HISTOIRE DES COMITÉS DE VIGILANCE AUX ATTAKAPAS

 

Alexandre Barde


Comité de la Comité de la Côte Gelée

I.

     Il y a vingt ans, un des plus grands succès de l’exposition de peinture à Toulouse, ville artistique entre toutes, fut décerné à un paysage signé ROQUES, le premier maître d’Ingres. Ce chef-d’œuvre du maître toulousain reproduisait, à peu de chose près, le tableau que nous allons décrire.
     Le bayou Tortue est une rivière peu profonde et de peu d’étendue, tachetée d’îlots et de bouquets de cyprès (arbres cannelés qu’on dirait sculptés par le ciseau d’un statuaire), et ombragée sur les deux bords par des arbres de haute futaie, qui lui font un parasol de verdure à faire rougir le parc de Versailles. Ce bayou sert aussi de ruisseau frontière aux paroisses est un pont baptisé par une famille dont le nom paraîtra plus d’une fois dans ces pages, famille française enracinée depuis soixante ans sur notre sol, mais ayant conservé pieusement le souvenir de son origine, — famille dont le chef, né aux environs de Bordeaux, était venu aux Attakapas, en 1796, avec une monnaie peu lourde à porter matériellement, mais ayant cours dans tous les pays du monde: une intelligence élevée, bien que son éducation fût incomplète, et un cœur assez grand pour faire tête à des orages dont le récit n’appartient pas au livre que nous écrivons. Ce pont a reçu le nom de la famille Saint-Julien.
     Au nord une immense cyprière ferme l’horizon comme un rideau: au sud, des prairies dépassant en étendue toutes les distances que l’œil peut embrasser; à l’ouest, ces mêmes prairies courant le long du bayou Vermillon, et allant se relier à celles de la paroisse du même nom. Sur cet immense tapis vert, des habitations nombreuses, semées au hasard comme à coups de foudre; des troupeauxà moitié enfouis dans les grandes herbes des savanes qui leur servent à la fois de nourriture et de litière; des milliers de clos où s’épanouissent, en été, les houppes de neige du coton et les barbes blondes du mais: tel est le théâtre sur lequel nous allons faire monter le lecteur.

II.

     Ce n’est pas tout. Après nous avoir suivi dans la campagne, il faut qu’il se laisse prendre par la main, et qu’il pénètre avec nous dans les maisons.
     Ces maisons sont comme la Galathée de Virgile: elles se cachent derrière un double ou triple rideau d’arbres, étendu comme un voile de fleurs et d’ombre; mais elles ne se cachent pas si bien, les coquettes! qu’elles ne puissent être vues par le passant. Les arbres, qui leur font comme un oasis de verdure, sont les lilas.
     Il y a soixante ans, cette prairie, aujourd’hui si ombreuse, était nue comme la main. C’était un paysage d’Afrique pendant les journées torrides de l’été. Un jour, un nègre nommé Baptiste, appartenant à M. C. Cameau, alla aux Opelousas, y vit un lilas, arbre qui lui était inconnu, couvert de ses grandes grappes de fleurs parfumées, en détacha une branche, et la planta à l’Anse-Pilet, sur une terre appartenant aujourd’hui au gouverneur Mouton. La branche grandit et devint arbre. Ce doyen des lilas qui couvrent aujourd’hui les campagnes attakapiennes, était debout encore il y a peu d’années.
     Que le lecteur entre maintenant, avec nous, dans les maisons,— maisons luxueuse de propreté; mais, sauf quelques exceptions, n’ayant que ce luxe, le plus beau de tous. Ce n’est pas riche, ainsi que vous le voyez, mais c’est poli comme un miroir, brillant comme du cuivre. C’est un intérieur de la Hollande, dessiné aux Attakapas par ce grand artiste mystérieux qu’on appelle la Providence.
     Les femmes sont au métier, têtes brunes et rieuses, penchées su ce métier comme les femmes du monde sur le piano;— mains blanches, couronnées d’ongles étincelants et polis comme l’ivoire, qui, du lundi au samedi à midi, font voltiger la navette, et frappent cette cotonnade que tout le mode connaît.
     Que le lecteur entre donc. S’il est connu, il sera accueilli par une franche poignée de main et par un sourire; si étranger, par une de ces bonnes et hospitalières paroles qui sont la bienvenue du voyageur. Qu’il regarde autour de lui, et tout lui semblera rire, chanter et s’épanouir au soleil comme les maîtresses de ces maisons. La nature, en effet, s’est faite ici gracieuse comme les femmes. Heureuse prairie qui sert de cadre à ce frais et paisible tableau où, même en hiver, tout semble avoir un air de printemps.

III.

     Nous avons dit que les femmes y font voltiger la navette du lundi au samedi à midi. Oh! c’est que ce jour-là n’est pas un jour comme les autres! C’est que la modeste pendule de ménage, qui a tinté des heures de travail toute la semaine, sonne ce jour-là l’heure du repos, heure lente à venir, mais toujours attendue sans impatience! C’est le jour où elles vont dépouiller la pauvre robe de travail, lisser, peigner et parfumer des cheveux qu’elles ont gardés toute la semaine, tordus comme un double câble de soie sur leurs épaules, tirer de l’armoire de noyer la robe de bal, la mantille de soie, les bijoux, les gants Jouvin, les bottines de Cendrillon,— et se regarder au miroir,— et se faire belles! Pas de coups d’œil indiscrets sur ces modestes apprêts de toilette! Laissez en paix ces laborieuses abeilles qui vont sortir de leurs ruches, armées en guerre, et s’envoler au bal, bruyantes et joyeuses comme des gamins faisant l’école buissonnière.
     Le bal se donne chez Léon Billaud. C’est une modeste villa, voilée de lilas comme une anglaise collet-monté d’un double voile de dentelles; mais soyez tranquille! si vous la visitez ce soir, vous verrez comme il y aura tapage, et rumeur, et rire autour de cette maison! et comme elle sera pleine de chants et de lumières! La salle de bal sera pauvre, car elle **aura pour décors que quelques mauvais tableaux, des bancs en *ois, sièges biens durs pour tant de robes soyeuses, et le stuc blanc des quatres murailles; mais la scène sera si gentille, le tableau si coquet, que vous lui pardonnerez les quelques taches que nous venons de signaler. Le violon seul servira bien peut-être de repoussoir au spectacle qui se déroulera devant vous; peut-être trouverez-vous ce violon trop aigre, trop strident, trop grinçant, trop différent enfin de ceux que vous avez entendus aux théâtres de la Nouvelle-Orléans. Le violon est mauvais, abominable, c’est vrai, mais les danseuses sont jeunes, jolies, gracieuses, prestes comme les oiseux endormisà cette heure sous les rameaux des grands arbres; mais elles ont des ailes aux pieds et le rire aux yeux, et des mélodies sur les lèvres. Eh! que leur importe que le violon grince, qu’il crie, qu’il détonne! A ce bruit elles danseront en medure... mais elles ne l’entendront pas.

IV.


     Nous arrivons à la population masculine.
     Nous avons lu quelque part une impression de voyage qui a quelque analogie avec ce que nous allons dire. C’est une histoire de voyageurs, encadrée dans ces magiques paysages de l’Inde, beaux comme ceux du Paradis et cachant la mort sous leurs splendides draperies.
     A près une longue journée de marche, deux voyageurs s’étaient arrêtes sur les bords d’un lac dont les flots, légèrement ridés par la brise du soir, semblaient rouler des étoiles. Ce lac était beau, comme tout l’est dans cette terre merveilleuse, qui serait un Eden... si elle n’avait pas le tigre, l’obra-capella, les poisons les plus subtils, des dangers à chaque pas et la mort. Pendant les premières heures de la nuit, tout sembla dormir; mais à minuit, les grands bois se réveillèrent, le tigre rugit, et des yeux ardents, dont chaque éclair était la mort, s’allumèrent dans l’ombre, et nos voyageurs auraient eu le peu enviable honneur de servir de déjeunerà quelque roi des forêts indiennes, s’ils n’avaient eu la chance de mettre l’incendie d’une forêts indiennes, s’ils n’avaient eu la chance de mettre l’incendie d’une forêt entre eux et leurs ennemis.
     Il y a à peine un an, la Côte-Gelée et les Attakapas étaient hélas! comme l’Inde, une médaille à deux revers.
     Si, d’un côté, il y avait une population honnête, industrieuse, aimant à l’excès, comme ses aïeux de race française le travail qui donne l’abondance, et les plaisirs qui, chez les natures généreuses, sont un aiguillon qui les pousse au travail, au lieu de les en éloigner; s’il y avait des hommes, joueurs comme des Mexicains, buveurs, à leurs heures, comme des Allemands, batailleurs quelquefois comme les boxeurs anglais, mais à cheval sur l’honneur, fidèles à leurs engagements, les mains et la conscience pures de tout acte appelé délit ou crime par la loi de leur pays; — il y avait aussi une poignée de bandits, tache à ce tableau tout alpestre, nuage obscurcissant ces heureuses prairies louisianaises, comme ces nuées imperceptibles qui parfois nous voilent le soleil.
     Oui, à côté des maisons retentissant jour et nuit du bruit de la navette; à côté de ces jeunes filles, usant leurs belles mains blanches à frapper la cotonnade, qu’elles échangent ensuite contre de fraîches robes dont elles se parent aux bals de Léon Billaud; enfin, à côté des bons habitants, courbés sur la charrue qui fait jaillir de disons-nous, des maisons équivoques, peuplées de bohémiens aux mains parfaitement innocentes de tout travail, mais habiles au vol, quelquefois au meurtre; et quand le vol et le meurtre ne donnaient pas, allant jusqu’à l’incendie, ce luxe et cette volupté de Néron.
     Ces bandits formaient, nous le répétons, une minorité infâme, mais rachetant son infériorité par des coups d’audace qui, vus de loin, leur donnaient les proportions d’une armée.
     Cette petite armée du crime se composait d’hommes depuis longtemps désignés par la voix implacable de l’opinion publique, qui, traduits en cour pour leurs méfaits, y avaient trouvé si souvent une indulgence scandaleuse que, lorsqu’ils avaient commis de nouveaux crimes ou délits, on avait renoncé à les envelopper dans des poursuites qui se dénouaient toujours comme les veilles comédies.
     Le tableau n’est pas encore complet:
     Quand le crime ne donnait pas, venait l’orgie. L’orgie amenait la gaieté, l’amour de la facétie. La gaieté de ces brigands était assez sinistre, mais qu’y faire? La Justice d’alors était souveraine et maîtresse, et les brigands étaient si intimes avec messieurs du juri!
     Alliez-vous au bal sur un cheval orné d’une selle neuve? Le lendemain votre selle avait déjà disparu ou vous la retrouviez déchirée à coups de couteau.
     Histoire de rire!
     Il en était de même pour la voiture élégante que vous aviez achetée, après un an d’économies, pour votre femme, votre sœur, ou votre mère. Les bohémiens la tailladaient, la découpaient avec la lame de leur cuchillo, et, du chef-d’œuvre de carrosserie de la veille, il ne restait qu’une ruine informe dont la vue faisait verser des pleurs à celle à qui vous l’aviez offerte.
     Encore histoire de rire!
     Ces messieurs usaient aussi d’une plaisanterie non moins charmante. Dans les bals, ils imberbes, ceux qui entrent dans la vie par la belle porte de leurs seize ans. Parfois même, ils jetaient aux dames et aux jeunes filles des mots immondes, ramassés on ne sait où. Mais ils renoncèrent à ce jeu, jeu qui avait porté malheur à l’un d’eux. Voici en quelles circonstances: l’anecdote mérite d’être racontée.
     Un jour, l’individu en question adressa une de ces odieuses insultes à la belle et chaste fille d’un homme dont tous connaissent la justice autant que l’intrépidité. Au bal suivant, il reçut, du père de la jeune fille insultée, un coup de poing herculéen qui lui ensanglanta le visage. Le battu empocha l’insulte, et s’en vengea quelques jours après, en donnant des coups de poignard à... un vieillard de... 80 ans.
     (Toute la paroisse sait que ce fait est historique.)

V.

     Il y avait donc ici bien des cœurs indignés, bien des mains qui frémissaient et cherchaient des armes pour venger sommairement la longue impunité des malfaiteurs et les verdicts scandaleux et systématiques rendus depuis d’années par le juri. Une dernière goutte d’eau fit déborder le vase.
     Vers les derniers jours de janvier 1859, deux vols avaient été commis: l’un chez M. Dupré Guidry, l’autre chez M. Valsin Broussard, tous les deux marchands à la Côte-Gelée.
     Chez le premier, on avait enlevé pour quatre cents piastres de marchandises sèches. Il était évident que, pour accomplir ce vol, il avait fallu la coopération de plusieurs personnes.
     Le second n’avait perdu qu’une centaine de piastres en chaussures, en indiennes, &c.
     — C’en est trop! S’écrièrent alors quelques hommes. Puisque la justice est impuissante, et ne nous protégé plus, protégeons-nous nous-mêmes!
     Ce jour-là l’indignation fit prononcer pour la première fois ce mot: Comité de Vigilance!
     A ce Comité il fallait un chef; un chef qui assumât la grave responsabilité d’une insurrection contre la justice qui garde toujours un certain prestige, si impuissante, si vénale, si discréditée qu’elle puisse être; un chef qui fût à la fois homme d’action et de modération; et qui, de plus, fût assez haut placé dans l’esprit de ses concitoyens pour que son nom fût le programme et le drapeau de l’insurrection. Aux heures de crise, la foule a toujours, à quelques pas d’elle, un homme qui résume toutes ses aspirations, qui est capable de comprendre et d’épouser toutes ses souffrances, tous ses griefs. Pour choisir cet homme, les ambitions, les vanités individuelles s’effacent ou se taisent. Dans ces moments, on se rallie au nom le plus juste et le plus énergique. Le nom du Major Saint-Julien fut acclamé.
     Nous allons étudier avec bonheur cette puissante individualité. Bien que faite par une main amie, cette individualité est à la hauteur de tout ce que nous dirons d’elle.

