HISTOIRE DES COMITÉS DE VIGILANCE AUX ATTAKAPAS

Alexandre Barde


Comité du Pont de la Butte

A Dupré Satin

 

COCO

UNE EXECUTION

    Le 4 février de l’an de grâce 1859, une scène étrange se passait à quelques milles de Vermillonville, sur le chemin qui conduit de ce village au Pont-Braux, à deux heures du matin. Le théâtre de la scène que nous allons décrire s’appelle le Pont des Moutons.
     Une torche de pin, jetant au vent sa flamme rougeâtre, éclairait un cercle de vingt-deux hommes, tous connus dans la paroisse Lafayette, comme appartenant à la partie la plus éclairée et la plus honorable de la population. La torche qui les éclairait, au lieu de donner des tons sombres ou crus à ces vingt-deux figures, en faisait ressortir les lignes harmonieuses. Ces figures respiraient la bonté et la franchise. L’honnête homme n’a pas besoin d’écrire son nom sur son chapeau, comme le Berger de la fable.
    Incessu patuir dea, a dit le grand poète latin. Il en est de même de l’honnêteté. Elle a son parfum, son cachet, si l’on aime mieux ce mot, comme l’aristocratie.
     Au centre de ce cercle, un jeune homme de vingt-deux ans, dont le visage rose trahissait l’origine allemande, se déshabillait lentement, lentement, comme une jeune fille qui aurait craint de montrer à des indiscrets des charmes que sa pudeur tient cachés et qui ne seront vus que de Dieu et de l’époux qu’elle cherche encore dans ses rêves. Un frisson courait parfois dans son corps et imprimait un tremblement nerveux à ses mains frêles et délicates, et qui auraient été blanches, si elles n’avaient pas été recouvertes d’une couche de bistres. Il était évident, rien qu’à voir ses mains bistrées, que ce jeune homme appartenait à la population bohémienne des Attakapas, à cette population qui vagabondait alors dans mes prairies et faisait des razzias sur la propriété de son prochain.
     Ce jeune homme venait d’être arrêté sur le Pont des Moutons, qui allait être le théâtre de son supplice, et dans des circonstances assez curieuses pour être rapportées.
     Le nuit était très sombre, et au moment où les vingt-deux hommes arrivaient sur le Pont, ils ne savaient pas trop si les ténèbres ne les avaient pas jetés hors du chemin qu’ils voulaient suivre. Tout à coup un cheval et un cavalier avaient dessiné, à quelques pas d’eux leur silhouette nuageuse comme celles des guerriers d’Ossian.
     “Halte ! mon cavalier, et dites-nous où nous sommes,” avait crié quelqu’un.
     Au lieu de répondre, le cavalier avait pris la fuite. Bientôt, entouré et arrêté, il avait été ramené vers le groupe des vingt-deux la torche de pin s’était allumée, et une voix joyeuse s’était écriée :
     “Bonheur du ciel, c’est Gudbeer !”
     Puis on avait entouré le prisonnier et on l’avait sommé de se dépouiller de ses vêtements, si mieux il n’aimait se les voir déchirer sur les épaules.
     Pourquoi cette arrestation, cette nuit, à cette heure ? et pourquoi ces apprêts de supplice ? nous demandera peut-être le lecteur, cet ogre impatient, qui voudrait lire le dénouement en même temps que l’exorde.
     Écoutons la conversation engagée entre le prisonnier et ceux qui l’entourent. Peut-être nous aidera-t-elle à répondre à cette question.
     “Pourquoi m’avez-vous arrêté ? disait le prisonnier qu’on avait appelé Gudbeer. Je suis blanc et libre...vous répondrez devant la justice de mon arrestation.
     —Nous ne parlons pas avec tout le monde, mon cher, fit un beau garçon, de vingt-trois à vingt-quatre ans, nommé Paul Broussard.
     —Je veux savoir pourquoi l’on m’a arrêté.
     —Tu es bien curieux ! dit une autre voix, celle d’un brave et loyal enfant que l’auteur de ces lignes aime de toute son âme, et qui s’appelle Désiré Bernard.
     —Je voudrais savoir pourquoi je suis arrêté,” fit Gudbeer, insistant pour la troisième fois.
     Alors un homme sortit du groupe des vingt-deux et se dirigea lentement vers le prisonnier. Cet homme, âgé de cinquante-cinq ans, mais paraissant en avoir seulement quarante, cet homme avait des yeux d’un d’un bleu polaire, de cheveux blonds sur lesquels quelques cheveux gris tranchaient à peine, un visage imberbe, une voix douce delé sur celui de l’Hercule Farnèse. C’était le major Saint-Julien.
     Arrivé à deux pas du prisonnier, le Major fit signe de rapprocher la torche, afin que les deux interlocuteurs nageassent en pleine lumière, et puis d’une voix calme—les hommes forts n’ont pas de colère avec ceux qui sont sans défense—il dit :
     “Tu veux savoir pourquoi l’on tá arrêté ? je vais te le dire. Tu as été arrêté, parce que, depuis vingt ans, notre population, si riche, si laborieuse, était exploitée, volée, incendiée journellement, par des vagabonds qui avaient juré haine au travail ! Tu as été arrêté, parce que, au lieu de punir ces vagabonds, la justice, aveugle comme une taupe ou impuissante comme un castrat, —parce que, dis-je, la justice avait pour tes pareils des tendresses de mère—et que, dans l’absurdité de ses tendresses, elle tendait à supprimer le bagne et l’échafaud ! tu as été arrêt’t, parce que nous ne voulons plus de ces débauches de la justice, de ces acquittements scandaleux, de ces parjures, qui soufflettent Dieu sur son trône et qui restent toujours impunis ! Tu as été arrêté parce que, la justice ne nous protégeant plus, nous sommes résolus à nous protéger nous-mêmes et à châtier sommairement et exemplairement tous ceux qui attenteront à notre vie ou à nos propriétés ! Tu as été arrêté par nous, organisés depuis hier en Comité de Vigilance, parce que tu es un voleur, un incendiaire, un assassin peut-être, et que tu as été jugé et condamné par nous comme tel. Au fouet donc, le voleur ! au fouet, l’incendiaire ! au fouet, le misérable qui est là devant nous ! A l’œuvre, enfants de la Vigilance ! C’est notre première exécution. Puisse-t-elle retentir dans le cœur de toute la canaille attakapienne ! Frappez !”
     En entendant ce réquisitoire de l’énergique chef du Comité de Vigilance de la Côte-Gelée, Gudbeer avait baissé la tête et s’était tu. Il avait compris qu’il pouvait dire, lui aussi : Lasciate ogni speranza, et qu’il était bien condamné.
     Comme il ôtait son paletot, il appela quelques-un de ceux qui étaient le plus rapprochés de lui :
     “Messieurs, dit-il, j’ai dans mon paletot un objet que je désirerais n’être vu par personne.
     —Allons donc ! fit un de ces jeunes gens, en prenant le paletôt que Gudbeer lui tendait et en le jetant dédaigneusement loin de lui est-ce que tu nous prends pour des fouilleurs de poches ?
     —Terrassez le prisonnier !” cria le major, —et le supplice commença.
     Chacun des vingt-deux prit alors un fouet ; et, l’un après l’autre, ils vinrent déchirer, chacun deux fois, le dos nu du condamné.
     “Tiens ! disait l’un c’est pour l’incendie de mon moulin à coton que tu as brûlé, de complicité avec les Herpin.
     —Pour le cheval que tu m’as volé ! disait l’autre.
     —Pour mes vaches que tu as vendues à *** !
     —Pour mes cochons que tu n’as pas mangés, mais dont tu as converti le prix en bijoux pour orner le sein de tes drôlesses !
     —Pour ma femme que tu as insultée !
     —Pour le parjure que tu as commis dans mon procès avec M. *** !
     Le patient s’était en vain tordu sous ces coups de fouet, dont chacun avait été accompagné d’une imprécation ou de l’évocation de quelque crime commis par ce condamné de vingt-deux ans.
     Ils avait crié, hurlé, pleuré, écumé.
     “Soyez maudits ! maudits ! maudits ! avait-il rugi dans le paroxysme de la douleur.
     —Dieu cassera ta malédiction, avait répondu un Vigilant, —et le fouet, après avoir sifflé, avait passé d’une main à l’autre, jusqu’à la vingt-deuxième, inclusivement.
     —Relève-toi, ton supplice est fini,” lui dit le Capitaine.
     Gudbeer se releva brisé, sanglant, et paraissant tenir beaucoup plus compte de la douleur physique que de la dégradation morale que le fouet venait de lui infliger.
     Au moment où il se relevait, le Major alla de nouveau à lui.
     “Gudbeer, tu viens de subir un supplice infamant, parce que tu as pris part à tous les crimes qui désolent le pays depuis bien des années. N’ayant plus foi dans notre juri, tel qu’il est tripoté par les avocats qui écartent les honnêtes gens, grâce au droit de récusation, pour laisser, monter aux bancs des jurés des drôles de ton espèce, nous nous sommes formés nous-mêmes en juri. Tu as reçu le fouet, châtiment bien doux, si tu le compares à la grandeur des crimes que tu as commis. Va chercher ailleurs une réhabilitation par le travail et la moralité. Maintenant, je vais te lire ta sentence.”
     Et le capitaine déploya une feuille de papier sur laquelle se détachaient en noir quelques lignes.
     “Dans la séance du Comité de la Côte-Gelée, tenue le 2 février 1859, le nommé Gudbeer a été trouvé coupable de vol et d’incendie. Il a été condamné à quitter l’État sous huit jours. S’il rompt son ban, il sera pendu.”
     Gudbeer s’inclina pour dire qu’il avait parfaitement entendu la condamnation qui venait de lui retrancher l’air et le sol de la patrie. (Pour la suite et le dénouement des aventures de Gudbeer, voir l’histoire du Comité de la Côte-Gelée.)
     Comme il reprenait ses vêtements, il fouilla avec empressement dans une des poches de son paletot.
     “Il me manque quelque chose, s’écrira-t-il avec rage et en parcourant des yeux le cercle de lumière tracé par la torche de pin.
     —Ce drôle a des insultés de mauvais goût, murmura un des membres du Comité, dont les rangs restèrent impassibles.
     —J’ai trouvé—Eurêka !—cria un autre membre, qui avait senti ce quelque chose craquer sous son pied.
     Le cercle se resserra autour de lui.
     “Pardieu ! s’écrira l’auteur de la trouvaille, un de nos jeunes et vaillants amis, Raphaël Lachaussée, approchez la torche. Ce que je viens de trouver mérite d’être vu.”
     Il tenait ce quelque chose à la main : c’était un daguerréotype renfermé dans un cadre de peau de chagrin.
     Raphaël ouvrit le cadre avec empressement.
     Après l’avoir regardé un moment à la lueur de la torche, il éclata de rire, et se tournant vers les vingt-deux :
     “Messieurs, dit-il, je comprends maintenant l’exclamation de Gudbeer, en voyant qu’il lui manquait quelque chose... C’était, ma foi ! le portrait d’une beauté aux cheveux laineux, aux lèvres matelassées, au teint jaune comme du safran. Ses pieds et ses mains ont, il est vrai, des proportions monumentales et semblant avoir été sculptés à coups de hache ; mais, que voulez-vous ? Dieu, fatigué d’avoir mis toute une longue journée à créer le blanc, créa le nègre la nuit suivante qui était sans lune, et oublia de lui donner les proportions harmonieuses du premier.
     —Tâchez, messieurs, de reconnaître l’original de ce portrait, dit le major.
     —C’est une des petites-filles du vieux Coco ! s’écria un membre du Comité...une drôlesse...la maîtresse de Gudbeer... C’est X... (Appelons-la Cécilia).
     —C’est vrai,” firent en souriant quelques autres.
     Le supplicié reprit avec amour ce portrait, qui sans doute, à ses yeux, avait été défloré par les regards qu’y avaient jetés ceux qui venaient de lui infliger une punition infamante ; puis il remonta à cheval et disparut dans les ténèbres de la nuit.
     “Souviens-toi de la dette que tu as à payer dans huit jours, lui cria le capitaine ; car, si tu l’oublies, je te jure que nous nous en souviendrons.”
     Le capitaine donna ensuite le signal de la retraite.
     Après avoir dépassé l’habitation du gouverneur Mouton, le Comité aperçut une colonne de feu qui jetait ses lueurs sinistres sur la Côte-Gelée. C’était le moulin-à-coton de M. Baptiste Giroard qui brûlait—incendie ajouté aux crimes déjà si nombreux des Herpin, dont nous avons conté ailleurs l’histoire.
     Et les vingt-deux s’élancèrent au galop, pour voir quel était celui d’entre eux dont le foyer brûlait en ce moment.
     L’héroïne du portait ramassé par Raphaël Lachaussée, était une fille de Coco, avait dit un membre du Comité de Vigilance.
     Qu’est-ce que Coco ? se sont peut-être déjà demandé quelques-uns de nos lecteurs.
     Comme Coco, bien que très connu aux Attakapas, n’a pas encore la notoriété de Napoléon III... ou de Blondin, l’acrobate, nous allons le présenter à nos lecteurs.


