A M. D. D****

par Charles-Oscar Dugué

Le Courrier de la Louisiane
22 août 1843 (36, 3832)

Ce texte est présenté dans le cadre du projet:
«Feuilletons du Courrier de la Louisiane : les années Jérome Bayon (1843-1849)».
 
 


Lire l’article qui précède ce poème: 
«Importance du culte des souvenirs:
Quelques considérations sur l’Histoire et la Poésie de la Louisiane».


Ami, je reviendrai souvent vous visiter,
J’aime à vous voir, ami, j’aime à vous écouter;
J’aime le mâle accent de votre bouche austère
Qui révèle si bien votre grand caractère;
J’aime le grave aspect de votre noble front,
J’aime votre regard éloquent et profond,
J’aime de votre main les sincères étreintes,
Qui font passer au cœur des émotions saintes,
Langage qu’aujourd’hui l’on ne sait plus parler,
Le seul où tout le cœur se puisse révéler!

 Votre large poitrine où bat tant de noblesse,
Coupe que l’amitié fait déborder sans cesse,
En mouillant de ses eaux le sable de nos cœurs,
Comme en un sol fertile y fait germer des fleurs;
Et lorsque, recueilli, le soir, dans ma cabane,
Sur votre souvenir, molle et douce liane,
Mon esprit fatigué se repose un moment,
Toutes ces fleurs, alors, en s’épanouissant,
Répandent dans mon sein, dans l’air que je respire,
Un souffle parfumé qui fait vibrer ma lyre.
—Oui, ma lyre aussitôt frémit de volupté,
Car souvent, dans ces jours où la réalité 
A dissipé ses rêves, et, pour ses représailles,
Du peuple agonisant déchire les entrailles,
Le barde souffre aussi de la commune faim:
Toute inspiration se glace dans son sein;
Il ne sait plus chanter et pour son âme sombre,
Et vainement la lyre appelle alors ses doigts:
Son âme est citoyenne et n’entend pas sa voix.
—Quand donc luit sur vos fronts une lumière pure
Comme le souvenir d’une noble figure,
Joyeuse elle tressaille et ses cordes alors
S’apprêtent d’elles-mêmes aux plus touchants accords;
Et comme le torrent dont la pierre et le sable
Quelque temps ont fermé la source intarissable,
Accumule en secret des flots impétueux
Pour s’élancer plus fort et plus majestueux,
Tout ce que dans son sein le silence comprime
Doit s’échapper aussi plus grand et plus sublime.
—Mais le torrent parfois, trop longtemps contenu, 
Malgré lui se répand loin de son lit connu:
Ses flots désordonnés, délaissant leur rivage,
Vont porter dans leurs champs le trouble et le ravage;
Vous pardonnerez donc à ces premiers transports.
Ami, s’ils m’ont ici jeté trop loin des bords.
—Je reviens sur mes pas et je reprends ma route:

 Il se trouve partout, sous la céleste voûte,
Pour le barde, qui marche au milieu des déserts,
Des gazons où s’asseoir, où composer des vers,
Des arbres verdoyants au frémissant feuillage,
Qui, sur son front rêveur étendant leur ombrage,
Lui versent l’harmonie et la plus douce paix;
Où souvent un oiseau dans les rameaux épais
Vient chanter « sa chanson qui vibre dans l’espace… »
Et, sans s’inquiéter de l’heure qui s’efface, 
Le barde y peut frapper le rocher de son cœur
Pour en faire jaillir le flot intérieur.
Il est aussi des lieux d’immortelle mémoire,
Tout couverts des débris de leur antique gloire.
Sur le sol d’Orient les temples delphiens,
S’élevant à côté de monumens chrétiens,
Sous leurs arches de marbre où le lézard se glisse,
Présentent au penseur une enceinte propice.
Là, son esprit, pareil au soc du laboureur,
Peut, fouillant du passé la terre de grandeur,
Déposer dans son sein quelque précieux germe,
Et, fécondant ainsi le [sue] qui s’y renferme, 
Un jour en faire naître un laurier glorieux
Dont la feuille immortelle ombrage ses cheveux.
Pour tout homme qui pense et l’Art et la Nature
Font couler par torrens une onde fraîche et pure,
Où, lorsqu’autour de lui l’air vient à s’embraser,
De ses lèvres en feu la soif peut s’apaiser.

