L’Artiste amoureux

Alfred Mercier

Le Courrier de la Louisiane
mercredi 21 août 1844; vol. 37, no. 8,122

Ce texte est présenté dans le cadre du projet:
«Feuilletons du Courrier de la Louisiane : les années Jérôme Bayon (1843-1849)».


     Il y a dans Paris, et surtout dans certains vieux quartiers, une foule de petits passages inconnus du plus grand nombre, et dont la découverte est très utile au piéton qui veut économiser son temps. Quelquefois même ces ruelles dérobées aboutissent latéralement et par une simple porte à un grand passage, semblables à ces étroits affluents qui descendent en cachette dans une rivière considérable, et que les voyageurs restent longtemps sans apercevoir. Il n’y a jamais cohue dans ces espèces de corridors, on pourrait à la rigueur en compter les allants et venants, et l’on remarquerait, en renouvelant cette expérience plusieurs jours de suite, que ce sont à peu près les mêmes personnes qui les traversent. Cependant, si peu de monde qu’il y passe il en passe encore assez pour faire vivre de pauvres petits marchands qui adossent leur boutique contre le mur. Il est vraiment merveilleux que ces bonnes gens puissent suffire aux besoins de la vie avec les quelques sous qu’ils gagnent dans un jour, mais il y en a qui ne sont pas aussi malheureux qu’ils paraissent l’être au premier coup-d’œil. Ceux-là ont à la Caisse d’Epargne ce qu’ils appellent une grenouille: pour ne pas faire chanter trop souvent cette précieuse grenouille, c’est-à-dire pour ménager leurs rentes, ils se livrent à ce très modeste commerce qui satisfait en partie aux exigences journalières de leur vie et l’allège d’autant. Au nombre de ces derniers était M. Jéremie Fouillecroute. 
     Le père Fouillecroute était un vieux brocanteur à bisicles d’argent, qui sentait le Juif à dix pas. Sa boutique était accolée à l’une des murailles d’un couloir découvert qui débouche dans la Cour du Commerce. Avec les deux verres ronds qui s’enfonçaient profondément sous ses arcades sourcilières, avec son large collier de barbe ébouriffée et son nez crochu d’un jaune rance, il ressemblait parfaitement à un hibou séculaire. Dès sept heures du matin il commençait son étalage; quand il avait fini, il tirait de sa poche un morceau qu’il mangeait sur le pouce; ensuite, il détachait d’antiques gravures, les remettait à neuf, et ne suspendait son ouvrage que pour répondre aux chalands. Un matin, comme il plongeait dans un seau d’eau de javelle le combat des Amazones de Rubens, il entendit approcher des pas et des voix, hélas! à lui trop bien connus. On marchait en mesure et on chantait en chœur le refrain fameux de l’atelier.—Voilà les brigands! murmura le père Fouillecroute en grinçant les dents; le temps est beau, ils sont en bonne humeur, je parie qu’ils vont encore me jouer quelque mauvais tour. 
     —Bonjour, papa Fouillecroute. 
     —Bonjour, bonjour, Messieurs: dépêchez-vous d’arriver à l’atelier, il est sept heures trois quarts. 
     —Trois quarts! s’écria celui des quatre artistes qui paraissait le moins pressé à se rendre à l’atelier. Trois quarts! Allez donc, il paraît que la montre du vieux marche plus vite que le temps. Voyons voir, vieux, cet amour de montre. 
     —Oui, c’est ça, reprirent les trois autres rapins d’un commun accord, Rocambole a raison, il faut que le père Fouillecroute nous fasse voir sa montre à dos de tortue. 
     —Non, non, Messieurs, répondit le vieillard épouvanté, passez votre chemin et allez étudier, ce sera mieux que de me faire enrager. 
     —La montre! la montre! ou nous bousculons toute la boutique et le maître idem. Moi d’abord, comme je me nomme Rocambole, j’enfonce le carreau en papier. 
     —Moi, comme j’ai nom Gachicourt (dit Le Gachicourt), j’aplatis le tuyau du poêle. 
     —Moi, Croximar, je dessine une indécence sur le mur. 
     —Moi, dit le dernier des quatre artistes que nous appellerons Eugène, je vais…. 
     —Messieurs, mes amis, mes bons petits amis, s’écria M. Fouillecroute en l’interrompant, je vous prie, je vous en supplie…. 
     —Exhibe, exhibe, vieux Fouyou! 
     —Vieux coucou! 
     —Vieux hibou! 
     —Vieux matou! 
     —Allez-vous finir, tas de scélérats! hurla le père Fouillecroute dans un accès de fureur désespérée; puis se radoucissant, voyons, M. Eugène, vous qui êtes ordinairement le plus raisonnable, je veux bien vous la montrer, mais c’est à une condition: vous ne la laisserez pas toucher à M. Rocambole. Tenez, voyez si ce n’est pas les trois quarts passés. 
     —Voyons voir, dit Rocambole en s’emparant adroitement de la montre. 
     —Au secours! à la garde! rendez-moi ma montre, M. Rocambole. Rends-moi ma propriété, brigand! 
     —Attends, vieux….comme elle avance, je vais faire marcher l’aiguille à rebrousse poil, et marche, marche! comme dit le grand Bossuet. 
     —Au voleur! à l’assassin! cria le père Fouillecroute avec angoisse. 
     —Tiens, le revoilà ton oignon, à présent il marque minuit ou midi, comme tu voudras, à ton choix. 
     —Si elle est dérangée, vous la paierez, vous la paierez, comme je me nomme Fouillecroute, brigand que vous êtes! 
     —Allons, petit papa Fouillou, dit Rocambole en lui frappant l’épaule, soyons gentil, ne nous fâchons pas; je vous achète ce Rubens; combien demandez-vous pour cette boucherie de femmes? 
     —Deux francs. 
     —Deux francs? il y a trois quarts de trop, juste comme à votre montre. Je vous en donne dix sous ou cinquante centimes, comme vous voudrez, à votre choix. 
     —Mais monsieur Rocambole, pensez-y donc…. 
     —Pas un liard de plus. 
     —Allons, c’est bien parce que c’est vous que je donne à ce prix. 
     —Maintenant, dit Rocambole, nous allons présenter nos civilités ordinaires à monsieur Cupidon. 