UN MORMON NÈGRE

     Il y a environ un demi-siècle, les Attakapas étaient une demi-solitude que la charrue et la hache commençaient à attaquer. Leur population se composait de quelques centaines de colons, descendants de ceux qui y avaient été envoyés lors de l’émigration forcée du Canada, de la race Acadienne—ce grand crime de l’Angleterre ! Répandus sur ce sol immense et d’une fertilité exceptionnelle, ils en avaient occupé les plateaux les plus élevés et dont la culture paraissait la plus facile. Quelques villages commençaient à sortir timidement du sol : ils se composaient de deux ou trois maisons groupées autour d’une église couronnée d’une croix. Ce drapeau du Christ avait couvert les premiers essais de colonisation de son ombre protectrice. A voir ce que sont nos paroisses aujourd’hui, on peut dire hardiment qu’il a porté bonheur à la terre attakapienne : Benedictus qui venit in nomine domini !
     A l’époque dont nous parlons, Saint-Martin et la Nouvelle-Ibérie s’essayaient à peine à jouer leur rôle de villages. Vermillonville dormait encore dans les limbes de l’avenir, ainsi que le Pont Braux. Ils ne figuraient encore sur aucune carte ils n’étaient pas encore nés.
     Entre les deux futurs villages—Vermillonville et Pont Braux—s’étendait une cyprière que la hache du pionnier mordait encore, il y a à peine deux ans, avec l’insouciance d’un grand seigneur qui gaspille ses richesses, et dont la propriété a été monopolisée depuis par cinq ou six particuliers. Dans une partie de cette cyprière, que nous pourrions appeler forêt, pour être plus fidèle à l’acception du mot, il se fait tout d’un coup une éclaircie ; les arbres s’arrêtent brusquement, sans raison, comme si la voix d’en haut leur avait dit un jour, comme aux flots de la mer : Tu n’iras pas plus loin ! Là, s’étend une prairie, d’une végétation luxuriante, qui s’appelle la Prairie-Marronne. Il est facile de trouver l’étymologie du nom qu’elle porte. Sa beauté et sa position dans une forêt impénétrable en faisaient tout naturellement le refuge des nègres marrons, surtout à une époque où la topographie du pays n’était connue que très imparfaitement.
     Un jour—il y a demi-siècle de cela—une maison sortit du sol en une nuit, à la lisière de la forêt et de la Prairie-Marronne ; cette maison était petite, modeste, bâtie en pisé, ornée à l’intérieur de trois ou quatre mauvaises gravures d’Estampes, dont quelques-unes avaient traversé la mer et porté, jusqu’en Louisiane, l’histoire de Marlborough s’en va-t-en guerre et autres personnages condamnés aux travaux forcés et à l’exposition publique par ces bourreaux qu’on appelle les enlumineurs.
     On ne nous a pas dit s’il y avait des lits, mais nous le supposons.
     Les premiers chasseurs de chevreuils qui passèrent par là, crurent d’abord que cette maison avait été élevée par un caprice du diable qui avait l’intention de passer sa saison d’été à la Prairie-Marronne. La sauvagerie des lieux rendait cette supposition, un peu hardie, presque vraisemblable. Enfin, après plusieurs semaines de conjectures hasardées à la veillée, dans les rares habitations de la prairie, la vérité fut connue, au grand désappointement de ceux qui donnaient à cette maison une origine et des habitants surnaturels. Cette fois, les versions populaires s’étaient, pardieu ! pas des diables, mais des créatures en chair et en os ; c’était une colonie composée de deux femmes et d’un homme. Traçons au vol la silhouette de ces personnages.


COCO

     L’homme était un noir libre.
     Non un de ces noirs stupides, bétail crée pour l’esclavage, au cerveau déprimé, aux mains de mastodonte, aux pieds d’éléphant, aux lèvres lippues, qui semblent l’anneau qui rive l’Homme, genus homo à la race des signes ; il n’était pas de ces noirs qui sont de la chair à fouet, et que la nature ne semble, en vérité, avoir au monde que pour cela.
     Il n’était pas non plus, ce cher Coco, de ces noirs aux passions honnêtes comme leurs sens, qui professent l’horreur de la polygamie et laisseraient, comme Joseph, leur manteau—s’ils avaient un manteau—entre les mains d’une femme...si une femme les tentait !
     Il savait ce qu’il valait, Coco, le colon de la Prairie-Marronne et ceux qui l’avaient vu le savaient aussi bien que lui.
     Qui avait vu Coco une fois, le reconnaissait pour un des plus beaux types de la race africaine ; quant à lui, il se serait cru, inpetto, aussi beau qu’Antinoüs (on sait que la modestie n’est pas le propre de la race africaine)...mais il ne connaissait pas Antinous...
     Il avait pourtant la conscience de sa beauté, le beau Coco ! Les miroirs n’étaient pas si rares à cette époque, qu’il n’en eût un ou deux dans sa chambre, et chacun de ceux qu’il consultait tous les jours, lui disait que...
     Vrai-Dieu ! les jolies choses que devait lui dire le miroir ! C’est incroyable comme ce petit coquin de morceau de verre est éloquent lorsqu’il s’adresseà la vanité de l’homme... surtout quand cet homme est un nègre ! Le serpent qui tenta Ève et en eut raison avec assez de peine, n’aurait point eu de frais à faire une fille de Cham.
     Or, voici ce que le miroir avait dit au beau et brillant Coco :
     Qu’il était petit, il est vrai, mais qu’il avait le torse d’Hercule ;
     Que ses yeux étaient noirs comme les nuits sans lune de l’Afrique ;
     Que son nez était aquilin comme celui des gens de race bourbonnienne...ou de proie ;
     Que sa chevelure laineuse était assez touffue pour être prise moins pour une toison que pour une couronne ;
     Et que, somme toute, il était assez beau garçon pour faire oublier l’horrible odeur de muse que tout nègre exhale, en souvenir de la malédiction de Cham.
     Ah ! si nous, hommes jeunes ou mûrs aujourd’hui, nous avions vu, en 1810, le beau Coco !
     Comme il frétillait, paré de son habit à queue de morue,—mode de l’époque de sa jeunesse !
     Comme il tendait élégamment ses doigts armés de bagues jusqu’à la première phalange !
     Comme les diamants de son épinglette (ils étaient faux, mais c’est égal) scintillaient bien aux feux du soleil !
     Et comme ce Don Juan africain s’entendait bien à perdre les Inézilles... qui consentaient à se laisser perdre !
     Aussi, voyez comme il avait bien réussi, ce Don Juan !


