A Bord du K...

Flavien de las Deûmès [Alexandre Barde?]

Le Courrier de la Louisiane
16 mai 1843 (36, 8257)

Ce texte est présenté dans le cadre du projet:
«Feuilletons du Courrier de la Louisiane : les années Jérôme Bayon (1843-1849)».


I.

     Le K… est un trois mâts américain qui depuis de longues années fait la traversée de Bordeaux à la Nouvelle-Orléans. Il y aurait peut-être toute une illiade à écrire sur ce navire qui a bondi sur toutes les vagues de l’Océan atlantique, résisté à toutes les tempêtes et vogué gracieusement devant toutes les brises marines. L’infatigable coureurs des mers a vieilli dans la longue et glorieuse lutte qu’il a soutenue contre les orages. Sa forte poitrine s’est usée à contenir successivement les riches productions de la Louisiane et les vins généreux que le soleil a fait naître sur les graviers de la Gironde. Mais comme par le passé, il obéit toujours à la main intelligente qui le guide. Le capitaine du K… est un homme jeune par les ans, mais vieux par ses voyages; un homme qui a dormi dans la tente de l’Arabe et sur les palanquins de l’Inde; vu les sultanes à travers les grilles des sérails; fumé l’opium avec les mandarins du céleste empire et marché sur la poussière de Sparte et d’Athènes. C’est dire que son œil sait prévoir et braver les ouragans les plus imprévus et les plus terribles. Mais ce que j’allais oublier de vous dire, c’est que de son bord il a étudié et bien étudiés toutes les théories sociales et littéraires qui ont surgi depuis peu dans le monde et que lorsqu’il dépose le porte-voix d’officier de marine, l’homme savant reparaît et déroule de pittoresques souvenirs, de saisissantes impressions de voyage, des études de mœurs larges et précises comme une phrase de Pascal, et que sa voix commande l’attention, comme elle sait commander la tempête.
     Le vingt-septième jour du mois de novembre 1841, une nombreuse colonie de passagers se réunit à bord du trois-mâts mouillé dans les eaux du Pauilhac, non loin de l’embouchure de la Gironde. Eugène Sue ou Edouard Corbière décriraient longuement le navire : ils descendraient à la cale, grimperaient jusques au cacatois du grand-mât, compteraient les cordages, jureraient par Jean-Bart, Duquesne, Tourville et feraient boire du grog à des chenapans de matelots bronzés. Hélas! je ne saurais les suivre dans leurs descriptions favorites, encore moins dans leurs ascension sur les verges et les huniers, pour deux bonnes raisons : 1o parce que je ne suis pas acrobate; 2o parce que j’ai une horreur invincible pour le goudron et tout ce qui est goudronné.
     On allait lever l’ancre pour le commencer le voyage d’outre-mer; lorsque les passagers groupés sur la dunette virent un esquif fendre avec la rapidité d’un oiseau la vague du fleuve, et courir, en faisant des signaux, sur le navire qui se disposait au départ. Celui qui conduisait la pirogue héla d’une voix forte un des officiers du K…, qui pour lui répondre, se pencha sur les haubans et échangea avec lui un sourire qui fit conjecturer que celui qui arrivait n’était pas inconnu à bord du trois-mâts américain. Tous les yeux s’étaient tournés vers ce mystérieux voyageur, qui sans accorder la plus faible attention à l’insolente curiosité qui accueillait son arrivée, saisit une corde qui se balançait à tribord, et monta sur le pont avec l’agilité d’un écureuil ou de la signora Romanini, la danseuse aérienne que vous avez pu suivre sur son fil, au Théâtre d’Orléans.
     —Quel est ce jeune homme? Voilà une question que de bien jolies bouches adressèrent à l’officier qui avait déjà parlé à l’inconnu. L’officier fut insensible au désir exprimé par toutes ces lèvres roses; il fut muet.
     Evidemment, dans la vie du nouveau venu, il y avait un drame qui le forçait à s’envelopper de mystère. Au fond de ce départ furtif, il y avait un secret sombre, terrible peut-être : c’est vous dire que la curiosité s’alimenta de tous les soupçons, de toutes les conjectures que devaient inévitablement inspirer cette arrivée brusque, et cette réserve extraordinaire derrière laquelle le voyageur essayait de s’abriter.
     —C’est étrange et impénétrable comme l’énigme du Sphinx, dit une dame à un groupe de jeunes gens qui l’entouraient. Je vous jure, Messieurs, que je voudrais bien connaître la biographie de cet homme.
     —Vous êtes une digne fille d’Eve, répondirent plusieurs voix.
     Mais le silence vint clore toutes ces bouches qui allaient peut-être ourdir une conspiration: tous les regards se dirigèrent sur un seul point. L’inconnu fumait un cigare de la Havane, et rêvait en regardant la lame qui venait capricieusement se briser sur les flancs noirs et humides du K…

