Deux duels...
pour rire
Histoire orléanaise
Flavien de las Deûmès
Le Courrier de la Louisiane
Ce texte est présenté dans le cadre du projet: «Feuilletons
du Courrier de la Louisiane :1840-1850».
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I.
Le Palmier de la rue d’Orléans
Dans la cour d’une maison de la rue
d’Orléans, le passant voit avec quelque étonnement
monter dans les airs la tige droite et gracieuse d’un palmier,
dont je ne saurais indiquer la famille, vu que l’histoire naturelle
n’a figuré que comme science accessoire dans mes études
de collège. Est-ce le palmier à fleurs unisexuelles et
dioïques qui croît naturellement en Egypte et dans l’Inde?
Est-ce le sagoutier dont la moelle fournit une fécule nommé
sagou? Est-ce le cocotier dont on mange les fruits et dont on boit le
lait, espèce d’émulsion qu’on trouve au-milieu
de l’amande lorsqu’elle n’est point encore mûre?
Est-ce l’arec dont une espèce, le chou palmiste, fournit
un aliment dans le bourgeon non encore développé qui termine
son stype? Je soumets au lecteurs les principaux genre de la famille
des palmiers, et lui laisse le soin de classer celui qui se dresse dans
la rue d’Orléans, comme une sentinelle perdue, oubliée
par ses frères. Pour moi qui n’ai jamais ouvert Buffon
que dans ces heures de solitude où l’on est disposé
à chasser le spleen par tous les sacrifices possibles, j’aime
ce palmier né par hasard sur une terre étrangère,
sous un soleil qui, bien qu’il n’ait pas eu de rayons assez
ardens pour lui verser la sève de ses zones natales, n’a
pu cependant l’empêcher de grandir et de déployer
dans la Louisiane un de ces verts parasols qui ont entendu si souvent
les contes poétiques de l’Arabe et les râles terribles
du simoun. Je l’aime parce qu’il me rappelle un autre arbre,
un cèdre qu’un naturaliste arracha à ses roches
du Liban, et qu’il emporta à Paris avec plus de joie que
nous n’en éprouverions vous et moi en enlevant une odalisque
orientale. Ce cèdre, vous le connaissez, vous tous qui êtes
allés à Paris. C’est du jardin des plantes;—l’arbre
à l’ombre duquel Cuvier allait boire de la bière
pendant les brûlantes soirées d’été.
En été 183…, une grande révolution
s’opéra tout-à-coup dans cette rue d’Orléans,
si paisible au-milieu du tumulte immense qui se fait autour d’elle.
Les dames dûrent dire adieu à leur doux farniente de salon,
à leurs molles rêveries de boudoir. Le calme qui régnait
dans ce coin de la grande cité, disparut comme un décor
d’opéra au coup de baguette du machiniste. Les dilettanti
frémirent, les musiciennes tombèrent en convulsions. C’était
à maudire l’harmonie et à jeter dans les brasiers
d’une nouvelle inquisition tous ceux qui couraient murmurer une
romance ou une cavatine.
Voici les motifs de l’étrange
agitation qui s’était emparée des habitans de la
rue d’Orléans. Le soir, quand les dames venaient rêver
au clair de lune, sur les balcons, quand des doigts ailés demandaient
au piano ses plus suaves harmonies; quand de tous les salons s’échappaient
des voix qui répétaient avec ferveur les chants folâtres
ou rêveurs de nos opéras modernes; —alors, surgissait un
concert parti on ne savait d’où; alors, pour répondre
à cette pure musique des salons qui descendait sur les passans
comme un parfum ou une prière, alors, dis-je, des sons nasillards,
ressuscitaient les vieilles romances de nos grand’mères,
et les brodaient sur tous les thèmes et avec toutes les variations
que peut donner à un motif musical l’imagination la plus
folle et la plus déréglée. Le musicien était
évidemment un de ces hommes qui viennent dans ce monde pour martyriser
toutes les oreilles susceptibles, pour faire maudire l’harmonie
par les lèvres les plus mélomanes.
Un soir, l’instrument étrange
qui torturait toute la population de la rue d’Orléans oublia
ses chansons périodiques, et laissa remonter l’espoir d’une
trêve dans tous les salons peuplés d’hommes et de
femmes dont les nerfs avaient été affreusement surexcités
par la musique infernale de l’inconnu. Des doigts blancs éveillèrent
timidement les claviers des pianos; de douces voix se prirent à
gazouiller "trémolo" de frais souvenirs de théâtre.
Malédiction! une voix s’éleva aussi; une voix aigre
ou plutôt un grincement pareil au bruit que font les griffes d’un
chat en glissant sur une vitre. Elle chantait avec la langueur d’un
jeune-premier du Théâtre des Funambules une espèce
de parodie de la Barcarolle de la Muette de Portici, parodie dont, faute
de documens, je ne puis livrer que les deux premiers vers au lecteur
de cette très-véridique histoire:
Allons, mon agréable Adèle,
Au lac passer d’heureux instans, etc.
Ce concert démoniaque durait depuis
long-temps et avait répandu dans toutes les maisons voisines
le deuil qu’inspirerait à un congrès de maestros
un oratorio exécuté par des sorcières. Comme pour
répondre à ce concert, les chiens s’étaient
pris à aboyer dans les cours, et les chats à répondre
du haut des toits par des miaulemens pleins de mélancolie et
de tristesse. —Trois jeunes gens passant par hasard dans la malheureuse
rue, s’arrêtèrent en attendant ce trio formidable
qui hurlait, miaulait et chantait dans les cours et sur les gouttières.
—Le diable est-il venu ce soir maugréer
dans notre bonne ville? dit un jeune homme aux blondes moustaches à
ses deux compagnons qui poussèrent de longs éclats de
rire.
—Tu as raison, Charles, répondit un
des deux compagnons après que leur gaîté se fut
un peu modéré.
—Eugène, Paul, ajouta Charles, voulez-vous
dépister le troubadour nocturne qui chante des ballades à
la lune et aux étoiles?
—Volontiers, reprirent les autres; mais comment
faire?
—C’est très facile: vous ne comprenez
pas?
—Non.
—Je vais charger Friand de cette expédition.
A cette explication, les rires commencèrent
et Charles partit au galop du côté de son logement. Il
reparut bientôt, conduisit triomphalement Friend qui n’était
autre qu’un chien de race étrange et dont les grands yeux
fauves pétillaient de joie et d’intelligence.
—Ami Friend, lui dit son maître en passant
une main caressante dans les longs poils du fidèle animal, il
s’agit de rétablir la paix publique compromise. Un homme
ou un démon casse le sommeil de cette rue: nous voulons le découvrir.
Cherche pour nous, Friand, cherche!
Le chien bondit en signe de satisfaction et
se glissa comme un serpent sur le trottoir. Les jeunes gens le suivirent
avec curiosité, et le virent, le nez au vent, chercher avec quelque
attention l’odeur de celui qu’on lui avait désigné.
Après une courte incertitude, l’intelligent animal aboya
d’une manière bruyante, et tenta un saut désespéré
pour franchir une barrière palissadée: c’était
celle de la cour du palmier.
—Pille! pille! pille, Friand, s’écrièrent
à la fois ses trois amis.
Friend bondissait toujours, sans réussir
dans les efforts qu’il faisait pour pénétrer dans
la cour.
Mais les chasseurs eurent escaladé en
un instant la palissade trop haute pour Friand, et, après s’être
avancé dans la cour, ils virent sous le palmier un spectacle
que je vais essayer de décrire dans le chapitre suivant.
(A continuer.)
Vol 36, no. 8,298
II.
Avez-vous dans votre salon quelques-unes de
ces charges de Danton si étincelantes d’esprit et de malice,
délicieuses originalités qu’un artiste a, dit-on,
essayé d’imiter ici? Avez-vous quelques-unes de ces adorables
chinoiseries qui représentent d’une façon si grotesque
les fumeurs d’opium, et les Mandarins du Céleste Empire.
Si vous avez l’avantage d’en posséder quelques-unes,
vous connaissez aussi bien que moi l’homme dont je vous parle.
C’était de la caricature vivante, de la charge en chair
et en os que notre spirituel Henri Monnier aurait prise comme son épave,
comme la réalité de ses rêves et de ses folles fantaisies
d’artiste. Près de l’homme, une vieille fille du
Congo essayait silencieusement des pas étranges sur le sable,
voulant sans doute se rappeler quelque poème chorégraphique
de son pays. Au moment où nos trois aventureux visiteurs pénétrèrent
dans la cour du palmier, l’homme, ayant interrompu sa barcarolle,
étreignait avec passion sa brune maîtresse qui était
peut-être l’Adèle de sa chanson.
—Groupe antique, fit l’un.
—Blanc et noir, s’exclama l’autre.
—Bacchus le ventru mordant à belles
dents dans un coco de Guinée! réplique le troisième.
En entendant cette triple exclamation, l’homme
repoussa la femme qu’il étreignait. En même temps,
Friand tomba dans la cour après s’être élancé
dans un élan désespéré et sauta à
la gorge du troubadour.
L’homme, se voyant attaqué par
le chien, poussa un horrible rugissement. Charles, avec cet accent énergique
que les animaux comprennent si bien, rappela le chien furieux qui s’était
pendu aux habits de son adversaire. La colère du dogue s’affaissa
instantanément et il vint ramper d’un air craintif et caressant
aux pieds de son maître irrité.
