Me promettez-vous ce que je vous ai
demandé avec tant d’instances ? ajouta-t-il, en scandant
chaque syllabe par un sanglot.
—Oui, à vous et à Dieu.
—Eh bien ! moi, de mon côté,
je vais recommencer la recherche ardente, acharnée de mon frère.
Je vous reverrai avant peu. De votre côté, s’il
y a du nouveau, écrivez-moi.”
CE QU’ETAIT DEVENU LE MARCHAND DE BIJOUX
Nous suivîmes longtemps du regard cet homme qui s’éloignait
courbé sous une grande douleur, et qui allait recommencer son
pénible voyage sur les chemins attakapiens, en demandant à
tous les voyageurs qu’il trouverait sur son chemin : —où
est mon frère ? Avez-vous vu mon frère ? Nous aussi, lié
que nous étions par le serment que nous lui avions fait, nous
fîmes bravement et ardemment la chasse aux nouvelles, arrêtant
tous les passants, connus ou inconnus, écrivait à tous
nos amis des paroisses voisines et leur demandant à tous s’ils
avaient vu Eugène M... ou s’ils avaient entendu parler
de lui. Nous reçûmes de tous une réponse unanime :
ils n’avaient pas vu le jeune homme dont nous leur avions envoyé
le signalement et n’avaient même pas entendu parler de
lui.
Le mystère de cette disparition commençait
à se déchirer. Il y avait probablement là-dessous
un crime commis sans doute, la nuit, sans témoins... une agonie
aux râles entendus de Dieu seul... une fosse à l’écart,
sous quelque arbre. Nous essayions toutefois d’éloigner
de nous ces sinistres pressentiments, lorsque nous reçûmes,
de Vermillonville, la lettre suivante ; nous l’ouvrîmes
en frissonnant, car elle était timbrée de noir.
“Mon cher compatriote,
“Mon frère est mort... mon Eugène...
Il a été rejoindre notre mère... oh ! comme Jeanne-Marie
Sellier, sa seconde mère, va pleurer !
“Pauvre Eugène ! lui qui ne voulait arriver à la
fortune que pour faire une douce vieillesse à cette pauvre
et noble femme !...
“Voici les notes que j’ai recueillies...
Devant une pareille tombe, je ne sais, en vérité, si
j’aurai le courage de les retrouver dans les limbes de ma mémoire.
“La dernière fois qu’on l’a vu, c’est
au Pont-Braux. Il arriva, un soir d’orage, les habits tout souillés
de boue, les cheveux, ses beaux cheveux noirs qu’il soignait
tant ! collés sur ses tempes par la pluie. Il paraissait d’une
tristesse profonde.
“Ce soir-là, comme cela lui arrivait souvent, il chercha
l’oubli dans des libations copieuses. on l’entendit murmurer
plusieurs fois un nom de femme... sans doute celui qui lui brûlait
le cœur... celui qui lui avait inspiré les fragments de poésie
que je vous ai cités.
“Vers les dix heures du soir, il se
leva en chancelant et demanda le chemin qui, conduit du Pont-Braux
à la Prairie-Marronne. On m’a dit qu’il y a là
une maison mal famée où les chevaliers errants de la
bohème attakapienne se donnent couvent rendez-vous.
“On le vit monter à cheval, après avoir assujetti,
avec des courroies, sa boîte de bijoux à la selle, et
prendre ensuite le chemin de cette maison maudite.
“Pauvre Eugène !... Depuis, on ne l’avait plus revu !
“Les habitants du Pont-Braux ne s’étaient
pas émus de cette disparition, pensant sans doute que mon frère
avait continué sa route vers le chef-lieu de la paroisse, et
de là vers St-Landry. Ils se sont émus en voyant mes
larmes ; il y a décidément parmi eux de nobles cœurs.
“Aidé par eux, j’ai battu la cyprière, forêt
immense, entrecoupée de flaques d’eau, de ravins, de
bois morts, qui semblaient vouloir défier toutes nos recherches.
