HISTOIRE DES COMITÉS DE VIGILANCE AUX
ATTAKAPAS
Alexandre Barde
Comité de la Comité
de la Côte Gelée
—
I.
Il y a vingt ans, un des plus
grands succès de l’exposition de peinture à Toulouse,
ville artistique entre toutes, fut décerné à
un paysage signé ROQUES, le premier maître d’Ingres.
Ce chef-d’œuvre du maître toulousain reproduisait,
à peu de chose près, le tableau que nous allons décrire.
Le bayou Tortue est une rivière peu
profonde et de peu d’étendue, tachetée d’îlots
et de bouquets de cyprès (arbres cannelés qu’on
dirait sculptés par le ciseau d’un statuaire), et ombragée
sur les deux bords par des arbres de haute futaie, qui lui font un
parasol de verdure à faire rougir le parc de Versailles. Ce
bayou sert aussi de ruisseau frontière aux paroisses est un
pont baptisé par une famille dont le nom paraîtra plus
d’une fois dans ces pages, famille française enracinée
depuis soixante ans sur notre sol, mais ayant conservé pieusement
le souvenir de son origine, — famille dont le chef, né
aux environs de Bordeaux, était venu aux Attakapas, en 1796,
avec une monnaie peu lourde à porter matériellement,
mais ayant cours dans tous les pays du monde: une intelligence élevée,
bien que son éducation fût incomplète, et un cœur
assez grand pour faire tête à des orages dont le récit
n’appartient pas au livre que nous écrivons. Ce pont
a reçu le nom de la famille Saint-Julien.
Au nord une immense cyprière ferme
l’horizon comme un rideau: au sud, des prairies dépassant
en étendue toutes les distances que l’œil peut embrasser;
à l’ouest, ces mêmes prairies courant le long du
bayou Vermillon, et allant se relier à celles de la paroisse
du même nom. Sur cet immense tapis vert, des habitations nombreuses,
semées au hasard comme à coups de foudre; des troupeauxà
moitié enfouis dans les grandes herbes des savanes qui leur
servent à la fois de nourriture et de litière; des milliers
de clos où s’épanouissent, en été,
les houppes de neige du coton et les barbes blondes du mais: tel est
le théâtre sur lequel nous allons faire monter le lecteur.
II.
Ce n’est pas tout. Après
nous avoir suivi dans la campagne, il faut qu’il se laisse prendre
par la main, et qu’il pénètre avec nous dans les
maisons.
Ces maisons sont comme la Galathée
de Virgile: elles se cachent derrière un double ou triple rideau
d’arbres, étendu comme un voile de fleurs et d’ombre;
mais elles ne se cachent pas si bien, les coquettes! qu’elles
ne puissent être vues par le passant. Les arbres, qui leur font
comme un oasis de verdure, sont les lilas.
Il y a soixante ans, cette prairie, aujourd’hui
si ombreuse, était nue comme la main. C’était
un paysage d’Afrique pendant les journées torrides de
l’été. Un jour, un nègre nommé Baptiste,
appartenant à M. C. Cameau, alla aux Opelousas, y vit un lilas,
arbre qui lui était inconnu, couvert de ses grandes grappes
de fleurs parfumées, en détacha une branche, et la planta
à l’Anse-Pilet, sur une terre appartenant aujourd’hui
au gouverneur Mouton. La branche grandit et devint arbre. Ce doyen
des lilas qui couvrent aujourd’hui les campagnes attakapiennes,
était debout encore il y a peu d’années.
Que le lecteur entre maintenant, avec nous,
dans les maisons,— maisons luxueuse de propreté; mais,
sauf quelques exceptions, n’ayant que ce luxe, le plus beau
de tous. Ce n’est pas riche, ainsi que vous le voyez, mais c’est
poli comme un miroir, brillant comme du cuivre. C’est un intérieur
de la Hollande, dessiné aux Attakapas par ce grand artiste
mystérieux qu’on appelle la Providence.
Les femmes sont au métier, têtes
brunes et rieuses, penchées su ce métier comme les femmes
du monde sur le piano;— mains blanches, couronnées d’ongles
étincelants et polis comme l’ivoire, qui, du lundi au
samedi à midi, font voltiger la navette, et frappent cette
cotonnade que tout le mode connaît.
Que le lecteur entre donc. S’il est
connu, il sera accueilli par une franche poignée de main et
par un sourire; si étranger, par une de ces bonnes et hospitalières
paroles qui sont la bienvenue du voyageur. Qu’il regarde autour
de lui, et tout lui semblera rire, chanter et s’épanouir
au soleil comme les maîtresses de ces maisons. La nature, en
effet, s’est faite ici gracieuse comme les femmes. Heureuse
prairie qui sert de cadre à ce frais et paisible tableau où,
même en hiver, tout semble avoir un air de printemps.
III.
Nous avons dit que les femmes
y font voltiger la navette du lundi au samedi à midi. Oh! c’est
que ce jour-là n’est pas un jour comme les autres! C’est
que la modeste pendule de ménage, qui a tinté des heures
de travail toute la semaine, sonne ce jour-là l’heure
du repos, heure lente à venir, mais toujours attendue sans
impatience! C’est le jour où elles vont dépouiller
la pauvre robe de travail, lisser, peigner et parfumer des cheveux
qu’elles ont gardés toute la semaine, tordus comme un
double câble de soie sur leurs épaules, tirer de l’armoire
de noyer la robe de bal, la mantille de soie, les bijoux, les gants
Jouvin, les bottines de Cendrillon,— et se regarder au miroir,—
et se faire belles! Pas de coups d’œil indiscrets sur ces
modestes apprêts de toilette! Laissez en paix ces laborieuses
abeilles qui vont sortir de leurs ruches, armées en guerre,
et s’envoler au bal, bruyantes et joyeuses comme des gamins
faisant l’école buissonnière.
Le bal se donne chez Léon Billaud.
C’est une modeste villa, voilée de lilas comme une anglaise
collet-monté d’un double voile de dentelles; mais soyez
tranquille! si vous la visitez ce soir, vous verrez comme il y aura
tapage, et rumeur, et rire autour de cette maison! et comme elle sera
pleine de chants et de lumières! La salle de bal sera pauvre,
car elle **aura pour décors que quelques mauvais tableaux,
des bancs en *ois, sièges biens durs pour tant de robes soyeuses,
et le stuc blanc des quatres murailles; mais la scène sera
si gentille, le tableau si coquet, que vous lui pardonnerez les quelques
taches que nous venons de signaler. Le violon seul servira bien peut-être
de repoussoir au spectacle qui se déroulera devant vous; peut-être
trouverez-vous ce violon trop aigre, trop strident, trop grinçant,
trop différent enfin de ceux que vous avez entendus aux théâtres
de la Nouvelle-Orléans. Le violon est mauvais, abominable,
c’est vrai, mais les danseuses sont jeunes, jolies, gracieuses,
prestes comme les oiseux endormisà cette heure sous les rameaux
des grands arbres; mais elles ont des ailes aux pieds et le rire aux
yeux, et des mélodies sur les lèvres. Eh! que leur importe
que le violon grince, qu’il crie, qu’il détonne!
A ce bruit elles danseront en medure... mais elles ne l’entendront
pas.
IV.
Nous arrivons à la population masculine.
Nous avons lu quelque part une impression
de voyage qui a quelque analogie avec ce que nous allons dire. C’est
une histoire de voyageurs, encadrée dans ces magiques paysages
de l’Inde, beaux comme ceux du Paradis et cachant la mort sous
leurs splendides draperies.
A près une longue journée de
marche, deux voyageurs s’étaient arrêtes sur les
bords d’un lac dont les flots, légèrement ridés
par la brise du soir, semblaient rouler des étoiles. Ce lac
était beau, comme tout l’est dans cette terre merveilleuse,
qui serait un Eden... si elle n’avait pas le tigre, l’obra-capella,
les poisons les plus subtils, des dangers à chaque pas et la
mort. Pendant les premières heures de la nuit, tout sembla
dormir; mais à minuit, les grands bois se réveillèrent,
le tigre rugit, et des yeux ardents, dont chaque éclair était
la mort, s’allumèrent dans l’ombre, et nos voyageurs
auraient eu le peu enviable honneur de servir de déjeunerà
quelque roi des forêts indiennes, s’ils n’avaient
eu la chance de mettre l’incendie d’une forêts indiennes,
s’ils n’avaient eu la chance de mettre l’incendie
d’une forêt entre eux et leurs ennemis.
Il y a à peine un an, la Côte-Gelée
et les Attakapas étaient hélas! comme l’Inde,
une médaille à deux revers.
Si, d’un côté, il y avait
une population honnête, industrieuse, aimant à l’excès,
comme ses aïeux de race française le travail qui donne
l’abondance, et les plaisirs qui, chez les natures généreuses,
sont un aiguillon qui les pousse au travail, au lieu de les en éloigner;
s’il y avait des hommes, joueurs comme des Mexicains, buveurs,
à leurs heures, comme des Allemands, batailleurs quelquefois
comme les boxeurs anglais, mais à cheval sur l’honneur,
fidèles à leurs engagements, les mains et la conscience
pures de tout acte appelé délit ou crime par la loi
de leur pays; — il y avait aussi une poignée de bandits,
tache à ce tableau tout alpestre, nuage obscurcissant ces heureuses
prairies louisianaises, comme ces nuées imperceptibles qui
parfois nous voilent le soleil.
Oui, à côté des maisons
retentissant jour et nuit du bruit de la navette; à côté
de ces jeunes filles, usant leurs belles mains blanches à frapper
la cotonnade, qu’elles échangent ensuite contre de fraîches
robes dont elles se parent aux bals de Léon Billaud; enfin,
à côté des bons habitants, courbés sur
la charrue qui fait jaillir de disons-nous, des maisons équivoques,
peuplées de bohémiens aux mains parfaitement innocentes
de tout travail, mais habiles au vol, quelquefois au meurtre; et quand
le vol et le meurtre ne donnaient pas, allant jusqu’à
l’incendie, ce luxe et cette volupté de Néron.
Ces bandits formaient, nous le répétons,
une minorité infâme, mais rachetant son infériorité
par des coups d’audace qui, vus de loin, leur donnaient les
proportions d’une armée.
Cette petite armée du crime se composait
d’hommes depuis longtemps désignés par la voix
implacable de l’opinion publique, qui, traduits en cour pour
leurs méfaits, y avaient trouvé si souvent une indulgence
scandaleuse que, lorsqu’ils avaient commis de nouveaux crimes
ou délits, on avait renoncé à les envelopper
dans des poursuites qui se dénouaient toujours comme les veilles
comédies.
Le tableau n’est pas encore complet:
Quand le crime ne donnait pas, venait l’orgie.
L’orgie amenait la gaieté, l’amour de la facétie.
La gaieté de ces brigands était assez sinistre, mais
qu’y faire? La Justice d’alors était souveraine
et maîtresse, et les brigands étaient si intimes avec
messieurs du juri!
Alliez-vous au bal sur un cheval orné
d’une selle neuve? Le lendemain votre selle avait déjà
disparu ou vous la retrouviez déchirée à coups
de couteau.
Histoire de rire!
Il en était de même pour la
voiture élégante que vous aviez achetée, après
un an d’économies, pour votre femme, votre sœur,
ou votre mère. Les bohémiens la tailladaient, la découpaient
avec la lame de leur cuchillo, et, du chef-d’œuvre de carrosserie
de la veille, il ne restait qu’une ruine informe dont la vue
faisait verser des pleurs à celle à qui vous l’aviez
offerte.
Encore histoire de rire!
Ces messieurs usaient aussi d’une plaisanterie
non moins charmante. Dans les bals, ils imberbes, ceux qui entrent
dans la vie par la belle porte de leurs seize ans. Parfois même,
ils jetaient aux dames et aux jeunes filles des mots immondes, ramassés
on ne sait où. Mais ils renoncèrent à ce jeu,
jeu qui avait porté malheur à l’un d’eux.
Voici en quelles circonstances: l’anecdote mérite d’être
racontée.
Un jour, l’individu en question adressa
une de ces odieuses insultes à la belle et chaste fille d’un
homme dont tous connaissent la justice autant que l’intrépidité.
Au bal suivant, il reçut, du père de la jeune fille
insultée, un coup de poing herculéen qui lui ensanglanta
le visage. Le battu empocha l’insulte, et s’en vengea
quelques jours après, en donnant des coups de poignard à...
un vieillard de... 80 ans.
(Toute la paroisse sait que ce fait est historique.)
V.
Il y avait donc ici bien des
cœurs indignés, bien des mains qui frémissaient
et cherchaient des armes pour venger sommairement la longue impunité
des malfaiteurs et les verdicts scandaleux et systématiques
rendus depuis d’années par le juri. Une dernière
goutte d’eau fit déborder le vase.
Vers les derniers jours de janvier 1859,
deux vols avaient été commis: l’un chez M. Dupré
Guidry, l’autre chez M. Valsin Broussard, tous les deux marchands
à la Côte-Gelée.
Chez le premier, on avait enlevé pour
quatre cents piastres de marchandises sèches. Il était
évident que, pour accomplir ce vol, il avait fallu la coopération
de plusieurs personnes.
Le second n’avait perdu qu’une
centaine de piastres en chaussures, en indiennes, &c.
— C’en est trop! S’écrièrent
alors quelques hommes. Puisque la justice est impuissante, et ne nous
protégé plus, protégeons-nous nous-mêmes!