—Messieurs, dit l’homme un peu revenu
de sa frayeur,
Sous ce joli palmier couché comme Tytire,
Je méditais un chant que je veux bien vous dire
Si vous êtes assez polis pour m’écouter.
Je…
—Vous avez un talent d’improvisation
fort remarquable, dit vivement Eugène, afin d’épargner
à ses compagnons une tirade qui eût été probablement
d’une longueur démesurée.
—Cela vous étonne, répliqua l’homme.
—Non, car l’improvisation est le talent
des poètes. Vous êtes poète, n’est-ce pas?
—Un peu. Je fais des chansons qu’aucun
journal ne veut imprimer.
—Des chansons? Je ne les aime guère,
dit Paul en souriant; c’est M. M[edai]n qui me les a fait prendre
en horreur. —Mais vous devez vous livrer à des travaux plus positifs
que la poésie?
—Je veille au maintien de l’ordre: je
suis watchman, Messieurs.
—Vous êtes watchman? et depuis deux semaines
vous semez la désolation dans notre voisinage?
—Messieurs, mes voisins sont des hérétiques
en musique et en poésie, des gens qui n’ont jamais commu
ni l’alexandrin ni le dièze, ni la romance ni le bémol.
—Ecoutez-moi avant de me condamner et vous me proclamerez génie
incompris, maéstro calomnié.
Et sans attendre l’approbation de ces
Messieurs, il leur chanta, avec toute l’expression qu’il
sut employer, la barcarolle que j’ai citée plus haut. Charles
et Paul se bouchèrent les oreilles; Eugène, moins mélomane
que les autres, subit avec une patience d’Américain, le
rude supplice auquel le chanteur venait de le condamner, et lorsque
la romance fut terminée:
—Vous, watchman! s’écria-t-il
avec admiration. Quoi? vous vous exposeriez, vous homme de génie,
vous qui portez un monde d’idées dans votre tête,
vous vous exposeriez à vous la faire briser par le premier pickpocket
récalcitrant que vous arrêteriez dans la rue! Non, de par
Dieu! il n’en sera pas ainsi. Demain, il faut que vous quittiez
les fonctions civiques qui vous sont confiées, et vous vous livrerez
exclusivement à tout le feu de vos inspirations. —Comment vous
appelez-vous?
—Roussin.
—Parent de l’amiral?
—Hélas! non.
—Roussin, dit Eugène avec une emphase
comique, je vous présage de hautes destinées. Et les trois
amis disparurent en se mordant les lèvres jusqu’au sang.
Roussin fit cette nuit de magnifiques rêves d’ambition.
Le lendemain, il n’était plus watchman.
III.
A LA BOURSE ST. LOUIS!
Le soir, quand vous passez sur les larges
trottoirs de la rue St. Louis et que vous aspirez à pleine poitrine
ces fraîches haleines de vent dont la douceur est si puissante
après les infernales journées du tropique, vous voyez
monter dans le ciel un monument d’une architecture froide et lourde;
une masse énorme dans les flancs de laquelle on a ouvert des
centaines de fenêtres et rivés de balcons étroits
comme les saillies sculptées d’une église du moyen
âge. Ce monument vous le connaissez tous. C’est celui dont
le nom est écrit en belles lettres d’or sur le fronton
de ses portes principales, l’hôtel qui a donné son
nom à une rue ou qui a emprunté à celle-ci son
baptême: l’Hôtel St. Louis. C’est une immense
maison qui sue, étouffée qu’elle est par les toits
et les hautes murailles qui l’entourent. Pour la construire telle
que vous la voyez, avec ses colossales proportions au milieu de ses
rues étroites, on a semé plus d’or peut-être
que pour le château de Chambord, cette céleste broderie
de Primatrice. Avec l’argent que cet énorme vampire a sucé
à une banque louisianaise, un artiste aurait créé
son édifice aussi poétique au dehors qu’il est confortable
au dedans; il aurait surtout broyé, pilé en morceaux ces
grandes rangées de murs qui l’étreignent et lui
laissent à peine pour horizon un petit lambeau de ciel; et après
avoir tout renversé, tout abattu devant son palais, il aurait
jeté à ses pieds une large place publique, parce qu’un
monument ne peut faire saillir les beautés de l’art que
sur le vide qu’on crée autour de lui, et qu’il a
besoin d’être vu à travers toutes les perspectives,
aux joyeux rayons du soleil comme sous les coups de fouet de l’orage.
Mais l’hôtel dont je vous parle
ressemble merveilleusement à ces prisonniers d’état
qui jadis payaient de leur liberté le repos d’un prince
ou le salut d’un royaume. Enfermé, entreint de toutes parts,
il ne peut voir, lorsqu’il regarde par ses nombreuses fenêtres,
qu’un peu de ciel et un peu de terre.
Cependant, le soir, la Bourse St. Louis jette
des bruits et des flammes par toutes ses portes, et livre aux hommes
amoureux du farniente une salle immense que le gaz inonde de ses flots
de lumière étincelante. Là, le sommeil et la causerie,
mois souvent l’un que l’autre, viennent bercer les hommes
graves qui ont livré au travail le jour qui vient de s’éteindre.
Des jeunes gens y racontent la chronique scandaleuse du jour, un spirituel
calembour de quelqu’un que vous connaissez bien, ou les événemens
plus ou moins dramatiques qu’ils ont recueillis dans la journée.
Puis, là-bas, au-dessous de l’aigle que n’a jamais
été, que je sache! l’oiseau adoré des buveurs,
on voit étinceler dans ses flacons tous les poisons brûlans
que l’adresse de l’homme a su rendre liquides. Les vases
aux liqueurs bleues, blanches, vertes, jaunes, brillent dans leurs spacieuses
étagères et se montrent dans tout l’éclat
de leur beauté, et, il faut le dire, de leur bonté; et
là, "inter pocula," le cadre des conversations s’élargit
d’une manière tout à fait étrange; là,
le spleen s’enfuit dans des phrases pleines de saillies et gaieté,
et les rêves politiques se réfugient au fond de la salle
sur la couche pénible que leur tendent vingt journaux enrôlés
sous différentes bannières; et dans le clair-obscur de
cette salle qu’on dirait bâtie pour des géans on
voit se dessiner, comme une tapisserie venue de Gobelins, une grande
carte de la Louisiane moucheté de mille signes représentant,
qui des forêts, qui des villes, qui des lacs, qui des bayous où
vous avez vu luire plus d’une fois le dos écaillé
des paresseux crocodiles.
Un soir de l’an 1838, Roussin entra dans
cette salle de l’Hôtel St. Louis en donnant les signes du
plus violent désespoir. Il vit un jeune homme adossé à
une colonne et le tirant vivement par les basques de son habit:
—Eugène, lui dit-il, je vais vous raconter
des choses horribles. Il y a une mystérieuse conjuration dirigée
contre moi; c’est sûr. Eh! je vous le demande, pourquoi
me poursuit-on? moi, bengali voyageur, moi, le plus petit oiseau des
forêts de la Louisiane. Pourquoi, dis-je, pourquoi me poursuit-on?
moi qui ne demande au monde qu’une petite place pour braire… non,
je me trompe… pour chanter.
—Vos ennemis sont des jaloux, peut-être,
répliqua l’autre.
—Je l’ai cru et je le crois encore, répondit
l’homme caricature en étouffant une larme qui avait brillé
un instant dans les cils gris de sa paupière. D’après
vos conseils, j’ai fait quelques chansons qui m’ont conduit
à la popularité. Tous les Louisianais connaissent aujourd’hui
le nom de Roussin: ils ne le prononcent qu’en riant, mais enfin
ils le prononcent. Hélas! ma gloire a soulevé contre moi
une armée d’ennemis acharné à ma perte; mais
elle leur donne des éblouissemens, des ophthalmies, et autres
maladies dangereuses. Ils me tueront peut-être; qu’importe!
—Mais dites-moi ce que vous ont fait ces cruels
ennemis.
—Ce qu’ils m’ont fait! oh! j’ose
à peine vous le dire.
C’était dans les horreurs d’une profonde
nuit:
Je dormais attendant que…
—De grâce, épargnez-moi le supplice
d’une narration poétique. Paul vous a déjà
dit que nous n’aimions plus les vers depuis que M. M… a fait de
notre belle poésie française une olla-podrida que personne
ne peut plus "goûter" sans rire.
—Eh bien! je vais vous dire mes plaintes en
prose. Hier soir, j’avais donné mon concert ordinaire aux
pieds du dattier de la rue d’Orléans. Je dormais du sommeil
des justes, rêvant de toutes les couronnes que me préparait
l’avenir, de toutes les épitaphes élogieuses qu’on…
—On n’a pas attendu votre mort, grand
homme, pour préparer des épitaphes à votre tombe.
Il y a quelques jours, j’en ai entendu réciter une au café
Davis: voulez-vous que je vous la dise?
—Très volontiers! s’écria
Roussin en poussant en hourrah de jubilation.
—La voici, dit Eugène en prenant un
ton de déclamation oratoire:
Un faiseur de fables a dit
Qu’en général, sur notre pauvre terre,
Les enfans vivent peu lorsqu’ils ont tant d’esprit:
Ci gît Roussin qui mourut centenaire.