VI.


     Le Major Saint-Julien est créole de la Louisiane. Il naquit en 1805, dans la paroisse Lafayette, sur les bords du bayou Tortue.
     Son enfance fut ce qu’elle pouvait être à cette époque, où la Nouvelle-Orléans était plus éloignée des Attakapas qu’elle ne l’est aujourd’hui de l’Europe. Dans les premières étaient aussi rares aux Attakapas que les ténors le sont aujourd’hui.
     Mais qu’importait à cet enfant? Il était intelligent; il devait beaucoup apprendre, et se compléter par l’observation à l’école du monde où il allait vivre; école qui brise quelquefois, fortifie souvent, et qui, on l’a dit avant nous, — a plus d’esprit que M. de Voltaire.
     A la première de ces écoles il s’était assis gamin; à la seconde il entra homme.
     Si l’enfant avait fait l’école buissonnière, l’homme jeta un regard profond sur la société. Modeste comme une jeune fille, se taisant lorsqu’il ignorait, ne parlant pas même toujours lorsqu’il savait, il observa beaucoup.
     Doué d’un esprit juste, complété par une modestie vraiment exceptionnelle, il sortit de cette école, non avec une glane, mais avec une gerbe de connaissances. Il avait étudié en écoutant. Lui qui est si généreux, il avait meublé sa mémoire et son intelligence aux dépens des autres.
     Nous ne dirons rien de son enfance et de son adolescence, pages noyées dans l’ombre, fleurs perdues sous les buissons.
     Il se maria. Onze enfants sont là pour continuer sa race. Les plantes vivaces et fortes ont toujours de nombreux rejetons.
     A son entrée dans la vie, il se montra armé de deux qualités qui devaient faire sa force: une probité antique et un esprit de justice aussi robuste que sa probité.
     On ne saurait assez le répéter: ces deux vertus pèsent plus dans les balances de l’Opinion Publique que les écus de cent coquins!
     Aussi, bien qu’il ne jouisse que d’une modeste aisance, bien qu’il n’ait que l’aurea mediocritas d’Horace, l’Estime Publique,— sollicitée par beaucoup, mais qui ne se donne pas à tout le monde,— est-elle venue à lui depuis longtemps.
     Cela, disons-le à sa louange, ne l’a pas gâté: chez lui, il n’y a pas, il n’y a jamais eu l’ombre de ce que l’on appelle: l’ambition.
     Vint-on lui offrir la coupe enivrante du pouvoir, le saluât-on sénateur à Baton-Rouge, shérif, greffier, lui conférât-on tous les titres que peut donner une foule reconnaissante, il répondrait: non! avec une simplicité qui ne lui coûterait pas une minute de réflexion.
     Il pourrait être, dans sa paroisse, ce qu’il voudrait, et pour cela, il n’aurait qu’un mot à dire.
     Ce mot, il ne le dira jamais...
     L’intimité avec quelques-uns, la bonté et la simplicité avec tous, les mains toujours ouvertes pour relever un courage défaillant ou pour soulager une souffrance, voilà sa force.
     Il en a une autre, sans laquelle l’homme est comme une lame qui n’aurait pas été trempée: il possède l’énergie.
     L’énergie, marchant toujours avec la justice! L’énergie ne se montre que lorsqu’on l’y force au nom d’un droit violé, ou d’une société qui a besoin d’être défendue.
     Cette énergie est vraiment celle des hommes forts.
     Un exemple:
     C’était il y avait ans.
     En véritable habitant du Sud, il tient les nègres pour ce qu’ils valent, et il ne les a jamais poétisés comme Mme Stowe; aussi sa vigilance est-elle incessante.
     Un jour il remarqua qu’une brèche avait été faite dans son coton.
     Ensuite, il remarqua qu’une brèche ne pouvant se faire toute seule, et pouvant être encore agrandie par le bras mystérieux qui l’avait faite, il serait bon de veiller comme on le fait dans les villes assiégées.
     Il veilla.
     Autrefois, on disait que la fortune (aujourd’hui on dit la chance) aime les audacieux; on devrait ajouter les veilleurs; car, quelques nuits après, il vit un de ses nègres pénétrer dans son magasin, en sortir avec deux, sacs pleins de coton, et se diriger vers la prairie.
     Le Major le suivit.
     La lune, voilée par des nuages, ne répandait dans la prairie qu’une vague lueur.
     Bientôt après, un homme sortit de derrière une roncière, et se dirigea vers le nègre.
     Cet homme, de haute taille, semblait colossal, et se détachait avec vigueur sur le clair obscur de la prairie.
     Le Major sourit: il l’avait reconnu.
     Cependant le nègre et le blanc s’étaient rapprochés, avaient échangé quelques mots à voix basse, puis, le coton du nègre avait passé dans la main du blanc; puis, avait retenti un bruit métallique.
     C’était le nègre qui recevait le prix du vol; ensuite de quoi voleur et receleur se séparèrent.
     Le Major avait tout vu. Un autre que lui se fût rue à l’instant sur le misérable qui avait établi, chez lui, la permanence du vol par ses esclaves. Le Major le laissa s’éloigner en paix. Mais le voleur ne devait rien perdre à attendre.
     Le nègre, interrogé, avoua ses vols, et fit connaître les nuits où il ne portait au receleur. Il parla tant et si bien que pas un détail ne fut perdu...
     Un autre soir, le nègre repartit avec la quantité ordinaire de coton volé.
     Le Major le suivit à quelques pas de distance, après avoir fait placer deux amis près du théâtre de l’entrevue du nègre et du blanc. Ces messieurs avaient été places là pour constater le flagrant délit; mais il leur était défendu de prendre aucune part à ce qui allait se passer.
     Le Major voulait bien se faire justice, mais il ne voulait du concours de personne.
     Le blanc avait été exact au rendez-vous; mais à peine avait eu lieu l’échange du coton contre de l’argent, que le Major sortit de sa cachette, se jeta avec fureur sur le receleur de son bien, et le terrassa en quelques secondes, bien qu’il fût de taille et de force herculéennes.
     Après avoir roué de coups le bandit, le Major appela son nègre.
     “Cet homme s’est mis à ton niveau par son crime, lui dit-il; il est juste qu’il soit châtié par un égal.”
     Et en disant cela, il lui avait mis un fouet dans la main.
     Le nègre frappa, frappa, car il était sous le regard sévère du maître.
     Le fouetté resta sanglant sur le terrain. Quelques jours après, il disparut.
     — En voilà un que les avocats ne feront pas acquitter, murmura le Major en revenant de l’exécution.


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     Ce mot est la plus sanglante satire de nos institutions criminelles.
     Il y a vingt and, le juri était déjà impur, car un honnête homme, un homme honnête entre tous, doutait du juri.
     Cependant peu d’incidents avaient marqué la vie du Major: quelques affaires personnelles où il avait témoigné d’une bravoure surabondante; toutes les pages de sa vie pouvant être signées par le tribunal d’honneur le plus rigoriste, tels étaient ses titres de noblesse, son droit à la considération publique, et malheureusement pour l’humanité, tout le monde ne peut pas en dire autant.
     Quelques-uns de nos amis lui avaient appliqué, depuis longtemps, les deux vers écrits au Cimetière St-Louis, à la Nouvelle Orléans, sur la tombe de Dominique You.
     Nous, nous le définirons en disant de lui, au public, ce que nous ne lui avons jamais dit à lui-même, depuis quinze ans que nous le connaissons.
     Le Major est un des cœurs les plus grands, les plus justes, les plus honnêtes qui battent en Louisiane. C’est un homme de Plutarque égaré dans notre dix-neuvième siècle... En a-t-il beaucoup? nous le souhaitons pour lui.
     Le Comité naissant l’avait acclamé, avons-nous dit.
     Cette acclamation fut transmise au Major.
     Il pesa, dans une minute de réflexion, et la responsabilité qu’il allait assumer, — et son influence et sa réputation dont il ignorait lui-même la puissance et l’étendue, — les mille chances qui lui promettaient un échec plutôt qu’un triomphe, — et les angoisses qu’il allait causer à sa nombreuse famille, dans la carrière périlleuse où il allait s’aventurer.
     Après une minute de réflexion, il accepta.
     Il allait commencer une révolution, illégale comme toutes les révolutions, mais cent fois nécessaire, mais mille fois sainte; et cette révolution, il allait lui donner son nom par ambition, non pour demander des honneurs ou des places à ses concitoyens, mais par DEVOIR.

VII.

    On avait ensuite choisi, comme l’alter-ego du Major, M. Aleandre Mos, son parent, comme lui homme d’action et de justice, et qui, quelque temps après, devait donner sa démission.
     Son successeur devait être le Col. Creighton, le digne fils d’un père qui a laissé des souvenirs impérissables dans tous les cœurs de la paroisse Lafayette.
     Disons quelques mots du père, que nous pourrions appeler un grand homme de bien; ce sera en même temps écrire l’histoire du fils.
     Le vieux Creighton était médecin, — non à la façon de ces Shilocks d’Esculape qui sucent la bourse de leurs clients comme les sangsues sucent le sang de leur corps, — mais un médecin de l’Évangile, soignant avec un égal amour le pauvre et le riche, aimant même plus à soigner celui-là que celui-ci; attendant de années la rémunération du riche, et faisant souvent, au pauvre, l’aumône discrète de ses soins, — et souvent même de plus que cela. C’était non pas un médecin, mais un apôtre respecté dans sa paroisse comme un roi ne le sera jamais dans ses Etats.
     Il mourut, laissant à ses deux enfants une aisance qui aurait pu être une magnifique fortune, s’il avait été moins homme de bien et plus homme d’argent.
     Il voulut être enterré près de la maison où il laissait sa famille bien-aimée, et sa digne compagne repose aujourd’hui à côté de lui.
     Si les cendres de deux justes protègent une maison, celle du Col. Creighton n’a pas besoin de paratonnerre... n’est-ce pas, colonel?

VIII.

    Les deux secrétaires nommés furent deux jeunes hommes ayant la communauté du berceau dans la même patrie; l’un riche, l’autre marchant à la fortune par le commerce basé sur la prohibité la plus rigoureuses; tous deux frères, par l’honneur, s’ils ne le sont pas par le sang: MM. Désiré Roy et Dupré Guidry.

IX.

    La première séance du Comité avait eu lieu chez M. Valsin Broussard, et l’on y avait adopté une Constitution simple, sans phrases, se composant d’une dizaine d’articles qui peuvent se résumer ainsi:
    
     « Organisation des membres présents en tribunal temporaire, contre les malfaiteurs.
     Châtiments: Le bannissement, le fouet, la mort.
     Pour crimes ou délits ordinaires, le bannissement.
     Signification du bannissement au condamné.
     Le fouet, si le condamné résistait, ou s’il ne partait pas dans le délai prescrit.
     Pour les crimes punis de mort par la justice régulière, LA POTENCE.
     Si un homme était mis en Cour, respecter cet homme pour ne point entraver l’action de la justice.
     Surveillance rigoureuse des blancs suspects dans leurs rapports avec les hommes de couleur ou les esclaves d’une moralité douteuse.
     Serment appuyant les dénonciations. »
     Les signataires de ce procès verbal, première étincelle de l’incendie qui allait s’allumer dans cinq paroisses, furent:
     Charles-Duclize Commeau, Alexandre Bernard, Don Louis Broussard, Aurélien Saint-Julien, Eloi Guidry, Paul-Léon Saint-Julien, président pro tempore, Raphaël Lachaussée, Césaire L’abbé, Joseph Guidry, Valsin Broussard, Martial Billaut et D. Guidry greffier.
     Douze signatures d’hommes ayant des pairs en honneur, mais pas de supérieurs!
     Ce jour-là aussi, le Comité naissant traduisit son premier criminel à la barre: ce fut Gudbeer!

X.