     Les quatre rapins s’alignèrent sur un rang comme quatre soldats, et s’avancèrent gravement contre le mur opposé à l’étalage de M. Jéremie Fouillecroute. Ils s’arrêtèrent en face d’un cadre doré: ce cadre contenait un portrait d’homme d’une entière laideur. Ils avaient forcé le père Fouillecroute à le suspendre à l’opposite de sa boutique, afin qu’il fût plus en vue, lui défendant expressément de vendre cette horreur, si toutefois il se trouvait jamais un être assez complaisant pour vouloir l’acheter. Rocambole avait collé une bande de papier au haut de la vitre, avec les mots suivants écrits en grosses lettres: « Ceci est monsieur Cupidon ». Les quatre artistes s’arrêtèrent donc devant le portrait. A un commandement de Rocambole, ils ôtèrent leur chapeau et firent une profonde révérence à monsieur Cupidon. C’était ce qu’ils faisaient deux fois par jour avec le plus grand sérieux, le matin en se rendant à l’atelier de M. Delaroche, et le soir quand ils en revenaient. 
     Le jour où s’étaient passées les deux scènes que nous venons de rapporter fidèlement, Eugène revint de l’atelier sans ses amis; mais quoiqu’il fût seul, il ne salua pas moins profondément le sieur Cupidon. Ce personnage était illuminé en ce moment par un rayon de soleil qui semblait s’être fait un jeu cruel de se frayer un passage entre les toits des maisons voisines, pour lui tomber en plein sur le visage et faire ressortir sa fabuleuse laideur. Eugène remarqua pour la première fois, grâce à ce rayon de soleil, des caractères écrits sur la toile et qui le confondaient presque avec la couleur brune du fond, et à force de peine et de patience, il parvint à déchiffrer cette inscription étrange: 
     Heureux qui sous la laideur de mon visage saura découvrir la beauté de mon âme: il me recueillera chez lui, et ainsi me sauvera des mains profanes du brocanteur. Eugène releva vivement les yeux sur la face du bonhomme, et la regarda plus attentivement qu’à l’ordinaire. D’abord, il lui trouva un air honnête, et il éprouva quelque chose de semblable à de la compassion. Pauvre homme, se dit-il, peut-être a-t-il fait du bien dans sa vie: un avide héritier l’aura vendu pour retirer quelque sous du cadre et il aura exposé sa figure à la risée publique pour se venger des générosités du brave homme envers l’indigence. Je ne sais si je me trompe, mais je lui trouve au coin de la lèvre une expression de malice et de finesse. D’un côté, j’éprouve un scrupule d’avoir ri à ses dépens, de l’autre, je suis piqué de curiosité: enfin, la bonté des yeux, la malice du sourire, cette inscription étrange, tout cela me donne à penser. Je vais interroger le père Fouillecroute. 
     —Ecoutez, père Fouillecroute…..où avez-vous acheté Monsieur Cupidon? 
     —Attendez donc, Monsieur Eugène, attendez un peu…oui, c’est bien ça: je l’ai acheté, ce superbe Monsieur, rue de Grenelle St. Germain. C’était à une vente forcée: il paraît que le jeune homme à qui il appartenait, n’avait pas d’autre moyen de payer ses créanciers que de vendre son mobilier. Il faut convenir de tout, l’un d’eux lui dit devant moi: s’il plaisait à Monsieur le compte de garder ce portrait de famille, personne parmi nous ne s’y opposerait. L’autre répondit: bah! il n’est plus bon à rien; ce vieux sagouin m’a assez fait rire, moi, et mes amis aussi; maintenant sa vue me fait mal, il aurait bien mieux fait de me laisser cent mille livres de plus que de se faire peindre. Et agitant le cadre en l’air: qui m’achète cet amour de visage, ce visage d’Antinous? Tout le monde partit d’un grand éclat de rire. Moi, je dis alors: je donne quatre francs pour le cadre. 
     —A Monsieur Fouillecroute le cadre et mon oncle pardessus le marché.—En finissant ces mots, Monsieur le comte me fit la mauvaise farce de m’appliquer ce portrait contre la bouche, de sorte que je baisai, bien malgré moi, ce vilain magot de Cupidon. Mais regardez donc, Monsieur Eugène, Dieu de Dieu! est-il laid au moins ce pauvre cher homme! —Qu’est-ce que cela fait, Monsieur Fouillecroute, s’il était bon?… Ainsi vous l’avez acheté quatre francs—Pas un sou de plus ni de moins. Je vous dis le prix au juste, puisqu’il n’est pas là pour être revendu. A propos, vous et vos amis devriez bien me payer les intérêts de mes quatre sous, puisque vous m’avez défendu de vendre ce beau monsieur de Cupidon.—Je fais mieux, père Fouillecroute, je vous achète Monsieur Cupidon, et je vous donne huit francs. —Ça me va bien, mais que diront vos amis, surtout ce mauvais sujet de Rocambole, quand ils ne verront plus là leur cher Monsieur Cupidon? C’est pour le coup qu’ils me feraient voir de dures! —Vous direz….qu’un héritier a reconnu son grand-oncle en Monsieur Cupidon, et qu’il s’est adressé à la police pour vous forcer à le lui céder. Ce sera un secret entre nous. 
     —Bien pensé, l’invention est bonne. Je vais porter Monsieur Cupidon chez vous. Es-tu heureux, vieux Chinois! tu ne feras plus rire les paparts, ni aboyer les chiens. 
     Une heure après cette opération commerciale, Eugène était debout dans sa chambre, les bras croisés, les regards fixés sur l’inconnu baptisé Cupidon par Rocambole. Je suis content d’avoir fait une bonne action, se disait-il, j’ai soustrait ce brave homme aux regards ironiques des passants. Mais quelle bizarre idée a-t-il eue d’écrire ces mots au bas de son portrait: 
     Heureux qui sous la laideur de mon visage saura découvrir la beauté de mon âme: il me recueillera chez lui, et ainsi me sauvera des mains profanes du brocanteur. Que veut-il dire? qui était-il? comment le savoir? Si je pouvais aller aux informations! Après tout, qu’apprendrais-je? Sans doute que c’était une âme charitable, une belle âme cachée sous un extérieur ingrat. Cela me ferait plaisir, grand plaisir, mais enfin, cela ne justifierait pas ce mot heureux qui est souligné de deux barres. Il y a quelque chose là-dessous, il y a plus que je ne devine. 