—C’est stupide? répondit Roussin
en affectant une profonde indifférence. Ce sont des vers écrits
par une plume envieuse et j’aurais qu’à me brûler
la cervelle pour faire mentir cette méchante épigramme.
¾Je vous disais donc que je dormais bercé par des rêves
de bonheur et de gloire. Un bruit venu de la cour m’éveille
en sursaut: je me lève et entr’ouvre mystérieusement
une petite fenêtre qui donne sur cette même cour: que vois-je?
Trois lutins, ou plutôt trois démons, avait ouvert le robinet
d’un tonneau rempli d’eau de pluie destinée par Adèle
(l’Adèle de ma barcarolle) à laver le linge, et
ils riaient d’un rire qui sentait l’enfer d’une lieue.
Je n’ai pas osé tenter une sortie contre ces fils de satan,
parce que vous comprenez bien, Eugène, que le pouvoir de l’homme
est bien faible à côté de celui du diable. Quand
la dernière goutte d’eau a roulé sur la terre humide,
les trois démons se sont envolés sur un rayon de la lune,
et alors je suis tombé à genoux et j’ai pris jusqu’aux
premiers rayons de l’aurore.
—Ce n’étaient pas des diables,
ils n’auraient pas pris la peine de venir de l’enfer pour
vous pousser une visite. Je crois plutôt que le robinet de votre
tonneau a été ouvert par ceux dont vous avez si long-temps
écorché les oreilles.
—Si je savais cela, j’irais leur donner
un concert mille fois plus étrange que tous ceux qu’ils
ont encore entendus.
Et Roussin partait comme pour exécuter
sur-le-champ la menace qu’il venait de faire.
Eugène l’appela et lui dit avec
gravité:
—Monsieur Roussin, je vous demande grâce
pour les oreilles des habitans de la rue d’Orléans. C’est
Charles, Paul et moi qui avons fait couler l’eau de votre tonneau
sur le sable noir de la cour du palmier.
(La suite à demain.)
no. 8,299
IV.
GRRRRRRANDE QUERELLE!
En ce temps-là, la capitale de la Louisiane
pouvait lire, trois fois par semaine, un journal rédigé
par un homme, cul-de-jatte et joyeux comme Scarron, qui, s’il
faut ajouter foi aux jugemens que j’ai entendu sur son compte,
versait dans ses écrits des flots intarissables d’esprit
et de méchanceté. Un jour, cet homme prenant la plume
pour composer un de ces numéros, regarda autour de lui pour voir
s’il ne pourrait pas glaner un de ces petits ridicules qui, assaisonnés
d’une certaine dose de talent, font passer des heures délicieuses
à cette race particulière d’oisifs qui, dans toutes
les cités consacrent la plus grande partie de leurs journées
à quêter les distractions. Après avoir cherché
sa bonne fortune, il trouva le poète Roussin et s’en empara
comme un vautour s’empare de sa proie.
Alors commença une comédie incroyable
d’étrangeté et de malice, un combat de gladiateurs
brandissant une plume au lieu d’un poignard, et se chargeant l’un
l’autre avec l’acharnement de ces coqs épéronnés,
qui délassent de temps en temps les excentriques loisirs de l’aristocratie
anglaise.
On lut un jour l’article suivant dans
la feuille rédigée par le spirituel journaliste:
"Les métaux les plus précieux
ont été créés et placés loin des
regards des hommes et, pour les découvrir, il faut que nous ouvrions
le sein de la terre, et que nous les cherchions avec une patience qui
ne doit jamais se démentir. De même que dans les entrailles
de la société se cachent des intelligences incomprises,
des individus aux nobles et larges inspirations, de belles lampes humaines
allumées par les anges et qui s’éteignent souvent
sans avoir révélé leur lumière aux siècles
aveugles qui n’ont pas su les voir luire.
"Mais souvent le hasard révèle
les diamans cachés et dévoile les renommées enfoncées.
—Poultier, le tonnelier de Rouen, travaillait en chantant joyeusement,
lorsque Castil-Blaz passant près de sa maison et frappé
de la beauté de sa voix, le conduisit à Paris et eut le
plaisir de la voir débuter avec succès au théâtre
de la Bourse. Un homme chantait un soir dans une maison de la rue d’Orléans,
des chansons plus belles que celles de Pétrarque, des ballades
à la louange d’une femme née sous les zones africaines
et qu’il avait baptisée du nom chrétien d’Adèle.
Trois jeunes gens passant dans le rue d’Orléans, le chant
de cet homme les charme comme celui des syrènes charmait les
anciens navigateurs: ils cherchent et trouvent… le poète Roussin.
"Ce poète a été merveilleusement
organisé par la nature. Dans notre atmosphère de sucre
et de coton, son imagination s’est isolée du prosaïsme
de la vie commerciale et, comme un papillon, elle n’a volé
que sur les fleurs qui s’épanouissent de toutes parts sur
le sol de la Louisiane. Roussin compose ses poésies à
l’ombre du palmier de la rue d’Orléans et tire son
flageolet des sons, qui, dit-on, n’ont pas le bonheur de charmer
les personnes qui les entendent.
"Nous sommes heureux d’être le
premier à le signaler cet homme à l’attention publique
et de protester contre une chanson écrite par la malveillance
et que nous insérons avec toute l’indignation que nous
inspirent de pareilles attaques dirigées contre un talent aussi
distingué.
Quel est cet homme, à courte taille.
Au ventre lourd, à l’œil petit,
Qui sans cesse rime et rimaille
Des vers que personne ne lit?
Qui donc aux encoignures
S’en vient vous saisissant,
Et de ses rimes dures
Vous assomme en passant?
C’est Roussin (ter)
Que siffle le monde
A la ronde;
Nul animal n’est plus craint
Que ce Monsieur Roussin.
A l’apparition de ce numéro,
les oisifs de la Nlle-Orléans se partagèrent en deux camps,
comme Paris fit jadis pour Gluck et Piccini. Les curieux se placèrent
aux galeries et attendirent avec anxiété la réponse
de Roussin. Eugène, Paul et Charles, les joyeux Mécènes
du cigne de la cour du palmier, assurèrent à tout venant
que le troubadour répondrait bravement à l’attaque
qu’on venait de lui adresser. Le lendemain le journal parut portant
à sa première colonne une chanson toute frileuse, toute
pauvrette, que Roussin avait improvisée la veille sous le vert
parasol de son palmier chéri. Je ne puis faire connaître
que le début de cette production du Tytire de la Louisiane:
Beau journaliste, ton ramage
N’est pas celui du rossignol, &c.
Ceux qui suivaient les différentes
péripéties de cette lutte singulière battirent
des mains et crièrent bravo de toute la force de leurs poumons.
Roussin reçut avec orgueil les témoignages non équivoques
d’approbation qui lui venaient de tous côtés, et
promit "d’éventrer" tous les articles que son adversaire
dirigerait contre lui. —La réponse du méchant publiciste
ne se fit pas attendre: il porta au chansonnier un nouveau coup de lance
dans un logographe dont j’ai été obligé d’altérer
la rédaction, pour des raisons que tout le monde comprendra.
Sept pieds, ami lecteur, composent tout mon nom
Et cependant je suis bipède,
Et de la race encor qui prône la raison.
Et me classant ailleurs que dans ma nation
Je suis toujours le même et deviens quadrupède.
Ce logographe faisait une allusion sanglante
à la double signification du nom que portait notre poète.
Celui-ci se courba sous le coup de flèche qu’on venait
de lui envoyer et maudit le hasard qui avait jeté à son
berceau un nom qui était à la fois une malédiction
et une mortelle épigramme.
Cependant le journaliste, impitoyable comme
la hache du bourreau, avait résolu de faire boire à Roussin
le calice jusqu’à la lie.
Un soir, la pluie tombait à torrens
sur la ville et avait déjà rempli la tonneau dont le robinet
avait été ouvert par les trois démons que vous
connaissez. Le poète traversait en grelottant la place Antoine
et courait pour aller s’abriter sous les auvens du café
Davis. Une femme passa rapidement près de lui en murmurant sous
le long voile noir qui lui couvrait la figure:
Je suis Léda, la courtisane
Aux cheveux longs, à l’œil bleu,
Et j’ai dans mon boudoir profane
Des cigares de la Havane,
Des baisers chauds comme du feu.
—Les vends-tu ou les donnes-tu? s’écria
le poète en l’arrêtant brusquement et en brûlant
de son regard le voile impertinent qui lui cachait l’inconnue.
—C’est selon, répliqua-t-elle
avec insouciance; me comprends-tu?
—Non.
—Je dis, murmura-t-elle avec langueur, que
les vends au vulgaire, à l’homme qui vit matériellement
comme la brute. Mais au poète, à celui dont l’intelligence
est un regard de Dieu, un rayon du salon, une lampe d’or, une
perle de Golconde, une lyre séraphique, une…
—Connais pas, dit Roussin qui essaya de deviner
ce pathos.
—Profane ou égoïste! répondit-elle
en faisant en geste de colère; je te parle ta langue, cette langue
harmonieuse que Dieu t’a révélée, et mes
métaphores ne te brûlent pas, ne t’embrasent pas,
ne te carbonisent pas? A quelle folie me suis-je donc livrée,
mon Dieu!