     Gudbeer était de père et de mère bohémiens. Son berceau avait été appendu on ne sait où; les une disent: en Allemagne; les autres en Louisiane; tout ce que nous pouvons dire de lui, c’est qu’il venait du pays d’où viennent les bohémiens; de la rue, du bagne, de la boue peut-être; mais à coup sûr, pas d’un palais.
     Son père s’était fait vaquero, et avait planté sa tente sous les beaux ombrages du bayou Tortue, sur le chemin qui relie St-Martin à Lafayette. De cette tente, que, pour être véridique, nous appellerons une cabane, il voyait passer journellement les nègres, les blancs suspects, les gentilshommes de la nuit, qui abondaient alors dans les deux paroisses. Les gentilshommes avaient pris insensiblement l’habitude de toucher la main au bohémien, puis les rapports froids des premiers jours s’étaient changés en intimité; entre honnêtes gens, l’amitié vient si vite!... Et Gudbeer père recevait depuis longues années les membres de la gentilhommerie nocturne et sa maison, de jour comme de nuit, était toujours pleine et bruyante, — et le whisky abondait chez lui! et les cuissots de chevreuil! et les quartiers de veau et de bœuf! bien qu’on ne lui connût aucun revenu, et qu’il se livrât avec volupté à la douce vie du far niente...
     Son fils Auguste grandissait.
     Sa mère était Alsacienne, parlait français comme les Allemands de M. Scribe, tirait les cartes... un peu moins bien que Mlle Lenormand, et vendait des médecinesà ceux qui étaient... fatigues de la vie. Hideuse au physique, comme au moral, elle ressemblait au trio de sorcières de Macbeth... Comme elles, elle jetait des herbes dans sa chaudière, et les malades, qu’elle avait envoyés dans la tombe n’étaient jamais venus porter plainte devant notre excellent et populaire ami de St-Martin, le juge Ed. Mongé.
     Son fils Auguste grandissait toujours...
     Il avait tellement grandi, et ses facultés étaient tellement précoces, qu’à vingt-un ou vingt-deux ans, il avait été traduit le premier par devant le Comité.
     Insigne honneur!
     Traçons la silhouette d’Auguste Gudbeer. Il avait 21 ou 22 ans; visage allongé, grands yeux, nez proéminent, chevelure blonde, taille élancée.
     Pas d’éducation religieuse; encore moins d’école. Né peut-être sur un grand chemin, sous un arbre, sur une pelouse, il avait porte jusqu’à ses vingt ans les traditions de son berceau.

D’où venons-nous? –on n’en sait rien.
     Où allons-nous? –le sait-on bien?

Il n’avait appris à connaître ni le prêtre, cet initiateur de la croyance en Dieu et de la morale, ni le maître d’école, cet initiateur de l’intelligence à la vie pratique et réelle, ni le travail , qui fait les soldats de la vie civile, comme la guerre fait les soldats des camps...
     Mais il avait connu de bonne heure le vagabondage, le vol, la débauche, l’habitude des liqueurs fortes... il s’était lancé en poste sur le chemin qui mène au bagne ou à l’échafaud, dans les pays où il y a... un bagne et un échafaud.
     Signalé pour des vols nombreux, et particulièrement pour l’audacieux vol de nuit exécuté chez M. Dupré Guidry, et trouvé coupable sur preuves évidentes et convaincantes: il fut condamné au fouet rude mais nécessaire épreuve du début du Comité.
     La condamnation, prononcée à quatre heures du soir en février, mois des journées courtes, devenait exécutoire sur le champ. A cinq heures, le Comité monta à cheval et partit.

XI.

    
     On savait où était Auguste Gudbeer.
     Il se trouvait, non chez son père, mais dans un lupanar ouvert il y a quarante ans, dans la prairie Marronne, par un nègre et deux femmes blanches, deux sœurs, femmes toutes deux de ce Mormon nègre, lesquelles avaient crée une nombreuse progéniture de voleurs et de drôlesse, chassée par un autre Comité, et dont nous aurons à raconter la romanesque histoire. Il était dans un enfer, que nos paroisses toléraient depuis quarante ans, comme un ulcère maudit, mais incurable.
     Il était à COCOVILLE (c’était le nom de ce moral village... aujourd’hui détruit, heureusement).
     La nuit était froide, humide, parfois pluvieuse. Il fallait passer à Vermillonville, chef-lieu de la paroisse Lafayette, se rabattre à droite, suivre les sinuosités du bayou, à travers les chemins rendus affreux par la moindre pluie, et saisir Gudbeer dans un nid, d’où il aurait peut-être le temps de s’envoler.
     Le Comité partit, au nombre de 22 hommes, nombre convoque, non pour prendre un vulgaire bandit, mais pour donner à la première exécution d’un coupable la consécration de nombreux honnêtes gens.
     Le Comité voyagea longtemps, longtemps, par une nuit obscure, par des chemins affreux, mais que lui importait? Sa première campagne était un peu pénible, désagréable; mais c’était la première page d’une rénovation sociale, et il avait la foi!
     Cependant le Comité était arrivé à Cocoville, avait fouillé dans tous les sens ce chenil de drôles et de drôlesses habituées à trafiquer de leurs charmes dès adolescence, — et n’avait rien trouvé.
     Il entrait dans la paroisse St-Martin, après avoir franchi le Pont des Moutons, lorsqu’un cavalier tomba au milieu d’eux. Il était alors deux heures du matin.
     — Où sommes-nous, mon cavalier? lui demanda un membre du Comité, soit par hasard, soit qu’un pressentiment lui eût dit que c’était là la proie cherchée.
     Et comme le voyageur inconnu ne faisait point de réponse, on l’arrêta, et à la grande joie de tous, on reconnut Gudbeer.
     Il fût solidement lié, et comme on l’avait arrêté dans les limites de la paroisse Saint-Martin, qui ne s’était pas encore jetée dans l’insurrection vigilante, on fit repasser au jeune condamné le Pont des Moutons, et voisins, s’il y en avait, purent voir un spectacle fantastique, une page arrachée aux ballades allemandes.
     Une torche de pin s’alluma, et jeta ses reflets rougeâtres sur ce juri de vingt-deux hommes, et sur ce jeune et dangereux voleur de 22 ans.
     Gudbeer fut étendu sur le sol et le fouet siffla.
     Et chacun de ces vingt-deux hommes saisit alternativement le fouet, et chacun, en lui infligeant un double affront et une double meurtrissure, chacun jeta l’énumération assez longue de ses crimes, et se nomma.
     Après l’exécution, un de nos jeunes amis, Raphaël Lachaussée, ramassa une dépouille du bandit, le portrait au daguerréotype d’une mulâtresse, sans doute sa maîtresse et la complice de ses vols.
     Puis le torche s’éteignit. Gudbeer fut relâché, et ceux qui l’avaient châtié reprirent leur route, et se replongèrent dans la nuit après avoir intimé au condamné l’ordre de partir sous huit jours.

     XII.

     Gudbeer s’était relevé du lit où il avait trouvé le fouet et la honte, et, tout saignant encore de ses blessures, était allé frapper à la porte des juges de paix de Vermillonville. Cette porte resta fermée. Voisins du volcan qui s’ouvrait, comme Pompéia l’était jadis du Vésuve, les magistrats de ce village avaient compris la légitimité et la nécessité d’une insurrection momentanée contre la Loi, insurrection faite pour rétablir cette même Loi qui semblait avoir disparu dans une tombe comblée par des crachats.
     Gudbeer alla porter ses griefs à Saint-Martinville, et fut écouté.
     Nous ne nous ferons pas juge des motifs qui portèrent le juge de paix de ce village à recevoir la plainte du jeune bandit. Tout homme a une conscience où il puise les notions du bon et du mauvais. La conscience est un tribunal sacré qui, même lorsqu’il se trompe, mérite d’être respecté. S’il y a erreur, c’est un affaire à régler entre l’homme et Dieu!
     Les 22 membres du comité se rendirent à Saint-Martinville pour répondre à la plainte portée par Gudbeer. Nous devons à la justice de dire que le juge les avait traites selon leur valeur: il leur avait fait demander, par son constable, leur parole de comparaître devant lui, en leur laissant le choix de l’heure et du jour de leur comparution; en homme bien élevé, il leur avait épargné les citations individuelles, cette correspondance de la justice avec les criminels.
     Une des plus pures illustrations du barreau attakapien, M. Alcibiade Deblanc, se mit à la disposition du major Saint-Julien, et défendit les Comités avec sa loyauté et son éloquence ordinaires.
     Deux membres, MM. Paul Broussard et Martial Billaut, gendres du Major, furent renvoyés devant la Cour de district pour avoir arrêté Gudbeer dans les limites de la paroisse Saint-Martin. Quelques mois plus tard, le grand juri s’empressa de déchirer en morceaux cet arrêt d’une cour inférieure.
     On voit que le premier acte de ces contempteurs de la loi, fut un acte de soumissionà la justice.
     N’étaient-ils pas ses meilleurs soldats?

XIII.


     Ce soir-là les 22 regagnèrent leurs foyers, fiers de la persécution dirigée contre deux de leurs membres et du témoignage de soumission qu’ils venaient de donner à la justice. C’étaient des insurgés et no des rebelles; ils voulaient réformer et non détruire. Leur programme, ils venaient de le buriner sur la table d’une justice de paix.
     Ce jour-là aussi, le Comité voulut communiquer son programme, et le renferma tout entier dans la proclamation suivante, qui fut répandue à profusion dans les paroisses voisines.

Le Comité de Vigilance des 5e, 6e, et 7e districts de la paroisse Lafayette à ses concitoyens:

Concitoyens,
     Organisés en comité de vigilance, — c’est-à-dire en tribunal extra-légal, nous vous devions compte des motifs qui nous ont poussés à une insurrection momentanée contre l’administration régulière de la justice: ce compte, nous vous le rendons aujourd’hui.
     Nous le rendons, bien entendue, à nos concitoyens honnêtes, à ceux qui sont nos pairs en honneur, en intégrité, en respect de toutes les lois protectrices de la société.
     Nous rougirions de dire un mot, un seul mot à l’adresse des bandits qui infestent notre paroisse, encore moins à l’adresse des amis ou complices de ces bandits. A leurs calomnies lointaines, nous opposons le mépris; à leurs calomnies en face, nous répondrons par le fouet.
     En commençant, nous nous inclinons respectueusement devant la justice—la vraie, la sainte justice, celle qui caresse l’innocent de la même main dont elle frappe le coupable.—Celle-là, nous la respectons, sans la craindre—car ceux qui vous adressent ces lignes, sont, ils osent le dire, des hommes qui n’ont jamais violé aucun des devoirs qu’elle impose au citoyen. Mais, ceci posé, nous jetons un voile sur sa statue que de misérable ont tant de fois insultée, frappée au visage, et nous disons à ceux qui jusqu’à présent, ont souffert, sans se plaindre les mêmes maux que nous:
     Citoyens, les malfaiteurs pillent, brûlent, ravagent tous les jours notre paroisse. Les agressions à la propriété sont des faits de tous les jours, de toutes les heures, nous pourrions ajouter de tous les instants. Le crime a ici une armée qui compte se généraux, ses officiers et ses soldats.
     Comment cette nouvelle armée a-t-elle pu s’organiser dans cette paroisse où les gens d’honneur sont en si grand nombre? Nous allons le dire brutalement:
     Sondons donc les plaies qui rongent notre paroisse: au point où nous en sommes, c’est faire acte de bons citoyens.
     Le juri—cette institution conduise par la philosophie moderne, ce tribunal crée pour protéger l’innocent comme pour écraser le coupable—le juri a failli cent fois à sa mission.
     Oui, il a commis cent fois, à la face de Dieu et du pays, un des crimes les plus abominables contre la société—le Parjure!
     Oui, le parjure! car, en acquittant ceux que les témoignages et l’évidence déclarent coupables, le juri commet le crime nommé plus haut, — crime qui le fait descendre au niveau de ceux-là même qu’il vient de rendre à la liberté!
     N’est-ce pas, citoyens, que vous avez de ces acquittements rendus malgré les témoignages et l’évidence.
     Si cette indulgence criminelle de certains jurés n’avait fait que soustraire quelques hommes au bagne, elle eût été un scandale—mais elle n’eût pas été un crime contre la société. Mais ces verdicts, contraires aux témoignages et à l’évidence, avaient du retentissement dans les cœurs pervers de notre communauté. L’acquittement d’un bandit était une prime d’encouragement aux autres, l’impunité d’un coupable produisait aussitôt cent criminels.
     Ceux qui sèment le vent récoltent la tempête, dit l’Ecriture—notre paroisse en offre un exemple bien éloquent.
     Aussitôt que la justice commença à se trouver désarmée devant les coupables, que vîmes-nous?
     Le vol, le jour, la nuit, partout, toujours! Le vol avec effraction, à main armée, ou bien commis par ruse et sous les circonstances aggravantes citées plus haut! Le vol par des esclaves poussés par des blancs sans le concours des esclaves! Le vol d’autant plus audacieux qu’il était impuni!
     Chargeons-nous le tableau, concitoyens!
     Cependant les bandits formèrent bientôt une armée nombreuse, intelligente, ayant des chefs restant dans l’ombre et des soldats prêts à faire main basse sur tout ce qui se trouverait à leur portée. Races, couleurs, noirs, blancs, tout se fondit et se groupa dans cette armée du pillage, du vol, de l’incendie. Les uns furent receleurs; les autres, détrousseurs; ceux-ci, acteurs; ceux-là, spectateurs. Mais chacun concourut activement l’œuvre commune. Récoltes, animaux, tout ce qui fait le bien-être des populations laborieuses de nos campagnes, tout se trouvait exposé aux coups de main de ces bandits. L’incendie fut aussi employé par eux: témoin le moulin de M. Joseph Laprade qui fume encore et dont la fumée est pour nous à la fois une menace et un avertissement!
     Pillés, incendiés, menacés dans nos propriétés, mais non dans nos personnes, Dieu merci! Car les bandits sont trop lâches pour se poser en ennemis armés devant nous, — devions-nous attendre l’action de la justice, désarmée par des hommes qui acquittent souvent, même lorsqu’ils ont les mains pleines de preuves? Devions-nous charger de jurés de faire la chasse à ces bandits? Non. Nous nous sommes ralliés à la loi de Salut public, cette loi qui prime toutes les autres! Et nous nous sommes constitués en tribunal temporaire contre les brigands.
     Nous nous appelons donc aujourd’hui: Comité de Vigilance.
     Notre programme ne contient qu’un seul mot: Châtiment!
     Châtiment sommaire et implacable à tous ceux qui commettront le crime de vol, ou tout autre, dans notre ressort!
     Le fouet et la corde seront nos deux armes: terribles et flétrissantes toutes les deux!
     Voilà notre programme.
     Vous voyez que notre association est celle de l’honneur contre le crime.
     Nous ne craignons pas plus le blâme de Dieu que celui d’un juri.
     Maintenant, citoyens, écoutez notre dernier mot:
     Si vous approuvez les principes et le but de notre association:
     Si vous tenez à conserver ce que vous avez acquis par votre travail:
     Si vous désirez purger notre société de éléments immondes qu’elle contient—et désigner au pays ceux que la corde et le bagne attendent depuis trop longtemps:
     Enfin si vous voulez, comme nous, marquer du stigmate du fouet ou punir du bannissement les hommes tarés, dont la présence est une insulte à notre moralité et un danger pour nous et nos familles:
     Imitez l’exemple que vous ont donné les citoyens des 5e, 6e et 7e districts. Levons-nous de concert et opposons les soldats de l’honneur à ceux de l’incendie et du pillage. Gravons avec la lanière de nos fouets le mot voleur sur les épaules de ces misérables:
     Une explosion populaire les broierait en quelques jours—et la paroisse nous devrait sa régénération.