     Comme ce mot dessous eût subitement réveillé une idée chez Eugène, il se saisit avec empressement du cadre, il le tourna et le retourna de tous côtés, cherchant s’il ne découvrirait pas quelque ressort secret qui lui donnerait le mot de l’énigme. Mais cette perquisition fut infructueuse. Il en fut chagrin et dépité, comme s’il eût eu parfaitement raison d’espérer. Il souleva des deux mains Monsieur Cupidon, et le regarda en fronçant le sourcil; il le trouva laid, plus laid que jamais. Dans un mouvement d’impatience il le reposa brusquement sur une table, et le choqua contre le mur. Il resta stupéfait, car il venait d’entendre très distinctement le bruit sec d’un ressort d’acier. Il releva le cadre avec précaution. Il observa qu’il s’entrouvrait au côté gauche. Le temps avait rouillé la charnière, il eut de la peine à la faire jouer. Le cadre s’ouvrit enfin. Il aperçut sur un fond en velours une feuille de parchemin, accrochée par une épingle d’or. C’était un manuscrit qui contenait ces mots: 
     —O toi, qui, ne te laissant pas effrayer par ma laideur, auras pieusement recueilli mon image à la maison après ma mort, qui que tu puisses être, arrière neveu ou étranger, sois récompensé de ta bonne action: sache que mon portrait est tout simplement le revers de la plus charmante médaille. Ecoutes-en l’histoire. 
     —Dans la soixantième année de mon âge, je voyageais en Italie, pour combattre par la distraction une méchante passion dont j’avais résolu de me délivrer. Le jeu (ô qui que tu sois, jeune ou vieux, ne joue jamais) avait absorbé toutes les puissances de mon âme pendant ma jeunesse, je n’avais jamais aimé d’amour. C’est ce qui fit mon malheur. Un jour que je me promenais dans la campagne de Florence, j’aperçus une paysanne d’une beauté ravissante. L’expression de sa physionomie annonçait cette délicatesse de sentiment qui fait les personnes distinguées, car je n’appelle pas distingué ce qui est riche mais ce qui pense et sent noblement. J’en devins éperdument amoureux. C’était malheureux à mon âge. C’eût été plus ridicule encore de le laisser voir; j’eus le bon esprit de comprendre cela et le courage de me le dire. Mais je résolus d’aimer cette divine créature à ma manière, et de rendre heureuse celle dont je ne pouvais songer à faire mon épouse. Je la fis venir en France, je lui fis connaître les bienfaits de l’éducation. Tandis qu’elle se perfectionnait sous des maîtres habiles, je fréquentai la compagnie des jeunes hommes. Après avoir longtemps cherché, j’en trouvai un qui me parut digne de ma générosité. Il était pauvre, demeurant dans une mansarde; mais il travaillait avec ardeur, il avait les sentiments les plus nobles, les plus distingués. C’était un élève du fameux David. Je fis peindre mon portrait par l’élève, puis sur le revers de la même toile je fis faire par son illustre maître celui de ma belle Toscane, de la beauté de mon âme. Je demandai le secret à David, il me le promit mais à regret, ça, me disait-il, c’est la plus belle tête de femme que j’aie faite, et je voudrais la montrer à tout le monde. Pour cacher mon secret, j’imaginai un cadre qui s’ouvrait et se fermait comme un livre. Je l’ouvrais quand j’étais seul,et je ne me rassasiais pas de contempler avec adoration la beauté incomparable de ma Toscane. 
     —Quand ma protégée eut fini d’apprendre, je la mariai au jeune peintre. Je leur assurai une fortune et je leur dis: enfants, soyez heureux, et pensez quelquefois à moi. 
     —O toi donc, qui derrière mon portrait as su découvrir celui de ma belle Toscane, estime-toi heureux, car tu possèdes un chef-d’œuvre de Dieu et un chef-d’œuvre de David. 
     Après qu’Eugène eut pris connaissance du manuscrit, il leva les yeux avec attendrissement sur le portrait de monsieur Proximar, il ne le trouva plus aussi laid. Il fut frappé pour la première fois de toute l’expression du regard; en effet, les yeux du vieillard étaient empreints de la douce mélancolie de la résignation. Eugène était si vivement pénétré de l’infortune et de la générosité de cet excellent homme, qu’il ne s’empressa pas de prendre connaissance du portrait de la belle Toscane; ses yeux étaient remplis de larmes. Enfin il ouvrit le cadre avec autant de religion qu’un prêtre le missel. Il fut comme frappé par la foudre, il recula en poussant un cri, il pâlit et rougit tour-à-tour, son cœur battit à coups redoublés comme s’il eût eu devant lui, et lui souriant, la plus ravissante tête de femme que Dieu aurait faite dans un moment d’inspiration toute puissante. Il ne put articuler que ce seul mot: « admirable, oh admirable! » C’était trop d’émotion, la suite en fut fatale. A force de contempler chaque jour ce céleste visage, sa raison s’égara comme autrefois celle de Pygmalion; la beauté de l’Italienne s’imprima matériellement, en quelque sorte, dans les yeux, il ne voyait qu’elle, il la voyait partout. Il rechercha la solitude, il passa des heures entières dans le silence de l’extase; les traits de la belle Toscane s’étaient animés, s’étaient réalisés dans son cerveau, ils y avaient pris, en un mot, une forme vivante. 
     Le vulgaire a tort d’envier, dans ses jours de douleur morale, le bonheur des fous; ce bonheur n’existe pas; toute folie est une souffrance, et une souffrance horrible qui finit par conduire au tombeau. Il y avait dans celle d’Eugène une circonstance qui la rendait bien torturante: il se figurait que la belle Toscane était muette. Quand cette idée revenait à son esprit, elle le plongeait dans un profond et violent désespoir. Cruelle, s’écriait-il, en se tordant les mains, vous pouvez par un mot, par un seul mot, faire cesser mon tourment: mais vous ne le voulez pas me dire: Oui, Eugène, je t’aime! Mais que dis-je, malheureux?….elle est muette, muette; ne le sais-tu pas insensé, qu’elle est muette? 
     —Un jour les amis de l’infortuné artiste causaient de lui dans l’atelier. « Savez-vous, Messieurs, disait Rocambole, que ce farceur d’Eugène est devenu passablement original? D’abord il ne travaille plus, lui cet exemple vivant du zèle artistique; ensuite, il fuit tout le monde, c’est un vrai misanthrope. 
     —C’est plaisant, observa Gachicourt (dit le Gachicourt), de fermer sa porte même à ses meilleurs amis, de faire l’absent même pour nous. Cependant il sort moins que jamais. 
     —C’est intolérable, dit Croximar, c’est d’une indécence pyramidale. 
     —Comment le Gachicourt sait-il qu’Eugène sort moins que jamais, demanda Rocambole? 