DEUX FEMMES

    
     Un jour, comme il voyageait dans la prairie du Carancro,—prairie presque déserte alors, et aujourd’hui couverte d’habitations, dont quelques-unes nous ont parfois reçu fraternellement : témoins celle du bon et loyal docteur Francès et celle de M. Ursin Bernard, ce type de l’honneur et de la bonté créoles, —un jour, dis-je, comme il voyageait au Carancro, soit fatigue, soit aussi que quelque diable le poussât, il s’était arrêté devant une forge qui fumait en ce moment comme un diminutif de volcan. Cette forge appartenait à un vieux Français nommé Christophe.
     “Je voudrais vous prier, monsieur, de vouloir bien me laisser prendre un verre d’eau à votre puits, dit à Christophe, en s’inclinant, le beau lovelace noir.
     —Allez à la maison, répondit le forgeron qui martelait en ce moment un fer rouge, mes deux filles vous donneront de l’eau.”
     Mes deux filles ! A ces mots, Coco, le beau Coco ! avait eu comme un éblouissement.
     Il allait demander de l’eau aux deux filles du forgeron, comme on faisait dans les temps bibliques ou homériques, heureux temps où les auberges et les hôtels attendaient encore leur inventeur. Il se présenterait respectueusement, comme il convenait à un homme de sa condition parlant à deux peut-être, sortiraient sur le seuil pour être hospitalières au voyageur. Il les remercierait en leur coulant un de ses regards chargés de flamme comme une pile de Volta d’électricité, et ce regard en embraserait une... deux peut-être...

     Aïe ! aïe ! prends garde à toi,
     Fuis le mal, ô ma bergère !

auraient dû crier les deux anges gardiens des deux jeunes filles, si, ce jour-là, ils avaient fait bonne garde... Hélas ! Ils n’étaient pas là ! Coco, le beau Coco, se présenta à la porte et demanda humblement de l’eau. Deux cris lui répondirent... deux figures lui apparurent... Il leur coula son regard volcanique, et trois mois après... le père, le vieux forgeron étant mort...

     ...Mon Dieu ! vous n’étiez donc pas là,
     Que vous ayez laissé commettre cette faute,
     Que vous n’ayez pas dit avec votre voix haute
     Tiens, ce qu’on t’offre, c’est cela !...

Et, trois mois après, le vieux forgeron étant mort, ses deux filles—deux sœurs !—deux blanches !—étaient, nous ne dirons pas les deux épouses, car elles n’avaient pas invité Dieu à leur mariage, mais les deux femmes de Coco...du beau Coco !
     Ainsi Coco avait devancé de quarante ans le mormonisme. Nous demandons une patente pour Coco...le beau Coco !


AUSSI NOMBREUX QUE LES ETOILES

     Il y avait donc eu deux Èves, au lieu d’une, dans le paradis formé par le Mormon nègre à la Prairie-Marronne... deux Èves qui ne ressemblaient guère à l’aïeule du genre humain, dont l’image a été reproduite par tant de peintres, de sculpteurs et de poètes.
     Un vieillard qui les voit encore à travers ses souviens d’un demi-siècle, nous a conté que ces deux sœurs—ces deux créoles—ces deux blanches, avaient alors ce que l’on appelle vulgairement la beauté du diable, c’est-à-dire : la fraîcheur de leurs quinze ans, les dents blanches, les yeux et les cheveux noirs, nuance des enfants qu’elles allaient faire, et que, somme toute, il avait trouvé, à cette époque, que Coco... le beau Coco ! était un heureux coquin.
     Ce même vieillard, nous parlant du Coco de 1810, et l’évoquant dans la glace de ses souvenirs, ajouta :
     “Un jour, M. Buchanan, assistant, comme notre ambassadeur, à une réception officielle de la reine d’Angleterre, vit, à quelques pas de lui, le représentant de Soulouque, dit Faustin Ier, alors empereur d’Haïti. Après avoir examiné cet échantillon de la race haïtienne : “By Jove ! dit M. Buchanan, voilà un beau nègre, qui vaudrait mille dollars, comme un penny, au sud des Etats-Unis !” Il en était de même de Coco. Il était, à cette époque, un des plus beaux spécimens de l’Afrique et, à soixante-quinze ans, il a encore une des plus belles têtes de vieillards que j’aie jamais vues.”
     Le vieillard nous disait vrai : à soixante-quinze ans, Coco ressemble à ces beaux patriarches bibliques, poétisés par la peinture. L’Afrique a produit en lui son Antinoüs nègre. La nature, cette grande artiste, fait des chefs-d’œuvre partout.
     Pendant quelques années, la maison de la Prairie-Marronne resta fermée aux regards comme un harem turc ; Othello en gardait les portes, et n’eût pas sans doute hésité à poignarder ses deux Desdémones, si le cas s’était présenté. Hâtons-nous de dire que le rôle d’Othello fut pour Coco une véritable sinécure. Les deux sœurs, les deux blanches ! lui gardèrent une fidélité à toute épreuve... mais peu méritoire... Sauf quelques chasseurs de chevreuils qui s’aventuraient parfois dans leur voisinage, la prairie était déserte, comme l’Éden aux premiers jours de la Création du monde ; et si le serpent avait voulu les tenter, il n’aurait pu le faire que sous la forme des papes, des cardinaux et des oiseaux-moquers qui au printemps, venaient chanter sous la fenêtre des deux jeunes femmes, comme pour leur rappeler que la vie existait ailleurs que dans leur maison.
     La maison de la Prairie-Marronne était restée fermée comme un harem turc ; mais, cependant, les chasseurs de chevreuils en avaient entendu sortir des lambeaux de chansons et de francs éclats de rire qui semblaient prouver que la captivité des deux jeunes femmes avait des chaînes bien douces et qu’elles trouvaient du bonheur dans leur étrange vie.
     Il était don généralement admis que Coco avait résolu un problème regardé généralement comme insoluble : un traité d’alliance entre deux rivales habitant sous le même toit. Cela lui avait valu une réputation d’habileté dont il était fier.

     ....................

     Malgré la réclusion qu’il avait imposée aux deux compagnes de sa vie, Coco ne fuyait pas la société des hommes. Il croyait qu’on l’admirerait lorsqu’il paraissait armé de des bijoux et des breloques qui lui battaient l’abdomen en se heurtant, et que chacun disait : c’est Coco, le beau Coco !
     La semaine ; il travaillait à sa récolte de mais ; mais, le dimanche, il allait, vêtu comme un dandy, entendre la messe à l’église la plus voisine. Sa conscience avait beau lui dire qu’il était incestueux, et que l’inceste, n’étant pas précisément approuvé par la divine morale de l’Évangile, devait lui fermer l’oreille de Dieu, qui entend tout, il n’en allait pas moins s’incliner aux fêtes du dimanche. Comme l’Espagnol qui tue dans la rue après avoir voilé le front de la Madone, il croyait peut-être qu’on peut mettre un voile entre soi et Dieu.
     Vingt ans après, en 1830 ou 1831, l’assesseur constata que la maison de la Prairie-Marronne contenait vingt-deux têtes : Coco, les deux femmes et dix-neuf enfants.
     Ces femmes, si elles n’avaient pas été douces comme Rachel, avaient été du moins fécondes comme Lia. Ces Èves du désert avaient créé plus qu’une famille : elles avaient produit une tribu. Deux ans plus tard, un savant attakapien qui connaissait l’histoire d’Abd-el-Kader, faisant alors ses premières armes contre les Français, appela le chef de cette tribu : Abd-el Coco.
    

UNE SENTINE ATTAKAPIENNE

          Comment Abd-el-Coco, le beau chef de la tribu de la Prairie-Marronne, avait-il élevé ses dix-neuf enfants ?
     Leur avait-il appris à lire le nom de Dieu, écrit partout, sur la terre , au ciel, dans les étoiles, jusque dans tous les arbres de la forêt, aux portes de laquelle ils étaient campés ?
     Les avait-il initiés aux merveilleuses beauté de la religion, aux cérémonies de laquelle il assistait lui-même tous les dimanches ? Leur avait-il dit tout ce qu’il y a de poésie dans ses fêtes ; tout ce qu’il y a de larmes dans son deuil ?
     Avait-il montré à ses filles la Pudeur—cette sainte, la plus belle du ciel, presque aussi belle sous ses voiles blancs que Marie sur son trône de lumière ?
     Avait-il dit à ses fils que le travail est une loi de Dieu et que celui qui pratique cette loi est béni ; tandis que celui qui ne la pratique pas, marche sur les chemins qui mènent au bagne ou à la potence ?
     Hélas ! nous regrettons de le dire, au risque de dépoétiser le chef de la tribu de la Prairie-Marronne, Coco, le beau Coco ! ne leur avait rien appris.
     Il les avait créés... et après cela, il s’était reposé. La vie, n’était-ce pas un assez grand bienfait ? Il les aurait trouvés, pardieu ! bien difficiles, s’ils lui en avaient demandé davantage.
     Peut-être même leur aurait-il donné sa malédiction, ce bon père ! quoiqu’il les aimât beaucoup... du moins à ce qu’il disait.
     Aussi, comme ils avaient profité de leur liberté, les enfants de Coco, du beau Coco !
     Nés dans le désert et sur la lisière d’une forêt peuplée de serpents, de chevreuils et de chats-tigres, ils en avaient parcouru tous les coins, presque vierges à cette époque, faisant la chasse au chevreuil avec des flèches, comme les Indiens primitifs ; écrasant les serpents, luttant quelquefois, corps à corps, avec les chats-tigres—luttes où ils laissaient parfois des lambeaux de chair, mais dont ils sortaient souvent avec une fourrure de plus qu’ils suspendaient triomphalement à côté des autres.
     Leur enfance s’était écoulée dans cette vie vagabonde, indienne, que n’avait jamais éclairée la morale évangélique. Libres comme les chevreuils ou les potres (chevaux indomptés), ils avaient sans doute vécu purs et innocents comme tout ce qui est à la fois ignorant, et sauvage. La Prairie-Marronne avait été leur paradis terrestre... avant le serpent.
     Heureux enfants ! si pour eux le temps avait pu s’arrêter ; s’ils avaient pu toujours jeter au vent leur chevelure laineuse !...
     Mais ils grandirent... et un jour la voix des passions leur sonna leurs quinze ans.
     Ils avaient grandi à la grâce de Dieu, au soleil, à la pluie, dans la prairie, sous la futaie, ce qui les avait rendus forts et exubérants de santé. Ah ! ils n’entendirent que trop la voix qui leur sonnait leurs quinze ans !...
     Alors le serpent symbolique vint là, comme il ira toujours là où il y aura un Ève quelconque à faire tomber. Les blancs commencèrent à rôder autour de cette maison, musée vivant de Vénus safranées, un peu hâlées par le soleil, et elles s’éveillèrent, comme des Èves frémissantes, en entendant toutes ces voix qui leur parlaient la langue universelle, celle l’amour.
     Alors ces Vénus safranées, qui n’étaient ni de bronze ni de marbre, et qui étaient d’autant plus vivantes qu’elles avaient dans leurs veines un sang riche et chaud comme le soleil des tropiques, alors, disons-nous, —ces Vénus jouèrent le rôle de biches qu’on aurait prises dans la forêt.
     Aux premières fleurettes des galants, elles se cabrèrent.
     Aux entrevues des jours suivants, elles regardèrent avec moins d’épouvante les incultes chasseurs qui leur disaient des choses qu’elles ne comprenaient pas... et qui pourtant les faisaient tressaillir.
     Puis elles se rapprochèrent un peu, en ouvrant au vent leurs narines, et en lançant des flammes étranges de leurs yeux qu’un poète a si bien appelés d’un noir d’enfer...
     Puis elles mirent leurs mains, ces gazelles sauvages ! dans les mains rudes des chasseurs qui leur avaient révélé, les premiers, cette langue étrange de l’amour, que le serpent bégaya, aux premiers jours l’Éden, et que l’on parlera encore à la fin du monde...
     Puis une bouche ardente en avait appelé une autre et... comme pour leurs mères, leurs anges gardiens purent dire :

