Importance du culte des souvenirs:
Quelques considérations sur l'Histoire et la Poésie de la Louisiane

par C.O. Dugué

Le Courrier de la Louisiane
22 août 1843 (36, 3832)

Ce texte est présenté dans le cadre du projet:
«Feuilletons du Courrier de la Louisiane : les années Jérôme Bayon (1843-1849)».


      De tous temps le culte de la mémoire des ancêtres a servi à réveiller le patriotisme endormi. C'est l'esprit des anciens jours qui, assis comme un doux Génie aux côtés du poète, lui a inspiré ses plus beaux ouvrages. C'est dans la tradition, c'est dans ce qu'on racontait de l'histoire et du berceau de leurs nations, qu'Homère et Virgile ont puisé les principaux élémens de leurs poèmes; et c'est, l'on n'en saurait douter, leurs chants immortels qui ont contribué le plus à maintenir au sein de leurs patries les sentimens de grandeur et de dignité nationale. C'est encore en redisant les moeurs et les exploits des premiers habitans de l'Hellénie, que Tyrtée le boîteux, menait à la victoire les populations amollies de cette belle contrée. Seul le Louisianais, qui plus que tout autre aurait besoin de se retremper au baptême des souvenirs, néglige ces moyens sûrs de régénération. Peu à peu notre passé s'efface, nos moeurs perdent leur caractère de simplicité primitive, le trait distinctif de la famille s'émousse, et nul n'essaie un effort pour nous arrêter sur la pente trop rapide où nous glissons! Cet héritage précieux des moeurs de nos ancêtres, nous allons le perdre sans retour, lorsqu'il nous reste peut-être un moyen sûr de le conserver! Pourquoi négliger le culte de la tradition? Pourquoi ne pas se reporter à ces temps de nos aïeux où la vertu modeste était encore un titre à la considération et où le vice seul baissait le front? ces temps où le bonheur habitait sous des toits rustiques, et où l'étranger, partageant le repas d'un citoyen de la Louisiane, eût pu se croire admis à la table des Cincinnatus et des Fabricus?
      Certes, quelque grand poëte trouverait là un vaste champ, une mine féconde, capable d'enrichir de ses trésors tous les coeurs altérés de vérité et de certu. On pourra dire que la tradition des Louisianais n'a pas de racines bien profondes dans le temps; mais si l'on considère combien les premiers habitans de la Louisiane étaient modérés et vertueux, combien ils étaient près de l'état agreste, et combien nous sommes déjà vieux, nous, dans la démoralisation, on reconnaîtra que si nous ne sommes pas éloignés de cette époque par le temps, nous en sommes très loin par les moeurs. Ce n'est pas le temps qui marque la distance entre nous et nos pères, c'est la prodigieuse différence des goûts et des coutumes, et la peinture des moeurs de nos ancêtres paraîtrait tout aussi nouvelle à la population actuelle que les légendes et les fabliaux du Moyen-âge peuvent le paraître au peuple moderne de la France. D'ailleurs ce peu de distance dans le temps servirait à nous faire monter plus efficacement la honte au visage, en marquant combien peu d'efforts nous a coûté l'abandon de l'héritage paternel, et combien vite nous avons endossée la livrée banale qui, pour avoir toutes les nuances, n'a plus aucune couleur. A quel trait distinctif pourrait-on reconnaître un Louisianais de nos jours? Rien ne le caractérise plus; il a perdu son cachet d'originalité. N'est-ce pas pour n'avoir pas veillé avec assez de sollicitude sur le dépôt sacré des moeurs de nos ancêtres que se sont relâchés les liens de fraternité qui nous unissaient, et qu'isolés dans notre propre patrie, c'est nous aujourd'hui qui paraissons êtres les étrangers? Et quel moyen de rallier autour d'un centre commun tous les esprits et tous les coeurs louisianais? Comment reconstruire l'édifice écroulé? Qui fera reverdir l'arbre desséché? Ah! croyons en l'éxpérience de tous les siècles, et recourons au culte des souvenirs! C'est là pour nous la