Ce jour-là l’indignation fit
prononcer pour la première fois ce mot: Comité de Vigilance!
A ce Comité il fallait un chef; un
chef qui assumât la grave responsabilité d’une
insurrection contre la justice qui garde toujours un certain prestige,
si impuissante, si vénale, si discréditée qu’elle
puisse être; un chef qui fût à la fois homme d’action
et de modération; et qui, de plus, fût assez haut placé
dans l’esprit de ses concitoyens pour que son nom fût
le programme et le drapeau de l’insurrection. Aux heures de
crise, la foule a toujours, à quelques pas d’elle, un
homme qui résume toutes ses aspirations, qui est capable de
comprendre et d’épouser toutes ses souffrances, tous
ses griefs. Pour choisir cet homme, les ambitions, les vanités
individuelles s’effacent ou se taisent. Dans ces moments, on
se rallie au nom le plus juste et le plus énergique. Le nom
du Major Saint-Julien fut acclamé.
Nous allons étudier avec bonheur cette
puissante individualité. Bien que faite par une main amie,
cette individualité est à la hauteur de tout ce que
nous dirons d’elle.
VI.
Le Major Saint-Julien est créole de
la Louisiane. Il naquit en 1805, dans la paroisse Lafayette, sur les
bords du bayou Tortue.
Son enfance fut ce qu’elle pouvait
être à cette époque, où la Nouvelle-Orléans
était plus éloignée des Attakapas qu’elle
ne l’est aujourd’hui de l’Europe. Dans les premières
étaient aussi rares aux Attakapas que les ténors le
sont aujourd’hui.
Mais qu’importait à cet enfant?
Il était intelligent; il devait beaucoup apprendre, et se compléter
par l’observation à l’école du monde où
il allait vivre; école qui brise quelquefois, fortifie souvent,
et qui, on l’a dit avant nous, — a plus d’esprit
que M. de Voltaire.
A la première de ces écoles
il s’était assis gamin; à la seconde il entra
homme.
Si l’enfant avait fait l’école
buissonnière, l’homme jeta un regard profond sur la société.
Modeste comme une jeune fille, se taisant lorsqu’il ignorait,
ne parlant pas même toujours lorsqu’il savait, il observa
beaucoup.
Doué d’un esprit juste, complété
par une modestie vraiment exceptionnelle, il sortit de cette école,
non avec une glane, mais avec une gerbe de connaissances. Il avait
étudié en écoutant. Lui qui est si généreux,
il avait meublé sa mémoire et son intelligence aux dépens
des autres.
Nous ne dirons rien de son enfance et de
son adolescence, pages noyées dans l’ombre, fleurs perdues
sous les buissons.
Il se maria. Onze enfants sont là
pour continuer sa race. Les plantes vivaces et fortes ont toujours
de nombreux rejetons.
A son entrée dans la vie, il se montra
armé de deux qualités qui devaient faire sa force: une
probité antique et un esprit de justice aussi robuste que sa
probité.
On ne saurait assez le répéter:
ces deux vertus pèsent plus dans les balances de l’Opinion
Publique que les écus de cent coquins!
Aussi, bien qu’il ne jouisse que d’une
modeste aisance, bien qu’il n’ait que l’aurea mediocritas
d’Horace, l’Estime Publique,— sollicitée
par beaucoup, mais qui ne se donne pas à tout le monde,—
est-elle venue à lui depuis longtemps.
Cela, disons-le à sa louange, ne l’a
pas gâté: chez lui, il n’y a pas, il n’y
a jamais eu l’ombre de ce que l’on appelle: l’ambition.
Vint-on lui offrir la coupe enivrante du
pouvoir, le saluât-on sénateur à Baton-Rouge,
shérif, greffier, lui conférât-on tous les titres
que peut donner une foule reconnaissante, il répondrait: non!
avec une simplicité qui ne lui coûterait pas une minute
de réflexion.
Il pourrait être, dans sa paroisse,
ce qu’il voudrait, et pour cela, il n’aurait qu’un
mot à dire.
Ce mot, il ne le dira jamais...
L’intimité avec quelques-uns,
la bonté et la simplicité avec tous, les mains toujours
ouvertes pour relever un courage défaillant ou pour soulager
une souffrance, voilà sa force.
Il en a une autre, sans laquelle l’homme
est comme une lame qui n’aurait pas été trempée:
il possède l’énergie.
L’énergie, marchant toujours
avec la justice! L’énergie ne se montre que lorsqu’on
l’y force au nom d’un droit violé, ou d’une
société qui a besoin d’être défendue.
Cette énergie est vraiment celle des
hommes forts.
Un exemple:
C’était il y avait ans.
En véritable habitant du Sud, il tient
les nègres pour ce qu’ils valent, et il ne les a jamais
poétisés comme Mme Stowe; aussi sa vigilance est-elle
incessante.
Un jour il remarqua qu’une brèche
avait été faite dans son coton.
Ensuite, il remarqua qu’une brèche
ne pouvant se faire toute seule, et pouvant être encore agrandie
par le bras mystérieux qui l’avait faite, il serait bon
de veiller comme on le fait dans les villes assiégées.
Il veilla.
Autrefois, on disait que la fortune (aujourd’hui
on dit la chance) aime les audacieux; on devrait ajouter les veilleurs;
car, quelques nuits après, il vit un de ses nègres pénétrer
dans son magasin, en sortir avec deux, sacs pleins de coton, et se
diriger vers la prairie.
Le Major le suivit.
La lune, voilée par des nuages, ne
répandait dans la prairie qu’une vague lueur.
Bientôt après, un homme sortit
de derrière une roncière, et se dirigea vers le nègre.
Cet homme, de haute taille, semblait colossal,
et se détachait avec vigueur sur le clair obscur de la prairie.
Le Major sourit: il l’avait reconnu.
Cependant le nègre et le blanc s’étaient
rapprochés, avaient échangé quelques mots à
voix basse, puis, le coton du nègre avait passé dans
la main du blanc; puis, avait retenti un bruit métallique.
C’était le nègre qui
recevait le prix du vol; ensuite de quoi voleur et receleur se séparèrent.
Le Major avait tout vu. Un autre que lui
se fût rue à l’instant sur le misérable
qui avait établi, chez lui, la permanence du vol par ses esclaves.
Le Major le laissa s’éloigner en paix. Mais le voleur
ne devait rien perdre à attendre.
Le nègre, interrogé, avoua
ses vols, et fit connaître les nuits où il ne portait
au receleur. Il parla tant et si bien que pas un détail ne
fut perdu...
Un autre soir, le nègre repartit avec
la quantité ordinaire de coton volé.
Le Major le suivit à quelques pas
de distance, après avoir fait placer deux amis près
du théâtre de l’entrevue du nègre et du
blanc. Ces messieurs avaient été places là pour
constater le flagrant délit; mais il leur était défendu
de prendre aucune part à ce qui allait se passer.
Le Major voulait bien se faire justice, mais
il ne voulait du concours de personne.
Le blanc avait été exact au
rendez-vous; mais à peine avait eu lieu l’échange
du coton contre de l’argent, que le Major sortit de sa cachette,
se jeta avec fureur sur le receleur de son bien, et le terrassa en
quelques secondes, bien qu’il fût de taille et de force
herculéennes.
Après avoir roué de coups le
bandit, le Major appela son nègre.
“Cet homme s’est mis à
ton niveau par son crime, lui dit-il; il est juste qu’il soit
châtié par un égal.”
Et en disant cela, il lui avait mis un fouet
dans la main.
Le nègre frappa, frappa, car il était
sous le regard sévère du maître.
Le fouetté resta sanglant sur le terrain.
Quelques jours après, il disparut.
— En voilà un que les avocats
ne feront pas acquitter, murmura le Major en revenant de l’exécution.
................................
Ce mot est la plus sanglante satire de nos
institutions criminelles.
Il y a vingt and, le juri était déjà
impur, car un honnête homme, un homme honnête entre tous,
doutait du juri.
Cependant peu d’incidents avaient marqué
la vie du Major: quelques affaires personnelles où il avait
témoigné d’une bravoure surabondante; toutes les
pages de sa vie pouvant être signées par le tribunal
d’honneur le plus rigoriste, tels étaient ses titres
de noblesse, son droit à la considération publique,
et malheureusement pour l’humanité, tout le monde ne
peut pas en dire autant.
Quelques-uns de nos amis lui avaient appliqué,
depuis longtemps, les deux vers écrits au Cimetière
St-Louis, à la Nouvelle Orléans, sur la tombe de Dominique
You.
Nous, nous le définirons en disant
de lui, au public, ce que nous ne lui avons jamais dit à lui-même,
depuis quinze ans que nous le connaissons.
Le Major est un des cœurs les plus grands,
les plus justes, les plus honnêtes qui battent en Louisiane.
C’est un homme de Plutarque égaré dans notre dix-neuvième
siècle... En a-t-il beaucoup? nous le souhaitons pour lui.
Le Comité naissant l’avait acclamé,
avons-nous dit.
Cette acclamation fut transmise au Major.
Il pesa, dans une minute de réflexion,
et la responsabilité qu’il allait assumer, — et
son influence et sa réputation dont il ignorait lui-même
la puissance et l’étendue, — les mille chances
qui lui promettaient un échec plutôt qu’un triomphe,
— et les angoisses qu’il allait causer à sa nombreuse
famille, dans la carrière périlleuse où il allait
s’aventurer.
Après une minute de réflexion,
il accepta.
Il allait commencer une révolution,
illégale comme toutes les révolutions, mais cent fois
nécessaire, mais mille fois sainte; et cette révolution,
il allait lui donner son nom par ambition, non pour demander des honneurs
ou des places à ses concitoyens, mais par DEVOIR.
VII.
On avait ensuite choisi, comme
l’alter-ego du Major, M. Aleandre Mos, son parent, comme lui
homme d’action et de justice, et qui, quelque temps après,
devait donner sa démission.
Son successeur devait être le Col.
Creighton, le digne fils d’un père qui a laissé
des souvenirs impérissables dans tous les cœurs de la
paroisse Lafayette.
Disons quelques mots du père, que
nous pourrions appeler un grand homme de bien; ce sera en même
temps écrire l’histoire du fils.
Le vieux Creighton était médecin,
— non à la façon de ces Shilocks d’Esculape
qui sucent la bourse de leurs clients comme les sangsues sucent le
sang de leur corps, — mais un médecin de l’Évangile,
soignant avec un égal amour le pauvre et le riche, aimant même
plus à soigner celui-là que celui-ci; attendant de années
la rémunération du riche, et faisant souvent, au pauvre,
l’aumône discrète de ses soins, — et souvent
même de plus que cela. C’était non pas un médecin,
mais un apôtre respecté dans sa paroisse comme un roi
ne le sera jamais dans ses Etats.
Il mourut, laissant à ses deux enfants
une aisance qui aurait pu être une magnifique fortune, s’il
avait été moins homme de bien et plus homme d’argent.
Il voulut être enterré près
de la maison où il laissait sa famille bien-aimée, et
sa digne compagne repose aujourd’hui à côté
de lui.
Si les cendres de deux justes protègent
une maison, celle du Col. Creighton n’a pas besoin de paratonnerre...
n’est-ce pas, colonel?
VIII.
Les deux secrétaires
nommés furent deux jeunes hommes ayant la communauté
du berceau dans la même patrie; l’un riche, l’autre
marchant à la fortune par le commerce basé sur la prohibité
la plus rigoureuses; tous deux frères, par l’honneur,
s’ils ne le sont pas par le sang: MM. Désiré Roy
et Dupré Guidry.
IX.
La première séance
du Comité avait eu lieu chez M. Valsin Broussard, et l’on
y avait adopté une Constitution simple, sans phrases, se composant
d’une dizaine d’articles qui peuvent se résumer
ainsi:
« Organisation des membres présents
en tribunal temporaire, contre les malfaiteurs.
Châtiments: Le bannissement, le fouet,
la mort.
Pour crimes ou délits ordinaires,
le bannissement.
Signification du bannissement au condamné.
Le fouet, si le condamné résistait,
ou s’il ne partait pas dans le délai prescrit.
Pour les crimes punis de mort par la justice
régulière, LA POTENCE.
Si un homme était mis en Cour, respecter
cet homme pour ne point entraver l’action de la justice.
Surveillance rigoureuse des blancs suspects
dans leurs rapports avec les hommes de couleur ou les esclaves d’une
moralité douteuse.
Serment appuyant les dénonciations.
»
Les signataires de ce procès
verbal, première étincelle de l’incendie qui allait
s’allumer dans cinq paroisses, furent:
Charles-Duclize Commeau, Alexandre Bernard,
Don Louis Broussard, Aurélien Saint-Julien, Eloi Guidry, Paul-Léon
Saint-Julien, président pro tempore, Raphaël Lachaussée,
Césaire L’abbé, Joseph Guidry, Valsin Broussard,
Martial Billaut et D. Guidry greffier.
Douze signatures d’hommes ayant des
pairs en honneur, mais pas de supérieurs!
Ce jour-là aussi, le Comité
naissant traduisit son premier criminel à la barre: ce fut
Gudbeer!
X.
Gudbeer était de père
et de mère bohémiens. Son berceau avait été
appendu on ne sait où; les une disent: en Allemagne; les autres
en Louisiane; tout ce que nous pouvons dire de lui, c’est qu’il
venait du pays d’où viennent les bohémiens; de
la rue, du bagne, de la boue peut-être; mais à coup sûr,
pas d’un palais.