     ...Mon Dieu, vous n’étiez donc pas là,
     Que vous ayez laissé commettre cette faute !
     Que vous n’ayez pas dit avec votre voix haute :
     Tiens ! ce qu’on t’offre, c’est cela !

En d’autres termes, la prostitution était entrée là. Les mères sont comme les laboureurs : elles ne recueillent que ce qu’elles ont semé.
     La prostitution s’était donc glissée là ; celle qui déchire tous les voiles blancs de la vierge et en fait des haillons tachés de boue ;
     Celle qui brise le corps et tue l’âme ;
     Celle qui fait quelque chose d’infâme et d’abject d’une intelligence où Dieu se mirait la veille.
     Ah ! si les femmes savaient ce qu’elles perdent à cesser d’être pures !
     Aussitôt qu’elles furent déflorées, ces femmes tombèrent, de chute en chute, dans un de ces abîmes dont aucun regard ne peut sonder le fond.
     Ce fut pour elles l’histoire de toutes les femmes qui tombent.
     Ce fut d’abord le tour du riche débauché ;
     Puis celui du jeune homme ardent qui jette au vent la fortune que son père ou sa sainte mère lui a laissée—qui gaspille de plus sa jeunesse et qui sera vieillard avant trente ans ;
     Puis, au dernier degré de l’échelle, vint le vagabond... puis le voleur.
     Terrible roue qui a déjà broyé tant de victimes et qui en broiera jusqu’à la fin des siècles !
     Ce que nous allons dire n’est que trop vrai :
     Quand les premières troupes de bandits se formèrent aux Attakapas—bandits que la loi, ne nous lassons pas de le dire, ne savait ni frapper ni atteindre—cette maison de la Prairie-Marronne, si voilée par la forêt, si discrète, si peuplée de démons que la luxure pouvait toujours saisir à ses heures—cette maison fut l’entrepôt naturel des bandits de la contrée.
     Les mères recueillaient ce qu’elles avaient semé.
     Et comment en aurait-il été autrement ?
     Leurs filles n’avaient jamais connu le travail qui moralise et Dieu qui donne le courage qui soutient dans les épreuves... et elles étaient devenues de ces femmes

     Qui font passer la rue au travers de leur lit
     Et qui n’ont pas le temps de nouer leur ceinture
     Entre l’amant du jour et celui de la nuit !
    
     Triste rôle, pour une race frappée par le préjugé et qui devrait chercher la réhabilitation dans l’honnêteté et le travail ! Beaucoup le font, nous nous plaisons à leur rendre hautement cette justice.

...............

     A l’époque où nous sommes arrivés, la chroniques racontait des choses étonnantes sur la Prairie-Marronne. La postérité du chef de tribu s’était multipliée comme celle de Jacob ; quelques cabanes, bâties par les fils, s’étaient groupées autour de la maison-mère ; la plupart n’avaient pas de cour... et pourtant la forêt était à deux pas.
     Autour de ces cabanes, pas de clos, rien qui indiquât qu’on eût déchiré le sein de la terre, la grande nourricière !
     Les fils du vieux Coco, la plupart rebelles à tout travail, étaient devenues les auxiliaires naturels des bandits qui désolaient le pays. Ils avaient part à leur butin, comme ceux-ci avaient part aux lits de leurs sœurs. Touchant échange de procédés !
     Passait-on, le jour, devant leurs huttes ? On les voyait couchés paresseusement sur le seuil comme des gitanes, et jeter ainsi un défi à la loi du travail qui, dans ce pays, est acceptée par tous.
     On passait devant ces tableaux vivants de la Bohème attakapienne, et l’on se demandait quelle était la banque qui les faisait vivre.
     “Imbécile !” répondait Satan à celui qui se posait cette question.
     Imbécile, en effet ! Satan était mieux renseigné que le voyageur qui se posait cette question candide, et aurait pu dire, mieux que personne, où ils passaient la nuit.
     Quant à leurs sœurs, depuis qu’elles étaient devenues des drôlesses, elles offraient au voyageur un spectacle non moins intéressant.
     C’était le cynisme de leurs frères doublé de celui que donne la débauche : une plaie hideuse greffée sur une autre plaie.
     Le cynisme de la femme inspire plus que dégoût ; il donne aussi de la tristesse...la tristesse qu’on éprouverait, par exemple, si un mauvais rapin passait sa brosse sur les toiles immortelles de Raphaël.
     On s’attriste à voir devenir haillon ce qui a été soie... bien plus encore quand on voit des taches sur les chefs-d’œuvre de Dieu.
     Hélas ! elles étaient bien réellement devenues des haillons, les filles de Coco, du beau Coco, le chef de tribu de la Prairie-Marronne.
     Le jour, elles s’asseyaient, elles aussi, sur le seuil, le sein au vent, en filles de joie qui ne croient plus devoir cacher ce qui est devenu public.
     Leurs lèvres mâchaient un cigare—et aussi un juron, si un passant leur adressait une banalité ou une obscénité.
     Leurs regards ardents étaient chargés à la fois de voluptueuses provocations et de brutales insolences.
     Jadis elles étaient femmes, la dépravation en avait fait des femelles ; rien qu’à les voir, un homme de cour aurait été guéri de la débauche.
     La Débauche ! Ailleurs elle noue un masque de satin sur son visage : elle se pare, se fait presque belle.
     Ici, elle était hideuse, car elle était nue.
     Et pourtant, ces femmes usées, flétries, à vingt ans, par des excès précoces, et par une vie à laquelle une courtisane que nous avons vu se suicider, préférait l’enfer, ces femmes avaient leur clientèle d’adorateurs—gens dont la moralité pouvait se mesurer à celle de leurs dignes maîtresses. Autour de ces chandelles fumeuses, on ne pouvait voir voler que d’horribles papillons.
     Parfois on dansait à la Prairie-Marronne.
     Au son d’un violon qui aurait fait mourir Vieuxtemps d’apoplexie, il se formait des rondes infernales emportant dans leur tourbillon des grappes d’hommes et de femmes enlacés. Des jurons, des cris, des vociférations servaient d’accompagnement à cette musique digne d’un bal de sorcières. C’étaient là les mélodies des cavaliers.
     Ces messieurs étaient, sauf très peu d’exceptions, les représentants du banditisme attakapien. On y coudoyait toutes les célébrités de la Bohème.
     Gudbeer, celui que nous avons vu exécuter dans les pages qui ouvrent ce livre, était le lion de ces réunions.
     Les sous-lions étaient le jeune Reiner, qui a accompagné dans l’exil la tribu proscrite, et un nommé Braux, bohémien campé dans la prairie avec une mulâtresse et cherchant, comme les autres, ses moyens d’existence dans les razzias sur les propriétés de son prochain.
     Ces fêtes se donnaient principalement au retour des expéditions heureuses ; c’est-à-dire quand un magasin avait été forcé et pillé.
     Ils venaient déposer le butin aux pieds des étranges sirènes qui les avaient conquis.
     Après avoir jeté quelques bijoux volés sur le sein de ces drôlesses et avoir reçu leurs félicitations, il fallait bien se délasser un peu des fatigues ou des dangers qu’on avait courus.
     Alors le foyer flambait, les femmes se paraient, le violon grinçait et puis... morbleu ! vive la joie !
     Coco, le beau Coco, assis entre les épouses, présidait ces fêtes avec la gravité d’un empereur de l’Inde assis sur son trône d’or. A le vois ainsi, on eût dit une figure patriarcale fourvoyée au milieu d’une bande de démons.—“Amusez-vous, enfants !” disait-il parfois d’une voix onctueuse et en découvrant ses trente-deux dents blanches. Ah ! comme on le prenait au mot, le vieux patriarche, qui donnait un si bon conseil à sa famille et qui allait ensuite compter la valeur du butin conquis par les bandits !
     Le poète Villon appelait la Cour de Miracles une verrue de Paris : on voit que les Attakapas avaient aussi leur verrue dans les huttes de la Prairie-Marronne.
     Ces huttes, on l’a vu, étaient à la fois un lupanar et une caverne ; l’un regorgeant de filles dont les entremetteurs étaient leur père et leurs mères ; l’autre pleine de bandits en guerre avec la société, et qui devaient s’attendre à se voir traquer par elle à un jour donné.
     On avait bien essayé parfois de porter la lumière dans la mystère de cette maison maudite ; parfois, un warrant à la main, on avait essayé de faire des perquisitions dans tous les coins et recoins de cette sentine...
     Mais la forêt était à deux pas... la forêt profonde et sillonnée de grottes, de cachettes, connues seulement des habitants de la prairie.
     Toutes les recherches avaient été inutiles, et ceux qui les avaient faites, avaient eu à subir de plus les protestations, plus ou moins éloquentes, de Coco—qui, plié en deux et le chapeau à la main, avait toujours reconduit les gens de justice en leur faisant, sans s’en douter, une parodie de ce vers si connu de Racine :