Dieu nous guidait, sans doute, car, après deux jours de courses
à travers bois, nous avons trouvé, sur les bords d’un
marais... Ah ! mon ami, quel horrible spectacle !... nous avons trouvé...
des ossements humains dispersés dans tous les sens... sans
doute par la dent des bêtes fauves... et plus loin un crâne
qui semblait ricaner... et nous regarder avec yeux vides...
“J’ai éprouvé un moment une de ces atroces
douleurs qui font croire à l’homme qu’il touche
aux limites de la folie. La folie... je l’aurais désirée
peut-être... mais puisqu’elle n’est pas venue, j’en
remercie Dieu... Il faut qu’il reste un fils à la bonne
et sainte Jeanne-Marie Sellier.
“Nous avons fait constater cette funèbre trouvaille par
un magistrat, puis j’ai enseveli pieusement, en terre sainte,
ces débris humains et ce crâne, sur lequel les bêtes
fauves n’avaient pas laissé assez de chair pour qu’un
nom pût s’y lire.
“Une information judiciaire est commencée contre certains
habitants de cette maison mal famée de la Prairie-Marronne.
Où aboutira-t-elle ? A rien, mon ami, car nous n’avons
trouvé aucun indice qui puisse nous aider à constater
d’une manière sûre à qui ont appartenu ces
ossements.
“Moi-même, je n’oserais affirmer en justice que
ce sont là les ossements de mon frère... Mais mon cœur
me l’a dit—j’ai écouté cette voix
infaillible... et j’ai pris le deuil, car mon frère est
mort ! mon frère est mort !
“Aussitôt que l’instruction de l’affaire sera
terminée, je repartirai pour la France où je trouverai
du travail, je l’espère, et où je pourrai parler
de mon frère avec notre mère, Jeanne-Marie Sellier.
“Votre ami,
“M...”
Quelques jours après, les gens de la Prairie-Marronne furent
déchargés de toutes poursuites et M... vint nous dire
adieu et prendre nos lettres pour notre petite ville.
“Que Dieu vous garde ! nous dit-il en partant, et surtout armez-vous
jusqu’aux dents, si jamais vous passez devant cette infâme
maison de la Prairie-Marronne, où les Marguerite du lieu égorgent
les gens comme dans la Tour de Nesle.”
Nous n’avons pas eu besoin de suivre le conseil de M... car,
Dieu merci ! nous n’avons jamais franchi le seuil de cet horrible
tapis franc.
Nous n’avons plus eu de nouvelles de M..., mais son nom nous
revient souvent à mémoire, et il nous semble entendre
tinter à nos oreilles ces paroles sinistres : Où est
mon frère ? avez-vous vu mon frère ?
Alors notre pensée va de M... à
Eugène, tombé victime d’un crime mystérieux...
mort à vingt ans... avant d’avoir vu les déceptions
prendre tous se trésors, toutes les fleurs de son âme
et les jeter au vent une à une.
Il est mort, emportant avec lui tous ses
rêves... comme un roi d’Orient s’en va dans la tombe
avec toutes ses pierreries... Sommes-nous plus heureux, nous, hommes
de quarante ans, qui avons vu s’effeuiller au vent tous nos
rêves... et qui vivons ?
LE QUART D’HEURE DE RABELAIS
Cependant les Comités s’étaient formés.
Saintes-Vehmes publiques, ils allaient assigner
à leur barre tout ce qui était criminel ou infâme
et réaliser ainsi la sublime strophe du Dies irae :
Quantus tremor est futurus,
Quando judex est venturus,
Cucta stricte discussurus !
............................................
Judex ergo cum sedebit,
Quidquid latet apparebit,
Nil inultum remanebit.
Epées de Damoclès, ils allaient être suspendus
par un fil au dessus de toutes les têtes coupables.
Comme le Commandeur de Don Juan, ils étaient dans la coulisse,
prêts à entrer en scène, à montrer à
chacun la carte de ses crimes, —carte que Dieu dresse là haut,
—et dont les intérêts se soldent ici-bas ou ailleurs
à un moment donné.