     —Parbleu, j’ai fait jaser le vieux cerbère. C’est un drôle de portier que ce monsieur Prud'homme, il a la manie de lire Condillac; comme il doit comprendre son auteur! Il a une autre manie, il ne veut pas qu’on l’appelle un portier mais un concierge, ce dernier mot lui paraissant plus noble. Il a une troisième manie, c’est de pincer la syllabe; il vous fait des périphrases comme un député, pour vous dire monsieur y est ou monsieur n’y est pas. Avec ça qu’il est fort sur la grammaire! Toutes les fois qu’il fait un cuir je lui tire un coup de chapeau; il prend cela pour un signe d’admiration. Ça doit être un ancien maître d’école de province. Il me disait donc, le pédant tire-ficelle, qu’Eugène ne sortait guère: souvent même il passe les vingt-quatre heures sans franchir le seuil de la porte. Monsieur Prud'homme lui apporte son déjeuner et son dîner chez lui. 
     —Il pourrait bien y avoir du cotillon là-dessous, reprit Rocambole; voyez-vous ce petit Lovelace, comme il cultive les amours! Il faut lui jouer une farce. Réponds-moi, le Gachicourt, noble ami que j’estime, futur Napoléon de la toile, penses-tu me procurer un costume de gendarme ou de municipal, comme tu voudras, à ton choix? 
     —Je ne pense pas que les costumiers des bals masqués tiennent de ces déguisements; ce serait manquer au gouvernement. 
     —Sublime de raisonnement, grrrand Gachicourt! Mais ne peux-tu pas au moins me procurer un habillement de sergent-de-ville? 
     —Attends…..la maîtresse de l’hôtel garni où je demeure est une ancienne héroïne de la Chaumière, je la connais depuis des années. Elle a épousé un sieur Tournade, qui lui fait tenir l’hôtel sous son nom de femme. Ce gredin est dans la police. Quel jour sommes-nous aujourd’hui? 
     —Mercredi, ô grand artiste. 
     —Bon, c’est précisément le jour que le gueux de Tournade dépouille l’habit officiel du pudique sergent pour la livrée équivoque du mystérieux mouchard. Voici l’affaire que je propose: je prierai madame Cancanelle, c’est le nom de l’épouse, de me prêter la peau du serpent. Elle [m’]aime à rire, la Cancanelle, elle ne me refusera pas ce petit service. 
     —Très bien, ô très grand artiste, s’écria Rocambole, j’ai mon idée, nous verrons la particulière de monsieur Eugène, j’en fais le serment. Faisons le serment tous trois ensemble. Voyons, le Gachicourt à ma droite, Croximar à ma gauche, pose des trois Horaces. 
     Les trois artistes se placèrent comme les trois frères du tableau de David, et s’écrièrent unanimement: 
     —Nous jurons de vaincre ou de mourir. 

La suite dans le prochain numéro.


23 août 1844; vol. 37 no. 8,124 

     Une heure après cette conversation Eugène entendait frapper rudement à sa porte. –Qui est là, demanda-t-il avec mécontentement? –Une grosse voix lui répondit du dehors: —Au nom de la loi, je vous somme d’ouvrir, une fois. –Je n’ai que faire avec la loi, répondit Eugène, frappez à une autre porte. –La même voix continua: êtes-vous ou n’êtes-vous pas monsieur Eugène? Vous l’êtes, je le sais; c’est l’honorable monsieur Prud'homme qui nous a renseignés. Or, vous êtes accusé d’avoir enlevé une jeune fille d’une grande beauté; c’est un crime abominable. Ainsi, au nom de la loi, ouvrez, deux fois. –Eugène répondit avec vivacité: Je ne l’ai pas enlevée, je l’ai trouvée, elle est à moi. D’ailleurs, monsieur Cupidon qui en était le maître, me l’a bien dûment léguée, puisque c’est moi qui ai deviné le secret. Passez donc votre chemin, et laissez-moi tranquille. –Il y eut un moment de silence, puis la grosse voix cria de nouveau: Pour la troisième fois, ouvrez votre porte ou je l’enfonce. –Comme vous voudrez, à votre choix. –Comme Eugène ne répondait plus, il entendit bientôt une épouvantable bourrade de coup de pieds qui fit trembler la maison. Les voisins sortirent de chez eux, le propriétaire accourut tout effrayé. –Qu’y a-t-il, demanda tout le monde? –Mesdames et messieurs, s’écria Rocambole, déguisé en sergent de ville, il y a….oh! comment peut-on le dire sans blasphème, il y a ….ô crime! crime horrible, il y a mesdames, que monsieur Eugène a enlevé une jeune personne. Qu’il réponde lui-même: holà monsieur Eugène, n’est-il pas vrai que vous avez une femme chez vous?—Eugène répondit sans hésiter: Oui, c’est vrai, mais cela ne regarde personne. Je n’ouvrirai jamais. –On murmura sur le palier pendant quelque temps, puis il se fit un grand silence: il semblait que tout le monde fût retiré. Eugène passa dans la seconde chambre de son appartement. Il y avait fait dresser un dais en velours, avec une couronne et des galons d’or. Les deux ailes de cette espèce de tente retombaient avec grâce, et se drapaient sur un balustre en formant le demi-cercle. Il entr’ouvrit avec religion la double draperie de ce sanctuaire, et demeura en contemplation devant le portrait de la belle Toscane. Après cet acte d’adoration silencieuse il lui parla: On veut, lui dit-il, te ravir à mon amour, mais ils auront plutôt ma vie, car tu m’es plus chère que la lumière des cieux. Peut-être vais-je mourir pour toi: de grâce parle-moi, que j’entende ta voix avant d’expirer, dis-le-moi ce mot tant désiré, ce seul mot: je t’aime! Hélas! toujours inexorable, tu me souris et tu ne veux pas me parler! Que dis-je, malheureux? ne me souvient-il plus qu’elle est muette?….Muette comme la mort! Mon Dieu, que je souffre! –Eugène prononça ces derniers mots d’une voix déchirante, sa tête retomba sur sa poitrine, des larmes sillonnèrent ses joues. Il était immobile, on eût dit la statue de la douleur. 