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

 

UN MARCHAND DE BIJOUX
   

    Il y a quelques années, celui qui écrit ces lignes occupait, à la Côte-Gelée, une charmante maison, demi-voilée par de splendides lilas qui lui donnaient, pendant huit mois de l’année, la fraîcheur et l’ombre, et où il élevait, sinon avec talent, du moins avec conscience, toute une génération d’enfants, dont deux ou trois lui souhaitent la bien-venue, du cœur et des lèvres, lorsqu’ils le voient, et qu’il aime à son tour, comme ses yeux.
     Un jour, à midi, comme il avait lâché ses garçons et ses petites filles, et qu’il suivait de l’œil, dans la prairie du couchant, les jeux de deux de ses plus intelligentes élèves, dont l’une a été rejoindre, depuis quatre ans, les anges, ses frères, et dont l’autre, bonne, intelligente et jolie, vivra longtemps, nous l’espérons, pour le bonheur de tous ceux qui l’aiment ; —ce jour-là, l’auteur de ces lignes vit entrer un homme dans la cour de sa maison.
     Aux premières paroles qu’il nous adressa, nous sûmes qu’il était Français : nous l’accueillîmes en compatriote.
     Nous parlâmes d’abord de la France, notre mère commune ; de ce soldat de Dieu, comme l’appelait Shakespeare, de cette aînée de la civilisation, comme l’appellent tous, qui a parfois ses évanouissements, ses heures de léthargie ou de faiblesse ; mais qui, lorsqu’elle se réveille, éblouit ou embrase le monde.
     “Pourrais-je vous être utile à quelque chose, mon cher compatriote ?” lui dîmes-nous.
     Son visage, dont nous avions remarqué la tristesse, dès qu’il avait mis sa main dans la nôtre, prit soudain une expression douloureuse.
     “Peut-être pourrez-vous m’être utile, nous dit-il, en nous prenant la main et en y laissant tomber quelques larmes brûlantes.
     —Parlez, alors, et parlez vite, mon cher compatriote. Je suis à vous, corps et âme... Mais, je vous en supplie, pardonnez-moi si je provoque vos questions, au lieu de les atteindre : vous pleurez—et vous êtes homme... vous devez cruellement souffrir.
     —Je m’appelle M...,” nous dit-il.
     (Nous avons depuis oublié son nom, que, du reste, les livres du shérif de Vermillonville pourraient nous dire : car ce que nous allons conter a été l’objet d’une information judiciaire.)
     Il ajouta :
     “Avez-vous connu mon frère ?
     —Non, lui répondîmes-nous avec regret, car, à ses larmes, nous avions deviné, ou à peu près, ce qu’il allait nous dire.
     —Tant pis ! fit-il, vous auriez peut-être pu m’aider dans mes recherches.
     —Votre frère aurait-il disparu ? aurait-il été assassiné ?” nous écriâmes-nous, avec une sympathie qu’il dut reconnaître réelle. Il pleurait, donc il souffrait. Il nous sembla qu’il était notre frère, à nous qui venions de le voir, pour la première fois, il y avait cinq minutes.
     “Mon frère a disparu et a peut-être été assassiné, nous dit-il en versant des larmes plus abondantes.
     —Mais avez-vous des soupçons, des indices ?... Racontez-moi tout ce que vous savez de lui jusqu’à sa disparition. Je connais parfaitement le pays et peut-être vous serai-je de quelque utilité.”
     M... s’assit sur un pauvre canapé qui jouait le rôle d’utilité et non de décor, dans notre chambrette d’artiste, et commença, d’une voix à laquelle ses larmes mettaient parfois une sourdine, le récit suivant :
     “Mon frère s’appelait Eugène.
     “Il était fils du peuple. Mon père était fils d’un paysan qui défendit la France, en 92, à Jemmapes et à Valmy. Il se conduisit comme les autres ; sans pain et sans souliers, il combattit les Prussiens au chant de la sainte Marseillaise. On a dit que Dumouriez avait vaincu dans ces deux batailles, ce n’est pas vrai ; ce fut la foi dans la patrie.
     “Notre grand-père mourut, plus riche en gloire qu’en monnaie. Mon père était garde-champêtre—un homme qu’un maire fouaille, qu’un adjoint rudoie, qu’un conseiller municipal fait marcher comme un bonhomme de cire.
     “Notre mère nous mit au jour dans un mansarde où tous les vents du ciel se donnaient rendez-vous, comme dans une auberge, lorsqu’ils visitaient la terre.
     “Mon frère était plus jeune que moi ; mais il eut à partager les mêmes misères : pain noir, gourmades de notre père, mais baisers et amour de notre mère.
     “En travaillant avec son aiguille jour et nuit, elle nous mit à l’école chez un modeste et savant professeur, nommé M. Roques.
     “C’était à Aurignac, petite ville de l’arrondissement de Saint-Gaudens, département de la Haute-Garonne—ville perchée sur des rochers comme un nid d’aigle ; fière d’une tour du temps des Romains, qui couronne le sommet de sa colline ; d’une église gothique, au portail sculpté comme celui de Notre-Dame, et dont je connais chaque figurine ; et d’un cimetière qui n’a rien de monumental, mais qui n’en est pas moins sacré pour moi, car ma mère y repose...
     “Et la mienne aussi ! nous écriâmes-nous, en fondant en larmes à notre tour.
     “—Vous êtes aussi s’Aurignac, vous ?
     “—Oui.”
     Et nous nous embrassâmes. Entre cet homme et nous, il y avait plus que la communauté de la patrie, il y avait aussi celle du berceau.
     Et puis, nous en demandons pardon à nos lecteurs qui nous accuseront peut-être d’égoïsme, nous oubliâmes un instant cette grande et sainte douleur qui pleurait devant nous, pour ne nous rappeler que notre humble petite ville, et les souvenirs sacrés qui nous y rattachent. Ceux qui ne nous comprendraient pas n’auraient jamais chanté sur une rive étrangère : Super flumina Babylonis.
     “Depuis quand avez-vous quitté Aurignac ? lui demandâmes-nous.
     —Depuis deux ans.
     —Tous mes amis sont-ils vivants ? A. de St.-V..., Marceline C..., Agathe et Léon B..., la belle Mme Louise C.. et Mme F... de Pcyrouzet, cette bourgeoise née pour être impératrice, et qui, enfant, m’inspirait un respect qui allait jusqu’à la terreur ?
     —Vivants ! tous vivants ! nous dit-il.
     —Continuez votre histoire et pardonnez-moi de vous avoir interrompu.”
     Et nous rouvrîmes les oreilles, tout en bénissant Dieu qui avait laissé vivre tous ceux que nous avons aimés là-bas.
     “Ma mère mourut jeune. Aussitôt qu’elle eut fermé les yeux, sa sœur, notre tante, Jeanne-Marie Seillier, nous prit tous deux, nous embrassa avec une tendresse qui nous rappela notre mère, qui était morte et qui était aux cieux.
     “Je la remplacerai, nous dit-elle en trempant une branche de buis dans l’eau bénite et en l’égrenant en gouttes sur le cadavre, selon la coutume méridionale.
     “Jeanne-Marie Sellier était une fille du peuple, belle et chaste comme une madone ; elle avait de plus un cœur que la charité remplissait jusqu’aux bords comme une coupe.
     “Elle avait promis de continuer notre mère ; elle tint parole ; ce furent les mêmes soins, la même tendresse, les mêmes sacrifices, le même travail assidu pour nous envoyer à l’école.
     “Un jour, M. Roques, notre professeur, déclara que notre éducation était terminée. Mon frère Eugène avait seize ans et moi dix-huit.
     “Ce jour-là, nous allâmes tous deux nous agenouiller devant Jeanne-Marie Sellier
     “Vous qui avez continué notre mère, lui dîmes-nous, soyez bénie pour ce que vous avez fait pour nous, au ciel et sur la terre. Aujourd’hui, nous sommes des hommes et notre tour est venu de vous rendre bienfaits pour bienfaits. Mère, bénissez-nous, car nous partons pour les États-Unis.”
     “Elle n’essaya pas de nous retenir, bien qu’elle fut là, devant nous, pleurant comme Rachel, et ne voulant pas être consolée parce que ses enfants allaient partir.
     “Mon Dieu ! couvrez-les de votre aile !” dit-elle en nous baisant tous deux au front, comme Marie dut baiser son fils, lorsqu’on le descendit de sa croix.
     “Nous partîmes, chargés de ses bénédictions et trempés de ses larmes.
     “Arrivés à la Nouvelle-Orléans, nous cherchâmes du travail. Moi, j’entrai, comme professeur, à l’institution Z... Eugène acheta quelques bijoux et se mit à parcourir la Côte où, grâce à sa bonne tenue, à sa gentillesse et à sa douceur, il eut bientôt accès dans les meilleures habitations.
     “Et comment aurait-on pu mal accueillir cette figure de chérubin, aux grands yeux noirs, aux longs cheveux tombant à flots sur ses épaules, au visage mâle et bistré légèrement par le soleil du midi, qui tressaillait au bruit d’une robe de femme, et qui avait un respect presque religieux pour le sexe de sa mère.
     “Dans une de ces habitations, il avait souvent remarqué que dès qu’il arrivait sur la galerie, une tête de jeune fille apparaissait aussitôt à une fenêtre, dans un cadre de fleurs grimpantes, de jasmins et de rosiers. C’était frais et poétique comme si Titania était sortie de sa conque de fleurs pour lui apparaître.
     “Dans des vers de lui—car il faisait des vers... —il n’y a là rien d’étonnant, il avait l’imagination si riche —il disait :

     Lorsque dans le salon tomba l’ombre du soir,
     Une vierge apparut—si ravissante à voir
     Que je ne sais encore, après l’avoir trouvée,
     Si ce soir je l’ai vue, ou si je l’ai rêvée...

poésie et enthousiasme de jeune homme, monsieur ; c’est daté de juin 185...
     “Il aima cette jeune fille... comme il savait aimer ; ce fut sas doute comme si un manant aimait une reine, comme si un ver de terre osait lever les yeux sur une étoile.
     “—Je ne lui dirai jamais que je l’aime, me disait-il souvent, parce que je suis pauvre et qu’elle croirait que ce que j’adore en elle, ce n’est pas elle, elle seule ! mais ses esclaves, ses terres, que sais-je ?”
     “Tint-il parole ou non ? c’est ce que je ne saurais dire ; voici pourtant ce que j’ai trouvé dans quelques strophes de lui, portant la date du 27 septembre de la même année :
    
     Et quand je saluerai d’une étreinte dernière
     Ce visage entouré d’un nimbe de lumière,
     Ce front éblouissant, ces yeux pleins de lueurs,
     La belle créature, aux nonchalantes poses,
     Effeuillait froidement du bout de ses doigts roses
     Des roses de l’été, qu’on eût dites ses sœurs.