—Es-tu galant? lui dit-elle.
—Vrai Dieu! qui oserait en douter?
—Eh bien! il pleut toujours à flots
et je suis seule sur la place Antoine. Si tu es aussi brave que galant,
tu m’accompagneras, à travers tous les dangers, jusqu’à
la chambre que j’occupe rue St. Philippe.
—Cela sent la tour de Nesle en diable, mais
tu n’es pas en Marguerite de Bourgogne, n’est-ce pas?
—Pas plus que tu n’es Burldan.
—Charmante, en vérité!
—Mais il pleut toujours, fit la femme en regardant
sa robe toute ruisselante, donne-moi ton bras et partons, beau cavalier.
Roussin se résigna et disparut avec
elle dans ténèbres de la rue Royale. Chemin faisant, il
lui sembla que son inconnue si soigneusement voilée, exhalait
une odeur particulière à tous ceux qui demandent souvent
des consolations à la pipe orientale ou au cigare de la Havane.
C’est, pensa Roussin, une signora havanaise
ou mexicaine, qui aime confier ses pensées ou ses messages d’amour
à la fumée des blondes cigarettes.
La signora, arrivée à la rue
St. Philippe, frappa légèrement à la porte d’une
maison de belle apparence. A ce signal, deux autres femmes aussi soigneusement
voilées que la première, accoururent et vinrent papillonner
avec grâce autour du héros de cette aventure nocturne.
—Encore deux signoras qui fument, pensa de
nouveau Roussin, en sentant la même odeur de tabac s’exaler
des vêtemens des compagnes de son inconnue.
Cependant il monta courageusement les degrés
qui conduisaient à une chambre d’où s’échappaient
des gerbes éclatantes de lumière. Il entra dans ce salon
entouré des trois fées aux voiles noirs.
Damnation! A la clarté d’un lustre,
à travers le tissu diaphane qui enveloppait ces trois visages,
il vit avec effroi se dessiner trois fières et vigoureuses moustaches.
—Je suis à la tour de Nesle! s’écria-t-elle
d’une voix égarée par la frayeur.
Alors une porte cria sur ses gonds, et l’adversaire
de Roussin, le journaliste coiffé d’un énorme bonnet
de coton fut porté près de lui par deux des nymphes barbues,
et lui imposant les deux mains sur la tête:
Roussin, dit-il avec une effrayante gravité,
je te bénis au nom de Paul, Charles et Eugène ici présens.
Le poète subit cette grave bénédiction
et, voyant la porte de la chambre entr’ouverte, il s’élança
dans la rue d’un pas aussi rapide que celui de Rosinante, le jour
qu’il lui prit envie de galoper pour la première fois.
Le fugitif courut avec toute l’énergie
que lui inspirait la frayeur qu’il venait d’éprouver,
renversa dans sa course trois ou quatre watchmen qui voulaient lui barrer
le passage, et après s’être réfugié
dans la cour du palmier, en barricada fortement la porte de peur que
les trois femmes barbues vinssent le troubler dans ses méditations
poétiques. Puis il s’accroupit comme un Arabe aux pieds
de l’arbre du désert, et s’endormit en envoyant des
malédictions rimées à ses impitoyables persécuteurs.
(La suite à demain.)
14 juillet 1843, no. 8,300
V.
AU CAFE DAVIS.
Maintenant je prie le lecteur de faire avec
moi le voyage du café Davis, de passer près des tables
de jeu sans s’arrêter à regarder les combinaisons
stratégiques des "Napoléon du domino", qui ont choisi
leur quartier-général dans cette salle veuve de son théâtre,
et de se diriger rapidement vers une colonne entourée par la
foule qui fait entendre tour-à-tour des paroles de joie et d’homériques
éclats de rire.
Sur la feuille blanche d’un placard se
détachent de grandes lettres noires qui livrent aux regards des
nombreux spectateurs un quatrain écrit par une main inconnue:
De tous les fous qui croient posséder de
la verve
Et porter du talent la flamme dans leur sein,
On peut garder pour la réserve
Le chansonnier nommé Roussin.
Roussin! le mot était écrit en toutes lettres
et les lazzis des curieux déchiraient avec une volupté
de tigre ce nom de poète qui s’était révélé
avec tant d’éclat, et qu’une main impie avait audacieusement
cloué à une colonne publique.
Roussin était là, écumant
de colère et fendant incognito cette foule qui se ruait sur l’insolent
quatrin, et qui traduisait d’une manière impitoyable toutes
les pensées que lui inspirait cette méchante épigramme.
Paul et Eugène, attirés par ce
rassemblement, entrèrent avec fracas dans le Café inondé
de spectateurs, et, étant arrivés à la colonne,
ils aperçurent la séditieuse poésie.
—Je veux lire ces vers, s’écria
Paul en s’ouvrant un chemin à travers ces flots d’hommes
groupés pour digérer ce petit scandale.
—Vous ne les lirez pas, Monsieur, répondit
Roussin; —et il sa plaça résolumment entre la colonne
et le lecteur.
—J’en suis vraiment fâché
pour vous, fit Paul avec un admirable sang-froid; mais j’ai dit
que je voulais les lire et je les lirai.
—J’en broirai plutôt le papier
avec mes dents, parce qu’il est temps de faire cesser cette espèce
d’exposition publique faite par l’envie la plus acharnée.
Et le troubadour fit un bond pour arracher
le placard placé trop haut pour qu’un homme aussi petit
que Roussin pût l’atteindre.
—Les précautions sont bien prises, dit-il
d’un ton amer.
—Mais ces vers sont forts jolis, murmura Paul
avec indifférence.
—Vous aimez ces vers, ces détestables
vers; en seriez-vous l’auteur?
—Je ne sais.
—Je ne sais, n’est ni un aveu ni un désaveu.
—Monsieur, je vous vouerais alors une haine
à mort, une haine de Corse, et je vous poursuivrais jusqu’à
ce que vous m’eussiez demandé merci, ou que vous eussiez
péri sous les foudres de ma haine.
—J’accepte: c’est moi qui les ai
faits; mais comme je les ai oubliés, je voudrais bien les relire
encore.
—Par l’Enfer, vous ne les lirez pas.
—Il lira! —Il ne lira pas! —cria la foule
qui se réjouissait de la colère du poète.
—Je lirai, vive-Dieu! dit Paul en donnant un
coup de poing violent sur le chapeau de Roussin. Le chapeau cédant
au mouvement qu’une main vigoureuse venait de lui imprimer, s’affaissa
violemment et reçut dans sa profondeur la figure entière
du malheureux chansonnier. Paul se pencha sur lui.
—Monsieur Roussin, vous connaissez mon adresse;
si vous avez des réparations à me demander, vous me trouveriez
prêt à vous répondre à toutes les armes,
excepté à la plume d’oie.
—C’est une horreur! fit soudain Roussin,
qui jusques-là était resté spectateur impassible
de la lutte.
Cette exclamation sympathique ranima le courage
du poète, dont la tête était toujours prisonnière
dans les étroites cavités de son chapeau.
Eugène délivra le captif qui
se débattait vainement contre la prison étrange qui l’étreignait.
Ce dernier ayant saisi vivement la main de son provocateur:
—Jeune homme, lui murmura-t-il si bas que personne
ne l’entendit; je vous jure sur ma parole d’honneur que
vous aurez bientôt de mes nouvelles.
VI.
LE CARTEL
Roussin sortit avec Eugène
du Café Davis, et, le conduisant à l’angle du péristyle
du Théâtre d’Orléans:
—Je fais appel à votre amitié,
lui dit-il; je vais rédiger un cartel que vous porterez à
Paul. Je veux venger en homme de cœur l’insulte que je viens
de recevoir. Entrons au Café du coin; je vais y écrire
une lettre de provocation.
Le jeune homme suivit en riant silencieusement
l’excentrique poète qui s’assit à une table
et crayonna les quelques mots suivans:
"A demain, cinq heures du matin, derrière
le cimetière St-Louis. Là, je vous apprendrai qu’on
n’insulte pas un adorateur des neufs muses en général
et de la chanson en particulier.
(Signé),
ROUSSIN."
Tenez, mon ami, portez ce poulet à mon
adversaire, et dites-lui que ma vengeance veut être prompte comme
la foudre. Allez! j’attends la réponse que vous me rapporterez.
Eugène partit et le chansonnier resta
seul, sifflant avec affectation la barcarolle de la Muette de Portici.
Le témoin reparut bientôt en donnant
des signes de la plus vive affliction.
Monsieur Roussin, lui dit-il, vous êtes
un homme mort. Comme vous savez, Paul est un officier de lanciers: c’est
vous dire qu’il ne veut se battre qu’à ses armes
favorites, à cheval et à la lance avec la faculté
de charger…
—Fatalité! s’écria la poète.
—Ou à la carabine, à trente pas,
et s’il n’y a ni mort ni blessé, il propose, comme
dénouement, un combat à la baïonnette.
—Eugène, fit Roussin en frissonnant,
allez réveiller la générosité de Paul; il
est brave. Il vous comprendra. Dites-lui que dans un combat singulier,
un homme d’honneur doit toujours laisser égaliser les chances,
et, s’il est possible, faites-lui accepter le pistolet, à
vingt-cinq pas de distance.
—Que ferons-nous? s’il maintient ses
premières conditions.