Son père s’était fait
vaquero, et avait planté sa tente sous les beaux ombrages du
bayou Tortue, sur le chemin qui relie St-Martin à Lafayette.
De cette tente, que, pour être véridique, nous appellerons
une cabane, il voyait passer journellement les nègres, les
blancs suspects, les gentilshommes de la nuit, qui abondaient alors
dans les deux paroisses. Les gentilshommes avaient pris insensiblement
l’habitude de toucher la main au bohémien, puis les rapports
froids des premiers jours s’étaient changés en
intimité; entre honnêtes gens, l’amitié
vient si vite!... Et Gudbeer père recevait depuis longues années
les membres de la gentilhommerie nocturne et sa maison, de jour comme
de nuit, était toujours pleine et bruyante, — et le whisky
abondait chez lui! et les cuissots de chevreuil! et les quartiers
de veau et de bœuf! bien qu’on ne lui connût aucun
revenu, et qu’il se livrât avec volupté à
la douce vie du far niente...
Son fils Auguste grandissait.
Sa mère était Alsacienne, parlait
français comme les Allemands de M. Scribe, tirait les cartes...
un peu moins bien que Mlle Lenormand, et vendait des médecinesà
ceux qui étaient... fatigues de la vie. Hideuse au physique,
comme au moral, elle ressemblait au trio de sorcières de Macbeth...
Comme elles, elle jetait des herbes dans sa chaudière, et les
malades, qu’elle avait envoyés dans la tombe n’étaient
jamais venus porter plainte devant notre excellent et populaire ami
de St-Martin, le juge Ed. Mongé.
Son fils Auguste grandissait toujours...
Il avait tellement grandi, et ses facultés
étaient tellement précoces, qu’à vingt-un
ou vingt-deux ans, il avait été traduit le premier par
devant le Comité.
Insigne honneur!
Traçons la silhouette d’Auguste
Gudbeer. Il avait 21 ou 22 ans; visage allongé, grands yeux,
nez proéminent, chevelure blonde, taille élancée.
Pas d’éducation religieuse;
encore moins d’école. Né peut-être sur un
grand chemin, sous un arbre, sur une pelouse, il avait porte jusqu’à
ses vingt ans les traditions de son berceau.
D’où venons-nous? –on n’en sait rien.
Où allons-nous? –le sait-on
bien?
Il n’avait appris à connaître ni
le prêtre, cet initiateur de la croyance en Dieu et de la morale,
ni le maître d’école, cet initiateur de l’intelligence
à la vie pratique et réelle, ni le travail , qui fait
les soldats de la vie civile, comme la guerre fait les soldats des
camps...
Mais il avait connu de bonne heure le vagabondage,
le vol, la débauche, l’habitude des liqueurs fortes...
il s’était lancé en poste sur le chemin qui mène
au bagne ou à l’échafaud, dans les pays où
il y a... un bagne et un échafaud.
Signalé pour des vols nombreux, et
particulièrement pour l’audacieux vol de nuit exécuté
chez M. Dupré Guidry, et trouvé coupable sur preuves
évidentes et convaincantes: il fut condamné au fouet
rude mais nécessaire épreuve du début du Comité.
La condamnation, prononcée à
quatre heures du soir en février, mois des journées
courtes, devenait exécutoire sur le champ. A cinq heures, le
Comité monta à cheval et partit.
XI.
On savait où était Auguste
Gudbeer.
Il se trouvait, non chez son père,
mais dans un lupanar ouvert il y a quarante ans, dans la prairie Marronne,
par un nègre et deux femmes blanches, deux sœurs, femmes
toutes deux de ce Mormon nègre, lesquelles avaient crée
une nombreuse progéniture de voleurs et de drôlesse,
chassée par un autre Comité, et dont nous aurons à
raconter la romanesque histoire. Il était dans un enfer, que
nos paroisses toléraient depuis quarante ans, comme un ulcère
maudit, mais incurable.
Il était à COCOVILLE (c’était
le nom de ce moral village... aujourd’hui détruit, heureusement).
La nuit était froide, humide, parfois
pluvieuse. Il fallait passer à Vermillonville, chef-lieu de
la paroisse Lafayette, se rabattre à droite, suivre les sinuosités
du bayou, à travers les chemins rendus affreux par la moindre
pluie, et saisir Gudbeer dans un nid, d’où il aurait
peut-être le temps de s’envoler.
Le Comité partit, au nombre de 22
hommes, nombre convoque, non pour prendre un vulgaire bandit, mais
pour donner à la première exécution d’un
coupable la consécration de nombreux honnêtes gens.
Le Comité voyagea longtemps, longtemps,
par une nuit obscure, par des chemins affreux, mais que lui importait?
Sa première campagne était un peu pénible, désagréable;
mais c’était la première page d’une rénovation
sociale, et il avait la foi!
Cependant le Comité était arrivé
à Cocoville, avait fouillé dans tous les sens ce chenil
de drôles et de drôlesses habituées à trafiquer
de leurs charmes dès adolescence, — et n’avait
rien trouvé.
Il entrait dans la paroisse St-Martin, après
avoir franchi le Pont des Moutons, lorsqu’un cavalier tomba
au milieu d’eux. Il était alors deux heures du matin.
— Où sommes-nous, mon cavalier?
lui demanda un membre du Comité, soit par hasard, soit qu’un
pressentiment lui eût dit que c’était là
la proie cherchée.
Et comme le voyageur inconnu ne faisait point
de réponse, on l’arrêta, et à la grande
joie de tous, on reconnut Gudbeer.
Il fût solidement lié, et comme
on l’avait arrêté dans les limites de la paroisse
Saint-Martin, qui ne s’était pas encore jetée
dans l’insurrection vigilante, on fit repasser au jeune condamné
le Pont des Moutons, et voisins, s’il y en avait, purent voir
un spectacle fantastique, une page arrachée aux ballades allemandes.
Une torche de pin s’alluma, et jeta
ses reflets rougeâtres sur ce juri de vingt-deux hommes, et
sur ce jeune et dangereux voleur de 22 ans.
Gudbeer fut étendu sur le sol et le
fouet siffla.
Et chacun de ces vingt-deux hommes saisit
alternativement le fouet, et chacun, en lui infligeant un double affront
et une double meurtrissure, chacun jeta l’énumération
assez longue de ses crimes, et se nomma.
Après l’exécution, un
de nos jeunes amis, Raphaël Lachaussée, ramassa une dépouille
du bandit, le portrait au daguerréotype d’une mulâtresse,
sans doute sa maîtresse et la complice de ses vols.
Puis le torche s’éteignit. Gudbeer
fut relâché, et ceux qui l’avaient châtié
reprirent leur route, et se replongèrent dans la nuit après
avoir intimé au condamné l’ordre de partir sous
huit jours.
XII.
Gudbeer s’était
relevé du lit où il avait trouvé le fouet et
la honte, et, tout saignant encore de ses blessures, était
allé frapper à la porte des juges de paix de Vermillonville.
Cette porte resta fermée. Voisins du volcan qui s’ouvrait,
comme Pompéia l’était jadis du Vésuve,
les magistrats de ce village avaient compris la légitimité
et la nécessité d’une insurrection momentanée
contre la Loi, insurrection faite pour rétablir cette même
Loi qui semblait avoir disparu dans une tombe comblée par des
crachats.
Gudbeer alla porter ses griefs à Saint-Martinville,
et fut écouté.
Nous ne nous ferons pas juge des motifs qui
portèrent le juge de paix de ce village à recevoir la
plainte du jeune bandit. Tout homme a une conscience où il
puise les notions du bon et du mauvais. La conscience est un tribunal
sacré qui, même lorsqu’il se trompe, mérite
d’être respecté. S’il y a erreur, c’est
un affaire à régler entre l’homme et Dieu!
Les 22 membres du comité se rendirent
à Saint-Martinville pour répondre à la plainte
portée par Gudbeer. Nous devons à la justice de dire
que le juge les avait traites selon leur valeur: il leur avait fait
demander, par son constable, leur parole de comparaître devant
lui, en leur laissant le choix de l’heure et du jour de leur
comparution; en homme bien élevé, il leur avait épargné
les citations individuelles, cette correspondance de la justice avec
les criminels.
Une des plus pures illustrations du barreau
attakapien, M. Alcibiade Deblanc, se mit à la disposition du
major Saint-Julien, et défendit les Comités avec sa
loyauté et son éloquence ordinaires.
Deux membres, MM. Paul Broussard et Martial
Billaut, gendres du Major, furent renvoyés devant la Cour de
district pour avoir arrêté Gudbeer dans les limites de
la paroisse Saint-Martin. Quelques mois plus tard, le grand juri s’empressa
de déchirer en morceaux cet arrêt d’une cour inférieure.
On voit que le premier acte de ces contempteurs
de la loi, fut un acte de soumissionà la justice.
N’étaient-ils pas ses meilleurs
soldats?
XIII.
Ce soir-là les 22 regagnèrent
leurs foyers, fiers de la persécution dirigée contre
deux de leurs membres et du témoignage de soumission qu’ils
venaient de donner à la justice. C’étaient des
insurgés et no des rebelles; ils voulaient réformer
et non détruire. Leur programme, ils venaient de le buriner
sur la table d’une justice de paix.
Ce jour-là aussi, le Comité
voulut communiquer son programme, et le renferma tout entier dans
la proclamation suivante, qui fut répandue à profusion
dans les paroisses voisines.
Le Comité de Vigilance des 5e, 6e, et 7e districts
de la paroisse Lafayette à ses concitoyens:
Concitoyens,
Organisés en comité de vigilance,
— c’est-à-dire en tribunal extra-légal,
nous vous devions compte des motifs qui nous ont poussés à
une insurrection momentanée contre l’administration régulière
de la justice: ce compte, nous vous le rendons aujourd’hui.
Nous le rendons, bien entendue, à
nos concitoyens honnêtes, à ceux qui sont nos pairs en
honneur, en intégrité, en respect de toutes les lois
protectrices de la société.
Nous rougirions de dire un mot, un seul mot
à l’adresse des bandits qui infestent notre paroisse,
encore moins à l’adresse des amis ou complices de ces
bandits. A leurs calomnies lointaines, nous opposons le mépris;
à leurs calomnies en face, nous répondrons par le fouet.
En commençant, nous nous inclinons
respectueusement devant la justice—la vraie, la sainte justice,
celle qui caresse l’innocent de la même main dont elle
frappe le coupable.—Celle-là, nous la respectons, sans
la craindre—car ceux qui vous adressent ces lignes, sont, ils
osent le dire, des hommes qui n’ont jamais violé aucun
des devoirs qu’elle impose au citoyen. Mais, ceci posé,
nous jetons un voile sur sa statue que de misérable ont tant
de fois insultée, frappée au visage, et nous disons
à ceux qui jusqu’à présent, ont souffert,
sans se plaindre les mêmes maux que nous:
Citoyens, les malfaiteurs pillent, brûlent,
ravagent tous les jours notre paroisse. Les agressions à la
propriété sont des faits de tous les jours, de toutes
les heures, nous pourrions ajouter de tous les instants. Le crime
a ici une armée qui compte se généraux, ses officiers
et ses soldats.
Comment cette nouvelle armée a-t-elle
pu s’organiser dans cette paroisse où les gens d’honneur
sont en si grand nombre? Nous allons le dire brutalement:
Sondons donc les plaies qui rongent notre
paroisse: au point où nous en sommes, c’est faire acte
de bons citoyens.
Le juri—cette institution conduise
par la philosophie moderne, ce tribunal crée pour protéger
l’innocent comme pour écraser le coupable—le juri
a failli cent fois à sa mission.
Oui, il a commis cent fois, à la face
de Dieu et du pays, un des crimes les plus abominables contre la société—le
Parjure!
Oui, le parjure! car, en acquittant ceux
que les témoignages et l’évidence déclarent
coupables, le juri commet le crime nommé plus haut, —
crime qui le fait descendre au niveau de ceux-là même
qu’il vient de rendre à la liberté!
N’est-ce pas, citoyens, que vous avez
de ces acquittements rendus malgré les témoignages et
l’évidence.
Si cette indulgence criminelle de certains
jurés n’avait fait que soustraire quelques hommes au
bagne, elle eût été un scandale—mais elle
n’eût pas été un crime contre la société.
Mais ces verdicts, contraires aux témoignages et à l’évidence,
avaient du retentissement dans les cœurs pervers de notre communauté.
L’acquittement d’un bandit était une prime d’encouragement
aux autres, l’impunité d’un coupable produisait
aussitôt cent criminels.
Ceux qui sèment le vent récoltent
la tempête, dit l’Ecriture—notre paroisse en offre
un exemple bien éloquent.
Aussitôt que la justice commença
à se trouver désarmée devant les coupables, que
vîmes-nous?
Le vol, le jour, la nuit, partout, toujours!
Le vol avec effraction, à main armée, ou bien commis
par ruse et sous les circonstances aggravantes citées plus
haut! Le vol par des esclaves poussés par des blancs sans le
concours des esclaves! Le vol d’autant plus audacieux qu’il
était impuni!
Chargeons-nous le tableau, concitoyens!
Cependant les bandits formèrent bientôt
une armée nombreuse, intelligente, ayant des chefs restant
dans l’ombre et des soldats prêts à faire main
basse sur tout ce qui se trouverait à leur portée. Races,
couleurs, noirs, blancs, tout se fondit et se groupa dans cette armée
du pillage, du vol, de l’incendie. Les uns furent receleurs;
les autres, détrousseurs; ceux-ci, acteurs; ceux-là,
spectateurs. Mais chacun concourut activement l’œuvre commune.