“La date de cette poésie est aussi celle de son départ pour les Attakapas.
     “Les premiers mois, il m’écrivit des lettres pleines de tendresse.
     “—Je souffre, mais j’ai du courage, me disait-il, car je sais qu’il y a au moins deux créatures qui m’aiment, toi et Jeanne-Marie Sellier. J’ai aimé une statue, comme le sculpteur antique ; si elle ne m’a pas payé de retour, c’est qu’elle était de marbre. Dès lors, à qui la faute ? Au marbre qui ne sent rien, ou à moi ?”
     “Ses lettres devinrent ensuite de plus en plus rares ; enfin, il y a trois mois, elles cessèrent. J’attendis un, deux, trois mois ; la poste resta muette. Alors mes alarmes devinrent cruelles : évidemment il était mort, le frère qui n’écrivait plus à son frère.
     “Je partis aussitôt pour les Attakapas, demandant à tous : Où est mon frère ? Je retrouverai ses traces à la Nouvelle-Ibérie et à St-Martin. Il avait parcouru les campagnes en faisant avec probité son commerce ; mais, au retour de ses expéditions, on le voyait entrer dans les cafés, silencieux comme un sphinx, et boire souvent jusqu’à l’ivresse... Le malheureux ! il avait employé, pour se guérir de son fatal amour, le remède des hommes vulgaires. Il avait cru trouver l’oubli dans le vin. Hélas, à quel prix l’y trouve-t-on !”

......................

     M... mit sa tête dans ses deux mains après avoir dit ces mots.
     “Là s’arrêtent les notes que j’ai recueillies,ajouta-t-il en essayant de refouler ses larmes. J’étais venu à vous, plein d’espoir, pour vous dire : Vous qui connaissez tout le pays, connaissez-vous, ou savez-vous quelqu’un qui ait connu mon frère ? Vous m’avez répondu : Non. eh bien ! à partir de ce moment, je vous dis : Au nom de notre commune patrie, au nom de l’humanité, au nom de la solidarité, principe divin qui, comme la charité, devrait unir tous les hommes, je vous adjure de joindre vos efforts aux miens pour retrouver, sinon mon frère, au moins des indices, des traces de mon frère. A tout ami, à tout indifférent que vous rencontrerez, vous me promettrez, n’est-ce pas, d’adresser cette question : Avez-vous vu ou connu Eugène M... ?
     —Mais votre frère n’est pas mort, car, dans ce cas, on aurait retrouvé son cadavre. Il a peut-être fait un voyage à St-Landry, aux Avoyelles, et au premier jour, il...
     —Il est mort,” vous dis-je, dit M... en éclatant cette fois en sanglots qui retentirent dans notre cœur comme un glas funèbre.
     “Me promettez-vous ce que je vous ai demandé avec tant d’instances ? ajouta-t-il, en scandant chaque syllabe par un sanglot.
     —Oui, à vous et à Dieu.
     —Eh bien ! moi, de mon côté, je vais recommencer la recherche ardente, acharnée de mon frère. Je vous reverrai avant peu. De votre côté, s’il y a du nouveau, écrivez-moi.”


CE QU’ETAIT DEVENU LE MARCHAND DE BIJOUX
 

     Nous suivîmes longtemps du regard cet homme qui s’éloignait courbé sous une grande douleur, et qui allait recommencer son pénible voyage sur les chemins attakapiens, en demandant à tous les voyageurs qu’il trouverait sur son chemin : —où est mon frère ? Avez-vous vu mon frère ? Nous aussi, lié que nous étions par le serment que nous lui avions fait, nous fîmes bravement et ardemment la chasse aux nouvelles, arrêtant tous les passants, connus ou inconnus, écrivait à tous nos amis des paroisses voisines et leur demandant à tous s’ils avaient vu Eugène M... ou s’ils avaient entendu parler de lui. Nous reçûmes de tous une réponse unanime : ils n’avaient pas vu le jeune homme dont nous leur avions envoyé le signalement et n’avaient même pas entendu parler de lui.
     Le mystère de cette disparition commençait à se déchirer. Il y avait probablement là-dessous un crime commis sans doute, la nuit, sans témoins... une agonie aux râles entendus de Dieu seul... une fosse à l’écart, sous quelque arbre. Nous essayions toutefois d’éloigner de nous ces sinistres pressentiments, lorsque nous reçûmes, de Vermillonville, la lettre suivante ; nous l’ouvrîmes en frissonnant, car elle était timbrée de noir.
    
     “Mon cher compatriote,
     “Mon frère est mort... mon Eugène... Il a été rejoindre notre mère... oh ! comme Jeanne-Marie Sellier, sa seconde mère, va pleurer !
     “Pauvre Eugène ! lui qui ne voulait arriver à la fortune que pour faire une douce vieillesse à cette pauvre et noble femme !...
     “Voici les notes que j’ai recueillies... Devant une pareille tombe, je ne sais, en vérité, si j’aurai le courage de les retrouver dans les limbes de ma mémoire.
     “La dernière fois qu’on l’a vu, c’est au Pont-Braux. Il arriva, un soir d’orage, les habits tout souillés de boue, les cheveux, ses beaux cheveux noirs qu’il soignait tant ! collés sur ses tempes par la pluie. Il paraissait d’une tristesse profonde.
     “Ce soir-là, comme cela lui arrivait souvent, il chercha l’oubli dans des libations copieuses. on l’entendit murmurer plusieurs fois un nom de femme... sans doute celui qui lui brûlait le cœur... celui qui lui avait inspiré les fragments de poésie que je vous ai cités.
     “Vers les dix heures du soir, il se leva en chancelant et demanda le chemin qui, conduit du Pont-Braux à la Prairie-Marronne. On m’a dit qu’il y a là une maison mal famée où les chevaliers errants de la bohème attakapienne se donnent couvent rendez-vous.
     “On le vit monter à cheval, après avoir assujetti, avec des courroies, sa boîte de bijoux à la selle, et prendre ensuite le chemin de cette maison maudite.
     “Pauvre Eugène !... Depuis, on ne l’avait plus revu !
     “Les habitants du Pont-Braux ne s’étaient pas émus de cette disparition, pensant sans doute que mon frère avait continué sa route vers le chef-lieu de la paroisse, et de là vers St-Landry. Ils se sont émus en voyant mes larmes ; il y a décidément parmi eux de nobles cœurs.
     “Aidé par eux, j’ai battu la cyprière, forêt immense, entrecoupée de flaques d’eau, de ravins, de bois morts, qui semblaient vouloir défier toutes nos recherches. Dieu nous guidait, sans doute, car, après deux jours de courses à travers bois, nous avons trouvé, sur les bords d’un marais... Ah ! mon ami, quel horrible spectacle !... nous avons trouvé... des ossements humains dispersés dans tous les sens... sans doute par la dent des bêtes fauves... et plus loin un crâne qui semblait ricaner... et nous regarder avec yeux vides...
     “J’ai éprouvé un moment une de ces atroces douleurs qui font croire à l’homme qu’il touche aux limites de la folie. La folie... je l’aurais désirée peut-être... mais puisqu’elle n’est pas venue, j’en remercie Dieu... Il faut qu’il reste un fils à la bonne et sainte Jeanne-Marie Sellier.
     “Nous avons fait constater cette funèbre trouvaille par un magistrat, puis j’ai enseveli pieusement, en terre sainte, ces débris humains et ce crâne, sur lequel les bêtes fauves n’avaient pas laissé assez de chair pour qu’un nom pût s’y lire.
     “Une information judiciaire est commencée contre certains habitants de cette maison mal famée de la Prairie-Marronne. Où aboutira-t-elle ? A rien, mon ami, car nous n’avons trouvé aucun indice qui puisse nous aider à constater d’une manière sûre à qui ont appartenu ces ossements.
     “Moi-même, je n’oserais affirmer en justice que ce sont là les ossements de mon frère... Mais mon cœur me l’a dit—j’ai écouté cette voix infaillible... et j’ai pris le deuil, car mon frère est mort ! mon frère est mort !
     “Aussitôt que l’instruction de l’affaire sera terminée, je repartirai pour la France où je trouverai du travail, je l’espère, et où je pourrai parler de mon frère avec notre mère, Jeanne-Marie Sellier.

“Votre ami,
     “M...”

    Quelques jours après, les gens de la Prairie-Marronne furent déchargés de toutes poursuites et M... vint nous dire adieu et prendre nos lettres pour notre petite ville.
     “Que Dieu vous garde ! nous dit-il en partant, et surtout armez-vous jusqu’aux dents, si jamais vous passez devant cette infâme maison de la Prairie-Marronne, où les Marguerite du lieu égorgent les gens comme dans la Tour de Nesle.”
     Nous n’avons pas eu besoin de suivre le conseil de M... car, Dieu merci ! nous n’avons jamais franchi le seuil de cet horrible tapis franc.
     Nous n’avons plus eu de nouvelles de M..., mais son nom nous revient souvent à mémoire, et il nous semble entendre tinter à nos oreilles ces paroles sinistres : Où est mon frère ? avez-vous vu mon frère ?
     Alors notre pensée va de M... à Eugène, tombé victime d’un crime mystérieux... mort à vingt ans... avant d’avoir vu les déceptions prendre tous se trésors, toutes les fleurs de son âme et les jeter au vent une à une.
     Il est mort, emportant avec lui tous ses rêves... comme un roi d’Orient s’en va dans la tombe avec toutes ses pierreries... Sommes-nous plus heureux, nous, hommes de quarante ans, qui avons vu s’effeuiller au vent tous nos rêves... et qui vivons ?


