Le Mariage de Mlle Calinda 

extrait de

 « L’Etude sur la Langue Créole en Louisiane», par Alfred Mercier 
dans Les Comptes rendus de L’Athénée Louisianais  : juillet 1880, pp. 378-383.

English version. Version créole.

Alfred Mercier


         Dans le temps d’autrefois, compère Chevreuil avec compère Tortue étaient tous les deux après faire l’amour à Mlle Calinda.
          Mlle Calinda aimait mieux compère Chevreuil, comme le plus vaillant; mais elle aimait compère Tortue aussi, il avait si tant de bon coeur !
          Le père de Mlle Calinda lui dit :
          “Ma fille, il est temps de te marier; il faut choisir celui que tu veux.”
          Le lendemain, compère Chevreuil avec compère Tortue arrivèrent tous les deux près de Mlle Calinda.
          Mlle Calinda qui avait réfléchi toute la nuit, leur dit :
          “Monsieur Chevreuil avec Monsieur Tortue, mon père veut que je me marie. Je ne veux pas dire à l’un de vous autres non. Vous autres galoperez une course dix fois quatre arpents; celui-là qui arrivera devant, je me marierai avec lui. Après-demain dimanche, vous galoperez.”
          Ils partirent s’en aller, compère Chevreuil son coeur content; compère Tortue en réfléchissant en lui-même :
          “Dans le temps passé, mon grand-père battit compère Lapin au galoper. Je ne sais comment je ferai pour battre compère Chevreuil.”
          Dans ce temps-là, il y avait un vieux, vieux crocodile qui avait plus de cinquante-dix ans. Il était si malin qu’on l’appelait compère Avocat.
          La nuit vint; compère Tortue courut trouver compère Avocat, et lui raconta comme il était embrassé pour sa cause. Compère Avocat dit à compère Tortue :
          “Je veux bien t’aider, mon garçon ; nous sommes proche même famille ; la terre avec l’eau sont la même chose pour nous autres. Je réfléchirai sur cette affaire-là. Viens demain matin ; je te dirai ce qu’il y a à faire.”
          Compère Tortue courut se coucher ; mais il ne dormit pas beaucoup, il était si tant tracassé ! le matin il partit courir du côté de compère Avocat.
          Compère Avocat était déjà debout, après prendre son café.
          “Bonjour, Monsieur Avocat.”
          “Bonjour, mon garçon. Cette affaire-là m’a donné beaucoup de tracas ; mais je crois que tu battras compère Chevreuil, si tu fais le métier que je te dirai.”
          “Vous prendrez juge aujourd’hui pour mesurer le chemin au ras du bayou; chaque quatre arpents, mettez un jalon ; compère Chevreuil galopera sur la terre; toi, tu galoperas dans l’eau. Tu comprends ce que je te dis ?”
          “Oh ! oui, compère Avocat, j’écoute bien tout ce que vous êtes après dire.”
          “Le soir, quand la nuit viendra tu iras prendre neuf de tes amis, et tu en cacheras un au ras de chacun de ces jalons. Toi, tu iras te cacher au ras de la maison de Mlle Calinda. Tu comprends bien ce que je te dis ?”
          “Oh ! oui, compère Avocat, je comprends bien tout le métier que vous me dites.”
          “Eh bien ! va te préparer pour sauver l’honneur de notre nation.”
          Compère Tortue alla vers compère Chevreuil, et arrangea tout ce que lui avait dit compère Avocat. Compère Chevreuil était si sûr de gagner la course, qu’il dit oui à tout ce que voulait compère Tortue. Le lendemain, de bon matin, tous les habitants s’assemblèrent pour voir la grande course.
          Quand l’heure arriva, compère Chevreuil et compère Tortue étaient tous les deux prêts. Le juge cria :
          “Allez !” et ils partirent à galoper.
          Quand compère Chevreuil arriva au premier jalon, il appela :
          “Hé ! compère Tortue.”
          “Je suis là, compère Chevreuil.”
          Quand ils arrivèrent au deuxième jalon, compère Chevreuil siffla :
          “Fioute !”
          Compère Tortue répondit :
          “Croack !”
          Le troisième jalon atteint, compère Tortue était toujours tingue à tingue avec compère Chevreuil.
          “Diable ! cette tortue-là galope plus vite qu’un bateau à vapeur; il faut que je remue mon corps.”
          Quand compère Chevreuil arriva au neuvième jalon il vit compère Tortue qui plongeait dans l’eau.Il mit toute sa force dehors pour rien; avant qu’il arrivât au but, il entendit tout le monde crier :
          “Hourra ! hourra ! pour compère Tortue.”
          Quand il arriva, il vit compère Tortue sur la galerie, embrassant Mlle Calinda. Ça lui fit tant de mal, qu’il s’échappa dans le bois.
          Compère Tortue se maria avec Mlle Calinda, le samedi suivant, et tout le monde mangea et but si bien qu’on se grisa.
          Mé, shanté: m’a kouté ankor !

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