Les hommes ont appelé cette échéance le quart-d’heure
de Rabelais ; nous l’appellerons, nous le quart-d’heure
de Dieu....
A la première exécution des Comités,—exécution
qu’on a lue déjà, les bohémiens des deux
sexes de la Prairie-Marronne avaient tremblé.
Du moment que la conscience publique se réveillait et commençait
à prendre à partie tous les membres véreux de
la population attakapienne, ils avaient compris que cette émeute
de l’honneur et de la morale contre le crime finirait par gronder
à leurs portes et leur demanderait un compte terrible de leur
passé.
Ils avaient été bien plus effrayés
encore, lorsque Gudbeer, après avoir subi, pour la seconde
fois, le supplice du fouet (Voir l’histoire du Comité
de la Côte-Gelée), tomba un soir, plus qu’il ne
descendit, de cheval sur le seuil d’une des huttes de la Prairie-Marronne.
“Cécilia !”dit-il d’une voix éteinte.
Une jeune femme de couleur accourut et jeta un cri en voyant celui
qui l’avait appelée. C’était l’héroïne
du portrait vu un soir, à la lueur d’une torche de pin,
—scène que nous avons décrite dans le premier chapitre.
“C’est toi ! fit-elle en s’accroupissant.
—Oui, moi qui ai cru que je serais
assez fort pour résister à ceux qui m’avaient
déjà fouetté une première fois... et qui
m’ont infligé hier un second supplice. J’en ai
appelé à la justice ; mais cette fois ils n’ont
pas attendu le juri... ce bon juri... cet excellent juri qui nous
patronnait si bien... et qui m’aurait certainement acquitté.
Hélas ! il n’en a que trop acquitté, à
ce qu’il paraît ! A la fin, le public s’est blasé
là-dessus et maintenant ces démons des Comités
ne parlent plus que de fouetter, d’exiler, de pendre... J’ai
voulu leur résister et j’ai été brisé.
Les Comités n’en resteront pas là... On nomme
déjà les Herpin, Hervilien et Euclide Primo, le nègre
Don Louis, &c., comme devant être exilés... et fouettés
s’ils résistent. Nous allons être obligés
de porter notre industrie ailleurs.
—Je te suivrai,” dit Cécilia, mais froidement du bout
des lèvres.
Gudbeer ne remarqua pas cette froideur.
“Merci ! dit-il en saisissant une longue mèche de cheveux
qui fouettait le cou de la jeune fille... Tu es bonne et dévouée,
je le savais. C’est pour toi, pour te parer, pour te rendre
plus belle qu’aucune de tes compagnes que j’ai commis
des vols,—des vols, ajouta-t-il après une pause, dont la meilleure
part était convertie en robes de soie pour ton corps et en
bijoux pour orner ton sein, tes mains et tes épaules. A la
partie que j’ai jouée, j’ai été vaincu
et je viens te dire adieu.
—Adieu ? murmura-t-elle comme frappée douloureusement de ce
mot.
—Adieu ! non pour toujours, mais pour
quelques semaines, deux mois, peut-être, dit Gudbeer en s’asseyant
péniblement sur le seuil. Je suis condamné à
partir demain, sous peine de voir le Comité tomber de nouveau
sur mes épaules. Je partirai. J’irai à la Nouvelle-Orléans,—un
beau théâtre, ma foi ! où mes amis n’ont
pas trop de démêlés avec la police et où,
bon an mal an, on peut se faire d’assez jolies rentes sans trop
se déchirer les mains. Je m’affilierai à eux,
alors je t’appellerai... Je t’appellerai dans la grand’ville,—et
nous pourrions recommencer ensemble notre belle vie d’amour.
—Je te suivrai, dit Cécilia, toujours avec indifférence,
et regardant un nuage que le vent chassait en ce moment.