Récoltes, animaux, tout ce qui fait le bien-être des
populations laborieuses de nos campagnes, tout se trouvait exposé
aux coups de main de ces bandits. L’incendie fut aussi employé
par eux: témoin le moulin de M. Joseph Laprade qui fume encore
et dont la fumée est pour nous à la fois une menace
et un avertissement!
Pillés, incendiés, menacés
dans nos propriétés, mais non dans nos personnes, Dieu
merci! Car les bandits sont trop lâches pour se poser en ennemis
armés devant nous, — devions-nous attendre l’action
de la justice, désarmée par des hommes qui acquittent
souvent, même lorsqu’ils ont les mains pleines de preuves?
Devions-nous charger de jurés de faire la chasse à ces
bandits? Non. Nous nous sommes ralliés à la loi de Salut
public, cette loi qui prime toutes les autres! Et nous nous sommes
constitués en tribunal temporaire contre les brigands.
Nous nous appelons donc aujourd’hui:
Comité de Vigilance.
Notre programme ne contient qu’un seul
mot: Châtiment!
Châtiment sommaire et implacable à
tous ceux qui commettront le crime de vol, ou tout autre, dans notre
ressort!
Le fouet et la corde seront nos deux armes:
terribles et flétrissantes toutes les deux!
Voilà notre programme.
Vous voyez que notre association est celle
de l’honneur contre le crime.
Nous ne craignons pas plus le blâme
de Dieu que celui d’un juri.
Maintenant, citoyens, écoutez notre
dernier mot:
Si vous approuvez les principes et le but
de notre association:
Si vous tenez à conserver ce que vous
avez acquis par votre travail:
Si vous désirez purger notre société
de éléments immondes qu’elle contient—et
désigner au pays ceux que la corde et le bagne attendent depuis
trop longtemps:
Enfin si vous voulez, comme nous, marquer
du stigmate du fouet ou punir du bannissement les hommes tarés,
dont la présence est une insulte à notre moralité
et un danger pour nous et nos familles:
Imitez l’exemple que vous ont donné
les citoyens des 5e, 6e et 7e districts. Levons-nous de concert et
opposons les soldats de l’honneur à ceux de l’incendie
et du pillage. Gravons avec la lanière de nos fouets le mot
voleur sur les épaules de ces misérables:
Une explosion populaire les broierait en
quelques jours—et la paroisse nous devrait sa régénération.
COMITÉ EXÉCUTIF
des cinquièmes, sixième et
septième districts
Côte-Gelée, 15 mars 1859:
XIV.
Cependant, Gudbeer n’était
pas parti; et, profitant des quelques jours d’intervalle que
le Comité avait mis entre son châtiment et son exil,
il était venu demander de nouveau protection aux magistrats
de Vermillonville, — magistrats près d’être,
par l’inaction, leur seule arme, complices de l’œuvre
de réformation des Comités. Sa présence fut signalée
par un membre; le Comité repartit aussitôt pour infliger
au tenace bandit un dernier et terrible châtiment. On discuta,
en chemin, le supplice qui lui serait infligé. Les uns proposèrent
de le fouetter, aux flambeaux, devant la maison de Cour de Vermillonville;
les autres, de le pendre au plus prochain lilas, d’après
le Code du Comité qui applique la mort aux ruptures de ban.
Les maisons suspectes de la capitale de la
paroisse avaient été fouillées de fond en comble,
et l’on n’avait tien trouvé. Cependant Gudbeer
ne pouvait être loin, car des témoignages certains assuraient
qu’il avait été vu, dans une rue, au coucher du
soleil.
On marcha une partie de la nuit à
sa recherche, mais vainement. Le drôle s’était
fait introuvable et invisible. Cependant une dépêche
transmise au Major lui donna l’espoir d’être, le
lendemain, sur sa trace. La retraite fut donc ordonnée vers
les trois heures du matin, et le Comité se replia sur la Côte-Gelée,
après avoir fait buisson creux, comme on dit en termes de chasseur.
Après avoir dépassé l’habitation du Gouverneur
Mouton, on aperçut une immense colonne de feu qui montait vers
le ciel, par-dessus les grands arbres qui bordent le bayou Vermillon:
c’était le moulin-à-coton de M. Joseph Laprade
qui brûlait. Cet incendie était un défi jeté
à ceux qui s’étaient croisés pour réprimer
le crime; il avait été allumé par une bande de
malfaiteurs, noirs et blancs, présidée par les trois
frères Herpin, dont nous raconterons plus loin l’expulsion.
Après deux ou trois heures, données
au sommeil, le Comité repartit. Cette fois, sa colonne de cavaliers
traversa le pont Saint-Julien, et se dirigea, à travers champs,
vers l’Île des Cypres, qui devait bientôt fournir
une des pages les plus colorées du bandit-tisme. Le Comité
avait perdu toute la nuit à poursuivre le jeune bandit; mais,
cette fois, la Providence allait être pour la bonne cause...
Une voiture parut tout-à-coup dans une manche, le phaéton
de cette voiture... c’était GUDBEER.
— C’est lui, s’écria
le capitaine.
Gudbeer fut bientôt saisi et garrotté.
— Qu’on le conduise dans les
limites de la paroisse Lafayette, ajouta le capitaine, en jouant avec
un pistolet-revolver à cinq coups, chargé jusqu’à
la gueule et qu’on venait d’arracher à Gudbeer.
Et le Comité se remit en marche. Un
des cavaliers de cette armée de l’ordre avait donné
au prisonnier l’hospitalité sur la croupe de son cheval.
Le Comité avait pris un chemin différent
du premier et qui devait conduire plus promptement au but. Il était
entré dans une de ces prairies attakapiennes, magnifiques à
voir, mais coupées de ravins, de coulées parfois bourbeuses
à engloutie un cavalier et son cheval.
Le Comité était arrivé
sur les bords d’une de ces coulées perfides, dont l’eau
limpide cache des abîmes de boue.
Or, comme tous étaient attakapiens,
et qu’ils connaissaient les dangers de ces ruisseaux de leurs
prairies, ils se mirent à chercher un gué et virent,
en le cherchant, de l’autre côté de la coulée,
un homme de haute stature, à la barbe blanche, qui semblait
couvrir d’un long regard de pitié le jeune prisonnier.
— Indiquez-nous un gué, lui
cria-t-on.
Je n’en connais pas; quant à
moi, je passe où je peux, quand j’ai besoin de passer.
Le grand vieillard qui venait de faire cette
réponse, était un individu qui, lorsque nous écrirons
l’histoire d’un comité voisin, trouvera une large
hospitalité dans ces pages. C’était Bernard Roméro.
Le Comité franchit cette coulée
dangereuse, et amena le prisonnier sur les mamelons sourceux qui hérissent
la magnifique prairie connue sous le nom de Prairie Sauvé.
On s’arrêta sous un grand arbre.
— Messieurs, dit le Major, cet homme
porte encore sur sa chair vive les stigmates des blessures que nous
lui avons faites. Le meurtrir encore, ce serait le tuer. Plutôt
que de le torturer, il vaudrait mieux le pendre. Fouettons le pour
la forme, — et qu’il parte.
On fouetta le bandit pour la forme; puis,
comme il disait n’avoir pas d’argent pour partir, chaque
membre mit la main à la poche, en tira toute la monnaie égarée
dans ses profondeurs, et la versa dans la main de Gudbeer.
Quelques jours après, il disparut,
et alla porter un nom de plus à la longue liste des brigands
qui sont le fléau et la honte de la Nouvelle-Orléans.
XV.
Nous avons tenu à décrire
la première expédition du Comité. Nous avons
décrite, non pour les périls qui étaient nuis,
mais pour l’acte lui-même, acte qui devait donner aux
procédures du Comité leur véritable caractère,
c’était le châtiment des bandits, en plein soleil
comme il convient à des juges. La justice doit, en effet, agir
en plein jour: il n’y a que la vengeance qui se cache.
Maintenant, nous crayonnerons seulement quelques
expulsions de bandits vulgaires. La Gazette des Tribunaux elle-même
n’allume tous ses flambeaux que devant les figures saillantes
du crime: c’est la chapelle ardente de la presse; aux vulgaires
criminels, elle consacre quelque chose de vulgaire comme eux: un lampion.
Nous inscrirons donc, comme notes de police,
les lignes suivantes
Bannissement d’Hervilien et d’Euclide
Primo, père et fils, pour vol d’une embarcation pontée,
trouvée dans leur cour, et reconnue par M. Guidry, son propriétaire,
et deux témoins.
En même temps, expulsion de Don Louis,
esclave et époux de Marie la Polonaise, griffonne libre. Cet
homme avait eu une main dans tous les vols et dans tous les meurtres
qui s’étaient commis, depuis plusieurs années,
dans la paroisse Lafayette.
C’était, comme on le voit, le
menu fretin du crime. Le Comité pelotait en attendant partie.
Cette partie, c’était l’expulsion de quelques grands
coupables...
Elle allait se présenter.
XVI.
Dans le sixième district
de la paroisse Lafayette, s’élève une maison ensevelie
dans la verdure de vieux lilas, entourée de cabanes moisies
et ayant comme un air de lèpre; une cour, palissadée
de pieux de neuf à dix pieds de haut, donne, à cette
maison, la physionomie d’une forteresse. Dans la même
enceinte, un clocheton peu gracieux couvre la presse d’un moulin-à-coton,
autrefois fréquenté, aujourd’hui désert
comme les ruines de Palmyre.
C’est la maison de Herpin.
Connaissez-vous cette auberge, sur la route
de Nîmes, où Monte-Christo vient essayer les tentations
de la richesse sur la richesse sur Caderousse et la Carconte, et où
assassine un bijoutier pour lui reprendre un diamant qu’on lui
a vendu.
Ou Dumas a vu la maison des Herpin, ou bien
les Herpin ont copié Dumas.
Le chef de la famille était de la
Normandie, la terre classique des procès. Pour ne pas démentir
la réputation faite depuis longtemps à sa terre natale,
il avait des rapports avec toutes les cours de district des Attakapas.
Il mourut, laissant à ses enfants,
une petite fortune, acquise légitimement, à ce qu’on
nous a assuré.
XVII.
Parmi ses héritiers,
se trouvaient trois fils, les seuls qui soient appelés à
défrayer cette triste chronique; ils s’appelaient: Aladin,
Valsin et Dolzin.
Ils étaient jeunes.
Du reste, voici leurs silhouettes;
Aladin ( à tout seigneur tout honneur)
avait de 28 à 29 ans. Front bas et déprimé sur
les tempes, lèvres sensuelles, yeux sachant se couvrir, au
besoin, d’un voile d’honnêteté; joues sachant
aussi feindre la pudeur, la rougeur comme Tartufe—les Mendiants
de la Cour des miracles s’appliquaient des plaies simulées
sur le corps; les masques sont comme les plaies; seulement on ne les
met qu’aux visages. Aladin avait emprunté cette tradition
aux Vénitiens su moyen-âge.
Valsin était petit, trapu, fort. Sa
mise était ordinairement soignée. Une forêt de
cheveux noirs, toujours élégamment peignés et
ondés, descendait sur ses larges épaules. Un jour, sa
main droite s’était trouvée prise dans les rouages
du moulin-à-coton de son père. Elle en était
ressortie broyée. Pendant quelques mois, il avait tenu l’école
du 6me district de la paroisse Lafayette. Nous ne savons qui lui avait
donné un diplôme; nous regrettons de ne pouvoir citer
quelques lignes de ses lettres autographes: elles auraient prouvé
à quels étranges professeurs on confie, parfois, l’éducation
des enfants dans notre bienheureuse Louisiane.
Dolzin était le lion de la mode, le
comte d’Orsay de la Côte-Gelée. Par le sang, comme
par la dépravation, il était bien le digne frère
de Valsin et d’Aladin. Chez eux, âme et corps avaient
été coulés dans le même moule. La nature,
qui ne se répète jamais, dit-on, avait pris plaisir
cette fois à tirer trois épreuves d’un seul portrait.
XVIII.
La moralité de ces jeunes
gens était déplorable, surtout celle de Valsin.
Marié à une chaste jeune fille,
dont nous avons entrevu une fois le doux visage, il s’était
vautré dans les bas-fonds les plus abjects de la dépravation.
Et sa femme... sa chaste et pure jeune femme... elle pleurait sans
doute.
Etrangeté des destinées humaines:
quand Dieu crée des diamants, il se plaît parfois à
les jeter sur un fumier!
Ces messieurs avaient fait deux parts de
leur vie, et avaient donné l’une aux plaisirs, l’autre
aux affaires.
Décrivons d’abord leurs plaisirs:
c’est une page arrachée aux pires lupanars de la Nouvelle-Orléans.
XIX.
Les Etats du Sud de l’Amerique
sont, comme l’Angleterre, une médaille à deux
faces: or et billion; noblesse et bassesse; diamant et strass; types
de femmes plus admirables que les anges les plus suaves rêvés
par Shakespeare; types plus hideux que les sorcières de Macbeth.
Les lois morales ne sont, du reste, qu’une copie des lois physiques.
Aujourd’hui, un ciel bleu où le soleil déploie
son auréole rayonnante, nous fait sentie qu’il est doux
de vivre; demain, un ciel nébuleux nous donnera le spleen ou
nous fera pleurer.