COMITÉ EXÉCUTIF
     des cinquièmes, sixième et septième districts
     Côte-Gelée, 15 mars 1859:

XIV.

    Cependant, Gudbeer n’était pas parti; et, profitant des quelques jours d’intervalle que le Comité avait mis entre son châtiment et son exil, il était venu demander de nouveau protection aux magistrats de Vermillonville, — magistrats près d’être, par l’inaction, leur seule arme, complices de l’œuvre de réformation des Comités. Sa présence fut signalée par un membre; le Comité repartit aussitôt pour infliger au tenace bandit un dernier et terrible châtiment. On discuta, en chemin, le supplice qui lui serait infligé. Les uns proposèrent de le fouetter, aux flambeaux, devant la maison de Cour de Vermillonville; les autres, de le pendre au plus prochain lilas, d’après le Code du Comité qui applique la mort aux ruptures de ban.
     Les maisons suspectes de la capitale de la paroisse avaient été fouillées de fond en comble, et l’on n’avait tien trouvé. Cependant Gudbeer ne pouvait être loin, car des témoignages certains assuraient qu’il avait été vu, dans une rue, au coucher du soleil.
     On marcha une partie de la nuit à sa recherche, mais vainement. Le drôle s’était fait introuvable et invisible. Cependant une dépêche transmise au Major lui donna l’espoir d’être, le lendemain, sur sa trace. La retraite fut donc ordonnée vers les trois heures du matin, et le Comité se replia sur la Côte-Gelée, après avoir fait buisson creux, comme on dit en termes de chasseur. Après avoir dépassé l’habitation du Gouverneur Mouton, on aperçut une immense colonne de feu qui montait vers le ciel, par-dessus les grands arbres qui bordent le bayou Vermillon: c’était le moulin-à-coton de M. Joseph Laprade qui brûlait. Cet incendie était un défi jeté à ceux qui s’étaient croisés pour réprimer le crime; il avait été allumé par une bande de malfaiteurs, noirs et blancs, présidée par les trois frères Herpin, dont nous raconterons plus loin l’expulsion.
     Après deux ou trois heures, données au sommeil, le Comité repartit. Cette fois, sa colonne de cavaliers traversa le pont Saint-Julien, et se dirigea, à travers champs, vers l’Île des Cypres, qui devait bientôt fournir une des pages les plus colorées du bandit-tisme. Le Comité avait perdu toute la nuit à poursuivre le jeune bandit; mais, cette fois, la Providence allait être pour la bonne cause... Une voiture parut tout-à-coup dans une manche, le phaéton de cette voiture... c’était GUDBEER.
     — C’est lui, s’écria le capitaine.
     Gudbeer fut bientôt saisi et garrotté.
     — Qu’on le conduise dans les limites de la paroisse Lafayette, ajouta le capitaine, en jouant avec un pistolet-revolver à cinq coups, chargé jusqu’à la gueule et qu’on venait d’arracher à Gudbeer.
     Et le Comité se remit en marche. Un des cavaliers de cette armée de l’ordre avait donné au prisonnier l’hospitalité sur la croupe de son cheval.
     Le Comité avait pris un chemin différent du premier et qui devait conduire plus promptement au but. Il était entré dans une de ces prairies attakapiennes, magnifiques à voir, mais coupées de ravins, de coulées parfois bourbeuses à engloutie un cavalier et son cheval.
     Le Comité était arrivé sur les bords d’une de ces coulées perfides, dont l’eau limpide cache des abîmes de boue.
     Or, comme tous étaient attakapiens, et qu’ils connaissaient les dangers de ces ruisseaux de leurs prairies, ils se mirent à chercher un gué et virent, en le cherchant, de l’autre côté de la coulée, un homme de haute stature, à la barbe blanche, qui semblait couvrir d’un long regard de pitié le jeune prisonnier.
     — Indiquez-nous un gué, lui cria-t-on.
     Je n’en connais pas; quant à moi, je passe où je peux, quand j’ai besoin de passer.
     Le grand vieillard qui venait de faire cette réponse, était un individu qui, lorsque nous écrirons l’histoire d’un comité voisin, trouvera une large hospitalité dans ces pages. C’était Bernard Roméro.
     Le Comité franchit cette coulée dangereuse, et amena le prisonnier sur les mamelons sourceux qui hérissent la magnifique prairie connue sous le nom de Prairie Sauvé.
     On s’arrêta sous un grand arbre.
     — Messieurs, dit le Major, cet homme porte encore sur sa chair vive les stigmates des blessures que nous lui avons faites. Le meurtrir encore, ce serait le tuer. Plutôt que de le torturer, il vaudrait mieux le pendre. Fouettons le pour la forme, — et qu’il parte.
     On fouetta le bandit pour la forme; puis, comme il disait n’avoir pas d’argent pour partir, chaque membre mit la main à la poche, en tira toute la monnaie égarée dans ses profondeurs, et la versa dans la main de Gudbeer.
     Quelques jours après, il disparut, et alla porter un nom de plus à la longue liste des brigands qui sont le fléau et la honte de la Nouvelle-Orléans.

XV.

     Nous avons tenu à décrire la première expédition du Comité. Nous avons décrite, non pour les périls qui étaient nuis, mais pour l’acte lui-même, acte qui devait donner aux procédures du Comité leur véritable caractère, c’était le châtiment des bandits, en plein soleil comme il convient à des juges. La justice doit, en effet, agir en plein jour: il n’y a que la vengeance qui se cache.
     Maintenant, nous crayonnerons seulement quelques expulsions de bandits vulgaires. La Gazette des Tribunaux elle-même n’allume tous ses flambeaux que devant les figures saillantes du crime: c’est la chapelle ardente de la presse; aux vulgaires criminels, elle consacre quelque chose de vulgaire comme eux: un lampion.
     Nous inscrirons donc, comme notes de police, les lignes suivantes
     Bannissement d’Hervilien et d’Euclide Primo, père et fils, pour vol d’une embarcation pontée, trouvée dans leur cour, et reconnue par M. Guidry, son propriétaire, et deux témoins.
     En même temps, expulsion de Don Louis, esclave et époux de Marie la Polonaise, griffonne libre. Cet homme avait eu une main dans tous les vols et dans tous les meurtres qui s’étaient commis, depuis plusieurs années, dans la paroisse Lafayette.
     C’était, comme on le voit, le menu fretin du crime. Le Comité pelotait en attendant partie. Cette partie, c’était l’expulsion de quelques grands coupables...
     Elle allait se présenter.

XVI.

     Dans le sixième district de la paroisse Lafayette, s’élève une maison ensevelie dans la verdure de vieux lilas, entourée de cabanes moisies et ayant comme un air de lèpre; une cour, palissadée de pieux de neuf à dix pieds de haut, donne, à cette maison, la physionomie d’une forteresse. Dans la même enceinte, un clocheton peu gracieux couvre la presse d’un moulin-à-coton, autrefois fréquenté, aujourd’hui désert comme les ruines de Palmyre.
     C’est la maison de Herpin.
     Connaissez-vous cette auberge, sur la route de Nîmes, où Monte-Christo vient essayer les tentations de la richesse sur la richesse sur Caderousse et la Carconte, et où assassine un bijoutier pour lui reprendre un diamant qu’on lui a vendu.
     Ou Dumas a vu la maison des Herpin, ou bien les Herpin ont copié Dumas.
     Le chef de la famille était de la Normandie, la terre classique des procès. Pour ne pas démentir la réputation faite depuis longtemps à sa terre natale, il avait des rapports avec toutes les cours de district des Attakapas.
     Il mourut, laissant à ses enfants, une petite fortune, acquise légitimement, à ce qu’on nous a assuré.

XVII.

    Parmi ses héritiers, se trouvaient trois fils, les seuls qui soient appelés à défrayer cette triste chronique; ils s’appelaient: Aladin, Valsin et Dolzin.
     Ils étaient jeunes.
     Du reste, voici leurs silhouettes;
     Aladin ( à tout seigneur tout honneur) avait de 28 à 29 ans. Front bas et déprimé sur les tempes, lèvres sensuelles, yeux sachant se couvrir, au besoin, d’un voile d’honnêteté; joues sachant aussi feindre la pudeur, la rougeur comme Tartufe—les Mendiants de la Cour des miracles s’appliquaient des plaies simulées sur le corps; les masques sont comme les plaies; seulement on ne les met qu’aux visages. Aladin avait emprunté cette tradition aux Vénitiens su moyen-âge.
     Valsin était petit, trapu, fort. Sa mise était ordinairement soignée. Une forêt de cheveux noirs, toujours élégamment peignés et ondés, descendait sur ses larges épaules. Un jour, sa main droite s’était trouvée prise dans les rouages du moulin-à-coton de son père. Elle en était ressortie broyée. Pendant quelques mois, il avait tenu l’école du 6me district de la paroisse Lafayette. Nous ne savons qui lui avait donné un diplôme; nous regrettons de ne pouvoir citer quelques lignes de ses lettres autographes: elles auraient prouvé à quels étranges professeurs on confie, parfois, l’éducation des enfants dans notre bienheureuse Louisiane.
     Dolzin était le lion de la mode, le comte d’Orsay de la Côte-Gelée. Par le sang, comme par la dépravation, il était bien le digne frère de Valsin et d’Aladin. Chez eux, âme et corps avaient été coulés dans le même moule. La nature, qui ne se répète jamais, dit-on, avait pris plaisir cette fois à tirer trois épreuves d’un seul portrait.

XVIII.

     La moralité de ces jeunes gens était déplorable, surtout celle de Valsin.
     Marié à une chaste jeune fille, dont nous avons entrevu une fois le doux visage, il s’était vautré dans les bas-fonds les plus abjects de la dépravation. Et sa femme... sa chaste et pure jeune femme... elle pleurait sans doute.
     Etrangeté des destinées humaines: quand Dieu crée des diamants, il se plaît parfois à les jeter sur un fumier!
     Ces messieurs avaient fait deux parts de leur vie, et avaient donné l’une aux plaisirs, l’autre aux affaires.
     Décrivons d’abord leurs plaisirs: c’est une page arrachée aux pires lupanars de la Nouvelle-Orléans.

XIX.