 Mais moi, j’ai pour rêver la plus douce retraite
Que puisse désirer un âme de poëte:
Sur cette Louisiane où maintenant notre œil
Ne voit de tous côtés que faiblesse et que deuil.
Où l’homme, en prononçant le beau nom de patrie,
Sent le doute envahir sa pauvre âme flétrie.
Où sa bouche déjà demande ce que c’est,
Comme si dans son cœur plus rien ne répondait!
Sur ce sol autrefois un peuple noble et sage,
Ayant fait du malheur le rude apprentissage,
Grand dans les jours heureux et grand dans les revers,
Fixait sur ses vertus les yeux de l’univers:
L’amour de la patrie ennoblissant son âme
Trouvait dans ses instincts l’aliment de sa flamme,
Et tous contribuant à l’intérêt commun,
De l’union naissait le bonheur de chacun.
Fermes dans leurs projets, ainsi que l’homme juste
Dont la plume d’Horace a peint l’image auguste ,
Sur eux ils auraient vu, sans perdre leurs esprits,
Le vaste amas des cieux s’écrouler en débris!…
C’étaient les Villeré, c’étaient les Lafrênière,
Les Hardi de Boisblanc, les Marquis, les Carrère,
C’étaient de ces cœurs chauds, à l’entier dévouent, 
Qu’attirait vers le bien un invincible aimant!
—Ce peuple a disparu de dessus notre terre,
Mais un dernier vestige, un débris solitaire
Du moins en reste encore, et là j’aime à venir
Pour rêver en silence et pour me souvenir.

 Ami, ce beau débris imposant et sévère,
C’est vous!… cette retraite à mon âme si chère,
C’est votre toit!… —Barbier, sur les marbres romains,
Pleure le siècle d’or et lève au ciel les mains, —
De nos pères pleurant les vertus effacées,
Vers eux, à votre aspect, se tournent nos pensées
. Oh! Qui ne s’attendrit au souvenir pieux
Qui s’éveille en notre âme au nom de nos aïeux?
A ce doux souvenir qui ne se régénère?
Pour moi, là seulement ma soif se désaltère;
Là seulement mon cœur usé retrouve encor
Quelque joie en ces jours de tristesse et de mort!
De nos jours toujours le mémoire bénie
Résonne dans mon âme ainsi qu’une harmonie,
Et, quand j’ai soulevé les voiles du passé,
Quand j’en ai réuni chaque trait dispersé,
Ce peuple m’apparaît comme une chose sainte,
Comme un temple où l’écho de l’orgue, dans l’enceinte,
En pénétrant le cœur d’un effable émoi,
Le remplit de lumière et d’amour et foi,
Et, ranimant en lui l’espérance qui reste,
L’emporte sur son aile à la voûte céleste!…

 — Vous êtes de ce temple un bloc encore entier;
Nos pères de leurs mœurs vous ont fait l’héritier,
Et votre âme sincère est la dernière page
Où ce peuple en mourant ait laissé son image;
Sur elle à chaque fois que s’arrêtent mes yeux,
J’incline avec amour mon front religieux,
Je médite à genoux l’esprit de ses maximes,
J’y retrouve du vrai les sentimens sublimes,
Et mes poumons flétris s’y remplissent d’un air
Qu’on ne respire plus dans notre âge de fer.
—Alors naissent en moi de douces rêveries:
Evoquant du vieux temps les images chéries.
Je leur demande encor cette franche gaîté, 
Ce bonheur qu’aux mortels donne la vérité:
Ce langage si doux qui pénètre et qui touche,
Qui ne laisse jamais d’amertume à la bouche,
Et qui dit ce que Dieu dans un cœur simple et bon
Verse du haut du ciel: à toute erreur, pardon!…
—Et lorsqu’ainsi mon âme a rêvé toute une heure,
Comme après la prière, elle se sent meilleure…

Ami, je reviendrai souvent vous visiter,
J’aime à vous voir, ami, j’aime à vous écouter;
J’aime le mâle accent de votre bouche austère,
Qui révèle si bien votre grand caractère;
J’aime le grave aspect de votre noble front,
J’aime votre regard éloquent et profond,
J’aime de votre main les sincères étreintes,
Qui font passer au cœur des émotions saintes,
Langage qu’aujourd’hui l’on ne sait plus parler,
Le seul où tout le cœur se puisse révéler!

 Août 1843 C. O. D**** 


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