Rachel, une des plus rayonnantes figures
de femme de ce siècle, avait tout ce que Dieu peut donner à
celles qui sont conçues dans ces heures rares et bénies
où le ciel est en fête; elle avait poésie, noblesse,
beauté calquée sur celle des plus belles médailles
antiques, poses sculpturales, dignité, façon royale
de porter un cachemire sur se épaules ou une fleur dans ses
cheveux noirs à reflets bleus, cheveux qui révélaient
si bien son origine judaïque; c’était la suprême
poésie, la suprême beauté, la suprême élégance.—Rachel
était impératrice par le talent, bohémienne par
le berceau.
Chez les frères Herpin, tout était
noir, maudit, sinistre. Il est des bandits chez lesquels Dieu a laissé
tomber une qualité ou une vertu quelconque,— chez les
Herpin, rien! rien! rien! pas même un de ces pâles rayons
qui illuminent parfois les sombres tableaux de Rembrandt. La morale,
ce soleil des âmes, ne les avait jamais touchés avec
cette prodigalité de rayons qui ne coûte rien, car elle
vient de Dieu!
Ces messieurs avaient le vice cynique; non
le vice qui attend l’ombre de la nuit pour éclater dans
les villes, qui se modère et se contient, et se fait presque
décent; mais le vice en haillons; le vice du ruisseau et de
la rue; le vice qui abdique l’orgueil de race, non pour faire
monter la race africaine jusqu’à elle; le vice qui met
sa main blanche dans les mains noires, et qui demande, en échange,
ou une nuit de triste volupté, ou une conspiration à
un crime projeté. Leurs vices, c’était une page
de Pétrone jetée par le vent de l’Italie antique
dans notre Louisiane; un morceau de stuc détaché des
sentiers de Rome au temps de sa décadence; un livre de Sodome
et de Gomorrhe, sorti de son linceul de sel après des siècles;
une halte dans la boue, pour nous servir d’une expression restée
fameuse dans l’histoire de la tribune française.
Nous ne nous étendrons pas davantage
sur leurs plaisirs; il est d’ailleurs des choses qu’il
doit nous être permis de voiler.
En Espagne, il y a dans toutes les rues des
niches et des statuettes de la Madone. L’Espagnol qui voit qu’il
va se commettre un crime ou une obscénité dans le voisinage
de la Madone, s’empresse de jeter un voile sur sa chaste image.
XX.
Et leurs affaires?
Elles étaient comme leurs plaisirs,
équivoques, immorales,— et aussi louches que ce bon M.
Laffemas, l’agent de Richelieu, à qui V. Hugo a donné
l’immortalité de sa Marion de Lorme.
Leurs affaires, c’était le vol,
quelquefois le meurtre, souvent l’incendie et le parjure, mais
le vol, toujours, depuis le 1er janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre.
Le vol, comme on le voit, était l’article qui abondait
le plus dans cette étrange maison de commerce. Si les Herpin
avaient été assez élégants pour se faire
faire des cartes de visite, ils auraient pu y faire graver un blason
aurait du être une négresse dansant la bamboula, et tenant
un rossignolà la main.
Honnêtes, tant que leur père
avait vécu, ils avaient déposé leur honnête
réelle ou superficielle sur son cercueil; comme Sixte-Quint,
après son avènement au pouvoir, ils avaient jeté
leurs béquilles.
Alors avaient commencé les spéculations
équivoques, les pirateries, les expéditions de nuit,
les vols d’animaux, vols quelquefois mis en Cour, et toujours
suivis d’acquittements; les courses de chevaux où les
coups de poing venaient en aide aux tricheries; et enfin les lettres
anonymes, ce poignard de la diffamation qui croit frapper dans l’ombre,
et qui est toujours reconnu...
C’était le printemps des années
de ces messieurs, car tout leur souriait...ou semblait leur sourire...
Hélas! rien n’est stable sur
cette terre; jugez si le vice peut l’être... Ah! si l’on
savait combien est forte l’ancre jetée par la vertu!
Cependant la chronique scandaleuse des Herpin
grossissait à vue d’œil. L’opinion publique
grondait, mais elle ne rugissait pas encore.
Pourtant elle ne demandait pas mieux.
XXI.
Un jour, un habitant d’une
paroisse voisine (Vermillon) vint porter, devant la 14e Cour de District,
une accusation de vol contre Valsin Herpin: cet habitant se nommait
Lyon.
Cet homme, honorable et estimé, avait
une jument de prix pour laquelle il avait conçu un attachement
d’Arabe. Dans nos paroisses, c’est comme dans les zones
du Sahara; la solitude produit de ces affections qui semblent étranges,
et qui ne sont, cependant, que l’abécédaire du
cœur humain... Quand l’homme ne peut pas aimer la femme,
il aime la bête... et il y a beaucoup de femmes qui, par l’intelligence
et la beauté, sont fort inférieures au cheval arabe.
M. Lyon était donc venu porter, devant
la cour de notre paroisse, une accusation de vol contre Valsin Herpin.
Cette bête volée était à la fois sa propriété
et son amour; le voleur évidement était mal tombé.
L’allure fut mise en cour, discutée
par un de ces rares jeunes gens de nos paroisses qui ont leurs deux
mains pleines d’avenir, M. William Mouton; et, malgré
deux témoignages donnés, l’un par M. Emilien Vincent,
l’autre par M. Olivier Trahan qui, tous deux, reconnaissaient
la jument comme étant la propriété de M. Lyon,
le juri innocenta Valsin Herpin.
Ce verdict, disons mieux, ce parjure resta
comme un ressentiment sur le cœur des honnêtes gens de
la paroisse Lafayette.
Un autre verdict malheureux vint augmenter,
peu de temps après, l’exaspération des masses.
Cette fois, il s’agissait d’un
vol de peaux.
Ce jour-là, nous entrâmes dans
la Maison de Cour de Vermillon-ville avec un de nos amis et voisins,
un des jeunes gens les plus honorables de la paroisse Lafayette, M.
Dupré Guidry. On donnait, en ce moment, les témoignages,
et ils étaient accablants.
“ Cet homme sera condamné, dîmes-nous
à notre compagnon.
— Un, deux, trois, quatre, cinq, six,
sept, huit, neuf, fit-il en comptant sur ses doigts, et en regardant
le banc du juri. Neuf voleurs de peaux et trois hommes honnêtes.
Les neuf seront pour l’acquittement; les trois pour la condamnation;
mais ces derniers céderont pour ne pas être en conflit
avec les autres. Aussi sûr qu’il fait jour, cet homme
sera acquitté.
Il le fut!!!
L’organisation des Comités est
toute dans ce mot, prononcé par un jeune homme intelligent
né en Louisiane, mais dont l’équité se
révoltait contre une indignité.
.............
Malheureusement pour les criminels et pour leurs amis
du banc du juri, le Comité allait entrer en scène, et
briser, comme verre, tous ceux qui avaient porté un défi
à la justice.
XXII.
Nous arrivons à une
des péripéties du triste drame que nous racontons.
Dans un coin reculé de la paroisse
Saint-Martin, la carte de la Louisiane désigne un lac, connu
sous le nom de lac Cathaoulou. Ce lac est entouré de grands
bois vierges encore, il y a quelques années, et qui n’étaient
alors visités que par les chasseurs de chevreuils, et par les
nombreux pêcheurs des paroisses voisines qui allaient souvent
demander, aux eaux du lac, les poissons délicieux qu’elles
abritent. Bois et lac forment un des sites les plus ravissants qui
se puissent voir. Ce site a de plus une poésie qu’il
emprunte à son isolement même. Il étonne d’autant
plus le voyageur que celui-ci ne s’attend pas à la magnificence
du spectacle qui va se présenter à lui: c’est
une beauté qui vous prend par la surprise. C’est comme
si on trouvait sur un grand chemin Cléopâtre ou Impéria,
une de ces femmes qui traversent une époque en l’illuminant
de leur beauté.
Ce lac est aujourd’hui journellement
traversé par les nombreux troupeaux que les Attakapas envoient
à la Nouvelle-Orléans. Là, les vachers trouvent
des guides, qui, à travers les chemins affreux, mais parfaitement
connus d’eux, conduisent la caravane à un point de l’Atchafalaya
nommé Butte à la Rose. Le chef des guides, ou le passeur
s’appelle M. Hippolyte Barra. C’est un homme-âgé,
créole et jouissant d’une réputation immaculée.
XXIII.
Par une froide journée
de janvier 1859, un troupeau de nombreuses bêtes à cornes
s’engagea dans un des mille sentiers de la forêt qui fait
une ceinture au lac. Ce troupeau était conduit par un mulâtre,
deux nègres et deux blancs: ces dernières étaient
Valsin et Aladin Herpin.
Arrivé chez M. H. Barra, le troupeau
entra dans une savane, en attendant le bateau qui devait le conduire
à la Butte à la Rose; puis les hommes se rendirent à
la maison de M. H. Barra, où ils devaient passer la nuit.
Des explications qui furent données,
il résulta que le propriétaire du troupeau était
le mulâtre; que ce mulâtre était Texien et s’appelait
Alfred Oril: que les deux étaient des engagés et s’appelaient
Préféré et Pays; les deux blancs n’étaient
que les guides des vaqueros étrangers.
L’heure du souper sonna; les voyageurs
s’assirent fraternellement, sans distinction de couleur, à
la même table—et se livrèrent à de nombreuses
libations.
Après les libations, vint le jeu.
Un Irlandais (les enfants de la verte Erin n’ont pas de préjugés)
s’assit pour jouer, à côté de nos grecs
en goguette. Le lendemain, en se réveillant, s’il se
souvint qu’il avait une bourse, il put se convaincre, après
de courtes recherches, que les dollars qui l’habitaient avaient
disparu.
Lorsque l’Irlandais fut dépouillé
de sa monnaie, Préféré prit un violon et se mit
à jouer avec cette furie qui distingue les artistes nègres,
une bambou à qui aurait peut-être été désavouée
par Gottchalk. Alors nègres et blancs se prirent par la main,
commencèrent des rondes semblables aux farandoles toulousaines
et burent, sans doute, dans les entractes, à la sainte alliance
de l’Afrique et de l’Amérique. Le bal à
la fin, arriva à un tel crescendo que M. Barra, quoique habitué
à la visite de voyageurs excentriques, dut intervenir et faire
cesser cette orgie où les enfants de Cham traitaient trop légèrement
la majesté des enfants de Japhet.
........
Mais, pendant ce banquet fraternel des illustres
représentants de deux races ennemies, M. Barra avait eu l’indiscrétion
de jeter un regard inquisiteur sur le troupeau du Texien... Après
une minute d’examen, lui qui connaît toutes les marques
du pays, il éprouva une de ces émotions qui sont toujours
créées par des coups de théâtres... Le
troupeau texien était louisianais... Il compta quinze bœufs,
portant l’étampe de M. Cade, riche propriétaire
de bestiaux de la paroisse Lafayette, un bœuf de M. Elisé
Thibodeaux, &c., &c. C’était le produit d’une
de ces razzias qu’on faisait alors si souvent dans nos compagnes...
M. Hippolyte Barra fut convaincu qu’il avait l’honneur,
peu désiré par lui, d’héberger une bande
de voleurs.
L’enquête démontra qu’Alfred
Oril, le Texien-propriétaire, était un mulâtre
du nom d’Adolphe, ex-esclave de M. Coquelin Latiolais, un des
plus honorables habitants de la paroisse Lafayette; que Préféré
et Pays étaient deux esclaves voisins des Herpin, et que les
deux frères Herpin, les guides, seulement les deux guides du
troupeau texien, étaient les seuls et uniques propriétaires...
propriétaires, à la façon de M. Proudhon, qui
a dit depuis longtemps cette parole célèbres:
La propriété c’est le
vol!
Plus tard, un affidavit, signé d’un
homme qui est son propre témoin, lorsqu’il jure, devait
soulever aussi un large pan du rideau qui couvrait ces trois vies
prédestinées au crime, comme d’autres le sont
à la vertu. Cet affidavit, que l’on trouvera à
la fin de l’histoire de ce Comité, devait révéler
un vol de sept balles de coton, commis chez le col. Creighton, les
auteurs de l’incendie de plusieurs magasins, et un tentative
d’assassinat sur M. Emilien Vincent, dans les circonstances
suivantes:
Un des témoins de l’accusation
de vol d’une jument, dirigée contre Valsin Herpin, était
M. Olivier Trahan.
Celui-ci était mort plein de jours,
comme dit nous ne savons plus quels poète. La famille et ses
amis veillaient pieusement dans la chambre où se dépouilles
étaient exposées... La nuit était venue.
On sait avec quelle religion, avec quel respect,
se font ces veillées de la mort dans nos campagnes. On prie,
on chante de ces cantiques catholiques dont la seule poésie
est dans la naïveté; on voile les tableaux, les glaces
et même les modestes gravures enluminées qui décorent
les humbles parois de la chambre mortuaire; on jette à poignées
autour du mort les herbes odoriférantes; enfin, devant celui
qui s’est endormi pour l’éternité, tout
est silence, religion, recueillement...
Il en était ainsi dans la maison de
M. Olivier Trahan, lorsque des hommes se présentèrent
à la porte de la cour, et demandèrent si on avait besoin
de veilleurs pour la nuit qui commençait. On répondit
négativement.
Ces hommes demandèrent ensuite si
M. Emilien Vincent n’était point venu.
On répondit qu’il était
venu, mais qu’il était reparti.