II.  

    C’était une colonie bien bariolée, celle qui s’était donné rendez-vous à bord de ce navire. C’étaient des montagnards aux fronts bronzés, aux épaules robustes; des proscrits espagnols échappés aux assassins de cet [?]spartero, qu’une courtisane espagnole a si méchamment baptisé du nom de "Duc de la victoire"; c’étaient de jolis oiseaux voyageurs qui allaient gazouiller aux rayons du soleil des zones torrides. C’était un Congrès où les langues les plus disparates avaient envoyé des représentans. La médecine avait un interprète venu d’Italie; un gai Girondin nommé Alcide D… pouvait mettre au service des passagers la science si maudite par M. de l’Ourceaugnac; et cependant l’inconnu n’avait encore donné ni un regard ni une parole à la vie maritime qui peut-être se déroulait devant lui pour la première fois. Ses goûts et ses inclinations d’artiste (car cet homme devait être artiste), avaient résisté aux séductions d’une étude de mœurs aussi intéressante que nouvelle; et son œil noir s’était allumé; le sévérité tout anglaise de son front ne s’était détendue que devant une jeune fille que les officiers nommaient Angèle.
     Au milieu des femmes qui vont semant autour d’elles des pensées d’amour et des rêves de poésie, la beauté idéale de cette jeune fille aurait brillé comme ces têtes qui rayonnent sur les toiles sombres de Rembrandt. Rien qu’à la voir on reconnaissait l’enfant né dans les climats ardents, sous un pur rayon de soleil qui avait légèrement bistré sa joue blanche de cette blancheur éblouissante qui forme la beauté typique des femmes créoles. On eut dit un reproduction vivante de la statue de la princesse Pauline Borghèse, cette statue admirable entre les œuvres admirables de Canova. Fée par la perfection et l’exquise délicatesse des formes; ange par la fluide limpidité de ses regards; femme par les élans passionnés qui crispent la poitrine; rien n’avait été oublié dans la création de la délicieuse. Quant aux chairs, c’était la nature; la "morbidezza" italienne si recommandée aux sculpteurs était là dans toute sa voluptueuse perfection. Mais quelque chose de douloureux se mêlait aux impressions poétiques que causait la vue de la jeune créole. On voyait que l’œuvre de la création n’avait pas été complète: une douleur vague flottait dans les rayons de ses yeux et semblait en voiler l’expression. La suave blancheur du visage s’effaçait parfois devant une couleur mate sur laquelle se détachaient les réseaux des petites veines bleues; et dans le cœur de ceux qui l’admiraient, s’élevait une voix prophétique disant que la jeune fille ne verrait jamais blanchir les flots moirés de sa noire chevelure.
     Un jour le navire filait au vol de toutes ses voiles. Les passagers dormaient dans les hamacs de leurs cabines, et l’inconnu rêvait à l’ombre de la voile latine tendue sur le gaillard d’arrière. 
     —Vous êtes un mortel bien excentrique, dit tout-à-coup un officier du K…, jeune homme dont les blonds cheveux accusaient l’origine septentrionale. Nous avons à bord des femmes charmantes…
     —Vous ne comptez pas Madame d’Azur, cette stupide et pâle bordelaise qui, née dans le ruisseau, affiche des prétentions de dame châtelaine.
     —Ce fou d’Alfred! toujours gai et méchant comme un artiste. Nous avons, reprit l’officier, des femmes charmantes : Madame d’Hautcoup…
     —Qui a volé au moins huit ans à la date de naissance, dit la voix insouciante et railleuse d’Alfred.
     —Nous avons Mlle. Ernestine…
     —Que j’ai merveilleusement peinte dans une chanson et surtout dans le couplet suivant:

Puis elle sait deux chants bien doux
Qu’elle dit d’un air tendre ;
Elle mit, soit dit entre nous,
Deux ans à les apprendre.
Moi, de son chant je suis ravi,
Mais d’autres bâillent devant lui
D’ennui.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Dieux ! quelle femme c’était là,
Là, là !