—Et puis, mon père et ma mère seront là, car
ils seront chassés, eux aussi, j’en suis sûr, par
le comité de vigilance qui va se former à St-Martin.—Adieu
donc,—et il s’agenouilla,—adieu, ma Cécilia, ma maîtresse
que j’aimais tant à parer et à rendre belle ! Adieu,
ma complice ! Je pars ordre du Comité ; mais n’oublie pas
que, si tu me trompais... je pourrais parler et mettre ces démons
à tes trousses. Ne pleure pas, ma Cécilia (Ses yeux
était parfaitement secs.), nous nous reverrons à la
Nouvelle-Orléans, qu’on a surnommée le Paradis
des Pègres.
—Adieu !” fit la jeune fille de couleur, en aidant Gudbeer,—Gudbeer
l’exilé !—à remonter péniblement à
cheval.
“C’est dommage, soupira-t-elle en rentrant, il m’apportait
de si beaux bijoux !... des robes si jolies !... —X., de la
Cote-Gelée, m’a fait l’autre jour des propositions...
il faudra que j’y songe.”
Et la fille de couleur se laissa tomber sur une chaise... cacha
sa tête dans ses deux mains et rêva.
Quelques instants après, elle se leva et se pencha, comme pour
écouter les voix de la nuit. Le galop de cheval de Gudbeer
ne retentissait plus dans la prairie.
“Peuth ! dit-elle en pirouettant légèrement sur
elle-même, et en faisant sauter deux oranges dans les airs,
à la façon de la Dubarry, lorsqu’elle fit renvoyer
le duc de Choiseul du ministère :
“Saute, G., saute, X. !”
L’orange G. tomba et fut ramassée prestement par la fille
de couleur qui éclata de rire.
Cécilia avait pris son parti... car elle était rentrée
en sautillant dans sa hutte... Ah ! si elle avait su ce qui allait
se passer ! ! !
Coco le savait bien, lui, car, depuis l’exil de Gudbeer, on
l’avait vu chaque jour chevaucher sur un des chevaux de la tribu,
frapper aux portes des puissants pour leur demander sans doute l’ajournement
de l’échéance de sa dette, échéance
que sa perspicacité lui avait dit être très prochaine.
Il s’était multiplié,
le beau Coco ! un peu flétri par l’âge, mais rayonnant
d’une beauté patriarcale qui lui aurait attiré
un salut du blanc le plus fier qui l’aurait rencontré
sans le connaître. Hélas ! épines des grandeurs
! inconvénients de la gloire !... tout le monde le connaissait.
Et combien de courbettes et de génuflexions
il avait essayées pour endormir le tribunal populaire, qui
abattait, à coups de décrets, les têtes de ses
pratiques les plus illustres ! et comme il avait mis le mot pardon
en plus de variations que Paganini n’en a jamais trouvé
pour son Carnaval de Venise !
Tous ses frais allaient lui être inutiles.
Povero !
Un jour les gens des huttes virent poindre à l’horizon
comme un nuage. Après quelques minutes de réflexion—et
comme le nuage s’était rapproché, ils découvrirent
que ce qui venait à eux, c’était tout simplement
un piquet de cavalerie.
Les jeunes femmes battirent des mains.
“Ce sont nos amis qui viennent. La chasse (On sait ce que ce
mot pouvait signifier là-bas.) a été sans doute
heureuse. Nous aurons un bal, un beau bal ce soir !”
Coco, le beau Coco, avait vu, lui aussi, ce nuage.
“Mon Dieu ! s’était-il
écrié, est-ce que c’est aujourd’hui que
je vais être sommé de payer toutes mes dettes, passées,
présentes et à venir ?”
Et, ce disant, il s’était jeté les bras de sa
femme (nous disons de sa femme, parce que l’une d’elles
était morte avant cette époque, et que sa mort, disait-il
avec onction, était le seul chagrin qu’elle lui eût
jamais causé).
Cependant les cavaliers avançaient toujours.
“Ce ne sont pas les nôtres ! s’écrièrent
les femmes.
—Ce sont eux, les juges ! s’écria Coco, toujours noyé
dans les bras osseux de son épouse sexagénaire.
—Mon Dieu ! que va-t-il donc se passer ?” dirent en chœur toutes
les bouches de la tribu.