Alors ces hommes, profanant les magnifiques
mélopées que l’Eglise a adaptées aux psaumes
de David et se faisant sacrilèges devant un cercueil, ces hommes
se mirent à psalmodier sur l’air de cette sublime lamentation
appelée De profundis: — O! Trahan ne pourra plus être
témoin contre Valsin Herpin.
Ce chant impie retentit longtemps, et se
mêla insolemment aux pleurs et aux prières qui s’élevaient
au ciel, comme des parfums autour de ce cadavre.
............
Les auteurs de cette hideuse
profanation étaient les frères Herpin... et un nommé
B. Lacouture, qui va entrer en scène dans les pages suivantes.
Un affadavit de M. Emilien Vincent a affirmé
depuis, qu’un soir, à la porte du clos de Caffrés,
il avait vu et entendu l’explosion de deux capsules.
On voit où en étaient arrivés
les Attakapas, sous le règne de la justice régulière,
dont tant de bonnes âmes pleurent le détrônement.
Nous nous garderons de commenter ce que nous venons d’écrire.
Un pauvre feuillet d’histoire a parfois une éloquence
que ne connaîtront jamais les plus grands orateurs.
Le Comité condamna Valsin, le 17 mars,
et Aladin le 23, à quitter l’Etat dans dix jours, et
au fouet, s’ils résistaient.
Dolzin, qui avait mis la main à toutes
leurs mauvaises actions, fut aussi condamné à partager
l’exil de ses frères.
Le trio exilé se hâta de s’enfuir
outre-Sabine.
Aladin partit plus riche que ses frères:
car il put mettre dans sa malle de voyage une double condamnation:
la première, nous venons de la dire; la seconde avait été
motivée par un vol de couteau commis, à son profit,
chez M. Achille Landry, par un nègre de M. Isidore Broussard.
Les nègres, leurs complices, furent fouettés
et avouèrent tout sous le fouet.
XXIV.
Il est de riches placers dans
la Californie, d’où le mineur a tiré tant d’or
qu’il croit les avoir épuisés jusqu’au dernier
filon; toutefois, avant de les abandonner, le mineur les sonde d’un
dernier coup de pioche, et y trouve encore de l’or en abondance.
Il en est ainsi des Herpin. Seulement l’or
n’est pas précisément le métal que l’on
trouve en parlant d’eux; ces messieurs avaient un beau-frère;
il s’appelait Bernard Lacouture.
Celui-ci avait un frère nommé
Jean.
Avant de parler du premier—et son histoire
est riche en pages dramatiques—disons quelques mots de Jean,
vulgaire bandit qui a disparu depuis longtemps outre-Sabine.
XXV.
Lorsque les Comités
se formèrent, Jean était mis en Cour pour vol de deux
chevaux, retrouvés dans sa cour, par M. Hilaire David, leur
propriétaire—et avait été soupçonné
de complicité dans un assassinat commis de nuit, sur un grand
chemin, par un jeune homme de Vermillon, ayant nom Corner, et acquitté
depuis par le juri, sous le règne des Comités de sa
paroisse.
Comme Jean avait été mis en
Cour avant l’organisation des Comités, ceux-ci avaient
refusé de toucher à un cheveu de cet homme: il leur
était devenu sacré.
Du reste, on voulait expérimenter
si, devant un flagrant délit bien établi, en ce qui
concerne le vol de chevaux, le juri oserait commettre un de ces parjures
qui, jusqu’à ce jour, lui avaient coûté
si peu,— auquel cas le juri populaire aurait jugé à
son tour, et aurait jugé sommairement.
Dès l’apparition des Comités,
Jean disparut et fit bien, car leur police vigilante n’avait
pas tardé à mettre la main sur un renseignement qui,
donné à un juri honnête, aurait conduit Corner
et Jean à la potence.
En effet, on ne tarda pas à découvrir
que, le soir de l’assassinat. Corner et Jean s’étaient
rendus à une heure assez avancée de la nuit, au domicile
de ce dernier, et que Corner, s’adressant à la maîtresse
de la maison, lui avait dit:
“Je viens de tuer un homme. J’ai
faim. Prépare-moi un bon souper. Je pars demain pour le Texas.”
Le souper fut préparé, et l’assassin
mangea avec appétit.
Le lendemain, il partit pour le Texas. Arrêté
et jeté dans la prison de la paroisse Vermillon, il fut traduit
devant la Cour.
Le jeune femme qui avait préparé
l’horrible souper, fut citée pour donner son témoignage
dans cette affaire. Malheureusement elle fut citée sous un
autre nom que le sien, quoiqu’elle fût parfaitement connue.
Les défenseurs profitèrent de cette erreur inexplicable.
La dame ne comparut point et... .
Corner fut acquitté à minuit,
et s’empressa de disparaître pour échapper à
la vengeance des Comités, grondant aux portes de la Maison
de Cour.
Et nos aïeux disaient qu’il avait
des juges à Berlin!
La femme de Jean (fille d’un honnête
homme) a été partager volontairement l’exil de
son mari.
Elle a rendu vrai ces vers de Victor Hugo:
Les loups et les seigneurs n’ont-ils
pas leurs familles?
XXVI.
Bernard était Français
et, comme nous l’avons dit, avait épousé une sœur
des Herpin.
Jeune fille, elle avait oublié un
jour qu’il existait des juges de paix pour légaliser,
et des prêtres pour sanctifier les amours des hommes, et elle
s’était livrée à un jeune homme que nous
avons vu mourir, il y a quelques années, odieusement assassinée
dans un bal par un nommé Viléor Valot. Drame commis
au son des violons! Sang jeune et chaud tachant les robes des danseuses!
De cet amour, était né un fils
que la jeune mère garda courageusement auprès d’elle,
et éleva avec une tendresse qui ne se démentit jamais.
(Nous constatons avec empressement ce courage maternel, le plus beau,
le plus difficile de tous les courages.—Quand il nous arrivera
de trouver un rayon de soleil sur notre route, nous le saluerons toujours
avec bonheur.)
XXVII.
Bernard était un de
ces Michel-Morin que la nature a doués d’une grande adresse
de corps, d’une certaine dose d’intelligence et d’une
de ces activités qui, lorsqu’elles ne sont pas guidées
par le fanal de la morale, égarent promptement un homme et
en font, du soir au matin, un vulgaire aventurier ou un bandit.
Charron, maçon, carrossier, charpentier,
armurier, il avait cette suffisance gasconne qui fait croire à
l’homme qu’il peut tout, qu’il est propre à
tout, lorsqu’il ne sait rien, ni ne peut rien. Ces types se
retrouvent, du reste, dans toutes les parties du monde: il n’y
a pas de gascon que sur les bords de la Garonne; il y en a aussi sur
les bords du Meschacébé.
Après quelques échantillons
de son adresse, donnés aux bons habitants, ses voisins, il
avait été jugé, et la clientèle de Michel
Morin s’était retirée de lui, comme la marée
descendants se retire du rivage, et... l’activité de
Lacouture avait dû se reporter ailleurs.
XXVIII.
Alors, il songea à la
boucherie...
On apprit, un jour, que, plusieurs fois par
semaine, il allait porter à Vermillonville des quartiers de
bœufs fraîchement tués et dépouillés
de leur peau. Comme on ne connaissait aucun habitant avec lequel Lacouture
fît ses transactions commerciales, et qu’on trouvait souvent
au bord d’un marais, ou dans les grandes herbes de la prairie,
une peau de bœuf ou de veau encore saignante, l’opinion
publique avait commencé à s’inquiéter et
à accuser le boucher improvisé qui approvisionnait le
marché de Vermillonville avec de la viande prise à des
sources mystérieuses. Lacouture rengaina son couteau de boucherie
et donna sa démission.
Bientôt après, une série
de drames avait commencé dans nos prairies paisibles: deux
surtout, qui avaient produit une de ces impressions fiévreuses,
électriques, qui frappent simultanément toute une foule.
XXIX.
C’était dans un
quartier de la paroisse Lafayette, connu sous le nom de Prairie Vermillon,
quartier ténébreux, mal famé alors, et que les
Comités ont déblayé depuis.
Un marchand français, M. Gallet, y
tenait un magasin assez considérable, qui excitait depuis longtemps
la convoitise des voleurs; mais les barrières étaient
bonnes, les chiens féroces et vigilants, les portes fermées
à triples serrures, — et le propriétaire un homme
solide (c’est le mot de nos paroisses pour dire brave), connu
comme très disposé à défendre sa propriété
avec un arsenal de fusils et de revolvers, toujours parfaitement chargés.
M. Gallet connaissait avec certitude les
nombreux amoureux de son magasin; aussi, depuis plusieurs années,
un lit était-il disposé dans ce magasin, à la
nuit tombante,— et ce lit, occupé par M. Gallet, ou un
commis, ne disparaissait-il que le lendemain, quand on procédait
à l’ouverture de l’établissement.
Un soir,— à minuit,— c’est
l’heure historique de ce que nous allons écrire,—
et nous l’avons pas cherchée,— M. Gallet entendit
quelque chose qui grinçait contre la porte,— un bruit,
un rien. Puis ce bruit grandit et devint parfaitement perceptible:
c’était une tarière qui, maniée avec précaution,
creusait un trou dans la bois de la porte, à la hauteur de
la serrure.
M. Gallet sourit, — il avait compris
ce qui allait se passer.
Se rapprocher de la porte, aussi doucement
que possible, et rapprocher de lui ses bonnes armes qui ne le quittaient
jamais, fut l’affaire d’un instant.
La tarière ouvrit un deuxième
trou... puis un troisième...puis un quatrième... chacun
formant les points extrêmes d’un carré.
Puis le bois du carré, dessiné
par ces quatre trous, tomba... et une main...une main dont M. Gallet
reconnut le couleur noire, tant il en était rapproché,
passa à travers ce trou béant pour se rapprocher de
la serrure.
Et un coup de fusil retentit.
Le corps qui interceptait la lumière
se renversa en arrière en poussant un cri déchirant...
Le fusil de M. Gallet, chargé à postes, et tiré
à bout portant, avait dû labourer et broyer le bras du
bandit dans tonte sa longueur.
M. Gallet entendit ensuite les détonations
de cinq ou six fusils, adressées sans doute aux murailles de
sa maison. Mais que lui importait, à lui? ses murailles étaient
épaisses, et ,en cas de brèche, il ne manquait pas d’armes
pour rendre feu pour feu. Les bandits se retirèrent en lançant
des imprécations... leurs voix furent reconnues... M. Gallet
n’a jamais voulu en nommer les propriétaires.
.............
Huit jours après, une
dame (Mme Benjamin Mire) entendit à huit heures du soir, à
la porte de sa cour, une voix humaine qui poussait des cris lamentables...
elle accourut et reconnut un de ses nègres, marron depuis un
mois, et se tordant à terre, dans les douleurs du tétanos.
Il avait le bras horriblement broyé.
Le nègre mourut quelques jours après,
en avouant qu’il avait reçu son affreuse blessure à
l’attaque nocturne d’un magasin.
Le lendemain, en ouvrant la porte de ce même
magasin, qui portait toutes fraîches les traces du siège
de la nuit, M. Gallet ramassa un ciseau laissé sur le terrain
ensanglanté. Ciseau fut parfaitement reconnu... il appartenait
à Bernard Lacouture.
XXX.
Un autre drame avait aussi
jeté la terreur dans le quartier.
Avez-vous rencontré, parfois, dans
le monde ou ailleurs, de ces bellâtres, à la barbe hérissée
en crinière, aux mains noires lorsqu’elles ne sont pas
gantées, aux leurs orbites, aux épaules trapues, aux
jambes grosses à faire croire qu’elles sont atteintes
de l’éléphantiasis, aux pieds taillés en
patins destinés à dessiner des arabesques sur la Neva?
Ces messieurs, que la nature a traités
en grotesques, se croient taillés en Lovelaces. Ils se croient
séduisants comme le serpent qui tenta Eve, notre première
mère; ils vous diront avec un grand sérieux qu’ils
ont fait autant de victimes qu’il y a de jours dans l’année—365,
rien que cela! Peut-être iraient-ils jusqu’au chiffre
de Don Juan, mille et trois, s’ils avaient lu Don Juan—mais
ils ne l’ont pas lu.
Ils rôdent auteur des dames, comme
les ours autour de l’arbre que, d’ordinaire, on plante
dans les fosses des ménageries; ils les asphyxient avec affreuses
odeurs de muse ou de patchouli qu’ils exhalent; ils leur content
des madrigaux qui n’auraient jamais été signés
par les poètes galants du 18e siècle; ils déchirent
le bas de leurs robes du bout de leurs bottes maladroites; ils passent
en un mot, leur vie à courir après des femmes dont la
plupart ne seront jamais, pour eux, que des fantômes, beaux
peut-être, mais insaisissables; mais que leur importe? s’ils
en saisissent une ou deux dans leur vie—et des moins élégantes—et
des plus faciles—leur joie sera complète, leur orgueil
satisfait. Ils auront conquis leur bâton de maréchal.
Emile Comeau était de ceux-là.
Ce n’était pas un Antinoüs;
mais il avait une longue barbe comme Samson avait de longs cheveux:
c’était là sa spécialité.
Dans les ateliers, les modèles posent,
qui pour la tête, qui pour les cheveux, qui pour les épaules.—Lui
aurait pu poser pour la barbe...
Honnête du reste—et n’ayant
d’autre tort que de courir les aventures d’amour comme
un Espagnol du temps d’Isabelle-la-Catholique. S’il avait
su gratter de la guitare, il aurait donné des sérénades
à toutes les senoras de la paroisse Lafayette... mais il ne
le savait pas.