     —Vous êtes railleur, jeune homme, s’écria l’officier riant à cette chanson que l’artiste avait jetée un matin, comme une pâture, aux huit ou dix jolies hyènes qui étaient à bord du K…, mais il est peut-être des noms qui n’appelleraient aucune épigramme sur votre lèvre : celui de Mlle. Angèle, par exemple.
     Un éclair passa sur la pâle figure du passager mystérieux. —Oui, Monsieur, dit-il avec une chaleur qui essayait d’étouffer sous l’indifférence affectée de sa parole, ce nom de jeune fille est inviolable : je vous assure qu’il serait imprudent de l’attaquer devant moi.
     —Je suis son chevalier, comme vous, Monsieur, reprit Alfred d’une voix joyeuse ; à preuve que je lui envoie toutes les têtes et les crêtes de coq que l’on nous sert à dîner.
     La clochette se fit entendre sur le pont. L’artiste bondit comme un chevreuil à cet appel qui réveillait toutes ses passions gastronomiques. —Vous avez envie de gronder, dit-il à l’inconnu dont les sourcis s’étaient froncés à cette boutade quelque peu impertinente; différez jusqu’à ce soir les reproches que vous me préparez : je suis un adepte de Brillat Savarin et dans son livre il recommande la tranquillité aux gastronomes.

III.

     Rien de dramatique n’existait dans le passé de ce jeune homme que la curiosité des passagers du K… entourait d’une auréole romanesque. Fils d’un négociant italien établi à Bordeaux, il avait bien feuilleté dans ses jeunesse quelques-uns de ces romans couleur de rose qui de déroulent infailliblement devant tous les jeunes hommes qui ont de la poésie dans l’imagination et de l’audace dans leurs paroles. Plus d’un amour de Vierge ou de femme était bien venu frapper plus d’une fois à la porte d’une chambre parisienne destinée aux scènes de plaisir comme aux longues heures d’étude ; mais jamais les petits scandales sociaux qu’il avait remués ne s’étaient dénoués par le rapt ou les procès en conversation criminelle. Dans un salon de Bordeaux il avait vu, au milieu d’une foule de femmes, la ravissante jeune fille que j’ai essayé de vous peindre. Soudain il avait senti s’éveiller toutes ces voix intérieures qui dormaient dans son cœur n’attendant qu’un regard pour éclore, et il s’était pris d’amour pour cette frêle créature si admirée et si belle avec ses magnifiques bandeaux noirs qui caressaient voluptueusement le galbe gracieux et pâle de son visage.
     La jeune Créole avait remarqué la passion qu’elle avait inspirée à Luidji Romani. Dans ses rêves, elle avait vu l’italien l’adorant comme la Madone chrétienne, et lui parlant dans cette langue italienne qui semble avoir été créés pour donner une harmonie de plus à l’amour, cette harmonieuse passion de la vie humaine. Mais rien ne lui avait révélé un monde qui ne s’était pas encore ouvert pour elle. Aussi, quand Luidji lui apparut sur le pont du K…, le front plissé comme comme tous ceux qui souffrent, elle ne rechercha pas pourquoi il avait quitté la vie mondaine et heureuse de sa patrie ; pourquoi il était parti comme un déserteur d’une ville qui avait eu pour lui tant de fêtes et de souvenirs. Mais elle consacra une large partie de ses nuits à deviner cette puissante attraction qui semblait river à ses regard les regards passionnés de Luidji. La vérité jaillit enfin des recherches auxquelles elle se livra : elle vit poindre l’aube de sa destinée de belle jeune fille ; et après avoir remercié intérieurement le jeune homme d’être le premier qui lui eût fait deviner l’immense pouvoir qu’elle pourrait exercer dans le monde, elle se dit avec sa douce voix de sirène : —J’aime Luidji Romani.