véritable source de vie. ¾Nos légendes à nous ont cet avantage sur celles des Français et de la plupart des autres peuples, qu'au lieu de retracer la barbarie et la superstition, elles retracent tout ce que la vertu a de plus pur et de plus vrai. Ce sont les ombres des Denoyant et des Villars que le poëte louisianais peut évoquer, et les moeurs de nos aïeux, pour ne pas être enveloppées du voile des mythes et des ténèbres du fanatisme, n'en sont pas moins poétiques. Si nous n'avons pas les chevaliers et leurs tournois, nous avons les collisions et les combats de nos ancêtres contre les sauvages, qui ne présentent pas moins d'intérêt.
      C'est un sujet immense digne d'être traité par la main du génie, et nous verrions avec joie quelque privilégié de la Louisiane, revendiquer cet honneur. Il ne serait donné qu'à un enfant du sol de chanter fidèlement cette magnifique épopée. ¾La Louisiane comme le poëte trouverait de ici de quoi nourrir son talent. Mais, observons-le, les dates et les faits historiques sont peu de chose par eux-mêmes. "La tradition, pour être complète, pour atteindre son véritable but, ne saurait se borner au récit des évènemens physique ou matériels, au tableau des révolutions, des batailles, et de tout ce qui compose la vie extérieure des nations. Beaucoup d'autres choses qui appartiennent et, sans parler de ces considération purement philosophiques auxquelles on peut s'élever à propos des évènemens humains, il est des faits moins apparens qu'elle doit enregistrer avec les noms et les dates, des faits sans nom propre, sans date précise, qu'elle doit démêler au milieu des autres et rechercher avec soin derrière le tumulte des armes, les agitations de la politique, si elle veut nous faire bien comprendre les époques diverses qu'elle nous fait passer sous les yeux. Ces faits à demi voilés par d'autres, sont d'une part les institutions civiles et politiques, tout ce qui détermine dans un Etat les droits et les devoirs de chacun, tout ce qui régit les relations des individus dans la société. D'un autre côté ce sont les moeurs, les habitudes, la religion, les sciences, les Lettres, les Arts, tout ce qui peut contribuer au développement du coeur et de l'esprit, et à leur perfectionnement." La poésie étend particulièrement son domaine sur cette seconde division. L'histoire proprement dite doit s'occuper surtout de la première. Néanmoins ces deux sortes de faits peuvent être simultanément du ressort du poëte et de l'historien. Or, pour se livrer avec goût et fruit à la recherche de ces élémens essentiels de l'histoire et de la poésie, pour bien remplir la condition de sentiment et d'intelligence exigés dans celui qui relate des faits nationaux, il faut être citoyen né du pays dont il s'agit. Les faits et les gestes de nos pères, à les considérer dans ce qu'ils ont d'extrinsèque, peuvent ressembler aux faits et gestes de tous les peuples, ce sont les mobiles de ces actions, les sentimens qui en animaient les auteurs dont nous devons être avides. Le coeur d'un étranger peut-il sentir comme nous toutes ces choses? Non, un historien louisianais peut seul écrire l'histoire de la Louisiane, un poëte louisianais peut seul la chanter, et tout fils de la Louisiane qui, pouvant remplir les conditions qu'elle exige, reculerait devant cette noble mission, se rendrait bien coupable assurément, car ce serait manquer également à la piété filiale et au patriotisme. Pour nous dont la plume est inhabile à réaliser au dehors les sentimens qui gonflent notre coeur, nous n'avons voulu, en publiant les quelques vers qu'on va lire, qu'indiquer quelques-uns des traits qui pourraient entrer dans ce grand tableau. Ces vers sont adressés à l'un de ces hommes trop rares qui rappellent l'époque dont nous venons de parler.


Lire le poème qui suit cet article: «A M. D. D****».


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