Ce jeune homme avait noué des relations
avec deux ou trois beautés faciles-qu’il poursuivait
avec affection et publiquement au bal, dans les promenades, dans tous
les lieux où le public pouvait le voir... même quand
ces beautés étaient accompagnées de leurs maris...
car elles étaient mariées... Il était fier d’entendre
murmurer à ses oreilles:
“Voilà Don Juan qui passe!”
Hélas! il y a Don Juan et Don Juan,
comme il y a cruches et cruches...—et le Don Juan de Byron et
de Mozart n’est jamais venu se promener à la Côte-Gelée.
Un soir, comme Emile Comeau courait à
une de ses aventures d’amour, deux coups de fusil retentirent
à deux ou trois mètres de la maison habitée alors
par celui qui écrit ces lignes.
Le lendemain, à 7 heures du matin,
on releva dans la prairie un homme dont la poitrine était criblée
d’une pluie de chevrotines—et dont le cheval gisait mort
à cent pas de lui.
Cet homme, c’était Emile Comeau.
Le meurtrier présumé fut arrêté,
une enquête eut lieu, et laissa transpirer un de ces faits qui
lavent bien des torts.
Une de ses victimes, voisine du lieu où
le double coup de feu avait éclaté, entendit, dit-on,
ses gémissements, et bien que mariée et signalée
comme sa maîtresse, accourut auprès de lui pour le panser,
s’il était blessé, ou, s’il était
mourant, pour être la consolatrice de son agonie. Emile était
blessé mortellement.
Ils passèrent, dit-on, une nuit longue,
bien longue, sans doute à pleurer, l’un sa jeunesse que
ce coup de fusil allait éteindre, l’autre ses mœurs
faciles qui avaient peut-être contribué à armer
le bras qui avait voulu éteindre cette vie...
Emile, ramassé mourant, mourut quelques
heures après.
L’homme que la justice avait soupçonné
de ce crime, fut emprisonné, et relâché ensuite
par le Grand Juri—car cet homme N’ÉTAIT PAS COUPABLE.
Le coupable devait être désigné
plus tard par un affidavit signé d’un habitant de la
paroisse Lafayette qui est son témoin, lorsqu’il parle,
et qui est doublement son témoin, lorsqu’il jure. (On
trouvera ce curieux affidavit à la fin de ce volume).
Le coupable, c’était BERNARD
LACOUTURE.
XXXI.
Lorsque le Comité condamna
Lacouture au bannissement, il l’avait déjà pris
la main dans le vol, mais pas encore dans le sang, car l’affidavit
dont nous avons parlé plus haut n’a été
connu qu’après.
Lorsque le Comité Exécutif,
son capitaine en tête, alla lui signifier sa condamnation, il
labourait un petit clos, et se laissa appeler deux fois...!
Après avoir écouté la
sentence qui le retranchait justement du sol de sa patrie adoptive,
il retourna lentement à ses bœufs qu’il avait laissés
au milieu d’un sillon, et sa charrue raya ce sillon jusqu’au
bout.
Puis, quand le Comité fut loin...
bien loin... hors de la portée de la vue... il retourna chez
lui, et prit, en maugréant, le dur chemin de l’exil.
XXXII.
Laissons Bernard partir pour
la Sabine... nous le retrouverons.
La paroisse Vermillon— la paroisse
des verdicts infâmes—venait d’acquitter Dosithée
Maux d’un vol commis dans les circonstances suivantes:
Il avait été saisi, en plein
jour, par un beau soleil de midi, dans une de ces belles prairies,
frontières des paroisses St-Martin et Vermillon, debout, un
couteau à la main, les bras teints de sang, à côté
d’un bœuf fraîchement égorgé. C’était
le flagrant délit à la 33e puissance. C’était
la clarté du soleil...l’évidence de Dieu...et
cet homme avait été acquitté.
Malheureusement pour lui, ce vol avait été
commis sur les domaines du Comité. Celui-ci plus juste que
ses juges, cassa le verdict, et condamna l’acquitté au
bannissement.
Dosithée s’enfuit, et alla cacher
sa honte dans les solitudes du Texas.
Son fils—il y a, à ce qu’il
paraît, l’hérédité du sang comme
celle du crime—son fils s’était aussi permis de
faire un petit accroc au commandement de Dieu:
Le bien d’autrui tu ne prendras.
en volant un veau chez Mme Joseph Leblanc, toujours
sur les domaines du Comité de la Côte-Gelée. (Les
papillons aiment sans doute, de père en fils, à se brûler
à la même chandelle.)
Cette fois, le Comité n’attendit
pas la cour. Digne fils de son père, Aurélien Maux fut
condamné à quitter l’Etat, sous dix jours, si
mieux il n’aimait s’exposer à une peine plus sévère.
Les dix jours s’étaient écoulés...
et Aurélien s’était contenté de quitter
son domicile, et de se réfugier dans une maison bâtie
sur un de ces îlots des prairies tremblantes appelés
mèches par les habitants du pays.
Le Comité de la Côte-Gelée
partit pour lui donner un second avertissement.
Il voyagea toute la nuit, et arriva à
quatre heures du matin devant la maison qui servait de refuge à
Aurélien.
Tout y dormait encore.
Et comme les Vigilants voulaient entrer:
“Non, dit le capitaine, qui n’était
autre que le Major, nous apportons ici un réveil assez désagréable
pour attendre qu’on se lève. Entourez la maison et attendez.”
Et après avoir dit ces mots, le capitaine
se plaça le pistolet au poing à la porte de la maison.
Bientôt après, on entendit un
pas traînant qui se dirigeait vers la porte... la clef tourna,
et Aurélien apparut
............ dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient
d’arracher au sommeil.
— Bonjour, monsieur! lui dit le Major, en le
saluant cérémonieusement d’une main et en lui
présentant se l’autre les cinq ou six jolies bouches
d’un élégant pistolet.
Aurélien s’enfuit, poursuivi
par le Major qui, pour la première fois de sa vie, venait de
faire l’effet de la tête de Méduse.
Bientôt arrêté, il fut
conduit à quelques milles de la maison, et fouetté selon
le code du Comité. Au nombres des justiciers se trouvait son
parrain et son parent, — mai un parent d’une probité
proverbiale, M. Pierre Maux, qui le marqua aussi du stigmate de l’infamie,
en lui disant:
“Plaise à Dieu que ce fouet
défasse ce qu’a fait le baptême! Je te renie!”
.............
Le lendemain, Aurélien
transporta ses pénates et son industrie au Texas... Il pourra
y être le commis de son père...
Ou nous a dit que, là-bas, il y a
aussi des comités de vigilance.
S’il allait tomber de Charybde en Scylla?...
XXXIII.
Cependant les Herpin et leurs
alliés ne s’étaient pas tenus pour battus, et
avaient essayé de rappeler de l’arrêt qui leur
retranchait l’air et le sol de la patrie. Ils venaient souvent
visiter, de nuit, et la maison palissadée, — tanière
de cette portée de loups, — et les brunes compagnes de
leurs orgies, et les dignes complices, nègres ou blancs qu’ils
avaient laissés dans leur quartier.
La maison palissadée gardait bien
ses mystères, comme la Tour de Nesle; cependant, les voisins
reconnaissaient, à certains indices la venue des exilés,
car alors la maison mystérieuse avait des bruits inaccoutumés,
des lambeaux de chansons que le vent indiscret portait à de
certaines distances, des rayons de lumière filtrant avec éclat
à travers les palissades.
Ces soirs-là, les voisins veillaient
armés; car tout était à redouter de ces espèces
de brigands corses qui étaient partis en déclarent la
vendetta à ceux qui les avaient proscrits.
Le Comité avait souvent fouillé
cette maison, — caverne dont pouvaient s’échapper,
.a chaque instant, le meurtre, le vol, l’incendie, ces étranges
Lazares non prévus par l’Evangile.
Cependant quelqu’un de ces papillons
de nuit devait finir par se laisser prendre dans les rets du Comité...
XXXIV.
C’était après
le voyage du gouverneur.
M. Wickliffe, appelé par M. Martel,
juge de district, après la journée de la Queue-Tortue,
qui fut le Waterloo du bandittisme M. Wickliffe était venu
visiter les Attakapas, accompagné de M. Grivot, adjudant-général
des milices de notre Etat.
Ces messieurs vinrent officiellement ou comme
touristes? Nous ne saurions le dire; mais quoi qu’il en soit,
ils s’en retournèrent comme ils étaient venus.
Nous pouvons, dans tous les cas, affirmer
une chose: c’est que les chefs des Comités, qu’ils
virent dans leur voyage, n’avaient fait, ni seule promesse ni
une seule concession.
Le lendemain d’une victoire, on ne
désarme pas.
Quelques jours après, le St. Marc
Darby, steamboat commandé par deux des officiers les plus populaires
aux Attakapas, le capitaine plus aimés, partit de la baie Berwick
pour Saint-Martin, avec de nombreux passagers, au nombre desquels
se trouvait un des bandits expulsés de la Côte-Gelée.
Ce bandit était Bernard Lacouture.
“Où allez-vous? demanda à
Bernard Lacouture un Vigilant de Saint-Martin qui se trouvait à
bord du St-Marc Darby.
— A la Côte-Gelée, parbleu!
— Mais le Comité vous arrêtera
et, comme vous êtes en rupture de ban, vous infligera le fouet,
et peut-être quelque chose de pire.
— Le Comité!... il n’osera
pas toucher à un cheveu de ma tête.
— Pourquoi? fit le Vigilant avec étonnement.
— Parce que je rentre à la Côte-Gelée
sous la protection du Gouverneur.”
Et le banni tira de sa poche un article du
Courrier de la Louisiane, que nous avons entre les mains, et qui annonçait
que le Gouverneur, dans sa récente visite aux Attakapas, avait
obtenu des chefs des Comités que les bannis seraient rappelés.
“Mais, malheureux, lui dit le Vigilant,
cet article n’est qu’une longue erreur, d’autant
plus inexplicable que le Courrier est favorable à la cause
des Vigilants. L’écrivain du Courrier a été
trompé. Aucun banni n’est rappelé. Aucune concession
n’a été faite. Nos paroisses vous sont fermées—et
vous serez broyé, si vous y venez.”
Le bandit répondit qu’il savait
lire, — qu’il connaissait la valeur des mots—qu’il
voulait rentrer au grand jour sur le sol qu’on lui avait qui
l’avait retranché, — qu’à son tour,
il demanderait un compte sévère à ceux qui l’avaient
frappé d’ostracisme &c., &c.
Le Vigilant cessa de dissuader le bandit
de son voyage.
Lacouture débarqua, le matin, à
la Nouvelle-Ibérie et en repartit, quelques heures après,
pour la Côte-Gelée, après s’être répandu
en menaces contre les auteurs de son exil.
Le destinée le poussait.
XXXV.
Le bandit était arrivé
à trois heures de l’après-diner à la maison
palissadée, habitée par sa belle-mère. Le bruit
de son arrivée s’était bientôt répandu;
car cette arrivée, c’était une menace d’incendie
et peut-être d’assassinat suspendue sur ses voisins.
A quatre heures, une première dépêche
parvint au major Saint-Julien.
“Impossible, répondit l’énergie
capitaine, impossible qu’il ait poussé l’audaceà
ce point, et il chiffonna en souriant la dépêche qu’il
croyait mensongère.”
A huit heures du soir, nouveau message; celui-ci
venait de Vermillonville, et contenait les mêmes détails
que le premier.
Le Major ouvrit une oreille. Pour lui, l’impossible
commençait à changer de nom.
A onze heures, troisième message,
précis et clair comme les premiers: celui-là venait
de Saint-Martin, et était porté par un jeune homme haut
placé, membre du comité de Saint-Martinville, qui avait
vu et interrogé ceux qui avaient vu et interrogé Lacouture.
L’hésitation n’était
plus possible.
Le Major lança aussitôt dans
toutes les directions les ordres de convocation aux Vigilants de service,
pendant le mois courant.
Ces ordres portaient qu’on devait investir
la maison dès quatre heures du matin, — et que, lui,
le capitaine, se rendrait aux premières heures de l’aube
pour entrer dans la maison, et prendre le bandit mort ou vivant.
XXXVI.
A quatre heures du matin, la
maison palissadée avait été entourée d’un
cordon de sentinelles invisibles et muettes.
La nuit était noire, et masquait les
soldats de la Vigilance et leurs fusils.
La maison palissadée s’était
réveillée. Des négresses fourbissaient la longue
galerie. Des ombres de femmes voilaient parfois cette lumière
en vaquant, sans doute, aux soins du ménage.
Trois nègres sortirent comme pour
chercher les bêtes errantes de la prairie. Ils durent, sans
doute, voir quelqu’un des groupes de Vigilants que le ciel blanchissant
commençait à mettre en lumière, car ils rentrèrent
bientôt—et l’un d’eux, soulevant le châssis
d’une de ces fenêtres, dites à guillotine, échangea
quelques mots, à voix basse, avec un interlocuteur invisible.
Bientôt après, on entendit une toux bruyante. Cette toux
révélait Lacouture. Le moment de l’action était
venu.
Le Col. Creighton qui commandait le poste,
en l’absence du Major, ouvrit la porte de la cour, et se dirigea
vers la maison, le pistolet au poing, suivi de deux jeunes Vigilants,
Saint-Julien Lachaussée et William Bouan.—Les autres
avaient mission de rester à leurs postes, pour empêcher
toute tentative d’évasion.