(La fin à demain)

 Le mercredi 17 mai 1843, no. 8,258
 


IV.



     Une jolie brise S.O. avait promptement chassé le K… du Golfe de Gascogne et l’avait précipité au milieu de l’Océan. On eût dit que le navire reconnaissait aux larges lames qui battaient ses flancs, aux vigoureuses haleines du vent qui gonflaient ses voiles, que l’immensité des mers s’étaient déroulé devant lui, et qu’il avait un hippodrome où il pouvait courir avec sa vitesse digne d’un croiseur des côtes d’Afrique.
     On était à la hauteur de Madère, l’île que les buveurs voient dans leurs songes, toute chargée de grappes dorées.
     Par une de ces belles nuits où des flammes phosphorescentes se dégagent de toutes les vagues, où la mer se change en un miroir gigantesque qui réfléchit les millions d’étoiles qui s’allument au ciel; une jeune fille monta sur la dunette du K…, pour donner sa part d’admiration à cette magique poésie de la nuit qui rayonnait au front de chaque étoile. Le spectacle merveilleux de cet horizon paré de perles radieuses et de cette mer "daguérotypant" dans ses flots bleus toutes les flammes célestes, la plongea dans une rêverie profonde, dans une somnolence extatique qu’éprouvent toutes les jeunes intelligences. Une voix l’arracha à ces méditations qui semblaient la bercer d’une manière si voluptueuse.
     —Angèle, dit la voix avec une douceur indicible, encourrai-je votre haine en vous enlevant à vos rêves heureux?
     —Angèle releva vivement sa belle tête penchée, et vit Luidji debout devant elle et la regardant avec une éloquente expression de prière. Elle devina d’instinct pourquoi le jeune homme s’était emparé de cette heure de solitude pour venir à elle, et elle se sentit frissonner sous une vague et douloureuse impression de plaisir.
     —La haine est une passion maudite qui n’a jamais germé dans mon âme, répondit la jeune fille. 
     —Merci de cette bonne et généreuse parole, reprit Luidji avec émotion — puis son œil s’enflamma, sa voix devint plus colorée et plus vibrante. Angèle, dit-il, j’ai une révélation vous faire : écoutez-la avec bienveillance. Mais si ce que je vais vous dire avait le malheur de vous déplaire, faites un signe, un seul signe… et Luidji se retirera silencieusement en respectant l’arrêt qui brisera ses illusions.
     —J’écoute, dit la voix tremblante de la créole.
     —Savez-vous qui je suis? demanda le jeune homme.
     —Oui, je vous ai vu à Bordeaux chez Mme. de Mérignon; vous vous nommez Luidji Romani.
     —C’est là que je vous ai vue aussi. Répondit Luidji avec un accent de profonde mélancolie. C’était par une de ces folles soirées où le salon se fait théâtre et appelle sur ses planches dorées la femme coquette et la vierge ingénue; celle qui lutte avec la première ride et celle qui ne se montre que parée que de ses vingt ans et de l’éclat que lui donne sa jeunesse. Oui, je vous vis un jour au-milieu de ces hyènes ambrées qui vous regardaient avec des yeux jaloux et déchiraient votre nom avec les plus jolies dents du monde, parce qu’elles ne vous pardonnaient pas votre écrasante supériorité. En vous voyant, Angèle, je compris que je touchais à une phase de ma destinée et j’allai avec ivresse au devant d’une passion brûlante comme ce soleil d’Italie qui a si long-temps rayonné sur ma tête : oui, je compris que je me briserais peut-être, moi Italien, au choc de cet amour et je ne reculai pas devant ce danger; car je vous aimais déjà, Angèle.
     —Insensé! murmura l’enfant.
     Oui, bien insensé, n’est-ce pas? d’avoir caressé sans pâlir cette passion ardente; bien insensé d’avoir osé espérer en vous, enfant des mers étrangères; en vous blanche créature dorée par le soleil; en vous, dangereuse enfant, qui avez des flammes dans les yeux, une harpe dans la voix, et sur le front le plus splendide éclat de carnation qui ait jamais été salué par l’admiration des peintres. Angèle, quelle que soit ma destinée, je remercierai toujours le hasard de m’avoir conduit chez Mme. de Mérignon; moi, jeune homme fatigué de la vie comme d’un fardeau que j’aurais long-temps porté sur mes épaules; car la hasard vous jeta dans ma voie, au moment où je commençai de prendre en pitié les mœurs et les croyances de cette société du dix-neuvième qui se carre dans son égoïsme cynique comme un mendiant espagnol, dans son manteau troué; au moment où comme tant d’autres, j’allais demander au suicide, cette déplorable maladie des peuples qui agonisent, l’oubli de mes douleurs et de mes doutes.