La réponse à cette question ne se fit pas longtemps
attendre.
Arrivés devant la maison de Coco, les cavaliers se rangèrent
sur une seule ligne, et une voix, partant du centre, —la voix de
Dupré Patin, le vaillant capitaine du comité du Pont
de la Butte, cria trois fois :
“Coco ! Coco ! Coco !”
L’Antinoüs nous se présenta,
oreille et tête basses. Ses jambes flageolaient comme s’il
avait trop fêté la dive bouteille. Nous devons toutefois
constater, en loyal historien que nous sommes, que, la veille, il
n’y avait pas eu bal chez lui.
“Coco, proclama la voix mâle du capitaine, quelques-un
de vos fils, filles, petit-fils et petites-filles (Il les nomma.)
et vous, avez été jugés et condamnés par
nous à l’exil. On vous donne huit jours pour émigrer
où bon vous semblera avec vos enfants, vos chevaux, vos bêtes
à cornes, enfin tout ce qui voudra vous suivre.”
Coco, le beau Coco, s’inclina devant le décret d’exil
que Dupré Patin venait de lui lire.
“Il paraît que c’était aujourd’hui
l’échéance,” se dit-il à lui-même,
en voyant s’éloigner le piquet de cavalerie.
“Seigneur ! ajouta-t-il, je reconnais votre justice !” Et
il pria.
Il venait de voir arriver le quart-d’heure de Rabelais.
A MARKSVILLE
Un mois après, Coco et sa tribu
firent une entrée peu triomphale à Marksville, capitale
des Avoyelles, où nous avions alors l’honneur très
peu profitable d’être éditeur et rédacteur
du Villageois, journal officiel de la Démocratie des Avoyelles,
que d’Artlys, plus jeune que nous, a cru rajeunir en lui donnant
le nom de Pélican. (Ajoutons, entre parenthèses, que
son procédé tout mythologique lui a réussi).
Connaissez-vous Marksville ?
C’est un petit village, composé
de petites gens, et qui n’a pas même la croix d’une
église pour le protéger. Aussi il prospère et
progresse de telle façon que Mansura, son jeune et formidable
voisin, lui aura volé, avant peu d’années, son
titre de capitale.
Nous avons dit que ce village était
composé de petites gens,— Pardon. Il a produit un grrrrrand
homme, le secrétaire actuel du Sénat. C’est un
homme qui sait le français comme Nodier, l’anglais comme
Byron, le droit comme Rosélius... Son esprit est aussi grand
que son corps est gros, ce qui n’est pas peu dire. Ce dignitaire
du sénat, cette notabilité démocratique, mérite
une statue sur la place de la Maison de Cour de Marksville. Nous sommes
prêt, quand le moment sera venu, à apporter notre humble
souscription au monument de ce grand homme, de cet orateur illustre,
de ce savant qui rayonne, comme un phare, sur l’humanité.
.............................
Nous avons dit qu’un mois après
les événements que nous avons décrits, Coco et
sa tribu avaient fait leur entrée peu triomphale à Marksville.
Il était suivi de deux ou trois jeunes femmes, de son épouse,
une vraie sorcière de Macbeth, de deux mulâtres et d’un
blanc qui avait associé ses destinées à celles
de la tribu. Le reste des enfants avait dû s’éparpiller
en route. La figure patriarcale de Coco eût du succès
le premier jour. On eût dit une de ces belle têtes de
vieillard, crées par tant de peintres, qui serait descendue
de son cadre pour se promener parmi les vivants.
Il chercha dans le village de Marksville
un abri qui pût couvrir sa tête ainsi que celles qui l’accompagnaient
dans le dur voyage de l’exil... Il n’en trouva pas...
La malédiction de Caïn commençait déjà
à peser sur sa tête.
Le secrétaire du Sénat qui,
alors, était hostile aux Comités et qui depuis... ne
lui offrit pas même une tente. Il fut retenu sans doute par
les exigences de sa haute position ; il dut gémir, comme Louis
XIV, de sa grandeur qui l’attachait au rivage. Ah ! les grands
ne peuvent pas toujours faire autant de bien qu’ils voudraient
Plaignons-les !