    Les Etats du Sud de l’Amerique sont, comme l’Angleterre, une médaille à deux faces: or et billion; noblesse et bassesse; diamant et strass; types de femmes plus admirables que les anges les plus suaves rêvés par Shakespeare; types plus hideux que les sorcières de Macbeth. Les lois morales ne sont, du reste, qu’une copie des lois physiques. Aujourd’hui, un ciel bleu où le soleil déploie son auréole rayonnante, nous fait sentie qu’il est doux de vivre; demain, un ciel nébuleux nous donnera le spleen ou nous fera pleurer.
     Rachel, une des plus rayonnantes figures de femme de ce siècle, avait tout ce que Dieu peut donner à celles qui sont conçues dans ces heures rares et bénies où le ciel est en fête; elle avait poésie, noblesse, beauté calquée sur celle des plus belles médailles antiques, poses sculpturales, dignité, façon royale de porter un cachemire sur se épaules ou une fleur dans ses cheveux noirs à reflets bleus, cheveux qui révélaient si bien son origine judaïque; c’était la suprême poésie, la suprême beauté, la suprême élégance.—Rachel était impératrice par le talent, bohémienne par le berceau.
     Chez les frères Herpin, tout était noir, maudit, sinistre. Il est des bandits chez lesquels Dieu a laissé tomber une qualité ou une vertu quelconque,— chez les Herpin, rien! rien! rien! pas même un de ces pâles rayons qui illuminent parfois les sombres tableaux de Rembrandt. La morale, ce soleil des âmes, ne les avait jamais touchés avec cette prodigalité de rayons qui ne coûte rien, car elle vient de Dieu!
     Ces messieurs avaient le vice cynique; non le vice qui attend l’ombre de la nuit pour éclater dans les villes, qui se modère et se contient, et se fait presque décent; mais le vice en haillons; le vice du ruisseau et de la rue; le vice qui abdique l’orgueil de race, non pour faire monter la race africaine jusqu’à elle; le vice qui met sa main blanche dans les mains noires, et qui demande, en échange, ou une nuit de triste volupté, ou une conspiration à un crime projeté. Leurs vices, c’était une page de Pétrone jetée par le vent de l’Italie antique dans notre Louisiane; un morceau de stuc détaché des sentiers de Rome au temps de sa décadence; un livre de Sodome et de Gomorrhe, sorti de son linceul de sel après des siècles; une halte dans la boue, pour nous servir d’une expression restée fameuse dans l’histoire de la tribune française.
     Nous ne nous étendrons pas davantage sur leurs plaisirs; il est d’ailleurs des choses qu’il doit nous être permis de voiler.
     En Espagne, il y a dans toutes les rues des niches et des statuettes de la Madone. L’Espagnol qui voit qu’il va se commettre un crime ou une obscénité dans le voisinage de la Madone, s’empresse de jeter un voile sur sa chaste image.

XX.

     Et leurs affaires?
     Elles étaient comme leurs plaisirs, équivoques, immorales,— et aussi louches que ce bon M. Laffemas, l’agent de Richelieu, à qui V. Hugo a donné l’immortalité de sa Marion de Lorme.
     Leurs affaires, c’était le vol, quelquefois le meurtre, souvent l’incendie et le parjure, mais le vol, toujours, depuis le 1er janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre. Le vol, comme on le voit, était l’article qui abondait le plus dans cette étrange maison de commerce. Si les Herpin avaient été assez élégants pour se faire faire des cartes de visite, ils auraient pu y faire graver un blason aurait du être une négresse dansant la bamboula, et tenant un rossignolà la main.
     Honnêtes, tant que leur père avait vécu, ils avaient déposé leur honnête réelle ou superficielle sur son cercueil; comme Sixte-Quint, après son avènement au pouvoir, ils avaient jeté leurs béquilles.
     Alors avaient commencé les spéculations équivoques, les pirateries, les expéditions de nuit, les vols d’animaux, vols quelquefois mis en Cour, et toujours suivis d’acquittements; les courses de chevaux où les coups de poing venaient en aide aux tricheries; et enfin les lettres anonymes, ce poignard de la diffamation qui croit frapper dans l’ombre, et qui est toujours reconnu...
     C’était le printemps des années de ces messieurs, car tout leur souriait...ou semblait leur sourire...
     Hélas! rien n’est stable sur cette terre; jugez si le vice peut l’être... Ah! si l’on savait combien est forte l’ancre jetée par la vertu!
     Cependant la chronique scandaleuse des Herpin grossissait à vue d’œil. L’opinion publique grondait, mais elle ne rugissait pas encore.
     Pourtant elle ne demandait pas mieux.

XXI.

    Un jour, un habitant d’une paroisse voisine (Vermillon) vint porter, devant la 14e Cour de District, une accusation de vol contre Valsin Herpin: cet habitant se nommait Lyon.
     Cet homme, honorable et estimé, avait une jument de prix pour laquelle il avait conçu un attachement d’Arabe. Dans nos paroisses, c’est comme dans les zones du Sahara; la solitude produit de ces affections qui semblent étranges, et qui ne sont, cependant, que l’abécédaire du cœur humain... Quand l’homme ne peut pas aimer la femme, il aime la bête... et il y a beaucoup de femmes qui, par l’intelligence et la beauté, sont fort inférieures au cheval arabe.
     M. Lyon était donc venu porter, devant la cour de notre paroisse, une accusation de vol contre Valsin Herpin. Cette bête volée était à la fois sa propriété et son amour; le voleur évidement était mal tombé.
     L’allure fut mise en cour, discutée par un de ces rares jeunes gens de nos paroisses qui ont leurs deux mains pleines d’avenir, M. William Mouton; et, malgré deux témoignages donnés, l’un par M. Emilien Vincent, l’autre par M. Olivier Trahan qui, tous deux, reconnaissaient la jument comme étant la propriété de M. Lyon, le juri innocenta Valsin Herpin.
     Ce verdict, disons mieux, ce parjure resta comme un ressentiment sur le cœur des honnêtes gens de la paroisse Lafayette.
     Un autre verdict malheureux vint augmenter, peu de temps après, l’exaspération des masses.
     Cette fois, il s’agissait d’un vol de peaux.
     Ce jour-là, nous entrâmes dans la Maison de Cour de Vermillon-ville avec un de nos amis et voisins, un des jeunes gens les plus honorables de la paroisse Lafayette, M. Dupré Guidry. On donnait, en ce moment, les témoignages, et ils étaient accablants.
     “ Cet homme sera condamné, dîmes-nous à notre compagnon.
     — Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, fit-il en comptant sur ses doigts, et en regardant le banc du juri. Neuf voleurs de peaux et trois hommes honnêtes. Les neuf seront pour l’acquittement; les trois pour la condamnation; mais ces derniers céderont pour ne pas être en conflit avec les autres. Aussi sûr qu’il fait jour, cet homme sera acquitté.
     Il le fut!!!
     L’organisation des Comités est toute dans ce mot, prononcé par un jeune homme intelligent né en Louisiane, mais dont l’équité se révoltait contre une indignité.

.............

Malheureusement pour les criminels et pour leurs amis du banc du juri, le Comité allait entrer en scène, et briser, comme verre, tous ceux qui avaient porté un défi à la justice.

XXII.

     Nous arrivons à une des péripéties du triste drame que nous racontons.
     Dans un coin reculé de la paroisse Saint-Martin, la carte de la Louisiane désigne un lac, connu sous le nom de lac Cathaoulou. Ce lac est entouré de grands bois vierges encore, il y a quelques années, et qui n’étaient alors visités que par les chasseurs de chevreuils, et par les nombreux pêcheurs des paroisses voisines qui allaient souvent demander, aux eaux du lac, les poissons délicieux qu’elles abritent. Bois et lac forment un des sites les plus ravissants qui se puissent voir. Ce site a de plus une poésie qu’il emprunte à son isolement même. Il étonne d’autant plus le voyageur que celui-ci ne s’attend pas à la magnificence du spectacle qui va se présenter à lui: c’est une beauté qui vous prend par la surprise. C’est comme si on trouvait sur un grand chemin Cléopâtre ou Impéria, une de ces femmes qui traversent une époque en l’illuminant de leur beauté.
     Ce lac est aujourd’hui journellement traversé par les nombreux troupeaux que les Attakapas envoient à la Nouvelle-Orléans. Là, les vachers trouvent des guides, qui, à travers les chemins affreux, mais parfaitement connus d’eux, conduisent la caravane à un point de l’Atchafalaya nommé Butte à la Rose. Le chef des guides, ou le passeur s’appelle M. Hippolyte Barra. C’est un homme-âgé, créole et jouissant d’une réputation immaculée.

XXIII.

     Par une froide journée de janvier 1859, un troupeau de nombreuses bêtes à cornes s’engagea dans un des mille sentiers de la forêt qui fait une ceinture au lac. Ce troupeau était conduit par un mulâtre, deux nègres et deux blancs: ces dernières étaient Valsin et Aladin Herpin.
     Arrivé chez M. H. Barra, le troupeau entra dans une savane, en attendant le bateau qui devait le conduire à la Butte à la Rose; puis les hommes se rendirent à la maison de M. H. Barra, où ils devaient passer la nuit.
     Des explications qui furent données, il résulta que le propriétaire du troupeau était le mulâtre; que ce mulâtre était Texien et s’appelait Alfred Oril: que les deux étaient des engagés et s’appelaient Préféré et Pays; les deux blancs n’étaient que les guides des vaqueros étrangers.
     L’heure du souper sonna; les voyageurs s’assirent fraternellement, sans distinction de couleur, à la même table—et se livrèrent à de nombreuses libations.
     Après les libations, vint le jeu. Un Irlandais (les enfants de la verte Erin n’ont pas de préjugés) s’assit pour jouer, à côté de nos grecs en goguette. Le lendemain, en se réveillant, s’il se souvint qu’il avait une bourse, il put se convaincre, après de courtes recherches, que les dollars qui l’habitaient avaient disparu.
     Lorsque l’Irlandais fut dépouillé de sa monnaie, Préféré prit un violon et se mit à jouer avec cette furie qui distingue les artistes nègres, une bambou à qui aurait peut-être été désavouée par Gottchalk. Alors nègres et blancs se prirent par la main, commencèrent des rondes semblables aux farandoles toulousaines et burent, sans doute, dans les entractes, à la sainte alliance de l’Afrique et de l’Amérique. Le bal à la fin, arriva à un tel crescendo que M. Barra, quoique habitué à la visite de voyageurs excentriques, dut intervenir et faire cesser cette orgie où les enfants de Cham traitaient trop légèrement la majesté des enfants de Japhet.
     ........
     Mais, pendant ce banquet fraternel des illustres représentants de deux races ennemies, M. Barra avait eu l’indiscrétion de jeter un regard inquisiteur sur le troupeau du Texien... Après une minute d’examen, lui qui connaît toutes les marques du pays, il éprouva une de ces émotions qui sont toujours créées par des coups de théâtres... Le troupeau texien était louisianais... Il compta quinze bœufs, portant l’étampe de M. Cade, riche propriétaire de bestiaux de la paroisse Lafayette, un bœuf de M. Elisé Thibodeaux, &c., &c. C’était le produit d’une de ces razzias qu’on faisait alors si souvent dans nos compagnes... M. Hippolyte Barra fut convaincu qu’il avait l’honneur, peu désiré par lui, d’héberger une bande de voleurs.
     L’enquête démontra qu’Alfred Oril, le Texien-propriétaire, était un mulâtre du nom d’Adolphe, ex-esclave de M. Coquelin Latiolais, un des plus honorables habitants de la paroisse Lafayette; que Préféré et Pays étaient deux esclaves voisins des Herpin, et que les deux frères Herpin, les guides, seulement les deux guides du troupeau texien, étaient les seuls et uniques propriétaires... propriétaires, à la façon de M. Proudhon, qui a dit depuis longtemps cette parole célèbres:
     La propriété c’est le vol!
     Plus tard, un affidavit, signé d’un homme qui est son propre témoin, lorsqu’il jure, devait soulever aussi un large pan du rideau qui couvrait ces trois vies prédestinées au crime, comme d’autres le sont à la vertu. Cet affidavit, que l’on trouvera à la fin de l’histoire de ce Comité, devait révéler un vol de sept balles de coton, commis chez le col. Creighton, les auteurs de l’incendie de plusieurs magasins, et un tentative d’assassinat sur M. Emilien Vincent, dans les circonstances suivantes:
     Un des témoins de l’accusation de vol d’une jument, dirigée contre Valsin Herpin, était M. Olivier Trahan.
     Celui-ci était mort plein de jours, comme dit nous ne savons plus quels poète. La famille et ses amis veillaient pieusement dans la chambre où se dépouilles étaient exposées... La nuit était venue.
     On sait avec quelle religion, avec quel respect, se font ces veillées de la mort dans nos campagnes. On prie, on chante de ces cantiques catholiques dont la seule poésie est dans la naïveté; on voile les tableaux, les glaces et même les modestes gravures enluminées qui décorent les humbles parois de la chambre mortuaire; on jette à poignées autour du mort les herbes odoriférantes; enfin, devant celui qui s’est endormi pour l’éternité, tout est silence, religion, recueillement...
     Il en était ainsi dans la maison de M. Olivier Trahan, lorsque des hommes se présentèrent à la porte de la cour, et demandèrent si on avait besoin de veilleurs pour la nuit qui commençait. On répondit négativement.
     Ces hommes demandèrent ensuite si M. Emilien Vincent n’était point venu.
     On répondit qu’il était venu, mais qu’il était reparti.
     Alors ces hommes, profanant les magnifiques mélopées que l’Eglise a adaptées aux psaumes de David et se faisant sacrilèges devant un cercueil, ces hommes se mirent à psalmodier sur l’air de cette sublime lamentation appelée De profundis: — O! Trahan ne pourra plus être témoin contre Valsin Herpin.
     Ce chant impie retentit longtemps, et se mêla insolemment aux pleurs et aux prières qui s’élevaient au ciel, comme des parfums autour de ce cadavre.