     Cependant le propriétaire avait envoyé chercher un serrurier: celui-ci arrive avec ses monseigneurs et ses rossignols, et ouvrit la porte en un tour de main. Eugène tressaillit au bruit des pas qui retentirent dans son corridor; il croisa vivement les rideaux du dais, et se précipita dans la première pièce: il n’eut que le temps de tirer brusquement la porte derrière lui. Devant la foule des locataires il aperçut un sergent de ville avec d’énormes moustaches et un bandeau sur l’œil gauche, aux côtés de celui-ci deux hommes dont le manteau et le chapeau cachaient presque entièrement la figure. Rocambole se rengorgeant et prenant la voix la plus caverneuse qu’il put, lui dit: 
     Au nom de la loi, monsieur, remettez entre nos mains la victime de vos criminels débordements. Eugène s’écria avec une excitation qui fit frissonner les dames: Jamais, plutôt mourir! —En ce cas, reprit Rocambole en s’adressant à ses deux acolytes, nous allons procéder malgré lui à l’exécution de la loi: représentants de l’autorité, emparez-vous du coupable. —Eugène se sentit saisir énergiquement par les deux bras, sa résistance fut vaine, elle avorta en rugissements de fureur impuissante. Rocambole ouvrit avec une lenteur magistrale la porte qui séparait les deux chambres. Mesdames, dit-il en désignant du doigt le dais mystérieux; c’est là que doit être le corps du délit. Mais je dois vous faire part d’une pensée qui me vient, dans la crainte que votre pudeur ne soit blessée par une surprise. Il est possible que le coupable, étant peintre de son état, fût occupé à peindre son infortunée victime en Vénus sortant du sein des flots: vous seriez scandalisées à l’aspect d’une beauté dans le déshabillé de la simple nature. Je vous engage donc à fermer les yeux, tandis que je vais soulever le voile du mystère. —Les dames se mirent les mains sur les yeux, en écartant les doigts. Rocambole s’avance d’un pas solennel, mais au moment où il allait portait la main sur la draperie. Eugène parvint à se dégager par un effort désespéré: il bondit dans la seconde chambre et s’empara d’une paire de pistolets. Arrière! s’écria-t-il d’une voix tonnante. —La foule se rejeta dans l’autre pièce. Rocambole lui-même recula de quelque pas. Eugène se précipita entre le dais et lui, puis dirigeant sur sa poitrine ses deux pistolets armés: Si vous faites un pas en avant, lui dit-il, je vous étends raide mort à mes pieds. —Ses yeux brillaient d’un feu sauvage, ses lèvres fortement fermées annonçaient une détermination bien arrêtée. Rocambole et ses amis pensèrent qu’il était prudent de ne pas pousser plus loin la plaisanterie. Eugène, profitant de leur première surprise, s’avança sur eux et leur dit d’une voix impérieuse: Sortez. —Tout le monde s’étant retiré, Eugène referma sa porte à double tour. Rocambole se trouvait un peu penaud: il descendait les dernières marches de l’escalier, quand une jeune femme le tira par l’habit. —Tenez, Monsieur le sergent, j’ai pris une des deux clefs de son appartement sans qu’il s’en soit aperçu. Vous pourrez revenir dans un moment où il sera sorti, il n’y aura pas de danger. Je vous supplie de me faire avertir de votre arrivée, je suis très curieuse de savoir comment est faite la pauvre créature qu’il a enlevée, le monstre! 
     Un matin Eugène reçut un billet de deuil qui l’invitait aux obsèques de monsieur Jéremie Fouillecroute. Oh! bien certainement j’irai, se dit-il, la reconnaissance m’en fait un devoir, car c’est à ce brave homme que je dois le bonheur de posséder la belle Toscane; c’est lui qui l’a conduite chez moi….Ah Dieu, pourquoi est-elle muette!….Il mit ses habits noirs, il jeta un dernier coup d’œil sur sa bien-aimée, et lui envoya un baiser en signe d’adieu. 
     L’amant de la belle Toscane traversait une rue quand il entendit une voix nasillarde lui dire: Il y a un siècle, monsieur Eugène, qu’on ne vous a vu; où donc allez-vous comme ça en tenue de cérémonie? —Eugène tressaillit, comme s’il se fut trouvé face à face avec le fantôme de monsieur Fouillecroute. J’allais à votre enterrement, monsieur Fouillecroute car il paraît que vous êtes mort. —Le vieux juif recula de terreur, et lut en tremblant le billet de faire part que lui présentait Eugène. Il eut de la peine à se remettre de son épouvante, et dit à Eugène d’une voix encore mal assurée: C’est une plaisanterie à la Rocambole, c’est digne de lui, c’est beau, ma foi, de souhaiter ainsi le décès des gens! Il me persécutera donc jusqu’au tombeau, ce brigand de Rocambole! –En effet, celui-ci avait épié le moment où Eugène donnerait dans le piège; il le vit sortir en grande tenue, il ne douta pas du succès de son entreprise. Dès qu’il le vit doubler l’angle de l’encoignure, il monta les escaliers, suivis de ses deux amis. Le Gachicourt et le Croximar, ainsi que de plusieurs locataires, entre autres de la petite dame qui lui avait remis la clef. Ils furent tous bien désappointés en apercevant un simple portrait de femme. Moi, je la trouve laide, dit la petite dame si curieuse avec un accent de dépit. —Vous êtes difficile, Madame, lui dit Le Gachicourt avec le ton d’importance d’un homme de l’art, je connais de fort belles dames qui voudraient que ce portrait fût le leur. —Moi, s’écria Rocambole, je suis vexé d’avoir été plaisanté par un conscrit comme Eugène; du reste il faut convenir qu’il a joué la comédie et la tragédie à merveille. Je m’en vengerai par une farce qui sera meilleure que la sienne. —Rocambole étant resté seul avec ses deux amis, ouvrit la boîte à couleurs d’Eugène. Il se prépara à commettre une horrible profanation, un sacrilège inexcusable. Il trempa son pinceau dans du noir, il le porta à la hauteur de la tête de la belle Toscane en lui disant: Ma belle, je vais te faire un cercle noir autour de chaque œil. —Il eut la cruauté d’abîmer ces beaux yeux qui semblaient lui demander grâce: mais il faut le dire, Rocambole était aussi ignorant en fait de peinture que léger de caractère, il ne comprenait pas le crime qu’il commettait: il avait toujours passé plus de temps à la Chaumière et au Prado qu’à l’atelier de monsieur Delaroche. S’il avait su que la belle Toscane était une œuvre de David, il l’aurait trouvée sublime: mais, ne le sachant pas, il pensa que c’était un modèle ordinaire. Maintenant, continua-t-il en prenant du vermillon, je vais te faire une moustache digne d’un sapeur, et je te planterai ensuite un cigare dans la bouche. Je te ferai aussi une paire de cornes. —Le Vandale consomma son crime, sans sentir le pinceau trembler entre ses doigts; cela étant fait, il sortit de la balustrade, considéra l’effet de sa plaisanterie, la trouva excellente, et partit d’un grand éclat de rire. 