LE QUART D’HEURE DE RABELAIS

     Cependant les Comités s’étaient formés.
     Saintes-Vehmes publiques, ils allaient assigner à leur barre tout ce qui était criminel ou infâme et réaliser ainsi la sublime strophe du Dies irae :
    
     Quantus tremor est futurus,
     Quando judex est venturus,
     Cucta stricte discussurus !
     ............................................
     Judex ergo cum sedebit,
     Quidquid latet apparebit,
     Nil inultum remanebit.

     Epées de Damoclès, ils allaient être suspendus par un fil au dessus de toutes les têtes coupables.
     Comme le Commandeur de Don Juan, ils étaient dans la coulisse, prêts à entrer en scène, à montrer à chacun la carte de ses crimes, —carte que Dieu dresse là haut, —et dont les intérêts se soldent ici-bas ou ailleurs à un moment donné.
     Les hommes ont appelé cette échéance le quart-d’heure de Rabelais ; nous l’appellerons, nous le quart-d’heure de Dieu....
     A la première exécution des Comités,—exécution qu’on a lue déjà, les bohémiens des deux sexes de la Prairie-Marronne avaient tremblé.
     Du moment que la conscience publique se réveillait et commençait à prendre à partie tous les membres véreux de la population attakapienne, ils avaient compris que cette émeute de l’honneur et de la morale contre le crime finirait par gronder à leurs portes et leur demanderait un compte terrible de leur passé.
     Ils avaient été bien plus effrayés encore, lorsque Gudbeer, après avoir subi, pour la seconde fois, le supplice du fouet (Voir l’histoire du Comité de la Côte-Gelée), tomba un soir, plus qu’il ne descendit, de cheval sur le seuil d’une des huttes de la Prairie-Marronne.
     “Cécilia !”dit-il d’une voix éteinte.
     Une jeune femme de couleur accourut et jeta un cri en voyant celui qui l’avait appelée. C’était l’héroïne du portrait vu un soir, à la lueur d’une torche de pin, —scène que nous avons décrite dans le premier chapitre.
     “C’est toi ! fit-elle en s’accroupissant.
     —Oui, moi qui ai cru que je serais assez fort pour résister à ceux qui m’avaient déjà fouetté une première fois... et qui m’ont infligé hier un second supplice. J’en ai appelé à la justice ; mais cette fois ils n’ont pas attendu le juri... ce bon juri... cet excellent juri qui nous patronnait si bien... et qui m’aurait certainement acquitté. Hélas ! il n’en a que trop acquitté, à ce qu’il paraît ! A la fin, le public s’est blasé là-dessus et maintenant ces démons des Comités ne parlent plus que de fouetter, d’exiler, de pendre... J’ai voulu leur résister et j’ai été brisé. Les Comités n’en resteront pas là... On nomme déjà les Herpin, Hervilien et Euclide Primo, le nègre Don Louis, &c., comme devant être exilés... et fouettés s’ils résistent. Nous allons être obligés de porter notre industrie ailleurs.
     —Je te suivrai,” dit Cécilia, mais froidement du bout des lèvres.
     Gudbeer ne remarqua pas cette froideur.
     “Merci ! dit-il en saisissant une longue mèche de cheveux qui fouettait le cou de la jeune fille... Tu es bonne et dévouée, je le savais. C’est pour toi, pour te parer, pour te rendre plus belle qu’aucune de tes compagnes que j’ai commis des vols,—des vols, ajouta-t-il après une pause, dont la meilleure part était convertie en robes de soie pour ton corps et en bijoux pour orner ton sein, tes mains et tes épaules. A la partie que j’ai jouée, j’ai été vaincu et je viens te dire adieu.
     —Adieu ? murmura-t-elle comme frappée douloureusement de ce mot.
     —Adieu ! non pour toujours, mais pour quelques semaines, deux mois, peut-être, dit Gudbeer en s’asseyant péniblement sur le seuil. Je suis condamné à partir demain, sous peine de voir le Comité tomber de nouveau sur mes épaules. Je partirai. J’irai à la Nouvelle-Orléans,—un beau théâtre, ma foi ! où mes amis n’ont pas trop de démêlés avec la police et où, bon an mal an, on peut se faire d’assez jolies rentes sans trop se déchirer les mains. Je m’affilierai à eux, alors je t’appellerai... Je t’appellerai dans la grand’ville,—et nous pourrions recommencer ensemble notre belle vie d’amour.
     —Je te suivrai, dit Cécilia, toujours avec indifférence, et regardant un nuage que le vent chassait en ce moment.
     —Et puis, mon père et ma mère seront là, car ils seront chassés, eux aussi, j’en suis sûr, par le comité de vigilance qui va se former à St-Martin.—Adieu donc,—et il s’agenouilla,—adieu, ma Cécilia, ma maîtresse que j’aimais tant à parer et à rendre belle ! Adieu, ma complice ! Je pars ordre du Comité ; mais n’oublie pas que, si tu me trompais... je pourrais parler et mettre ces démons à tes trousses. Ne pleure pas, ma Cécilia (Ses yeux était parfaitement secs.), nous nous reverrons à la Nouvelle-Orléans, qu’on a surnommée le Paradis des Pègres.
     —Adieu !” fit la jeune fille de couleur, en aidant Gudbeer,—Gudbeer l’exilé !—à remonter péniblement à cheval.
     “C’est dommage, soupira-t-elle en rentrant, il m’apportait de si beaux bijoux !... des robes si jolies !... —X., de la Cote-Gelée, m’a fait l’autre jour des propositions... il faudra que j’y songe.”
     Et la fille de couleur se laissa tomber sur une chaise... cacha sa tête dans ses deux mains et rêva.
     Quelques instants après, elle se leva et se pencha, comme pour écouter les voix de la nuit. Le galop de cheval de Gudbeer ne retentissait plus dans la prairie.
     “Peuth ! dit-elle en pirouettant légèrement sur elle-même, et en faisant sauter deux oranges dans les airs, à la façon de la Dubarry, lorsqu’elle fit renvoyer le duc de Choiseul du ministère :
     “Saute, G., saute, X. !”
     L’orange G. tomba et fut ramassée prestement par la fille de couleur qui éclata de rire.
     Cécilia avait pris son parti... car elle était rentrée en sautillant dans sa hutte... Ah ! si elle avait su ce qui allait se passer ! ! !
     Coco le savait bien, lui, car, depuis l’exil de Gudbeer, on l’avait vu chaque jour chevaucher sur un des chevaux de la tribu, frapper aux portes des puissants pour leur demander sans doute l’ajournement de l’échéance de sa dette, échéance que sa perspicacité lui avait dit être très prochaine.
     Il s’était multiplié, le beau Coco ! un peu flétri par l’âge, mais rayonnant d’une beauté patriarcale qui lui aurait attiré un salut du blanc le plus fier qui l’aurait rencontré sans le connaître. Hélas ! épines des grandeurs ! inconvénients de la gloire !... tout le monde le connaissait.
     Et combien de courbettes et de génuflexions il avait essayées pour endormir le tribunal populaire, qui abattait, à coups de décrets, les têtes de ses pratiques les plus illustres ! et comme il avait mis le mot pardon en plus de variations que Paganini n’en a jamais trouvé pour son Carnaval de Venise !
     Tous ses frais allaient lui être inutiles.
     Povero !
     Un jour les gens des huttes virent poindre à l’horizon comme un nuage. Après quelques minutes de réflexion—et comme le nuage s’était rapproché, ils découvrirent que ce qui venait à eux, c’était tout simplement un piquet de cavalerie.
     Les jeunes femmes battirent des mains.
     “Ce sont nos amis qui viennent. La chasse (On sait ce que ce mot pouvait signifier là-bas.) a été sans doute heureuse. Nous aurons un bal, un beau bal ce soir !”
     Coco, le beau Coco, avait vu, lui aussi, ce nuage.
     “Mon Dieu ! s’était-il écrié, est-ce que c’est aujourd’hui que je vais être sommé de payer toutes mes dettes, passées, présentes et à venir ?”
     Et, ce disant, il s’était jeté les bras de sa femme (nous disons de sa femme, parce que l’une d’elles était morte avant cette époque, et que sa mort, disait-il avec onction, était le seul chagrin qu’elle lui eût jamais causé).
     Cependant les cavaliers avançaient toujours.
     “Ce ne sont pas les nôtres ! s’écrièrent les femmes.
     —Ce sont eux, les juges ! s’écria Coco, toujours noyé dans les bras osseux de son épouse sexagénaire.
     —Mon Dieu ! que va-t-il donc se passer ?” dirent en chœur toutes les bouches de la tribu.
     La réponse à cette question ne se fit pas longtemps attendre.
     Arrivés devant la maison de Coco, les cavaliers se rangèrent sur une seule ligne, et une voix, partant du centre, —la voix de Dupré Patin, le vaillant capitaine du comité du Pont de la Butte, cria trois fois :
     “Coco ! Coco ! Coco !”
     L’Antinoüs nous se présenta, oreille et tête basses. Ses jambes flageolaient comme s’il avait trop fêté la dive bouteille. Nous devons toutefois constater, en loyal historien que nous sommes, que, la veille, il n’y avait pas eu bal chez lui.
     “Coco, proclama la voix mâle du capitaine, quelques-un de vos fils, filles, petit-fils et petites-filles (Il les nomma.) et vous, avez été jugés et condamnés par nous à l’exil. On vous donne huit jours pour émigrer où bon vous semblera avec vos enfants, vos chevaux, vos bêtes à cornes, enfin tout ce qui voudra vous suivre.”
     Coco, le beau Coco, s’inclina devant le décret d’exil que Dupré Patin venait de lui lire.
     “Il paraît que c’était aujourd’hui l’échéance,” se dit-il à lui-même, en voyant s’éloigner le piquet de cavalerie.
     “Seigneur ! ajouta-t-il, je reconnais votre justice !” Et il pria.
     Il venait de voir arriver le quart-d’heure de Rabelais.