     ............

     Les auteurs de cette hideuse profanation étaient les frères Herpin... et un nommé B. Lacouture, qui va entrer en scène dans les pages suivantes.
     Un affadavit de M. Emilien Vincent a affirmé depuis, qu’un soir, à la porte du clos de Caffrés, il avait vu et entendu l’explosion de deux capsules.
     On voit où en étaient arrivés les Attakapas, sous le règne de la justice régulière, dont tant de bonnes âmes pleurent le détrônement. Nous nous garderons de commenter ce que nous venons d’écrire. Un pauvre feuillet d’histoire a parfois une éloquence que ne connaîtront jamais les plus grands orateurs.
     Le Comité condamna Valsin, le 17 mars, et Aladin le 23, à quitter l’Etat dans dix jours, et au fouet, s’ils résistaient.
     Dolzin, qui avait mis la main à toutes leurs mauvaises actions, fut aussi condamné à partager l’exil de ses frères.
     Le trio exilé se hâta de s’enfuir outre-Sabine.
     Aladin partit plus riche que ses frères: car il put mettre dans sa malle de voyage une double condamnation: la première, nous venons de la dire; la seconde avait été motivée par un vol de couteau commis, à son profit, chez M. Achille Landry, par un nègre de M. Isidore Broussard.

Les nègres, leurs complices, furent fouettés et avouèrent tout sous le fouet.

XXIV.

    Il est de riches placers dans la Californie, d’où le mineur a tiré tant d’or qu’il croit les avoir épuisés jusqu’au dernier filon; toutefois, avant de les abandonner, le mineur les sonde d’un dernier coup de pioche, et y trouve encore de l’or en abondance.
     Il en est ainsi des Herpin. Seulement l’or n’est pas précisément le métal que l’on trouve en parlant d’eux; ces messieurs avaient un beau-frère; il s’appelait Bernard Lacouture.
     Celui-ci avait un frère nommé Jean.
     Avant de parler du premier—et son histoire est riche en pages dramatiques—disons quelques mots de Jean, vulgaire bandit qui a disparu depuis longtemps outre-Sabine.

XXV.

     Lorsque les Comités se formèrent, Jean était mis en Cour pour vol de deux chevaux, retrouvés dans sa cour, par M. Hilaire David, leur propriétaire—et avait été soupçonné de complicité dans un assassinat commis de nuit, sur un grand chemin, par un jeune homme de Vermillon, ayant nom Corner, et acquitté depuis par le juri, sous le règne des Comités de sa paroisse.
     Comme Jean avait été mis en Cour avant l’organisation des Comités, ceux-ci avaient refusé de toucher à un cheveu de cet homme: il leur était devenu sacré.
     Du reste, on voulait expérimenter si, devant un flagrant délit bien établi, en ce qui concerne le vol de chevaux, le juri oserait commettre un de ces parjures qui, jusqu’à ce jour, lui avaient coûté si peu,— auquel cas le juri populaire aurait jugé à son tour, et aurait jugé sommairement.
     Dès l’apparition des Comités, Jean disparut et fit bien, car leur police vigilante n’avait pas tardé à mettre la main sur un renseignement qui, donné à un juri honnête, aurait conduit Corner et Jean à la potence.
     En effet, on ne tarda pas à découvrir que, le soir de l’assassinat. Corner et Jean s’étaient rendus à une heure assez avancée de la nuit, au domicile de ce dernier, et que Corner, s’adressant à la maîtresse de la maison, lui avait dit:
     “Je viens de tuer un homme. J’ai faim. Prépare-moi un bon souper. Je pars demain pour le Texas.”
     Le souper fut préparé, et l’assassin mangea avec appétit.
     Le lendemain, il partit pour le Texas. Arrêté et jeté dans la prison de la paroisse Vermillon, il fut traduit devant la Cour.
     Le jeune femme qui avait préparé l’horrible souper, fut citée pour donner son témoignage dans cette affaire. Malheureusement elle fut citée sous un autre nom que le sien, quoiqu’elle fût parfaitement connue. Les défenseurs profitèrent de cette erreur inexplicable. La dame ne comparut point et... .
     Corner fut acquitté à minuit, et s’empressa de disparaître pour échapper à la vengeance des Comités, grondant aux portes de la Maison de Cour.
     Et nos aïeux disaient qu’il avait des juges à Berlin!
     La femme de Jean (fille d’un honnête homme) a été partager volontairement l’exil de son mari.
     Elle a rendu vrai ces vers de Victor Hugo:
    
     Les loups et les seigneurs n’ont-ils pas leurs familles?

XXVI.

     Bernard était Français et, comme nous l’avons dit, avait épousé une sœur des Herpin.
     Jeune fille, elle avait oublié un jour qu’il existait des juges de paix pour légaliser, et des prêtres pour sanctifier les amours des hommes, et elle s’était livrée à un jeune homme que nous avons vu mourir, il y a quelques années, odieusement assassinée dans un bal par un nommé Viléor Valot. Drame commis au son des violons! Sang jeune et chaud tachant les robes des danseuses!
     De cet amour, était né un fils que la jeune mère garda courageusement auprès d’elle, et éleva avec une tendresse qui ne se démentit jamais. (Nous constatons avec empressement ce courage maternel, le plus beau, le plus difficile de tous les courages.—Quand il nous arrivera de trouver un rayon de soleil sur notre route, nous le saluerons toujours avec bonheur.)

XXVII.

    Bernard était un de ces Michel-Morin que la nature a doués d’une grande adresse de corps, d’une certaine dose d’intelligence et d’une de ces activités qui, lorsqu’elles ne sont pas guidées par le fanal de la morale, égarent promptement un homme et en font, du soir au matin, un vulgaire aventurier ou un bandit.
     Charron, maçon, carrossier, charpentier, armurier, il avait cette suffisance gasconne qui fait croire à l’homme qu’il peut tout, qu’il est propre à tout, lorsqu’il ne sait rien, ni ne peut rien. Ces types se retrouvent, du reste, dans toutes les parties du monde: il n’y a pas de gascon que sur les bords de la Garonne; il y en a aussi sur les bords du Meschacébé.
     Après quelques échantillons de son adresse, donnés aux bons habitants, ses voisins, il avait été jugé, et la clientèle de Michel Morin s’était retirée de lui, comme la marée descendants se retire du rivage, et... l’activité de Lacouture avait dû se reporter ailleurs.

  
XXVIII.

     Alors, il songea à la boucherie...
     On apprit, un jour, que, plusieurs fois par semaine, il allait porter à Vermillonville des quartiers de bœufs fraîchement tués et dépouillés de leur peau. Comme on ne connaissait aucun habitant avec lequel Lacouture fît ses transactions commerciales, et qu’on trouvait souvent au bord d’un marais, ou dans les grandes herbes de la prairie, une peau de bœuf ou de veau encore saignante, l’opinion publique avait commencé à s’inquiéter et à accuser le boucher improvisé qui approvisionnait le marché de Vermillonville avec de la viande prise à des sources mystérieuses. Lacouture rengaina son couteau de boucherie et donna sa démission.
     Bientôt après, une série de drames avait commencé dans nos prairies paisibles: deux surtout, qui avaient produit une de ces impressions fiévreuses, électriques, qui frappent simultanément toute une foule.

XXIX.

    C’était dans un quartier de la paroisse Lafayette, connu sous le nom de Prairie Vermillon, quartier ténébreux, mal famé alors, et que les Comités ont déblayé depuis.
     Un marchand français, M. Gallet, y tenait un magasin assez considérable, qui excitait depuis longtemps la convoitise des voleurs; mais les barrières étaient bonnes, les chiens féroces et vigilants, les portes fermées à triples serrures, — et le propriétaire un homme solide (c’est le mot de nos paroisses pour dire brave), connu comme très disposé à défendre sa propriété avec un arsenal de fusils et de revolvers, toujours parfaitement chargés.
     M. Gallet connaissait avec certitude les nombreux amoureux de son magasin; aussi, depuis plusieurs années, un lit était-il disposé dans ce magasin, à la nuit tombante,— et ce lit, occupé par M. Gallet, ou un commis, ne disparaissait-il que le lendemain, quand on procédait à l’ouverture de l’établissement.
     Un soir,— à minuit,— c’est l’heure historique de ce que nous allons écrire,— et nous l’avons pas cherchée,— M. Gallet entendit quelque chose qui grinçait contre la porte,— un bruit, un rien. Puis ce bruit grandit et devint parfaitement perceptible: c’était une tarière qui, maniée avec précaution, creusait un trou dans la bois de la porte, à la hauteur de la serrure.
     M. Gallet sourit, — il avait compris ce qui allait se passer.
     Se rapprocher de la porte, aussi doucement que possible, et rapprocher de lui ses bonnes armes qui ne le quittaient jamais, fut l’affaire d’un instant.
     La tarière ouvrit un deuxième trou... puis un troisième...puis un quatrième... chacun formant les points extrêmes d’un carré.
     Puis le bois du carré, dessiné par ces quatre trous, tomba... et une main...une main dont M. Gallet reconnut le couleur noire, tant il en était rapproché, passa à travers ce trou béant pour se rapprocher de la serrure.
     Et un coup de fusil retentit.
     Le corps qui interceptait la lumière se renversa en arrière en poussant un cri déchirant... Le fusil de M. Gallet, chargé à postes, et tiré à bout portant, avait dû labourer et broyer le bras du bandit dans tonte sa longueur.
     M. Gallet entendit ensuite les détonations de cinq ou six fusils, adressées sans doute aux murailles de sa maison. Mais que lui importait, à lui? ses murailles étaient épaisses, et ,en cas de brèche, il ne manquait pas d’armes pour rendre feu pour feu. Les bandits se retirèrent en lançant des imprécations... leurs voix furent reconnues... M. Gallet n’a jamais voulu en nommer les propriétaires.

.............

    Huit jours après, une dame (Mme Benjamin Mire) entendit à huit heures du soir, à la porte de sa cour, une voix humaine qui poussait des cris lamentables... elle accourut et reconnut un de ses nègres, marron depuis un mois, et se tordant à terre, dans les douleurs du tétanos.
     Il avait le bras horriblement broyé.
     Le nègre mourut quelques jours après, en avouant qu’il avait reçu son affreuse blessure à l’attaque nocturne d’un magasin.
     Le lendemain, en ouvrant la porte de ce même magasin, qui portait toutes fraîches les traces du siège de la nuit, M. Gallet ramassa un ciseau laissé sur le terrain ensanglanté. Ciseau fut parfaitement reconnu... il appartenait à Bernard Lacouture.

XXX.

     Un autre drame avait aussi jeté la terreur dans le quartier.
     Avez-vous rencontré, parfois, dans le monde ou ailleurs, de ces bellâtres, à la barbe hérissée en crinière, aux mains noires lorsqu’elles ne sont pas gantées, aux leurs orbites, aux épaules trapues, aux jambes grosses à faire croire qu’elles sont atteintes de l’éléphantiasis, aux pieds taillés en patins destinés à dessiner des arabesques sur la Neva?
     Ces messieurs, que la nature a traités en grotesques, se croient taillés en Lovelaces. Ils se croient séduisants comme le serpent qui tenta Eve, notre première mère; ils vous diront avec un grand sérieux qu’ils ont fait autant de victimes qu’il y a de jours dans l’année—365, rien que cela! Peut-être iraient-ils jusqu’au chiffre de Don Juan, mille et trois, s’ils avaient lu Don Juan—mais ils ne l’ont pas lu.
     Ils rôdent auteur des dames, comme les ours autour de l’arbre que, d’ordinaire, on plante dans les fosses des ménageries; ils les asphyxient avec affreuses odeurs de muse ou de patchouli qu’ils exhalent; ils leur content des madrigaux qui n’auraient jamais été signés par les poètes galants du 18e siècle; ils déchirent le bas de leurs robes du bout de leurs bottes maladroites; ils passent en un mot, leur vie à courir après des femmes dont la plupart ne seront jamais, pour eux, que des fantômes, beaux peut-être, mais insaisissables; mais que leur importe? s’ils en saisissent une ou deux dans leur vie—et des moins élégantes—et des plus faciles—leur joie sera complète, leur orgueil satisfait. Ils auront conquis leur bâton de maréchal.
     Emile Comeau était de ceux-là.
     Ce n’était pas un Antinoüs; mais il avait une longue barbe comme Samson avait de longs cheveux: c’était là sa spécialité.
     Dans les ateliers, les modèles posent, qui pour la tête, qui pour les cheveux, qui pour les épaules.—Lui aurait pu poser pour la barbe...
     Honnête du reste—et n’ayant d’autre tort que de courir les aventures d’amour comme un Espagnol du temps d’Isabelle-la-Catholique. S’il avait su gratter de la guitare, il aurait donné des sérénades à toutes les senoras de la paroisse Lafayette... mais il ne le savait pas.
     Ce jeune homme avait noué des relations avec deux ou trois beautés faciles-qu’il poursuivait avec affection et publiquement au bal, dans les promenades, dans tous les lieux où le public pouvait le voir... même quand ces beautés étaient accompagnées de leurs maris... car elles étaient mariées... Il était fier d’entendre murmurer à ses oreilles:
     “Voilà Don Juan qui passe!”
     Hélas! il y a Don Juan et Don Juan, comme il y a cruches et cruches...—et le Don Juan de Byron et de Mozart n’est jamais venu se promener à la Côte-Gelée.
     Un soir, comme Emile Comeau courait à une de ses aventures d’amour, deux coups de fusil retentirent à deux ou trois mètres de la maison habitée alors par celui qui écrit ces lignes.
     Le lendemain, à 7 heures du matin, on releva dans la prairie un homme dont la poitrine était criblée d’une pluie de chevrotines—et dont le cheval gisait mort à cent pas de lui.
     Cet homme, c’était Emile Comeau.
     Le meurtrier présumé fut arrêté, une enquête eut lieu, et laissa transpirer un de ces faits qui lavent bien des torts.
     Une de ses victimes, voisine du lieu où le double coup de feu avait éclaté, entendit, dit-on, ses gémissements, et bien que mariée et signalée comme sa maîtresse, accourut auprès de lui pour le panser, s’il était blessé, ou, s’il était mourant, pour être la consolatrice de son agonie. Emile était blessé mortellement.
     Ils passèrent, dit-on, une nuit longue, bien longue, sans doute à pleurer, l’un sa jeunesse que ce coup de fusil allait éteindre, l’autre ses mœurs faciles qui avaient peut-être contribué à armer le bras qui avait voulu éteindre cette vie...
     Emile, ramassé mourant, mourut quelques heures après.
     L’homme que la justice avait soupçonné de ce crime, fut emprisonné, et relâché ensuite par le Grand Juri—car cet homme N’ÉTAIT PAS COUPABLE.
     Le coupable devait être désigné plus tard par un affidavit signé d’un habitant de la paroisse Lafayette qui est son témoin, lorsqu’il parle, et qui est doublement son témoin, lorsqu’il jure. (On trouvera ce curieux affidavit à la fin de ce volume).
     Le coupable, c’était BERNARD LACOUTURE.