—Ce que nous ferons? Je ne sais… peut-être…
enfin… cependant…
—La peur vous enchaîne la langue, malheureux.
—La peur! S’il maintient ses premières
conditions (ici sa poitrine se tendit sous un effort terrible) nous
nous battrons à l’arme qu’il voudra, choisirait-il
le canon.
VII.
COMBAT!
L’aube se levait sur une fraîche
matinée d’avril ou de mai (mes dates ne précisent
pas bien le mois), et une légère brise accourue de la
mer secouait dans les airs les parfums des forêts et des savanes.
Les rayons du soleil oriental ruisselait dans la cour du palmier et
caressaient les branches frêles de l’arbre du désert.
Ce jour que saluaient les sourires heureux des enfans qui, sur tous
les balcons, livraient au vent les tresses de leur chevelure; ce jour,
dis-je, devrait éclairer un duel, une rencontre où le
sang coulerait peut-être et ajouterait ainsi une victime de plus
à tant de nobles et courageuses victimes qui sont allées
au combat, le front rayonnant de jeunesse et d’avenir, et qui
ne sont jamais revenus. Si j’avais l’honneur d’être
poète ou musicien, je jure Dieu! que je chanterais ce jour d’avril
ou de mai au lieu de le décrire. Mais je n’ai qu’une
plume, une toute petite plume: j’écris.
Dans cette fraîche matinée de
l’an 1838, celui qui, comme le juste Rousseau, aurait été
admirer le lever de l’aurore du côté du cimetière
St. Louis aurait pu voir deux voitures traverser dans un galop effréné
une rue voisine de la Nécropolis louisianaise, et s’arrêter
brusquement devant un coin de terre décoré de cette abondante
végétation particulière au sol embrasé des
tropiques. De la première voiture s’élança
un jeune homme au teint bistre, aux cheveux noirs, et un de ses amis
aux blondes moustaches que mes lecteurs connaissent déjà:
c’était Paul et Charles. La seconde s’ouvrit aussi
et l’on vit descendre le poète Roussin, Eugène et
un docteur né dans cette malheureuse et sublime Irlande que la
voix d’O’Connell vient de mettre en ébullition.
Le docteur sauta légèrement sur
le champ de bataille et étala avec gravité sur le sol
une collection complète d’instrumens de chirurgie qui,
étincelant au soleil, produisirent sur le chansonnier la même
impression que les appareils tortionnaires sur la bohémienne
Esmérelda.
¾Cet Irlandais veut-il me disséquer
vivant? se demanda avec anxiété le brave courtisan des
neuf muses.
Cependant les témoins avaient compté
la distance à laquelle devaient se placer le provocateur et l’offensé,
et, après avoir échangé des signes imperceptibles
d’intelligence, ils chargèrent lentement les armes du combat.
¾Messieurs, êtes-vous plastronnés?
crièrent à la fois les témoins des deux adversaires.
Paul se découvrit la poitrine en souriant
à cette question.
Roussin rougit et regarda d’un air embarrassé
les instrumens de chirurgie qui brillait sur leur couche de verdure.
—Vous êtes bien distrait ce matin, lui
dit Eugène, que vous n’ayez pas entendu la demande que
nous venons de vous faire?
Et en disant ces mots, il ouvrit avec précipitation
un large paletot qui étreignait le poète comme une cuirasse.
Un cri d’étonnement échappa
à tous les spectateurs. On eut dit que cet homme avait mis à
sa poitrine un lambeau de la parure d’arlequin, tant elle était
bariolée de couleurs vives et saillantes.
Eugène porta la main à ces couleurs
comme pour chercher à reconnaître l’étoffe.
—Et d’un! fit-il
Un foulard tomba sur l’herbe.
—Et de deux!
—Et de trois!
—Et de quatre!
—Et de cinq!
—Et de six!
A chacune de ces exclamations le témoin
avait arraché un foulard et l’avait jeté sur le
sol à côté du premier.
—Messieurs, murmura le chansonnier, j’ai
éprouvé, la nuit passé, de violentes coliques;
je vous donne ma parole d’honneur que je n’ai appliqué
ces foulards sur mon corps que comme remède curatif.
Après quelques minutes de répit,
occasionné par ce burlesque incident, on donna une arme à
chacun des combattans.
—Etes-vous prêts? feu! dit à haute
voix le témoin de Paul.
Les deux coups partirent en même temps.
Roussin regarda à travers le nuage de fumée produite par
l’explosion: son adversaire était debout et la regardait
avec malice.
—Rechargeons les armes! cria Eugène
avec impétuosité.
—Messieurs, répartit Roussin, je crois
que l’honneur est satisfait.
Et il regarda de nouveau les instrumens du
docteur irlandais, et, par une étrange hallucination, il lui
sembla que chaque lame lui mordait les chairs.
—Si votre honneur est satisfait, le mien ne
l’est pas, répondit Paul.
—Il doit l’être!
—Il ne l’est pas.
—Si!
—Non!
—Messieurs, dit Charles intervenant dans la
discussion, je ne vois qu’un seul moyen de terminer votre querelle,
c’est de recharger les armes.
—Homme sanguinaire! murmura Roussin en jetant
au témoin un regard sublime d’indignation.
Ce dernier, assisté d’Eugène,
procéda à l’opération qui avait fait pousser
au chansonnier sa dramatique exclamation:
Je vais tester encore le hasard des combats!
Tel fut le vers que prononça la poète,
en saisissant le pistolet que lui tendait son témoin, et, lorsque
le signal eut été donné, il visa son adversaire
avec tout le sang-froid d’un duelliste de profession. Puis, il
fit feu et regarda, le malheureux avait encore manqué son adversaire.
La voix de Paul arriva bientôt jusqu’à
lui, lente et ironique comme le glas des funérailles: elle lui
dit:
—Croyez-vous en Dieu, Monsieur?
—Monsieur, je suis chrétien.
—Eh bien! si vous croyez en Dieu, recommandez-lui
votre âme. Et le canon de son pistolet se tourna comme un présage
de mort, vers le poète debout et tranquille. Le coup partit et
au même instant le couvre-chef de M. Roussin roula sur la verdure.
Paul poussa un cri de douleur.
—Je crois vous avoir blessé à
la tête.
—Non, c’est au chapeau, répartit-il
en le ramassant avec calme et en le rejetant sur ses vénérables
cheveux gris.
A cette réponse, Paul courut à
lui et lui serrant la main à la briser:
—Poète, vous êtes un brave; partons
et allons oublier dans un joyeux dîner notre querelle d’hier
soir.
Les voitures d’élancèrent
au galop, emportant docteur, scalpels, témoins et combattants.
A la fin du repas, Paul dit à Roussin,
avec une naïve effronterie, la phrase si connue du Charivari sur
le coup de pistolet tiré du pont Royal sur Louis-Philippe et
1831:
—Rien dans les mains, rien dans les poches,
rien dans le pistolet.
—Ils m’ont mystifié! s’écria
le chansonnier furieux.
(La suite à demain.)
17 juillet 1843, no. 8,302
VIII.
DIGRESSION.
Celui qui écrit ces lignes sortit samedi
par un soleil brûlant et rencontra, dans la rue Dauphine, un ami
qui, s’approchant de lui avec intérêt, lui demanda
des nouvelles de sa santé.
—Elle est parfaite, répondis-je avec
un étonnement que mon ami ne remarqua pas.
—C’est une manie comme une autre de ne
pas se dire malade lorsqu’on l’est, ajouta-t-il avec un
sang-froid admirable; mais cette manie peut être mortelle par
le temps qui court.
—Joues-tu la comédie? lui demandai-je
avec une gravité qui ne pouvait déguiser ma colère.
Mon ami me serra la main avec chaleur!
—Viens avec moi dans ta chambre: j’irai
ensuite chercher un médecin.
Décidément notre entrevue tournait
à l’imbroglio, et, comme je ne pouvais le deviner, je criai
à mon ami, en employant les notes les plus sonores de ma voix:
—Vas-t-en au diable et laisse-moi tranquille!
Je poursuivis mon chemin et j’entrai
quelques minutes après àla bourse St. Louis. Je vis deux
autres amis venir à moi en me regardant avec effroi.
—Impudent! fit l’un.
—Téméraire! ajouta l’autre.
Etait-ce une scène de comédie,
ou étais-je réellement malade? Mon esprit flottait entre
ces deux idées et j’étais prêt à adopter
la dernière, lorsque le COURRIER me tomba sous la main, et je
lus:
"Notre feuilletonniste étant sous l’influence
de la grippe, force lui est de renvoyer la suite des "Deux Duels… pour
rire" à notre prochain numéro.
Je compris alors les témoignages d’intérêt
que je venais de recevoir et j’envoyai à l’éditeur
du COURRIER le proverbe si connu: VRAI comme un journaliste!
L’ORGIE
IX.