     —Luidji, s’écria avec effroi, la jeune fille, vous avez voulu mourir; ah! vous n’avez jamais donc aimé votre mère?
     En disant cela, le visage de la Créole prit une expression sublime, et ses grands yeux noirs regardèrent Luidji avec tant de bonté, qui celui-ci se recula vaincu par ce cri qui avait jailli avec tant d’éloquence du cœur de l’enfant.
     —Rassurez-vous, Angèle, ces jours d’épuisement moral sont loin bien loin de moi, et j’espère qu’ils ne pèseront plus sur ma tête… Lorsque je vous eu vue une fois, je voulus vous revoir encore, vous revoir toujours, et je m’attachai à vos pas comme à votre ombre. Je vous suivis comme la chaîne suit le condamné aux membres duquel elle est rivée. Quand vous alliez à ce théâtre dont le génie de l’architecte Louis a doté Bordeaux, il y avait toujours dans un coin de la salle deux yeux ardents qui épiaient les vôtres, une âme enflammée qui étudiait les élans de votre âme ; à l’église, il y avait toujours un front sceptique qui s’inclinait à côté du vôtre et qui s’il n’adorait pas Dieu, savait du moins admirer une de ces plus suaves créatures. Je vivais ainsi, me nourrissant de cet amour; caressant votre image comme un avare caresse son trésor; voyant dans tous mes horizons la jeune fille qui m’était apparue dans les salons de Mme. de Mérignon; lorsque j’appris que le K… allait vous ramener dans votre Louisiane où Chateaubriand a rêvé une femme moins poétique que vous. Angèle, je partis aussi ce jour-là, sans dire adieu à ma mère : je partis parce que vous partiez. Oh! dites-moi si j’ai bien fait de vous sacrifier ma mère et ma patrie.
     —Luidji, vous avez fait comme le joueur : sur une chimère vous avez jeté votre avenir, votre bonheur, votre vie peut-être; car il y a beaucoup d’enfants qui passent sur la terre comme… comment dirai-je… comme des fleurs, bien que cette comparaison soit une vieillerie classique, comme disent les romantiques. Il est dans "les Orientales" de V. Hugo une poésie que je n’ai jamais lue qu’avec des larmes:
     —Oh! combien j’en ai vu mourir de jeunes filles !
     Si vous m’aimiez, Luidji, vous pourrez bientôt penser à moi en la lisant… Voyez plutôt!… et elle retira de sa bouche un mouchoir maculé de larges taches de sang.
     Luidji comprit tout. La douleur perça son âme comme un poignard ; mais sachant que l’espérance est particulière à l’imagination de ceux qui sont atteints de cette épouvantable maladie, il contint dans son cœur les tortures qui grondaient comme dans une fournaise et lui dit:
     —A seize ans, Angèle, on ne doit voir l’avenir qu’à travers des nuages d’or; on ne doit saisir la vie que comme une coupe pleine d’une ambroisie intarissable. Secouez donc ces pensées mélancoliques, comme votre jeune poitrine vous secouera bientôt le mal qui la tourmente ; et croyez, enfant, que s’il y a dans le monde un homme qui serait orgueilleux de marcher sur votre route et d’écarter de vos pieds les ronces piquantes de la vie, cet homme c’est moi, l’italien Luidji Romani.
     —Jamais ! jamais, Monsieur ! Il n’y a pas d’hymen pour les cadavres, et vous savez qu’une voix m’a dit les mots que la Dante a vus sur la porte des enfers : Lasciate ogni speranza !
     —Angèle, vous voulez que je me brise la tête de douleur ; ah! vous aussi, n’avez-vous donc jamais aimé votre mère ?
     La Créole baissa le front et se mit à pleurer. Luidji se tordit de désespoir devant cette ravissante vierge qui, à seize ans, désespérait de la vie. Une voix vint jeter sa sanglante gaieté au travers de cette scène qu’un peintre aurait reproduite avec amour. Alfred chantait joyeusement la ritournelle de sa chanson : 