     XXXI.

    Lorsque le Comité condamna Lacouture au bannissement, il l’avait déjà pris la main dans le vol, mais pas encore dans le sang, car l’affidavit dont nous avons parlé plus haut n’a été connu qu’après.
     Lorsque le Comité Exécutif, son capitaine en tête, alla lui signifier sa condamnation, il labourait un petit clos, et se laissa appeler deux fois...!
     Après avoir écouté la sentence qui le retranchait justement du sol de sa patrie adoptive, il retourna lentement à ses bœufs qu’il avait laissés au milieu d’un sillon, et sa charrue raya ce sillon jusqu’au bout.
     Puis, quand le Comité fut loin... bien loin... hors de la portée de la vue... il retourna chez lui, et prit, en maugréant, le dur chemin de l’exil.

XXXII.

    Laissons Bernard partir pour la Sabine... nous le retrouverons.
     La paroisse Vermillon— la paroisse des verdicts infâmes—venait d’acquitter Dosithée Maux d’un vol commis dans les circonstances suivantes:
     Il avait été saisi, en plein jour, par un beau soleil de midi, dans une de ces belles prairies, frontières des paroisses St-Martin et Vermillon, debout, un couteau à la main, les bras teints de sang, à côté d’un bœuf fraîchement égorgé. C’était le flagrant délit à la 33e puissance. C’était la clarté du soleil...l’évidence de Dieu...et cet homme avait été acquitté.
     Malheureusement pour lui, ce vol avait été commis sur les domaines du Comité. Celui-ci plus juste que ses juges, cassa le verdict, et condamna l’acquitté au bannissement.
     Dosithée s’enfuit, et alla cacher sa honte dans les solitudes du Texas.
     Son fils—il y a, à ce qu’il paraît, l’hérédité du sang comme celle du crime—son fils s’était aussi permis de faire un petit accroc au commandement de Dieu:

    Le bien d’autrui tu ne prendras.

en volant un veau chez Mme Joseph Leblanc, toujours sur les domaines du Comité de la Côte-Gelée. (Les papillons aiment sans doute, de père en fils, à se brûler à la même chandelle.)
     Cette fois, le Comité n’attendit pas la cour. Digne fils de son père, Aurélien Maux fut condamné à quitter l’Etat, sous dix jours, si mieux il n’aimait s’exposer à une peine plus sévère.
     Les dix jours s’étaient écoulés... et Aurélien s’était contenté de quitter son domicile, et de se réfugier dans une maison bâtie sur un de ces îlots des prairies tremblantes appelés mèches par les habitants du pays.
     Le Comité de la Côte-Gelée partit pour lui donner un second avertissement.
     Il voyagea toute la nuit, et arriva à quatre heures du matin devant la maison qui servait de refuge à Aurélien.
     Tout y dormait encore.
     Et comme les Vigilants voulaient entrer:
     “Non, dit le capitaine, qui n’était autre que le Major, nous apportons ici un réveil assez désagréable pour attendre qu’on se lève. Entourez la maison et attendez.”
     Et après avoir dit ces mots, le capitaine se plaça le pistolet au poing à la porte de la maison.
     Bientôt après, on entendit un pas traînant qui se dirigeait vers la porte... la clef tourna, et Aurélien apparut

............ dans le simple appareil
     D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.

     — Bonjour, monsieur! lui dit le Major, en le saluant cérémonieusement d’une main et en lui présentant se l’autre les cinq ou six jolies bouches d’un élégant pistolet.
     Aurélien s’enfuit, poursuivi par le Major qui, pour la première fois de sa vie, venait de faire l’effet de la tête de Méduse.
     Bientôt arrêté, il fut conduit à quelques milles de la maison, et fouetté selon le code du Comité. Au nombres des justiciers se trouvait son parrain et son parent, — mai un parent d’une probité proverbiale, M. Pierre Maux, qui le marqua aussi du stigmate de l’infamie, en lui disant:
     “Plaise à Dieu que ce fouet défasse ce qu’a fait le baptême! Je te renie!”
    
     .............

     Le lendemain, Aurélien transporta ses pénates et son industrie au Texas... Il pourra y être le commis de son père...
     Ou nous a dit que, là-bas, il y a aussi des comités de vigilance.
     S’il allait tomber de Charybde en Scylla?...

XXXIII.

    Cependant les Herpin et leurs alliés ne s’étaient pas tenus pour battus, et avaient essayé de rappeler de l’arrêt qui leur retranchait l’air et le sol de la patrie. Ils venaient souvent visiter, de nuit, et la maison palissadée, — tanière de cette portée de loups, — et les brunes compagnes de leurs orgies, et les dignes complices, nègres ou blancs qu’ils avaient laissés dans leur quartier.
     La maison palissadée gardait bien ses mystères, comme la Tour de Nesle; cependant, les voisins reconnaissaient, à certains indices la venue des exilés, car alors la maison mystérieuse avait des bruits inaccoutumés, des lambeaux de chansons que le vent indiscret portait à de certaines distances, des rayons de lumière filtrant avec éclat à travers les palissades.
     Ces soirs-là, les voisins veillaient armés; car tout était à redouter de ces espèces de brigands corses qui étaient partis en déclarent la vendetta à ceux qui les avaient proscrits.
     Le Comité avait souvent fouillé cette maison, — caverne dont pouvaient s’échapper, .a chaque instant, le meurtre, le vol, l’incendie, ces étranges Lazares non prévus par l’Evangile.
     Cependant quelqu’un de ces papillons de nuit devait finir par se laisser prendre dans les rets du Comité...

XXXIV.

     C’était après le voyage du gouverneur.
     M. Wickliffe, appelé par M. Martel, juge de district, après la journée de la Queue-Tortue, qui fut le Waterloo du bandittisme M. Wickliffe était venu visiter les Attakapas, accompagné de M. Grivot, adjudant-général des milices de notre Etat.
     Ces messieurs vinrent officiellement ou comme touristes? Nous ne saurions le dire; mais quoi qu’il en soit, ils s’en retournèrent comme ils étaient venus.
     Nous pouvons, dans tous les cas, affirmer une chose: c’est que les chefs des Comités, qu’ils virent dans leur voyage, n’avaient fait, ni seule promesse ni une seule concession.
     Le lendemain d’une victoire, on ne désarme pas.
     Quelques jours après, le St. Marc Darby, steamboat commandé par deux des officiers les plus populaires aux Attakapas, le capitaine plus aimés, partit de la baie Berwick pour Saint-Martin, avec de nombreux passagers, au nombre desquels se trouvait un des bandits expulsés de la Côte-Gelée.
     Ce bandit était Bernard Lacouture.
     “Où allez-vous? demanda à Bernard Lacouture un Vigilant de Saint-Martin qui se trouvait à bord du St-Marc Darby.
     — A la Côte-Gelée, parbleu!
     — Mais le Comité vous arrêtera et, comme vous êtes en rupture de ban, vous infligera le fouet, et peut-être quelque chose de pire.
     — Le Comité!... il n’osera pas toucher à un cheveu de ma tête.
     — Pourquoi? fit le Vigilant avec étonnement.
     — Parce que je rentre à la Côte-Gelée sous la protection du Gouverneur.”
     Et le banni tira de sa poche un article du Courrier de la Louisiane, que nous avons entre les mains, et qui annonçait que le Gouverneur, dans sa récente visite aux Attakapas, avait obtenu des chefs des Comités que les bannis seraient rappelés.
     “Mais, malheureux, lui dit le Vigilant, cet article n’est qu’une longue erreur, d’autant plus inexplicable que le Courrier est favorable à la cause des Vigilants. L’écrivain du Courrier a été trompé. Aucun banni n’est rappelé. Aucune concession n’a été faite. Nos paroisses vous sont fermées—et vous serez broyé, si vous y venez.”
     Le bandit répondit qu’il savait lire, — qu’il connaissait la valeur des mots—qu’il voulait rentrer au grand jour sur le sol qu’on lui avait qui l’avait retranché, — qu’à son tour, il demanderait un compte sévère à ceux qui l’avaient frappé d’ostracisme &c., &c.
     Le Vigilant cessa de dissuader le bandit de son voyage.
     Lacouture débarqua, le matin, à la Nouvelle-Ibérie et en repartit, quelques heures après, pour la Côte-Gelée, après s’être répandu en menaces contre les auteurs de son exil.
     Le destinée le poussait.


     XXXV.

    Le bandit était arrivé à trois heures de l’après-diner à la maison palissadée, habitée par sa belle-mère. Le bruit de son arrivée s’était bientôt répandu; car cette arrivée, c’était une menace d’incendie et peut-être d’assassinat suspendue sur ses voisins.
     A quatre heures, une première dépêche parvint au major Saint-Julien.
     “Impossible, répondit l’énergie capitaine, impossible qu’il ait poussé l’audaceà ce point, et il chiffonna en souriant la dépêche qu’il croyait mensongère.”
     A huit heures du soir, nouveau message; celui-ci venait de Vermillonville, et contenait les mêmes détails que le premier.
     Le Major ouvrit une oreille. Pour lui, l’impossible commençait à changer de nom.
     A onze heures, troisième message, précis et clair comme les premiers: celui-là venait de Saint-Martin, et était porté par un jeune homme haut placé, membre du comité de Saint-Martinville, qui avait vu et interrogé ceux qui avaient vu et interrogé Lacouture.
     L’hésitation n’était plus possible.
     Le Major lança aussitôt dans toutes les directions les ordres de convocation aux Vigilants de service, pendant le mois courant.
     Ces ordres portaient qu’on devait investir la maison dès quatre heures du matin, — et que, lui, le capitaine, se rendrait aux premières heures de l’aube pour entrer dans la maison, et prendre le bandit mort ou vivant.

XXXVI.

    A quatre heures du matin, la maison palissadée avait été entourée d’un cordon de sentinelles invisibles et muettes.
     La nuit était noire, et masquait les soldats de la Vigilance et leurs fusils.
     La maison palissadée s’était réveillée. Des négresses fourbissaient la longue galerie. Des ombres de femmes voilaient parfois cette lumière en vaquant, sans doute, aux soins du ménage.
     Trois nègres sortirent comme pour chercher les bêtes errantes de la prairie. Ils durent, sans doute, voir quelqu’un des groupes de Vigilants que le ciel blanchissant commençait à mettre en lumière, car ils rentrèrent bientôt—et l’un d’eux, soulevant le châssis d’une de ces fenêtres, dites à guillotine, échangea quelques mots, à voix basse, avec un interlocuteur invisible. Bientôt après, on entendit une toux bruyante. Cette toux révélait Lacouture. Le moment de l’action était venu.
     Le Col. Creighton qui commandait le poste, en l’absence du Major, ouvrit la porte de la cour, et se dirigea vers la maison, le pistolet au poing, suivi de deux jeunes Vigilants, Saint-Julien Lachaussée et William Bouan.—Les autres avaient mission de rester à leurs postes, pour empêcher toute tentative d’évasion.
     Après avoir fouillé rapidement la salle d’entrée, ces messieurs venaient de pénétrer dans une petite chambre sombre, lorsqu’ils virent la lumière, et entendirent l’explosion de deux capsules. La lueur de cette explosion, si rapide qu’elle eût été, leur fit entrevoir Bernard debout, un fusil à double canon à la main, sur le plus haut échelon d’un escalier conduisant de la petite chambre à un immense grenier. Il faisait encore noir, et l’on ignorait de la petite chambre à un immense grenier. Il faisait encore noir, et l’on ignorait les moyens de défense de Bernard, et les deux coups qui avaient raté providentiellement annonçaient qu’il était disposé à accepter la guerre. Le Col. Creighton donna à ses deux soldats l’ordre de la retraite. Du moment qu’il allait y avoir haute lutte, il valait mieux attendre la venue du jour et du Major, que d’attaquer dans l’obscurité, attaque qui aurait donné tous les avantages au bandit.
     Celui-ci, après les deux coups de feu, heureusement sans effet, s’était barricadé dans le grenier derrière une porte épaisse qui avait été probablement construite dans la prévision d’une attaque.