C’était dans un appartment chaudement
éclairé par une centaine de bougies, dont la flamme ondoyait,
en reflets lumineux, sur de grands rideaux blancs que la brise chiffonnait
aux fenêtres. Une table splendidement servie étalait aux
regards de huit convives toute la magnificence culinaire que le Vatel
de la maison avait su déployer. Dans un coin du salon on voyait
se balancer, dans un fauteuil connu sous le nom de berceuse, un homme
dont chacun peut deviner le nom, le troubadour de la rue d’Orléans,
l’héroïque adversaire de Paul, le Tytire de la Louisiane,
le grand, le sublime poète Roussin. Son auguste tête disparaissait
entièrement sous une montagne de couronnes de magnolias que sept
convives avaient entassées avec art sur son front. Roussin était
heureux ce soir-là; son visage rayonnait de joie. Sur le trône
où l’avait appelé l’admiration ardente des
convives, le chansonnier improvisait d’étranges poésies,
qu’il récitait à ses auditeurs avec l’indifférence
aristocratique d’un homme dont les œuvres littéraires
n’auraient été accueillies que par des succès.
Le nom d’Adèle venait voltiger quelquefois dans les couplets
qu’il récitait; ce nom… Mais je m’égare: j’oubliais
qu’un feuilletonniste n’a pas le droit de braconner sur
ce terrain.
Une voix stridente cria, à table!
Roussin tressaillit à cet appel prosaïque,
et dit à celui qui l’avait interrompu dans ses rêves:
profane! vous avez étouffé la plus belle chanson qui eût
jamais été écrite, une chanson à faire pendre
Béranger de désespoir.
Tous les convives s’étaient rapprochés
de la table pour commencer une de ces joyeuses orgies de jeunes gens
où l’on blasphème tous les dieux excepté
le plaisir.
Une autre voix réclama le silence et
dit:
—Messieurs! je propose de commencer le repas
par une ovation au héros de la fête, au brave et joyeux
poète Roussin.
Vive Roussin! s’écrièrent
tous les jeunes gens.
—Messieurs, reprit la même voix, nous
avons déjà déposé sept couronnes sur les
cheveux de ce poète illustre. Ce n’est pas assez: nous
aurions dû lui offrir une pyramide; mais comme cette pyramide
serait trop lourde à porter, je pense que sept couronnes ajoutées
à celles que nous lui avons déjà données,
seront une offrance digne du chantre d’Adèle, du glorieux
troubadour de la cour du palmier.
—Hourrah! hourrah! répondirent les convives;
nous votons les sept couronnes à l’unanimité.
Un jeune homme s’approcha, et s’inclinant
respectueusement devant Roussin:
—Grand homme, acceptez ces fleurs, lui dit-il.
—Merci Eugène.
Un second en fit autant.
—Merci Paul.
Un troisième lui présenta le
même tribut.
—Merci Charles.
Les quatre autres jeunes gens s’inclinèrent
avec la même gravité que les premiers.
—Victor, René, Alphonse, Luc, le poète
vous remercie; il…
Il s’interrompit pour laisser couler
de douces larmes de joie qu’il avait senti venir à ses
paupières. Puis, leur serrant et leur mouillant les mains:
—Je suis plus heureux que le Tasque.
—Dites donc le Tasse.
—Oui le Tasse. Je suis plus heureux que lui.
Il mourut la veille de son triomphe; et moi, le plus humble serviteur
des neuf Muses, je vois de mes propres yeux la justice qu’on rend
à mes ouvrages. Messieurs, je vous promets solennellement mon
éternelle reconnaissance et l’immortalité. Oui,
je vous célébrerai dans mes chansons; je vous…
La joie brisa de nouveau le triomphateur et
il s’évanouit doucement sous le poids de ses couronnes
et de sa gloire.
Quand il fut revenu de son évanouissement,
il leva ses mains pour toucher les guirlandes qui lui ceignaient la
tête. Hélas! elles étaient tombées et gisaient
sur le sol, foulées, meurtries par les pieds de ceux qui lui
avaient donné des soins. Il les regarda d’un œil triste
et se prit à chanter d’un air plein de langueur:
Rendez-moi mes couronnes,
Ou laissez-moi mourir.
On obéit à ce désir exprimé
d’une façon si harmonieuse et lorsqu’on les eut entassées
avec art sur le chef du chansonnier, tous poussèrent un cri de
gaîté. On eût dit d’un obélisque égyptien
ayant une boule énorme pour piédestal.
Après avoir admiré l’édifice
odorant qu’ils avaient construit avec des branches de Magnolia,
les jeunes gens saisirent le Lauréat et le jetèrent, comme
un ballot de marchandise non fragile, dans un fauteuil placé
au-milieu de la table, "et qui avait envie de l’embrasser," comme
aurait dit une précieuse de Molière.
—Vénérable Président,
lui dit-on ensuite, nous attendons vos ordres pour dîner.
Le président saisit une fourchette comme
insigne de son pouvoir et déclama à haute voix les quatre
vers suivans, dont personne n’osera, je le crois du moins, lui
contester la paternité:
Ecoutez bien ce que je vais vous dire: —Nous,
Poète chansonnier, plus gourmand que vous tous,
J’ordonne, en agitant ce sceptre redoutable, (une fourchette!)
Que chacun prenne une chaise et se mette à table.
—Bien parlé quant à l’intention!
murmurèrent tous les jeunes gens. Nous n’en disons pas
autant de la forme, il est probable qu’il vous aurait valu des
coups de poing de Boileau.
—Le champagne lui versera sans doute de meilleures
inspirations, ajouta Charles.
Puis à tous ces échanges de paroles
succéda un silence profond, interrompu seulement par le joyeux
cliquetis des verres que des mains amies vidaient et remplissaient souvent.
Lorsqu’on toucha à ce moment des festins où la faim
fait place à la soif et aux brillantes causeries, Eugène
interpella le Président, dont les dents faisaient une guerre
acharnée aux mets exposés sur la table.
—Grand Roussin, lui dit-il, vous savez que
Tespis fut le fondateur du théâtre.
—Tespis? Je ne connais pas ce Monsieur-là.
—Ce n’est pas étonnant, divin
poète, un homme ne peut tout savoir. Je vous apprendrai donc
que Tespis jouait et chantait des scènes comiques, perché
sur un mauvais char et la figure barbouillée de lie: nous, nous
allons vous la barbouiller de vin.
Et ce disant, il lui jeta un verre de Bordeaux
au visage.
—Eugène, je vous pardonne, repartit
le magnanime poète, en essuyant avec gravité des gouttes
de vin qui brillaient, comme des perles rouges, (s’il y a des
perles rouges) à chaque poil de sa barbe. Cet acte ne m’empêchera
pas de vous faire passer à l’immortalité.
—C’est Auguste qui pardonne Cinna, fit
Charles.
—Mais je ne lui pardonne pas, moi, cria René,
qui s’était levé en donnant des signes de la plus
vive indignation. On insulte un homme qui a chanté les eaux et
les nacelles du Lac Pontchartrain, et il y a ici des hommes qui voient
ces insultes et qui ne protestent pas contre elles! Vive-Dieu! cela
ne se passera point ici, Messieurs. Moi René, je ramasse le gant
au nom de notre Président, dont les jours sont trop précieux
pour que je lui permette de les jeter aux hasards d’un duel, et
je provoque Eugène dans un combat singulier, et je choisis comme
arme le pistolet dont la balle ne pardonne pas quand on se trouve dans
son rayon!
Le président brandit sa fourchette,
tout le monde se tut et écouta:
—Messieurs, dit-il, par les quatorze couronnes
que vous avez déposées sur ma tête, par la sublime
barcarolle que j’ai composée sur le lac Pontchartrain;
par le palmier de la rue d’Orléans et par Adèle,
cette gazelle du désert qui va souvent s’asseoir à
l’ombre que ce bel arbre verse sur une partie de la cour, je vous
conjure de ne point ensanglanter le banquet témoin de mon ovation.
Songez que si ce malheur arrivait, il ferait blanchir mes cheveux, et
mêlerait des spectres noirs à mes méditations les
plus poétiques. Par l’auréole de Magnolias qui forme
quatorze diadèmes sur…
—Illustre Roussin, taisez-vous, fit René
en l’interrompant. Je suis votre Don Quichotte, vous n’êtes
pas Dulcinée; mais je vous vengerai, Vive-Dieu!
Eugène se leva et réclama le
silence.
—Messieurs, je prends Roussin, Paul et Victor
pour témoins. Je les prie d’avoir sur-le-champ une entrevue
avec ceux de mon adversaire.
—Charles, Adolphe, Luc, dit René, en
adressant aux trois autres jeunes gens, je vous prie de vous joindre
aux trois témoins que M. Eugène a désignés,
et rédiger au plus tôt les conditions du combat.
Roussin se pencha en pleurant sur Eugène,
et lui jeta ces mots:
—Mon ami, tu veux donc me faire mourir le jour
de mon triomphe, le jour où l’on m’a décerné
quatorze couronnes de magnolias!
Et, vaincu par le vin ou la douleur, il tomba
lourdement sur le parquet: lorsqu’il se releva, il était
seul.
X.
Les témoins, après une heure
de pourparlers, allèrent communiquer aux deux combattans des
conditions que j’ai sous les yeux et qui [contiennent] comme choses
remarquables, les articles suivans:
3o. Les armes seront des pistolets à
pierre non carabinés,
4o. La distance entre les adversaires sera
de quinze pas ordinaires qui seront mesurés par les deux premiers
témoins. Des mouchoirs seront placés sur la ligne, à
cinq pas de chaque combattant, laissant ainsi une autre limite de cinq
pas que les deux dits combattans ne pourront franchir sous peine de
mort.