Moi, de son chant je suis ravi,
Mais d’autres bâillent devant lui.
D’ennui. &c…

 V.



     Luidji éprouva une joie immense en voyant que son amour avait plu à la jeune Créole. Le réaction que cette conviction imprima à son esprit fut si puissante qu’elle fondit sur-le-champ la taciturnité de son caractère. Il crut que le mal qui tourmentait Angèle serait étouffé par l’énergie de sa jeunesse, et que l’enfant aurait aussitôt encore de longues années pour être belle et heureuse. Aussi, le lendemain de cette soirée où il avait épanché tous les flots d’amour qui remplissaient son âme, il s’éveilla joyeux comme un commis voyageur, analysa avec Alcide les classifications de Cuvier, parla dentelles et chiffons avec Madame d’Hautcoup et la pâle Madame d’Azur, disséqua Broussais et Gall avec le médecin italien. Cette brusque transition du spleen à la gaieté fut un événement qui défraya les conversations des passagers du K…Les hommes virent avec étonnement le "chevalier de la triste figure", (c’était le nom qu’Alfred avait donné à Luidji), dire des paroles spirituelles et montrer des connaissances auxquelles il l’avaient cru complètement étranger. Les femmes déclarèrent à l’unanimité qu’elles s’étaient trompées dans le jugement qu’elles avaient porté sur le "muet", (c’était encore un nom dont Madame d’Azur l’avait gratifié), et se groupèrent autour de lui pour écouter son riche répertoire d’épigrammes et de méchancetés qui martelaient sans pitié les noms et les choses qu’elles heurtaient sur leur passage. Angèle vint aussi s’asseoir à ces mordantes causeries qui faisaient "furore", pour me servir d’une expression napolitaine et parut orgueilleuse de cette métamorphose qui était son ouvrage.
     Le K… arriva à la Nouvelle-Orléans, bercé par les contes et les récits que Luidji puisait incessamment dans la poésie de son imagination italienne. Lorsque la capitale louisianaise dessina à l’horizon ses milliers de vaisseaux, et l’immense panorama de sa levée et de ses maisons aux briques rouges ; Angèle s’approcha de Luidji qui racontait à Madame d’Hautcoup une mordante chronique parisienne : —N’oubliez pas, lui dit-elle, le mot du Dante que je vous ai rappelé un soir : Lasciate ogni speranza.

VI.

     Le 15 janvier, 1842, Mesdames d’Hautcoup et d’Azur étaient agenouillés devant mourant de la triste maladie qui a tué Millevoye, Eliza Mercœur, Pergolèze et tant d’autres cignes qui n’avaient pas été créés pour chanter long-temps dans notre monde. Elle se soumit doucement à ces hideuses cérémonies chrétiennes qui glacent de leur appareil dramatique l’esprit ébranlé de ceux qui s’agonisent, et lorsqu’elle sentait que l’heure allait sonner, elle pria Madame d’Azur de se pencher sur elle et lui dit, en lui remettant une feuille ployée: — Pour Luidji !
     Quelques instans après Anglèle était morte…
     Madame d’Azur porta religieusement à l’italien la lettre que la Créole lui avait confiée. Le jeune homme saisit avec désespoir cette feuille dépositaire d’une dernière pensée de regret. Une main tremblante y avait crevassé ces mots : —Luidji, je vous avais dit un jour qu’il n’y avait pas d’hymen pour les cadavres. 


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