XXXVII.

    Cependant le Major était arrivé à l’aurore, et avait été promptement informé des dramatiques incidents qui venaient de se passer. On lui avait dit et l’invasion de la petite chambre, et les deux capsules brûlées par Lacouture sur le Col. Creighton et ses deux soldats, et la retraite dans le grenier, et l’épaisse porte en bois de chêne derrière laquelle il s’était barricadé.
     “Eh quoi! dit-il, cette maison serait imprenable,— et l’on a pris Sébastopol! Montons, messieurs.”
     Et il entra le premier dans la maison, suivi de se Vigilants.
     En passant dans la grande salle de la maison, ces messieurs essuyèrent bien quelques bordées de grossières insultes de la belle-mère du bandit, et furent même menacés, par elle, d’être arrosés d’une pluie d’eau bouillante, ridicule engin de guerre qui bouillonnait dans une chaudière mise au feu exprès; ils n’y firent aucune attention. Celle qui les insultait, était une femme, donc, ils ne se tenaient pas pour insultés.
     Le Major monta l’escalier de la petite chambre qui conduisait au grenier, retranchement de Lacouture, et sonda la porte de chêne de sa main vigoureuse.
     “Cette porte est solide, dit-il; qu’on m’apporte de quoi la briser.”
     Un Vigilant descendit dans la cour, et en rapporta un fragment de barre de fer, avec lequel le Major essaya de faire céder la porte. Elle résista.
     “Une hache! cria le Major.”
     On en apporta une, trouvée dans le voisinage.—“Martial, monte ici; bien que les degrés soient étroits, je crois que nous pourrons y tenir à deux.”
     Le Major venait de donner cet ordre à son gendre. Puisqu’il y avait danger, c’était à un membre de sa famille à braver ce danger à côté de lui.
     Martial monta avec le sang-froid du soldat qui obéit à un ordre.
     “Messieurs, dit le Major, je ne sais quels sont les moyens de défense de cet homme. Moi seul suis exposé à ses armes. Je n’ai qu’un mot à vous dire: S’il me tue ou me blesse, passez sur mon corps, et frappez sans pitié. Maintenant, que la hache fasse sa besogne.”
     Le hache de Martial tournoya, et mordit le bois la porte. Au troisième coup une brèche s’ouvrit.
     Le buste à demi-passé dans cette brèche, le Major, le revolver à la main, parcourut d’un long regard le grenier que son unique fenêtre fermée laissait encore noyé dans l’ombre de la nuit, et aperçut, à deux pas de lui, Lacouture debout, immobile, armé d’un casse tête que sa main droite tenait à la hauteur de son front.
     “Rendez-vous, Lacouture, lui dit-il; l’empressement que vous mettrez à vous rendre, rendra moins sévère le châtiment que vous avez mérité.”
     Silence de Lacouture.
     “Rendez-vous! répéta le Major; mes Vigilants sont derrière moi. Toute résistance est impossible.
     “La force est clémente... nous serons cléments.
     — Je ne me rendrai pas, fit le bandit.”
     Et comme il brandissait sa hache levée sur le Major, celui-ci lâcha un coup de pistolet.
     Le bandit chancela; mais reprenant son élan, il se rua de nouveau sur le Major, la hache levée, et lui en porta un coup sur la nuque pendant que celui-ci lui envoyait une seconde balle qui le reversa.
     Le Major s’affaissa, sur lui-même, et deux de ses Vigilants le croyant blessé ou mort, tirèrent par-dessus son corps deux coups de feu qui achevèrent le bandit.

.....................

     Le Major n’était qu’étourdi; le coup qu’il avait reçu avait été, pour ainsi dire, providentiel. La hache, furieusement secouée, avait porté sur un des montants de la porte; la violence du coup avait fait tourner l’arme dans les mains du bandit; de sorte qu’au lieu du tranchant, c’était la tête qui avait frappé la nuque du Major, par ricochet, et, au lieu d’une affreuse blessure qui lui aurait sans doute arraché la vie, ne lui avait causé qu’une douloureuse contusion.

XXXVIII.

    Quelques jours après, le président d’un comité voisin reçut la lettre suivante, lettre qui complète l’histoire du bandit tué, et qui prouve qu’il était parfaitement décidé à changer nos prairies en maquis corses.
     Nouvelle-Orléans, 24 octobre 1859.
     Mon cher monsieur.
     A mon arrivée à la Nouvelle-Orléans, j’ai recueilli une note très importante sur les dispositions criminelles de Lacouture: comme citoyen de la paroisse Lafayette, je crois qu’il est de mon devoir de vous la communiquer. J’ai été très exactement informé que peu de jours avant son dernier départ de la Nouvelle-Orléans, Lacouture a acheté, chez un droguiste, pour deux piastres d’arsenic, sous le prétexte d’empoisonner des rats; mais qu’il a dit, plus tard, confidentiellement, qu’il destinait ce poison à être distribué à ses camarades de la paroisse Lafayette pour empoisonner les Vigilants leurs ennemis.
     Cette note me vient d’une personne respectable qui ne désire pas donner son nom, pour le moment, mais qui le donnera plus tard, si besoin en est.

ANTOINE GUIDRY.
     Nous le répétons: cette lettre est entre les mains du président d’un comité voisin, et est signée de l’un des noms les plus connus de la paroisse Lafayette.

XXXIX.

     Le Comité venait donc d’avoir sa première lutte sérieuse; lutte où la force du droit avait rencontré, face à face, la force du crime—et où la première avait triomphé. Lacouture était mort plus glorieusement qu’il ne l’avait mérité.
     Banni pour des vois nombreux, les mains souillés d’un meurtre atroce commis lâchement, la nuit, à la lueur des étoiles, il aurait dû mourir comme les criminels de Tyburn ou de New-Gate, la corde au cou, et en dansant une ronde aérienne, ronde qu’aucune sylphide n’a jamais dansée.
     Le vaillant capitaine du comité de al Côte-Gelée aurait pu, à travers la brèche ouverte, le faire tomber sous les balles de ses Vigilants qui encombraient l’étroite chambre, et étaient massés sur les degrés non moins étroits de l’escalier. On ne tue pas les loups en combats féroces, la mort par la fusillade, était donc la seule qui fut digne de Bernard.
     En voyant Lacouture devant lui, le Major oublia le bandit pour ne voir en lui qu’un homme. Il n’engagea la lutte que de poitrine à poitrine. Le chef chevaleresque des Vigilants de la Côte-Gelée voulut être soldat... même en combattant un bandit.

XL.

    Dans une paroisse de Vermillon vivaient deux vieillards, le Philémon et Baucis de la paroisse, qui pendant près d’un demi-siècle, avaient vécu côte-à-côte, obscurs comme les fleurs sauvages qui s’épanouissent dans les bois voisins. Chez eux, pas d’épopée; pas de doux romans de jeunesse; pas de moisson de souvenirs, amassée pour enchanter leurs vieux ans. Un jour, il y a cinquante ans peut-être, il s’étaient unis, et le lendemain de leur mariage... ils s’étaient mis à travailler.
     L’épouse avait pris son rouet, ce travail du temps d’Homère, qui est encore celui d’aujourd’hui dans nos campagnes.
     L’époux s’était courbé sur la charrue.
     Et ils s’étaient pris à naviguer doucement... doucement sur la mer de la vie, — mer houleuse et pleine de tempêtes pour les ambitions immodérées, — mer douce comme l’huile aux cœurs modestes, à ceux qui ne demandent à Dieu que leur pain quotidien.
     Ils avaient eu plusieurs enfants.
     Après les avoir aimés, élevés et établis, ils s’étaient pris de passion pour autre chose: l’argent.
     Nous avons tous besoin d’un culte ou d’un amour, dans cette vie.
     Puis cette passion de l’argent leur étant venue, ils avaient travaillé,— et économisé, — et s’étaient retranché chaque jour plusieurs miettes de leur pain, pour que ces miettes pussent se changer d’abord en cents, puis en piastres, puis en trésor.
     Ce trésor tant convoité leur était enfin venu,— non le trésor des Rothschild, — celui-là les aurait rendus fous, — mais un pauvre, un humble trésor qui ferait sourire le dernier des courtiers marrons de la Nouvelle-Orléans. Il se composait de 4 à $5000.
     A un si riche trésor, il fallait un coffre-fort qu’on avait fait venir, après de longues et mûres délibérations qui avaient excité plus d’une tempête, le soir, au coin du feu.
     Le coffre-fort venu, on l’avait placé triomphalement entre le foyer et le lit nuptial qui, depuis quarante à cinquante ans, recevait les mêmes hôtes.
     Puis les voisins avaient vu le coffre-fort des époux SIMON (nous avions oublié de les nommer)... puis on les avait crus riches... richissimes... puis...

...................

    Par une froide journée de novembre 1859, une jeune fille, allant à pied, visiter les époux Simon, ses parents, vit une épaisse fumée sortir par les portes, les fenêtres et l’unique cheminée de la maison qu’elle allait visiter—et cria: AU FEU!
     Ce cri sinistre fut entendu des voisins.
     On accourut, et l’on vit quelque chose d’horrible.
     Deux mares de sang tachaient la cour dans deux directions différentes.
     Dans la chambre principale, tous les matelas, linges, effets de la maison, avaient été amoncelés, et brûlaient lentement, faute d’air.
     Sous ce monceau de linge gisaient deux corps carbonisés par le feu, et n’ayant plus, pour ainsi dire, forme humaine.
     Plus loin, le coffre-fort portait des cicatrices qui indiquaient qu’on l’avait attaqué par la hache, le couteau, la pince; mais il avait gardé fidèlement le dépôt de ses maîtres... il n’avait pu être forcé.
     Les époux Simon avaient don été victimes de trois crimes: le vol, l’incendie, l’assassinat.

..................

     Quelques jours après, les journaux vigilants publiaient que quatre Comités Côte-Gelée, Vermillonville, Foreman et Vermillon, avaient souscrit une somme de $1000 pour être donnée à celui ou ceux qui fourniraient des renseignements suffisants pour mettre les Comités sur la trace des assassins.
     Vermillonville avait souscrit la moitié de la somme.
     Des personnes soupçonnes furent arrêtées par les Vigilants, et interrogées sur les fosses des deux victimes.
     Les fosses restèrent muettes, ainsi que les personnes soupçonnées.
     Le jour n’a pas encore lui sur ce drame le plus affreux qui ait eu lieu dans la paroisse Lafayette.
     La justice de Dieu est comme celle du commandeur: elle est lente à venir... mais elle vient.
     Quant aux Comités, ils attendent avec la patience de la force, car ils ont foi en Dieu!

XLI.

    Voilà l’histoire du Comité de la Côte-Gelée, qui poussa, il y a un an, le premier cri d’insurrection **** plus graves des abus, ceux qui dépravent les peuples et perdent les empires, les abus de la justice. Dix bandits chassés! On voit qu’il n’a pas fait de proscriptions en masse, comme Sylla, ni un abattis ** têtes de pavots, comme Tarquin. Il appela autour de son dra*** tous ceux qui avaient vu, cent fois le juri se parjurer, et donner ainsi une prime d’encouragement aux criminels; il appela tous ceux qui étaient fatigués d’être volés, incendiés, massacrés journellement; tous ceux qui désiraient faire remonter la justice, la bonne, la vraie, la sainte justice, sur son autel... Quatre paroisses devaient répondre au cri d’indignation et de colère poussé par ce vaillant Comité.
     Nous le retrouverons ailleurs, toujours guidé par son chevaleresque capitaine, et prêtant ses bras et ses fusils aux comités naissants ou qui, nés de la veille, n’étaient pas encore assez forts pour faire respecter leur jeune drapeau.
     Nous le retrouverons à Saint-Martin, au Vermillon et dans cette grande journée de la Queue-Tortue, qui donna pour toujours la dictature aux Comités.
     Bien que nous devions le revoir, nous le quittons avec quelque peine...
     Au revoir donc, mon vaillant Comité!
     Au revoir, mon vaillant capitaine!
         

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