7o. Les deux dits combattans n’auront
pas droit à parole sur le terrain; si la moindre infraction est
faite à la présente loi, "les deux premiers témoins
devront se battre à la place de MM. René et Eugène."
9o. Si, par malheur ou par quelque malentendu,
le duel se passait de manière à faire craindre une affaire
générale entre les témoins, nous nous encourageons
à étouffer toute animosité ou toute idée
de vengeance qui pourraient causer la perte d’un ou de plusieurs
de nos amis les plus chers.
12o.Considérant cependant que, dans
l’exaltation où nous nous trouvons, nous ne pourrions répondre
d’un moment d’emportement ou de colère, nous promettons,
tant par cet écrit que par notre parole d’honneur, d’arriver
sur le terrain sans aucune autre arme que les pistolets de combat.
PARTIES CONTRACTANTES: Eugène, René.
TEMOINS: Charles, Luc, Alphonse, Roussin, Paul,
Victor.
(La fin à demain.)
19 juillet 1843, no. 8,304
XI.
AU CANAL MARIGNY
Au sud-est de la Nouvelle-Orléans s’étend
un canal décoré du nom historique et chevaleresque de
Marigny, et qui envoie aux savanes voisines ses flots verts, sur lesquels
se balancent des milliers de nénuphars, comme des petites gondoles
flottantes. Le long de ce canal se déroule un chemin à
travers une végétation haute et vigoureuse, puis il dévie
brusquement à gauche, pour aller plus loin s’unir à
celui qui s’égare dans les grands et frais cottages de
Gentilly. A l’époque où se passa la scène
que je vais décrire, la forêt n’avait pas encore
été refoulée loin du canal Marigny; elle l’étreignait,
le pressait des deux côtés à la fois, et faisait
danser sur ses eaux, alors noirs et boueuses comme celles de la mer
Morte, les bizarres ondulations de ses branches et de sa longue chevelure
de mousse, souple et molle comme une draperie antique. Le chemin, qui
courait sous ses ombrages impénétrables aux rayons du
soleil, dessinait sur un fond sombre et vert une ligne fuyante qui ressemblait
à un long et frêle ruban, et ceux qui en foulaient le sable
fin et moelleux n’entendaient d’autres bruits que les murmures
du vent dans les rameaux, les gammes sautillantes du moqueur, et parfois,
dans les lisières les plus éloignées, le rugissement
de l’ours et du jaguar.
Le premier jour du mois de novembre de l’an
1839, une foule venue de la Nouvelle-Orléans accourut au coude
formé par le chemin qui longe le canal que j’ai décrit
plus haut. Arrivé à ce point, elle s’étagea
silencieusement sous les vieux arbres qui bordaient la partie du chemin
où elle s’était arrêtée. Les gamins
montèrent sur les branches et s’y balancèrent avec
la gracieuse prestesse des écureuils; puis l’attention
de ces centaines de spectateurs se concentra sur une scène qui
se passait à quelques pas d’eux. Ils étaient venus
là pour voir un spectacle: ils le virent.
C’était dans ce lieu qu’allait
se vider la querelle d’Eugène et de René.
Les deux adversaires de placèrent bientôt
à la distance déterminée, et Charles lut d’une
voix lente et grave les conditions signalées par les deux combattans
et les témoins. On remarqua que sa voix devint plus vibrante
lorsqu’il arriva à un article que j’ai déjà
cité: cet article disait que si Eugène et René
s’adressaient la parole sur le terrain, les deux premiers témoins
devraient se battre à leur place.
Roussin avait visiblement tressailli lorsque
Charles avait lu l’article précédent. Mais ce trouble
ne dura qu’un instant, car il saisit un pistolet et le chargea
à balle forcée.
Charles employa la même opération,
et quand elle fut terminée:
—Etes-vous prêts? feu! disait-il avec
précipitation.
René visa rapidement son ennemi et lâcha
son coup de feu.
—Bravo! s’écria la foule, Eugène
est encore debout.
Mais la terreur étouffa soudain les
cris qui s’élevaient. Le jeune homme s’était
élancé d’un bond à la limite de cinq pas
et levait déjà son arme sur le front de René.
Le cri de grâce retentit parmi les spectateurs.
—Je ne veux pas de grâce! répliqua
l’adversaire désarmé.
—Mais je veux te pardonner malgré tes
protestations, répondit Eugène écumant de colère.
Vois-tu ce moqueur qui chante joyeusement sur une branche de cet arbre?
A lui la balle que je te destinais!
Et visant avec attention l’oiseau qui
voletait dans les feuilles il le fit tomber sans vie parmi les lianes
qui se roulaient comme des serpens autour de l’arbre séculaire.
—L’article sept est violé, s’exclama
Charles avec impétuosité. M. Roussin, à notre tour
d’essayer si nous serons plus adroits que ces deux Messieurs!
—Charles, j’aurais mieux fait de te mettre
dans la tête cette balle que j’ai envoyée à
ce malheureux oiseau.
—Insolent!
—Messieurs, au nom des quatorze couronnes de
magnolias que vous…
—Chut! poète: nous allons voir si les
magnolias préservent de la foudre.
—Monsieur Charles, vous en voulez donc à
mes jours? Vous avez donc soif de mon sang? Si vous voulez satisfaire
cette envie je vous offre ma tête; prenez-la.
—Non, sacré-dieu! je ne veux ni votre
tête ni votre sang: mais je veux votre corps sur point de mire,
et recommandez-vous à Notre-Dame-de-bon-Secours si je manque
le but énorme que vous me présentez.
—Eh bien! Monsieur, les Muses sont cousines
du dieu Mars: je vous provoque à mon tour, à pied et à
cheval, dans l’eau, la terre ou le feu; et je me recommande à
Adèle, aux ondines du lac Ponchartrain, et aux quatorze couronnes…
—De magnolias: connu!
—Que l’on a déposées sur
ma tête.
—Plus connu encore!
Et Charles se dirigeant vers les deux premiers
combattans:
—Messieurs, leur dit-il se mordant les lèvres
pour ne point sourire, vous avez échangé un coup de feu,
permettez-nous de vous imiter: vous voyez que nos motifs sont peut-être
plus graves que les vôtres.
Sur les instances des témoins, Charles
et René cédèrent leurs pistolets.
Le foule tressaillit d’admiration et
envoya aux oreilles du soldat-chansonnier, ce cri fortement exprimé:
Vivat! vivat! cent fois vivat
Monsieur Roussin qui tam bene se bat!
Un gamin, perché sur un sassasfras,
entonna, comme écho, les derniers vers du refrain dela chanson
d’Henri IV:
Ce diable à
quatre
A le triple talent
De boire et de battre
Et d’être un vert galant.
Ce enfant me jette un présage de victoire,
pensa le chantre d’Adèle, qui saisit son arme d’une
main assurée et se posa comme Talma, disent les uns, et comme
une cariatide, content les autres.
Paul contempla la pose martiale de Roussin,
et, après avoir écouté une invocation du dieu Mars
que l’illustre poète récita à demi voix,
il donna hautement le signal du combat.
Un frisson courut dans les chairs de tous les
spectateurs qui croyaient au jeu sérieux de la vie de deux hommes.
Une double explosion éveilla les échos
sonores de la forêt.
—Fatalité! s’écria-t-on
de toutes parts.
Charles venait de tomber et se roulait sur
le sable dans les convulsions de la mort.
—Fuyez! fuyez! tel fut le conseil que les spectateurs
envoyèrent de toutes parts au meurtrier.
Celui-ci regarda autour de lui d’un air
égaré et vit des watchmen déboucher de derrière
un massif et lui courir sus comme ils auraient couru sur un chevreuil.
Au même instant, le sable cria sourdement
sous la pression de trois ou quatre voitures portant d’heureuses
jeunes femmes qui avait été courir dans les sinuosités
de la campagne.
—Plus de doute, se dit-il, je suis assiégié
aux quatre points cardinaux: une seule chance de salut me reste: adoptons-la.
Et sans donner une plus large part à
la réflexion, il se précipita dans le canal Marigny, et
se plongea dans la boue jusqu’aux aisselles.
Les watchmen étaient à quelques
pas; il entendait leurs cris.
Alors il se raidit contre l’obstacle
qui l’enveloppait, et, s’accrochant à une liane qui
penchait sur le canal ses petites branches éplorées, il
grimpa sur le bord opposé et se blottit silencieusement dans
le creux d’un arbre rongé par le temps.
La garde chercha vainement le duelliste fugitif.
Cependant quelques spectateurs ont rapporté qu’ayant imprudemment
quitté son asile protecteur, il reçut sur le dos une charge
de cavalerie qu’il n’a jamais cru digne d’être
mis en chanson.
Après le funèbre dénouement
de ce duel, la foule s’était élancée au galop
vers la ville, pour aller au plus tôt raconter aux familles les
différentes péripéties de ce drame tragico-comique.
En passant sur le champ de bataille les dames
s’étaient couvert le front avec leurs deux mains pour échapper
au spectacle d’un homme mort (on le croyait du moins) d’une
balle au cœur, et avaient semé sur leur passage des détails
saisissans sur l’affaire du canal Marigny.
La nouvelle de cette fatale rencontre se répandit
en ville avec la rapidité de l’éclair, et des milliers
de curieux se ruèrent aux lieux où devaient passer les
voitures qui ramèneraient dans la capitale de la Louisiane les
vaincus et les vainqueurs.