     —Voilà Eugène qui monte, dit Le Gachicourt, cachons-nous dans ce cabinet. 
     Eugène rentra: sa physionomie était riante, heureuse comme celle d’un amant qui va revoir sa bien-aimée. Enfin je suis près d’elle, dit-il tout haut. L’air de ce cher appartement est baigné d’un parfum suave, ce parfum est le souffle de la belle Toscane. Qu’il fait bon de rentrer ici, je suis si indifférent à toutes les femmes que je vois passer dans la rue! qu’il y a loin d’elles à ma maîtresse! autant la rose est supérieure aux autres fleurs, autant ma belle Toscane l’emporte sur toutes les autres filles de la terre. Quand je pense que des barbares voulaient me la ravir, je frissonne: si je ne l’avais pas courageusement défendue, ils l’auraient souillée de leurs regards impudiques. Oh! non, non, nul mortel n’est digne de contempler sa céleste beauté; moi seul j’en ai le droit, car il n’y a que moi qui puisse l’aimer profondément comme je le fais. Je vais la revoir, je m’approche d’elle avec émotion, je sens mes genoux fléchir naturellement, et, en effet, je ne dois la contempler que dans une posture d’adoration. Je tremble plus qu’à l’ordinaire au moment de toucher le voile épais qui couvre ses charmes: sans doute je l’aime encore plus ce matin, mon amour augmente chaque jour, il augmente à chaque heure. Ah! tant de fidélité mérite sa récompense, elle va peut-être avoir pitié de moi, elle va me parler, elle va me dire: Oui, Eugène, je t’aime. Non, elle n’est pas muette, elle a affecté de l’être pour éprouver ma constance. Délice de mes yeux, ravissement de mon âme, ô ma belle Toscane, apparais, je tombe à tes genoux! 
     Rocambole et ses deux amis se précipitèrent hors du cabinet: ils venaient d’entendre un cri terrible, un de ces cris d’angoisse qui semblent matérialiser le déchirement de l’âme. Eugène était tombé à la renverse, froid, inanimé. Rocambole posa la main sur son cœur, il ne le sentait plus battre; Gachicourt approcha une glace de son visage, elle ne se ternit pas; Croximar était allé chercher un médecin. Eugène fut étendu sur son lit; on le saigna plusieurs fois sans obtenir de résultat. Il demeura dans cet état de torpeur jusqu’au milieu de la nuit; enfin un profond et long soupir annonça qu’il revenait à la vie. Les premières paroles qu’il prononça furent celles-ci: « Cruels, pourquoi m’avez-vous ramené à la vie, puisque ma belle Toscane a été assassinée! Pourquoi m’avez-vous réveillé; je dormais si paisiblement dans le tombeau à côté d’elle! Nous entendions une musique céleste qui berçait notre sommeil; c’était la symphonie des anges. Oh! que ne m’avez-vous laissé dormir jusqu’au grand jour où tous les morts se réveilleront ensemble? » Et le malheureux se prit à murmurer d’une voix douloureuse un air qu’il semblait écouter dans le fond de son âme. Sa folie dès lors devint plus grande que jamais: il voyait sans cesse des hommes qui levaient le poignard sur la belle Toscane; il voulait courir à son secours, mais ses pieds restaient attachés au sol, et son amante était massacrée sous ses yeux. A ce spectacle affreux, il perdait les sens; à peine ramené à la vie, il tombait dans le délire du désespoir et versait des torrents de larmes. 
     Rocambole était amèrement affligé des suites funestes de son imprudence: pour expier sa faute, il se condamna à suivre pas à pas son ami, à ne le quitter jamais, espérant que son mal n’était pas irrémédiable, qu’il finirait par céder à la sollicitude et à la persuasion de l’amitié. On a vu quelquefois un simple voyage opérer des cures si merveilleuses, que la famille d’Eugène, désespérant de la science des hommes, se résolut à envoyer leur malheureux fils en Italie. Rocambole, en vrai Pylade, l’y accompagna. Il avait promis aux parents d’Eugène de leur écrire souvent; il tint sa promesse avec une exactitude qui lui fit vraiment honneur. Ce mauvais sujet avait un bon cœur. 
     Un jour le père d’Eugène reçut une lettre marquée du timbre de Florence: cette fois l’enveloppe ne portait pas un cachet noir, mais vert. Il assembla autour de lui tous les membres de sa famille pour leur annoncer une bonne nouvelle. Rocambole écrivait en ces termes: 
          « Mon cher Monsieur: 
     « Dieu a été touché de mes remords, il me suscite le moyen de réparer mon crime. Ecoutez mon récit: 
     « Hier, Eugène étant disposé à marcher, nous fîmes une excursion dans la campagne. L’air pur du dehors et la sérénité d’une matinée de printemps, sous le ciel de ce beau pays, exercèrent sur son esprit la réaction la plus favorable. Il parla avec calme et abondance. Après un intervalle de silence, l’ayant vu sourire, je l’interrogeai; il me répondit: —Je songe aux repas que nous faisions sur l’herbe aux environs de Paris, dans la belle saison. —Je lui dis: —Veux-tu que nous en fassions un semblable ici, dans la campagne de Florence? j’irai chercher de quoi manger à cette ferme prochaine. —Je le veux bien, telle fut sa réponse. 
     Quand j’entrai dans la ferme, je n’aperçus d’abord personne; je frappai sur une table, il vint une jeune fille. Jugez quelle fut ma surprise: elle offrait une ressemblance parfaite avec le portrait; je crus voir la belle Toscane en personne, celle que monsieur Cupidon appelait la beauté de son âme sur ce manuscrit que nous trouvâmes dans une cassette en bois de cèdre. J’interrogeai beaucoup cette jeune paysanne. Admirez la Providence, Monsieur, et voyez comme elle opère parfois de singuliers rapprochements dans la destinée des hommes: cette charmante fermière, qui, je l’espère, sauvera votre fils, est la sœur de la belle Toscane. Elle me disait en finissant de répondre à mes pressantes questions: nous avons souvent désiré voir le bienfaiteur de ma sœur aînée. Elle nous écrivit un jour que ce généreux vieillard étant mort, elle avait voulu nous envoyer son portrait qui, ajoutait-elle, a été peint par mon mari. Mais un héritier, un comte, ne voulait jamais s’en dessaisir, sous prétexte qu’il avait besoin de la figure de son oncle pour se mettre en train de rire, et pour se venger des donations qu’il avait faites à des étrangers. C’est bien vilain, n’est-ce pas, Monsieur? —Oui, lui répondis-je, c’est vil, c’est bas. Brave monsieur Cupidon! si j’avais su qui vous étiez, je vous aurais rendu un culte. —Ma sœur, continua la jeune fille, est établie à Paris, elle est très heureuse, ah! comme je voudrais la voir, elle a été si bonne pour nous, pour moi surtout: elle m’a fait apprendre une foule de belles choses, comme en sait une demoiselle. Il ne tient qu’à vous, lui dis-je, d’être aussi heureuse que votre sœur, et de la voir à Paris. —Vous pensez bien, Monsieur, que sa surprise et celle de ses parents furent extrêmes, quand je leur appris par quelle voie miraculeuse Dieu m’amenait à trouver en Lorenza (c’est le nom de la jeune fille) la libératrice de notre Eugène. Du consentement de sa famille elle se prête au rôle que je veux lui faire jouer. —Voici ce que vous auriez à faire de votre rôle. Partez pour Florence, et faites-vous suivre de tout l’ameublement d’Eugène, n’oubliez rien surtout le cadre des portraits de monsieur Cupidon et de la belle Toscane. Je vous attends. Adieu et bon espoir. 