Enfin, un homme, ému de pitié,
permit à Coco d’habiter, pendant quelque temps, une maison
située dans un des bois qui entourent Marksville. C’était
une cabane ouverte aux vents, à la pluie, à la pluie,
où une pauvre veuve s’était éteinte, il
y avait à peine deux semaines, laissant sept à huit
enfants que la charité de quelques nobles femmes devait recueillir.
Un côté de cette hutte était bordé par
un ravin ; au milieu de la cour, un grand vieux chêne vert,
un aïeul de la forêt, déployait son immense parasol
de verdure.
Nous allâmes le visiter, accompagné
d’un beau et intelligent garçon, créole des Avoyelles,
à qui les suffrages populaires ont donné depuis le fauteuil
de greffier de paroisse, et à qui ils le donneront longtemps
encore s’ils continuent, comme ils l’ont fait cette fois,
à nommer celui qui le méritera le plus. Ce jeune homme
se nomme Ludger Couvillon. Vous souvenez-vous de cette visite, mon
cher Ludger ?
Nous franchîmes le ravin dont nous
avons parlé et entrâmes dans la cour. Coco était
assis à l’ombre du vieux chêne et berçait
sur ses genoux deux ou trois enfants, de trois ou quatre ans, qui,
nous voyant venir, braquèrent sur nous leurs grands yeux curieux.
Au même moment, deux grands garçons de couleur et un
blanc (le jeune Reiner) sortirent aussi du ravin, portant chacun un
sac d’écrevisses vivantes qu’ils déposèrent
aux pieds du vieillard. Deux jeunes femmes apparurent sur la porte
de la masure et souhaitèrent du regard la bienvenue à
la pêche et aux pêcheurs. Quant à nous nous n’obtînmes
que des regards d’une expression sauvage : notre couleur blanche
ne nous parut pas être précisément en odeur de
sainteté dans la masure. Nous n’en abordâmes pas
moins le vieux Coco.
N’oublions pas de constater qu’en
chemin, nous avions parfaitement renseigné notre ami, le futur
greffier, sur la moralité de la tribu fugitive en général,
et sur celle de son chef en particulier. Nous avions conclu en disant
: “Coco est un vieux drôle qui va se poser en saint, en
victime, et nous conter des mensonges avec l’audace d’un
gascon à trente-six carats. Ainsi, tenons-nous bien.”
“J’ai appris, lui dit Ludger,
que vous aviez été chassé des Attakapas par un
Comité de Vigilance. Je suis sûr que c’est à
tort.”
C’était, comme on voit, un piège
que notre ami lui tendait pour le faire parler.
“Hélas ! oui, mon bon monsieur,
fit Coco, tout rayonnant, je suis une victime... une victime infortunée...
Je n’ai jamais fait que du bien, Pa-Coco (c’est ainsi
qu’on m’appelait là-bas) allait à l’église...
priait Dieu comme les autres... Ah ! monsieur, montrez-moi l’église
de votre village... que j’aille m’y jeter à genoux
pour demander à Dieu le pardon de ceux qui persécutent
moi et les miens.”
Ludger et nous échangeâmes un
sourire. Le vieux drôle savait aussi bien que nous où
était l’église : en venant de Mansura à
Marksville, il avait dû passer devant.
“Mais pourquoi vous a-t-on persécuté
?” continua Ludger/
Coco joignit les mains et leva les yeux au
ciel comme pour le prendre à témoin de ce qu’il
allait dire.
“Pourquoi on nous a persécutés
? Ma foi de Dieu ! monsieur pour rien... on plutot parce que mes voisins
étaient amoureux de ma terre et que j’ai refusé
de la leur vendre. Ah ! c’est que Pa-Coco avait là-bas
une belle terre... du bois à en vendre à toute la paroisse...
prairie fertile... il avait tout, Pa-Coco ! I ;s voulaient acheter
ma terre... ma belle terre... mon bon monsieur... et moi je voulais
y mourir.”