A MARKSVILLE

     Un mois après, Coco et sa tribu firent une entrée peu triomphale à Marksville, capitale des Avoyelles, où nous avions alors l’honneur très peu profitable d’être éditeur et rédacteur du Villageois, journal officiel de la Démocratie des Avoyelles, que d’Artlys, plus jeune que nous, a cru rajeunir en lui donnant le nom de Pélican. (Ajoutons, entre parenthèses, que son procédé tout mythologique lui a réussi).
     Connaissez-vous Marksville ?
     C’est un petit village, composé de petites gens, et qui n’a pas même la croix d’une église pour le protéger. Aussi il prospère et progresse de telle façon que Mansura, son jeune et formidable voisin, lui aura volé, avant peu d’années, son titre de capitale.
     Nous avons dit que ce village était composé de petites gens,— Pardon. Il a produit un grrrrrand homme, le secrétaire actuel du Sénat. C’est un homme qui sait le français comme Nodier, l’anglais comme Byron, le droit comme Rosélius... Son esprit est aussi grand que son corps est gros, ce qui n’est pas peu dire. Ce dignitaire du sénat, cette notabilité démocratique, mérite une statue sur la place de la Maison de Cour de Marksville. Nous sommes prêt, quand le moment sera venu, à apporter notre humble souscription au monument de ce grand homme, de cet orateur illustre, de ce savant qui rayonne, comme un phare, sur l’humanité.

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     Nous avons dit qu’un mois après les événements que nous avons décrits, Coco et sa tribu avaient fait leur entrée peu triomphale à Marksville. Il était suivi de deux ou trois jeunes femmes, de son épouse, une vraie sorcière de Macbeth, de deux mulâtres et d’un blanc qui avait associé ses destinées à celles de la tribu. Le reste des enfants avait dû s’éparpiller en route. La figure patriarcale de Coco eût du succès le premier jour. On eût dit une de ces belle têtes de vieillard, crées par tant de peintres, qui serait descendue de son cadre pour se promener parmi les vivants.
     Il chercha dans le village de Marksville un abri qui pût couvrir sa tête ainsi que celles qui l’accompagnaient dans le dur voyage de l’exil... Il n’en trouva pas... La malédiction de Caïn commençait déjà à peser sur sa tête.
     Le secrétaire du Sénat qui, alors, était hostile aux Comités et qui depuis... ne lui offrit pas même une tente. Il fut retenu sans doute par les exigences de sa haute position ; il dut gémir, comme Louis XIV, de sa grandeur qui l’attachait au rivage. Ah ! les grands ne peuvent pas toujours faire autant de bien qu’ils voudraient Plaignons-les !
     Enfin, un homme, ému de pitié, permit à Coco d’habiter, pendant quelque temps, une maison située dans un des bois qui entourent Marksville. C’était une cabane ouverte aux vents, à la pluie, à la pluie, où une pauvre veuve s’était éteinte, il y avait à peine deux semaines, laissant sept à huit enfants que la charité de quelques nobles femmes devait recueillir. Un côté de cette hutte était bordé par un ravin ; au milieu de la cour, un grand vieux chêne vert, un aïeul de la forêt, déployait son immense parasol de verdure.
     Nous allâmes le visiter, accompagné d’un beau et intelligent garçon, créole des Avoyelles, à qui les suffrages populaires ont donné depuis le fauteuil de greffier de paroisse, et à qui ils le donneront longtemps encore s’ils continuent, comme ils l’ont fait cette fois, à nommer celui qui le méritera le plus. Ce jeune homme se nomme Ludger Couvillon. Vous souvenez-vous de cette visite, mon cher Ludger ?
     Nous franchîmes le ravin dont nous avons parlé et entrâmes dans la cour. Coco était assis à l’ombre du vieux chêne et berçait sur ses genoux deux ou trois enfants, de trois ou quatre ans, qui, nous voyant venir, braquèrent sur nous leurs grands yeux curieux. Au même moment, deux grands garçons de couleur et un blanc (le jeune Reiner) sortirent aussi du ravin, portant chacun un sac d’écrevisses vivantes qu’ils déposèrent aux pieds du vieillard. Deux jeunes femmes apparurent sur la porte de la masure et souhaitèrent du regard la bienvenue à la pêche et aux pêcheurs. Quant à nous nous n’obtînmes que des regards d’une expression sauvage : notre couleur blanche ne nous parut pas être précisément en odeur de sainteté dans la masure. Nous n’en abordâmes pas moins le vieux Coco.
     N’oublions pas de constater qu’en chemin, nous avions parfaitement renseigné notre ami, le futur greffier, sur la moralité de la tribu fugitive en général, et sur celle de son chef en particulier. Nous avions conclu en disant : “Coco est un vieux drôle qui va se poser en saint, en victime, et nous conter des mensonges avec l’audace d’un gascon à trente-six carats. Ainsi, tenons-nous bien.”
     “J’ai appris, lui dit Ludger, que vous aviez été chassé des Attakapas par un Comité de Vigilance. Je suis sûr que c’est à tort.”
     C’était, comme on voit, un piège que notre ami lui tendait pour le faire parler.
     “Hélas ! oui, mon bon monsieur, fit Coco, tout rayonnant, je suis une victime... une victime infortunée... Je n’ai jamais fait que du bien, Pa-Coco (c’est ainsi qu’on m’appelait là-bas) allait à l’église... priait Dieu comme les autres... Ah ! monsieur, montrez-moi l’église de votre village... que j’aille m’y jeter à genoux pour demander à Dieu le pardon de ceux qui persécutent moi et les miens.”
     Ludger et nous échangeâmes un sourire. Le vieux drôle savait aussi bien que nous où était l’église : en venant de Mansura à Marksville, il avait dû passer devant.
     “Mais pourquoi vous a-t-on persécuté ?” continua Ludger/
     Coco joignit les mains et leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de ce qu’il allait dire.
     “Pourquoi on nous a persécutés ? Ma foi de Dieu ! monsieur pour rien... on plutot parce que mes voisins étaient amoureux de ma terre et que j’ai refusé de la leur vendre. Ah ! c’est que Pa-Coco avait là-bas une belle terre... du bois à en vendre à toute la paroisse... prairie fertile... il avait tout, Pa-Coco ! I ;s voulaient acheter ma terre... ma belle terre... mon bon monsieur... et moi je voulais y mourir.”
     Ici, le robinet aux larmes du vieux Coco s’ouvrit d’une façon inquiétante. Ajoutons que le ciel refusa de jouer un rôle dans la comédie de Coco, que j’avais prédite. Il faisait très beau temps.
     “Mais, dit Ludger, certaines rumeurs disent que vos garçons, vos filles... ne menaient pas une vie très exemplaire... c’est peut-être faux, mais on le dit.”
     Ce peut-être faux de Ludger était une précaution oratoire adorable. Pourquoi n’avez-vous jamais abordé la tribune, mon cher Ludger ?
     “Mes filles et mes garçons ne menaient pas une conduite régulière ! psalmodia Coco. C’est une calomnie, mon bon monsieur... une calomnie inventée pour perdre Pa-Coco et les siens. Mes garçons ! monsieur... mes filles ! mon bon monsieur... des anges... des modèles... (Ici le robinet coula avec une nouvelle abondance.) Mes garçons ne travaillaient pas, c’est vrai, mais leur santé est si délicate... Mes filles manquant de sagesse !... mes filles des concubines !... Horreur à faire mourir un père qui les aime de toute son âme !... Mes filles !... Ah ! je vous le jure, mon bon monsieur, elles n’ont jamais eu qu’un mari à la fois !”(Ceci est très historique, mais non très français.)
     Cette dernière mauvaise phrase française nous souleva le cœur de dégoût. Cette impression fut simultanée chez Ludger et nous.
     Ludger alla sur les bords du ravin, comme pour écouter un oiseau-moquer qui chantait dans les branches. Nous, nous pensâmes à Pauline Bonaparte qui, ayant posé nue pour sa statue, chef-d’œuvre de Canova, répondit à une dame qui s’était étonnée de cette pose sans feuille de vigne : Ma chère, il y avait du feu dans l’appartement, et nous dîmes :
     “Les extrêmes se touchent. Coco, le noir, ne connaît pas plus la pudeur que Pauline, la princesse.”
     Ludger et moi, nous dîmes adieu au vieux chef de tribu et reprîmes lentement le chemin de Marksville.
     “Ce drôle a les deux pieds dans la tombe et il ment. C’est un scélérat doublé d’un tartufe ; il ne durera pas deux mois ici.”
     Telle fut l’analyse de notre visite faite par Ludger—analyse que nous répétâmes au café de notre excellent et facétieux ami, Emile Chaze, et devant d’autres amis que nous rencontrâmes à un autre café tenu par Didier, ce Lorrain de tant de cœur et de bienveillance, dont nous nous souviendrons toujours avec plaisir.

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     Coco ne durera pas deux mois, avait dit Ludger : cette prophétie devait se vérifier.
     Avant le terme prescrit par notre ami, un Comité de Vigilance, acclamé par le Pélican, se forma à Marksville, et mit à sa tête un homme dont l’énergie n’est égalée que par sa bienveillance ; un homme riche, jeune, ex-know-nothing acharné, mais ayant un cœur et une bourse qui n’ont jamais demandé à personne un extrait de naissance. Cet homme s’appelle Fénélon Cannon.
     Traqué par ce Comité, le vieux pacha noir (c’est ainsi que l’appelait le Pélican) partit un jour de Marksville, à la tête de sa tribu pour aller de nouveau accrocher sa tente aux roseaux de l’exil.
     Coco et sa tribu se réfugièrent d’abord aux Rapides, puis ils redescendirent la Rivière-Rouge et allèrent cacher leurs têtes maudites dans cette ville qui est à la fois un paradis et une sentine : un paradis parce qu’elle a la beauté, la noblesse, le luxe, de grands cœurs, la poésie, les fêtes féeriques ; une sentine parce qu’elle a aussi le revers de médaille de tout ce que nous venons de dire.
     Aujourd’hui, Coco et sa tribu sont à la Nouvelle-Orléans.
    
    

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