Après avoir fouillé rapidement
la salle d’entrée, ces messieurs venaient de pénétrer
dans une petite chambre sombre, lorsqu’ils virent la lumière,
et entendirent l’explosion de deux capsules. La lueur de cette
explosion, si rapide qu’elle eût été, leur
fit entrevoir Bernard debout, un fusil à double canon à
la main, sur le plus haut échelon d’un escalier conduisant
de la petite chambre à un immense grenier. Il faisait encore
noir, et l’on ignorait de la petite chambre à un immense
grenier. Il faisait encore noir, et l’on ignorait les moyens
de défense de Bernard, et les deux coups qui avaient raté
providentiellement annonçaient qu’il était disposé
à accepter la guerre. Le Col. Creighton donna à ses
deux soldats l’ordre de la retraite. Du moment qu’il allait
y avoir haute lutte, il valait mieux attendre la venue du jour et
du Major, que d’attaquer dans l’obscurité, attaque
qui aurait donné tous les avantages au bandit.
Celui-ci, après les deux coups de
feu, heureusement sans effet, s’était barricadé
dans le grenier derrière une porte épaisse qui avait
été probablement construite dans la prévision
d’une attaque.
XXXVII.
Cependant le Major était
arrivé à l’aurore, et avait été
promptement informé des dramatiques incidents qui venaient
de se passer. On lui avait dit et l’invasion de la petite chambre,
et les deux capsules brûlées par Lacouture sur le Col.
Creighton et ses deux soldats, et la retraite dans le grenier, et
l’épaisse porte en bois de chêne derrière
laquelle il s’était barricadé.
“Eh quoi! dit-il, cette maison serait
imprenable,— et l’on a pris Sébastopol! Montons,
messieurs.”
Et il entra le premier dans la maison, suivi
de se Vigilants.
En passant dans la grande salle de la maison,
ces messieurs essuyèrent bien quelques bordées de grossières
insultes de la belle-mère du bandit, et furent même menacés,
par elle, d’être arrosés d’une pluie d’eau
bouillante, ridicule engin de guerre qui bouillonnait dans une chaudière
mise au feu exprès; ils n’y firent aucune attention.
Celle qui les insultait, était une femme, donc, ils ne se tenaient
pas pour insultés.
Le Major monta l’escalier de la petite
chambre qui conduisait au grenier, retranchement de Lacouture, et
sonda la porte de chêne de sa main vigoureuse.
“Cette porte est solide, dit-il; qu’on
m’apporte de quoi la briser.”
Un Vigilant descendit dans la cour, et en
rapporta un fragment de barre de fer, avec lequel le Major essaya
de faire céder la porte. Elle résista.
“Une hache! cria le Major.”
On en apporta une, trouvée dans le
voisinage.—“Martial, monte ici; bien que les degrés
soient étroits, je crois que nous pourrons y tenir à
deux.”
Le Major venait de donner cet ordre à
son gendre. Puisqu’il y avait danger, c’était à
un membre de sa famille à braver ce danger à côté
de lui.
Martial monta avec le sang-froid du soldat
qui obéit à un ordre.
“Messieurs, dit le Major, je ne sais
quels sont les moyens de défense de cet homme. Moi seul suis
exposé à ses armes. Je n’ai qu’un mot à
vous dire: S’il me tue ou me blesse, passez sur mon corps, et
frappez sans pitié. Maintenant, que la hache fasse sa besogne.”
Le hache de Martial tournoya, et mordit le
bois la porte. Au troisième coup une brèche s’ouvrit.
Le buste à demi-passé dans
cette brèche, le Major, le revolver à la main, parcourut
d’un long regard le grenier que son unique fenêtre fermée
laissait encore noyé dans l’ombre de la nuit, et aperçut,
à deux pas de lui, Lacouture debout, immobile, armé
d’un casse tête que sa main droite tenait à la
hauteur de son front.
“Rendez-vous, Lacouture, lui dit-il;
l’empressement que vous mettrez à vous rendre, rendra
moins sévère le châtiment que vous avez mérité.”
Silence de Lacouture.
“Rendez-vous! répéta
le Major; mes Vigilants sont derrière moi. Toute résistance
est impossible.
“La force est clémente... nous
serons cléments.
— Je ne me rendrai pas, fit le bandit.”
Et comme il brandissait sa hache levée
sur le Major, celui-ci lâcha un coup de pistolet.
Le bandit chancela; mais reprenant son élan,
il se rua de nouveau sur le Major, la hache levée, et lui en
porta un coup sur la nuque pendant que celui-ci lui envoyait une seconde
balle qui le reversa.
Le Major s’affaissa, sur lui-même,
et deux de ses Vigilants le croyant blessé ou mort, tirèrent
par-dessus son corps deux coups de feu qui achevèrent le bandit.
.....................
Le Major n’était qu’étourdi;
le coup qu’il avait reçu avait été, pour
ainsi dire, providentiel. La hache, furieusement secouée, avait
porté sur un des montants de la porte; la violence du coup
avait fait tourner l’arme dans les mains du bandit; de sorte
qu’au lieu du tranchant, c’était la tête
qui avait frappé la nuque du Major, par ricochet, et, au lieu
d’une affreuse blessure qui lui aurait sans doute arraché
la vie, ne lui avait causé qu’une douloureuse contusion.
XXXVIII.
Quelques jours après,
le président d’un comité voisin reçut la
lettre suivante, lettre qui complète l’histoire du bandit
tué, et qui prouve qu’il était parfaitement décidé
à changer nos prairies en maquis corses.
Nouvelle-Orléans, 24 octobre 1859.
Mon cher monsieur.
A mon arrivée à la Nouvelle-Orléans,
j’ai recueilli une note très importante sur les dispositions
criminelles de Lacouture: comme citoyen de la paroisse Lafayette,
je crois qu’il est de mon devoir de vous la communiquer. J’ai
été très exactement informé que peu de
jours avant son dernier départ de la Nouvelle-Orléans,
Lacouture a acheté, chez un droguiste, pour deux piastres d’arsenic,
sous le prétexte d’empoisonner des rats; mais qu’il
a dit, plus tard, confidentiellement, qu’il destinait ce poison
à être distribué à ses camarades de la
paroisse Lafayette pour empoisonner les Vigilants leurs ennemis.
Cette note me vient d’une personne
respectable qui ne désire pas donner son nom, pour le moment,
mais qui le donnera plus tard, si besoin en est.
ANTOINE GUIDRY.
Nous le répétons: cette lettre
est entre les mains du président d’un comité voisin,
et est signée de l’un des noms les plus connus de la
paroisse Lafayette.
XXXIX.
Le Comité venait donc
d’avoir sa première lutte sérieuse; lutte où
la force du droit avait rencontré, face à face, la force
du crime—et où la première avait triomphé.
Lacouture était mort plus glorieusement qu’il ne l’avait
mérité.
Banni pour des vois nombreux, les mains souillés
d’un meurtre atroce commis lâchement, la nuit, à
la lueur des étoiles, il aurait dû mourir comme les criminels
de Tyburn ou de New-Gate, la corde au cou, et en dansant une ronde
aérienne, ronde qu’aucune sylphide n’a jamais dansée.
Le vaillant capitaine du comité de
al Côte-Gelée aurait pu, à travers la brèche
ouverte, le faire tomber sous les balles de ses Vigilants qui encombraient
l’étroite chambre, et étaient massés sur
les degrés non moins étroits de l’escalier. On
ne tue pas les loups en combats féroces, la mort par la fusillade,
était donc la seule qui fut digne de Bernard.
En voyant Lacouture devant lui, le Major
oublia le bandit pour ne voir en lui qu’un homme. Il n’engagea
la lutte que de poitrine à poitrine. Le chef chevaleresque
des Vigilants de la Côte-Gelée voulut être soldat...
même en combattant un bandit.
XL.
Dans une paroisse de Vermillon
vivaient deux vieillards, le Philémon et Baucis de la paroisse,
qui pendant près d’un demi-siècle, avaient vécu
côte-à-côte, obscurs comme les fleurs sauvages
qui s’épanouissent dans les bois voisins. Chez eux, pas
d’épopée; pas de doux romans de jeunesse; pas
de moisson de souvenirs, amassée pour enchanter leurs vieux
ans. Un jour, il y a cinquante ans peut-être, il s’étaient
unis, et le lendemain de leur mariage... ils s’étaient
mis à travailler.
L’épouse avait pris son rouet,
ce travail du temps d’Homère, qui est encore celui d’aujourd’hui
dans nos campagnes.
L’époux s’était
courbé sur la charrue.
Et ils s’étaient pris à
naviguer doucement... doucement sur la mer de la vie, — mer
houleuse et pleine de tempêtes pour les ambitions immodérées,
— mer douce comme l’huile aux cœurs modestes, à
ceux qui ne demandent à Dieu que leur pain quotidien.
Ils avaient eu plusieurs enfants.
Après les avoir aimés, élevés
et établis, ils s’étaient pris de passion pour
autre chose: l’argent.
Nous avons tous besoin d’un culte ou
d’un amour, dans cette vie.
Puis cette passion de l’argent leur
étant venue, ils avaient travaillé,— et économisé,
— et s’étaient retranché chaque jour plusieurs
miettes de leur pain, pour que ces miettes pussent se changer d’abord
en cents, puis en piastres, puis en trésor.
Ce trésor tant convoité leur
était enfin venu,— non le trésor des Rothschild,
— celui-là les aurait rendus fous, — mais un pauvre,
un humble trésor qui ferait sourire le dernier des courtiers
marrons de la Nouvelle-Orléans. Il se composait de 4 à
$5000.
A un si riche trésor, il fallait un
coffre-fort qu’on avait fait venir, après de longues
et mûres délibérations qui avaient excité
plus d’une tempête, le soir, au coin du feu.
Le coffre-fort venu, on l’avait placé
triomphalement entre le foyer et le lit nuptial qui, depuis quarante
à cinquante ans, recevait les mêmes hôtes.
Puis les voisins avaient vu le coffre-fort
des époux SIMON (nous avions oublié de les nommer)...
puis on les avait crus riches... richissimes... puis...
...................
Par une froide journée
de novembre 1859, une jeune fille, allant à pied, visiter les
époux Simon, ses parents, vit une épaisse fumée
sortir par les portes, les fenêtres et l’unique cheminée
de la maison qu’elle allait visiter—et cria: AU FEU!
Ce cri sinistre fut entendu des voisins.
On accourut, et l’on vit quelque chose
d’horrible.
Deux mares de sang tachaient la cour dans
deux directions différentes.
Dans la chambre principale, tous les matelas,
linges, effets de la maison, avaient été amoncelés,
et brûlaient lentement, faute d’air.
Sous ce monceau de linge gisaient deux corps
carbonisés par le feu, et n’ayant plus, pour ainsi dire,
forme humaine.
Plus loin, le coffre-fort portait des cicatrices
qui indiquaient qu’on l’avait attaqué par la hache,
le couteau, la pince; mais il avait gardé fidèlement
le dépôt de ses maîtres... il n’avait pu
être forcé.
Les époux Simon avaient don été
victimes de trois crimes: le vol, l’incendie, l’assassinat.
..................
Quelques jours après,
les journaux vigilants publiaient que quatre Comités Côte-Gelée,
Vermillonville, Foreman et Vermillon, avaient souscrit une somme de
$1000 pour être donnée à celui ou ceux qui fourniraient
des renseignements suffisants pour mettre les Comités sur la
trace des assassins.
Vermillonville avait souscrit la moitié
de la somme.
Des personnes soupçonnes furent arrêtées
par les Vigilants, et interrogées sur les fosses des deux victimes.
Les fosses restèrent muettes, ainsi
que les personnes soupçonnées.
Le jour n’a pas encore lui sur ce drame
le plus affreux qui ait eu lieu dans la paroisse Lafayette.
La justice de Dieu est comme celle du commandeur:
elle est lente à venir... mais elle vient.
Quant aux Comités, ils attendent avec
la patience de la force, car ils ont foi en Dieu!
XLI.
Voilà l’histoire
du Comité de la Côte-Gelée, qui poussa, il y a
un an, le premier cri d’insurrection **** plus graves des abus,
ceux qui dépravent les peuples et perdent les empires, les
abus de la justice. Dix bandits chassés! On voit qu’il
n’a pas fait de proscriptions en masse, comme Sylla, ni un abattis
** têtes de pavots, comme Tarquin. Il appela autour de son dra***
tous ceux qui avaient vu, cent fois le juri se parjurer, et donner
ainsi une prime d’encouragement aux criminels; il appela tous
ceux qui étaient fatigués d’être volés,
incendiés, massacrés journellement; tous ceux qui désiraient
faire remonter la justice, la bonne, la vraie, la sainte justice,
sur son autel... Quatre paroisses devaient répondre au cri
d’indignation et de colère poussé par ce vaillant
Comité.
Nous le retrouverons ailleurs, toujours guidé
par son chevaleresque capitaine, et prêtant ses bras et ses
fusils aux comités naissants ou qui, nés de la veille,
n’étaient pas encore assez forts pour faire respecter
leur jeune drapeau.
Nous le retrouverons à Saint-Martin,
au Vermillon et dans cette grande journée de la Queue-Tortue,
qui donna pour toujours la dictature aux Comités.
Bien que nous devions le revoir, nous le
quittons avec quelque peine...
Au revoir donc, mon vaillant Comité!
Au revoir, mon vaillant capitaine!
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