     Le calme dont jouissait Eugène continua jusqu’à l’arrivée de mon père, sa folie semblait affecter un caractère plus doux, plus rêveur. Son imagination ne lui représentait plus la jeune Toscane livrée aux poignards des assassins, il la voyait reparaître avec cette physionomie paisible et heureuse que les poètes donnent aux ombres des Champs Élysée. Elle lui sourit, mais dès qu’il s’avançait au devant d’elle pour la presser entre ses bras., elle échappait à ses étreintes comme l’eau qu’un enfant veut saisir et qui glisse entre ses doigts. Alors il la conjurait de rester, lui promettant de ne plus chercher à la retenir, et il la suppliait de lui parler, mais elle plaçait silencieusement un doigt sur ses lèvres comme pour lui faire comprendre que la mort les avait scellées. 
     Rocambole, plus assidu que jamais, ne perdait aucune des paroles de son ami, le suivait pas à pas; il écoutait patiemment les discours du fou, se prêtait à ses illusions, et maintenant peu à peu le cours de son esprit, il le dirigeait vers l’espérance. Après un entretien qu’ils venaient d’avoir ensemble, Rocambole ajouta: Eh bien! Eugène, s’il dépendait de moi de faire revivre la belle Toscane, si je pouvais la forcer à te parler, à te dire qu’elle t’aime……..Eugène, sans laisser finir Rocambole, lui prit la main, le regarda en face, et lui dit avec un accent plein de conviction: si cela se pouvait, ô mon ami, je serais guéri. —Guéri de quoi, demanda Rocambole avec vivacité. —Guéri du mal qui trouble mon intelligence, qui déchire mon cœur…..—Comment! s’écria Rocambole frappé de surprise, tu comprends donc que……..—que je suis fou ajouta Eugène avec beaucoup d’amertume; oui, je suis devenu fou parce que des traîtres ont assassiné une femme que j’idolâtrais et que mon amour trop jaloux m’empêchait de laisser voir aux yeux des hommes. Je sens que si une puissance surhumaine daignait me la rendre, le tourment de ma tête et de mon cœur disparaîtrait à l’instant même. —Rocambole se recueillit et se dit mentalement: le moment est venu. 
     Des ouvriers furent appelés en toute hâte pour arranger un appartement qui fut aussi semblable que possible à celui qu’Eugène avait occupé à Paris. On leur donna des indications si précises, et leur ouvrage y répondit avec tant d’exactitude, que Rocambole ne put s’empêcher plusieurs fois de se croire transporté sur les lieux mêmes où son imprudente conduite avait donné le coup de grâce à la raison déjà égarée de son ami. Quand l’illusion s’emparait de lui au point qu’il croyait entendre encore le cri déchirant qu’Eugène avait poussé en ouvrant le dais, il lui passait comme une sueur froide sur le cœur, mais heureusement l’espoir combattait cet effet du remords. 
     C’était surtout vers le déclin du jour que la belle Toscane apparaissait aux yeux charmés de son amant. Rocambole chercha précisément dans une de ces hallucinations le salut d’Eugène. Dès qu’il vit commencer son délire, il le prit par la main; il lui dit: —Oui, Eugène, tu as raison; je vois comme toi la belle Toscane qui s’approche; elle te sourit. Oh! qu’elle est noble et gracieuse dans son port: c’est une harmonie qui marche. Si tu pouvais entendre sa voix! elle doit avoir un charme inexprimable. Eh bien! avançons, tu vas l’entendre, cette voix si longtemps désirée; je possède le secret de rompre le silence dont la mort a scellé ses lèvres souriantes: je suis donc plus fort que la mort, je peux lui arracher sa victime et te rendre ta belle Toscane…..—O mon ami, s’écria Eugène tremblant d’émotion, tu m’abreuves de joie, tu m’emplis d’espérance….Ah! ne te fais pas un jeu cruel de ma faiblesse, ne me trompe pas….Mais non, tu ne m’abuses point; je suis des yeux cette forme adorée, je la vois qui marche….j’entends ce que je n’avais jamais entendu jusqu’à présent; le bruit de ses pas. Regarde, elle s’éloigne, elle nous fait signe de la suivre; obéissons à son ordre. Où nous conduit-elle? elle glisse parmi les arbres, maintenant elle traverse la pelouse, elle monte l’escalier du perron, elle entre dans les appartements, courons, courons, ô mon ami, ne perdons point ses traces….Grand Dieu! où suis-je? où m’a-t-on mené? est-ce un rêve? Est-ce un esprit du ciel qui m’a pris sur ses ailes et m’a transporté en France? Lieux chéris, je vous reconnais! ceci est ma chambre; c’est ici qu’a commencé mon amour, c’est ici que j’ai vécu dans l’ombre et la solitude…. Mais qu’est devenue la belle Toscane? je la suivais tout à l’heure; même c’est elle qui a conduit mes pas dans cette demeure, et cette demeure est la mienne…. Ah! je m’en souviens, c’est là, dans cette chambre, qu’elle doit être, car c’était là qu’elle m’attendait, là que je lui adressais mes adorations. La porte s’ouvre….voici le dais mystérieux, sanctuaire où je cachais le trésor de ses beautés. D’où vient que je frissonne? mon cœur bat à coups redoublés, je puis à peine respirer. Mes yeux ne me trompent-ils pas?….je crois voir remuer les rideaux: ils s’ouvrent….ciel! que vois-je? O mes amis soutenez ma faiblesse, mes genoux se dérobent sous moi. C’est elle!….oui, c’est toi, ma bien-aimée, c’est bien toi; mais je ne t’avais jamais vue si belle, jamais je n’avais vu ton visage briller autant de l’éclat de la vie….Amour de mon âme, vie de ma vie, battement de mon cœur, cette fois tu as donc pitié de moi, car je vois des larmes descendre sur tes joues, je les vois, elles sont réelles… 