Enfin, elles arrivèrent en soulevant
sur leur passage d’épais nuages de poussière. On
en remarquait une aux stores entièrement baissés et que
Paul suivait de près en murmurant le cri tragique que pousse,
dans le Pré-aux-Clers, celui qui traversa la Seine en emportant
le cadavre de Comminges.
(La fin à demain.)
XII.
L’AGONIE
Le soir du même jour, Paul et Eugène,
vêtus de noir entrèrent dans la cour du palmier et surprirent
l’heureux adorateur de neuf Muses plaçant une panoplie
dans une chambre, sur les murs de laquelle une main avait charbonné
des milliers de vers qui, s’enchevêtrant les uns dans les
autres, se formaient plus que des raies noires et confuses, comme en
tracent parfois les crayons capiteux des enfans. En les voyant, le poète
se leva, le verbe et le front haut, et les accueillit par ces mots:
—Par les quatorze couronnes de magnolias que
vous avez déposées sur ma tête! je ne vous attendais
pas, Messieurs.
—Roussin, lui dirent les deux amis, vous avez
remporté aujourd’hui une déplorable victoire. Le
malheureux Charles n’a pas deux heures de vie: avant de mourir,
il voudrait vous voir pour vous presser la main et prier de laisser
sur son cercueil toute la haine que vous pourriez lui avoir vouée.
—C’est un événement bien
funeste, répondit Roussin en prenant une pose guerrière
qui fit légèrement sourire ses interlocuteurs, je ne voulais
pas le tuer: vrai! Mais pourquoi l’imprudent a-t-il osé
menacer une tête couronnée de quatorze cou…
—Venez, venez, brave poète, il n’y
a pas de temps à perdre: chaque minute emporte dix ans de la
vie de notre malheureux blessé.
Et sur le champ ils l’entraînèrent
loin de son résoir, comme aurait dit le spirituel et joyeux Rabelais.
Celui qui les aurait suivis dans leur course
silencieuse, à travers les trottoirs, aurait pu les retrouver
plus tard dans une chambre qu’en véridique historien, je
m’empresse de décrire pour satisfaire à la curiosité
légitime d’un ami de Paul, le docteur Albuzzy qui, depuis
la publication de ces souvenirs, est tourmenté d’une envie
de rire qui tend à se changer en maladie chronique.
Une lampe placée à un angle de
cette salle, éclairait de ses pâles rayons deux fleurets
mouchetés placés en croix au-dessus d’un chambranle
de marbre d’Italie soutenu par deux cariatides aux ailes déployées.
Une table montrait aux regards des visiteurs une redoutable ligne de
fioles qui indiquaient l’appel récent d’un malade
aux vertus bienfaisantes de la pharmacie. Sur le fond éclatant
d’une barricade de coussins, se détachait une tête
couverte de cette pâleur mate qu’on remarque chez tous les
mourans.
Quand l’homme souffrant entendit un bruit
de pas à ses côtés, il se souleva péniblement
et, saisissant la main de Roussin, il la serra avec tant de force que
celui-ci poussa un cri de douleur.
—Ce sont les convulsions nerveuses de l’agonie,
s’écria tristement Eugène.
—Rou…ou…ou…ssin, fit le malade, hum!… hum!
vous êtes venu… je vous en remercie. On dirait qu’on me
déchire les entrailles à coups de couteau. Rou…ou…ssin,
embras…sez…moi…Rou…ou…
A la voix de ce jeune homme qui, tué
par lui, lui demandait amitié et oubli, l’orgueil que la
victoire lui inspirait, fondit comme une boule de neige aux rayons du
soleil, et la poitrine pleine de sanglots, il se précipita sur
Charles, et l’embrassa comme il n’avait jamais embrassé
peut-être une jeune fille.
Pour se soustraire à ses caresses, le
malade médita une nouvelle méchanceté et, bondissant
convulsivement, il heurta avec ses dents le nez de son vainqueur.
—Ce sont les convulsions nerveuses de l’agonie,
répéta tristement Eugène.
Enfin, la malade parut recueillir le peu de
forces qui lui restaient et repoussa la poète dont les narines
portaient les profondes empreintes de ses dents, puis un cri retentit,
un cri sombre et terrible comme l’enfer…
Tout était sans doute fini.
Alors seulement Roussin remarque de larges
taches de sang sur le lit où Charles venait d’expirer.
—C’est sa blessure qui s’est rouverte,
pensa-t-il.
Puis il saisit les mains d’Eugène
et de Paul, et leur dit en leur montrant du doigt leur compagnon mort
par lui:
—Il m’avait donné, cependant,
deux couronnes de magnolias.
UN SPECTRE
XIII.
Le lendemain de cette déplorable rencontre,
la mélancolique Roussin reçut un [pli] orné d’un
tombeau et de deux ou trois saules pleureurs.
Plus bas on lisait:
"Vous êtes prié d’assister
aux funérailles de M. Charles, tué hier en duel, son corps
est exposé rue…etc."
La lecture de ces quelques mots fit verser
des larmes abondantes au chansonnier qui voulut, autant qu’il
le pouvait, réparer le mal qu’il avait fait et enlever
aux indifférens la rédaction de l’épitaphe
du vaincu.
La voici telle qu’elle m’a été
remise sur copie conforme et certifiée par l’heureux possesseur
de ce curieux autographe:
Ci gît sous ce marbre noir,
Charles tué l’autre soir,
Pour avoir, bien à dessein,
Provoqué le grand Roussin.
Insultez-moi!… sur-le-champ
Je vous percerai le flanc.
Pif! Paf! Pouf! Pif! Paf! Pouf! Pif! Vlan!
Après avoir eu un tête-à-tête
de trois jours avec son Adèle bien aimée, il se hasarda
un matin à tenter une sortie et à aller respirer sur la
levée les brises fraîches venues des forêts et des
savanes.
Il sortit donc en fredonnant sa barcarolle
de prédilection:
Allons, mon adorable Adèle,
Au lac passer d’heureux instans;
Nous voguerons dans ma nacelle
Malgré les flots, malgré les vents
L’amour sera de la partie;
Décide-toi, ma douce amie,
La plaisir est là-bas (Bis)
Nous pêcherons tout ce que tu voudras.
Il entre en triomphateur au Café Davis
et… reste cloué sur le seuil comme une statue de saint à
la porte d’une église.
Mon Dieu! ayez pitié de moi, balbutia
la malheureux dont les dents claquaient avec bruit, et dont les cheveux
s’étaient hérissés sur sa tête; c’est
lui! lui mort! lui enterré! lui qui boit de la bière comme
un vrai vivant! Grâce! chassez ce spectre, cette ombre! ou je
deviens fou.
Charles était à la barre et,
au moment où Roussin arrivait, avait porté un verre à
sa lèvre.
La foule entoure Roussin: Charles l’appelle.
—Spectre, recule-toi, répond le poète
terrifié; vade retro, Satanas!
—Rassurez-vous, lui dit le spectre, et venez
boire avec moi.
—Charles, vous n’êtes pas mort?
—Comme vous voyez.
—Votre blessure?
—Comédie.
—Votre agonie?
—Vaudeville.
—Le sang répandu sur votre lit?
—Le sang d’un vieux coq égorgé
pour vous mystifier.
—Le coup donné à mon nez?
—Les convulsions nerveuses de l’agonie.
—Oh! ce n’est pas possible… Vous êtes
mort, car vos moustaches sont aussi courtes que le jour de notre duel,
et vos yeux ont une expression… oh! épargnez-moi!
Roussin parlait comme un aliéné.
Il puisa dans l’égarement de son esprit l’énergie
nécessaire pour fuir celui qu’il croyait être un
revenant; il s’élança donc et alla tomber, brisé
d’épuisement et de frayeur, aux pieds du palmier de la
rue d’Orléans.
THÉÂTRE AUTOMATIQUE
XIV.
Après cette seconde mystification,
le poète s’effaça et disparut, pendant quatre ans,
de la scène publique. On crut qu’il était remonté
au ciel, ou que, comme je ne sais plus quel héros d’un
poème de lord Byron, il avait été enlevé
par quelque ondine et conduit dans les grottes secrètes du lac
Ponchartrain.
Le malin chansonnier nous préparait
une résurrection.
Il y a à peine un ou deux mois qu’un
théâtre s’ouvrit dans le voisinage de la Bourse St-Louis,
et que des [artistes] annoncèrent en lettres capitales,
qu’ils aurait l’honneur d’avoir pour chef d’orchestre
le poète Roussin.
A la première représentation,
tous les admirateurs du chantre d’Adèle inondèrent
l’étroite salle de spectacle pour faire fête au brave
adorateur des dix muses (y compris Adèle, le brune fille de Guinée).
Charles le ressuscité, Paul, Eugène
allèrent s’asseoir à un parquet ou quatre homme
et un caporal auraient été gênés.
Lorsque le célèbre Roussin parut:
—Vive Roussin! s’écrièrent
les uns.
—Une couronne de foin à Roussin! ajoutèrent
les autres.
Cette cruelle épreuve brisa les dernières
allusions du poète incompris, et il s’éteignait
un soir avec les lampions du théâtre automatique.
Nouvelle-Orléans, Juillet 1843
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