Ici, le robinet aux larmes du vieux Coco
s’ouvrit d’une façon inquiétante. Ajoutons
que le ciel refusa de jouer un rôle dans la comédie de
Coco, que j’avais prédite. Il faisait très beau
temps.
“Mais, dit Ludger, certaines rumeurs
disent que vos garçons, vos filles... ne menaient pas une vie
très exemplaire... c’est peut-être faux, mais on
le dit.”
Ce peut-être faux de Ludger était
une précaution oratoire adorable. Pourquoi n’avez-vous
jamais abordé la tribune, mon cher Ludger ?
“Mes filles et mes garçons ne
menaient pas une conduite régulière ! psalmodia Coco.
C’est une calomnie, mon bon monsieur... une calomnie inventée
pour perdre Pa-Coco et les siens. Mes garçons ! monsieur...
mes filles ! mon bon monsieur... des anges... des modèles...
(Ici le robinet coula avec une nouvelle abondance.) Mes garçons
ne travaillaient pas, c’est vrai, mais leur santé est
si délicate... Mes filles manquant de sagesse !... mes filles
des concubines !... Horreur à faire mourir un père qui
les aime de toute son âme !... Mes filles !... Ah ! je vous
le jure, mon bon monsieur, elles n’ont jamais eu qu’un
mari à la fois !”(Ceci est très historique, mais
non très français.)
Cette dernière mauvaise phrase française
nous souleva le cœur de dégoût. Cette impression
fut simultanée chez Ludger et nous.
Ludger alla sur les bords du ravin, comme
pour écouter un oiseau-moquer qui chantait dans les branches.
Nous, nous pensâmes à Pauline Bonaparte qui, ayant posé
nue pour sa statue, chef-d’œuvre de Canova, répondit
à une dame qui s’était étonnée de
cette pose sans feuille de vigne : Ma chère, il y avait du
feu dans l’appartement, et nous dîmes :
“Les extrêmes se touchent. Coco,
le noir, ne connaît pas plus la pudeur que Pauline, la princesse.”
Ludger et moi, nous dîmes adieu au
vieux chef de tribu et reprîmes lentement le chemin de Marksville.
“Ce drôle a les deux pieds dans
la tombe et il ment. C’est un scélérat doublé
d’un tartufe ; il ne durera pas deux mois ici.”
Telle fut l’analyse de notre visite
faite par Ludger—analyse que nous répétâmes
au café de notre excellent et facétieux ami, Emile Chaze,
et devant d’autres amis que nous rencontrâmes à
un autre café tenu par Didier, ce Lorrain de tant de cœur
et de bienveillance, dont nous nous souviendrons toujours avec plaisir.
...............................
Coco ne durera pas deux mois, avait dit
Ludger : cette prophétie devait se vérifier.
Avant le terme prescrit par notre ami, un
Comité de Vigilance, acclamé par le Pélican,
se forma à Marksville, et mit à sa tête un homme
dont l’énergie n’est égalée que par
sa bienveillance ; un homme riche, jeune, ex-know-nothing acharné,
mais ayant un cœur et une bourse qui n’ont jamais demandé
à personne un extrait de naissance. Cet homme s’appelle
Fénélon Cannon.
Traqué par ce Comité, le vieux
pacha noir (c’est ainsi que l’appelait le Pélican)
partit un jour de Marksville, à la tête de sa tribu pour
aller de nouveau accrocher sa tente aux roseaux de l’exil.
Coco et sa tribu se réfugièrent
d’abord aux Rapides, puis ils redescendirent la Rivière-Rouge
et allèrent cacher leurs têtes maudites dans cette ville
qui est à la fois un paradis et une sentine : un paradis parce
qu’elle a la beauté, la noblesse, le luxe, de grands
cœurs, la poésie, les fêtes féeriques ; une
sentine parce qu’elle a aussi le revers de médaille de
tout ce que nous venons de dire.
Aujourd’hui, Coco et sa tribu sont
à la Nouvelle-Orléans.
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