     L’amitié avait bien inspiré Rocambole en lui faisant choisir l’heure du crépuscule pour une tentative suprême de laquelle devait sortir la délivrance ou la consommation du malheur d’Eugène. Il l’avait conduit dans le parc où il avait ordonné à Lorenza, la sœur de la belle Toscane, de se tenir cachée; elle devait apparaître dans l’éloignement à un signal convenu. Dès que la vision du fou commença Rocambole abonda dans le sens de ses paroles, l’écouta attentivement, suivit la direction de son regard, et s’interposant entre lui et l’objet qu’il croyait voir, il s’écria: « Venez, ô belle Toscane! » Ce fut alors qu’il saisit la main d’Eugène, et dit en lui montrant la blanche forme de Lorenza: « La voici, la voici! tu as raison, Eugène, je vois comme toi la belle Toscane qui s’approche ». Nous avons vu l’insensé la suivre jusque dans l’appartement qu’on avait arrangé sur le modèle du sien, et qu’on avait garni de ses propres meubles. Lorenza s’était adroitement soustraite à sa poursuite; elle était passée par le cabinet, et s’était dérobée sous le dais; elle s’y plaça de manière que son buste remplissait le cadre: le reste de son corps était caché par le fond de la draperie dont elle avait rapproché les deux côtés au-dessous de sa ceinture. quand elle vit Eugène tomber à ses genoux, et qu’elle entendit sa voix où éclataient en même temps le plaisir et la douleur, elle ne put retenir ses larmes. L’expression animée de sa figure, les larmes qui roulaient sur ses joues, les ondulations de son sein, produisirent chez Eugène un effet impossible à rendre: d’abord il demeura immobile, il ne parla plus, il se recueillit: bientôt il sortit de cette méditation profonde, il fixa sur Lorenza des regards inquiets; enfin celle-ci tressaillit, il prit en frémissant la main qu’elle lui tendait, il la porta à ses lèvres; au toucher délicieux de cette main tremblante, il succomba d’émotion, sa tête roula sur ses épaules, la lumière abandonna sa vue. 
     Quand Eugène revint à la vie, il était entouré de son père, de Rocambole, de Lorenza, et du vieux serviteur de la famille. O mes amis, dit-il, je sens que je sors des étreintes d’un mal horrible. —Oui, Eugène; oui, mon ami, mon frère, dit Rocambole avec empressement; mais d’abord, réponds à mes questions: Te souviens-tu de ce que c’était que Monsieur Cupidon? —Parfaitement, un vieux portrait auquel tu avais donné ce nom pour rire. Te souviens-tu de l’avoir acheté à monsieur Jéremie Fouillecroute? —Je m’en souviens aussi. —Tu parvins à découvrir un ressort secret, tu ouvris le cadre, tu trouves à l’intérieur une feuille de parchemin, la voici, la reconnais-tu? —Je la reconnais, laisse-moi la relire….c’est bien cela: oh! qu’il était bon, ce Monsieur Cupidon; aimer d’amour à son âge, c’est un grand malheur comme il le dit lui-même, mais il n’en est que plus respectable, puisqu’il a su faire tourner sa passion à bien; ne pouvant devenir l’époux d’une jeune fille, il s’en fit le père, c’est le propre d’une grande âme….continue Rocambole, fais revivre mes souvenirs. –Sur l’autre côté de la toile était peint le portrait de la fille adoptive de monsieur Cupidon, de la belle Toscane….—Ah! tais-toi, Rocambole, tais-toi, tu me fais un mal affreux….—C’était donc un portrait! –Oui, tu as raison; à force de contempler ce chef-d’œuvre de l’art qui représentait un chef-d’œuvre de la nature, j’oubliais que c’était un portrait; c’et là que commence mon malheur, mes yeux ne virent plus la belle Toscane qu’à travers le prisme de l’illusion, ma raison s’égara. Rocambole, reprenant la parole, continua l’histoire de la folie d’Eugène sans omettre la moindre circonstance. L’intelligence de celui-ci se dégageait des ténèbres qui l’avaient obscurcie, à mesure que le récit avançait; quand Rocambole eut cessé de parler, Eugène sourit, puis il dit: fais-moi revoir le portrait de monsieur Cupidon….je le reconnais, ce brave homme était laid comme Socrate, mais aussi, il était bon comme lui. 
     Généreux et digne vieillard, si vous pouvez m’entendre, daignez pardonner à repentir: désormais, loin de rire à vos dépens, je veux rendre un hommage à vos vertus; je ferai placer votre portrait dans un cadre magnifique, et je le suspendrai en face de mon lit. Rocambole, tu feras disparaître sous le pinceau les restes mutilés de la belle Toscane, je ne veux pas les revoir, cela me ferait trop de mal. Mon père, je désire que vous indemnisiez monsieur Fouillecroute de la perte immense qu’il a faite à son insu: si je n’avais pas perdu la raison, je lui aurais certainement restitué le trésor que j’avais découvert, ou du moins je me serais entendu avec lui pour le garder, car j’y avais aussi des droits. Et vous, aimable et trop bonne Lorenza, vous avez sauvé ma raison, daignerez-vous rester toujours auprès de moi pour la préserver du péril? Si mon passé ne vous fait point peur, soyez mon épouse, soyez ma belle Toscane, soyez la beauté de mon âme. Désormais je puis voir votre sœur, même en personne, sans aucun danger, vous m’avez dit son âge, et d’ailleurs, vous n’êtes pas moins belle qu’elle, et vous seriez toujours plus jeune, en supposant qu’elle le fut encore. Nous partirons pour la France, et nous unirons nos destinées près d’elle. Rocambole, tu auras soin d’inviter à cette solennité nos amis Croximar et Gachicourt (dit le Gachicourt). Maintenant, qu’on se retire, je sens le sommeil qui pèse sur ma paupière; Lorenza, vous resterez, vous seul, vous veillerez près de moi comme mon ange gardien, votre sourire est la première chose que je veux voir à mon réveil.

 Alfred Mercier
Paris, le 8 mai 1844


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