Une Enigme

Louis LeFranc

Le Courrier de la Louisiane

Ce texte est présenté dans le cadre du projet:
«Feuilletons du Courrier de la Louisiane : les années Jérôme Bayon (1843-1849)».

Télécharger ce feuilleton en Microsoft Word.


Le 25 juillet, no. 3,809
 


Les deux amants (suite)

     La jeune fille avait tressailli aux accents passionnés d’Arthur, pourtant le trouble dont son âme était atteinte, provenait d’un autre sentiment que celui de l’amour. 
     —Ce voyage me fait peur, dit-elle. 
     —Peur! répéta le jeune homme qui cherchait à deviner la pensée de son amante. 
     —Peur! les périls de la mer vous effraient peut-être? 
     —Les écueils de la vie sont encore plus redoutables. 
     —Qu’est-ce donc, alors; les pirates?… 
     Althée me répondit pas. 
     Se peut-il que vous ajoutiez foi à des bruits dénués de preuves et que la malignité de quelques individus sème à dessein de terroriser la négociant timide et de favoriser l’intérêt de quelque compagnie d’Assurance. Ah! continua le jeune homme après une pause, ce serait à moi plutôt à redouter ce voyage qui vous mène dans un monde nouveau, où les plaisirs abondent, plaisirs dont l’attrait puissant enivre l’âme d’illusions trompeuses, tarit les douleurs les plus légitimes, fait oublier les serments les plus sacrés. 
     La jeune fille attacha sur lui son regard doucement courroucé; c’était le seul reproche qu’elle adressait à sa jalousie. Arthur en demeura confus. 
     —Pardon, dit-il à voix basse, puis il ajouta plus bas encore: Oh! je t’aime! 
     Quelle meilleure excuse pouvait-il offrir à celle qu’il avait flétri d’un soupçon injuste. 
     —Je t’aime! répéta-t-il avec feu. 
     —Plus bas, dit la jeune fille, dont la voix tremblait d’une douce émotion, plus bas, ma mère peut nous entendre. 
     Mme Champlot avait en effet retourné du côté des deux jeunes gens, et sans avoir l’air de remarquer leur embarras: 
     —C’est unique, dit-elle, le France ne s’occupe nullement des moyens de recouvrer Saint-Dominque. Une île si belle, si fertile et qui ne lui donnait pas moins de 72 millions de revenu. Quelle ingratitude! 
     —Napoléon l’a tenté, ma mère, répondit Edouard, et puisqu’il n’a pas réussi, nous ne devons rien attendre de son successeur. 
     —Mais au moins, ce gouvernement qu’on dit libéral, devrait indemniser les malheureux émigrés de la perte de leurs propriétés. Ce serait justice. 
     —Que nous importe après tout, la reprise de St-Domingue ou l’indemnité dont le gouvernement nous ferait la charité, la fortune indépendante de mon père nous assure un sort heureux. 
     —La religion, mon fils, nous commande de compatir avec les maux d’autrui. Combien de colons sont tombés du faîte des richesse dans la plus affreuse misère. Songe donc si la Providence ne m’eût protégé miraculeusement, je serais aujourd’hui sans asile, arrachant peut-être à la pitié publique le pain qui fait vivre. 
     —Ma mère, laissons là, je vous prie, un sujet qui ne peut que vous attrister. Arthur tu viendras demain visiter le navire à bord duquel ces dames s’embarquent. C’est un beau trois-mâts. 
     —Son nom? 
     —Le Charles. Je suis sûr qu’il te donnera envie de partir. 
     —Ah! pour revoir la France, je m’embarquerais sur une misérable goélette. 
     —Vous ne craignez donc pas la mer, demanda Althée. 
     —Je ne crains que votre inconstance, murmura le jeune homme. 
     La jeune fille baissa la tête et ne répondit point. 
     —Althée! tu n’es pas raisonnable, depuis quelques jours je te trouve rêveuse, inquiète; ce voyage te préoccupe, tu t’en fais les idées les plus noires. Mais je n’y songeais pas, M. Bellegarde, vous qui avez étudié la nécromancie dans les boudoirs de la sybille moderne (Mlle LeNormand), prenez ces cartes et tirez-nous notre bonne aventure. 
     —Volontiers, Madame. Seulement, je souhaite que mes prédictions soient de nature à vous retenir plus long-temps parmi nous. 
     —Pas de supercherie, au moins. 
     —J’en suis incapable. 
     Arthur prit un air grave, que commandait la circonstance; d’une main légère, il remua les cartes, puis les divisa en deux paquets. 
     —Coupez, Madame; ce premier paquet doit me dévoiler votre destinée. 
     Mme Champlot coupa avec assurance et le jeune homme, après avoir renversé les cartes et jeté un coup d’œil sur les figures qu’elle représentaient. 
     —Oh bonheur! s’écria-t-il. 
     —Qu’est-ce donc? 
     —Ce roi de cœur qui représente le navire Charles, et qui se trouve placé entre l’as du pique et le sept de carreau, m’annonce que sept jours après sa sortie de la Balize, un accident imprévu le ramènera dans notre port? 
     —Cela n’est pas tout-à-fait de bon augure, dit Mme Champlot en riant. Mais votre art ne saurait-il découvrir l’accident dont nous sommes menacées? 
     —C’est ce que le second paquet doit nous apprendre. 
     —Ecoutez, dit Edouard, quel est ce bruit? 
     —C’est le prélude de quelque chanson bachique. 
     —Ecoutons. 
     En ce moment, une voix forte et sonore, accompagnée d’une espèce de guitare que les Créoles nomment "Benja", vibra au-milieu du silence de la nuit et chanta les deux couplets qui suivent: 

Tu veux partir, jeune fille, 
Et quitter le sol natal? 
Mais l’étoile au ciel qui brille, 
Est un conseiller fatal: 
Il trompe le nautonnier 
Dans sa course vagabonde, 
Crois plutôt le chansonnier, 
Ne t’élance point sur l’onde.

     —Vous voyez qu’il est de mon avis, Madame, dit Arthur pendant la ritournelle qui précéda le second couplet. 
     —Ceci est vraiment curieux, et j’admire fort l’à-propos, reprit Mme de Champlot. 
     —Ecoutez, dit Edouard. 
     Le voix reprit:

 Entends mugir la tempête! 
Vois que de sombres rochers! 
Si tu peux lever la tête 
Et braver tous ces dangers; 
Du pirate meurtrier 
Crains la rage furibonde, 
Crois plutôt le chansonnier, 
Ne t’élance point sur l’onde.

     —Voilà qui te confond, dit Edouard à son ami, et tu ne t’attendais pas à trouver un confrère aussi complaisant. 
     —Pour moi, je le proclame plus habile que vous, dit Mme Champlot, car il a achevé notre horoscope sans cartes ni lumière. 
     —Je serais enchanté de connaître ce mystérieux personnage, dit Edouard en ouvrant une des croisées qui donnaient sur la rue. 
     Mais il eut beau plonger ses regards dans les ténèbres, il ne put rien apercevoir. Il attendit un instant pour s’assurer que le sombre visiteur ne reparaîtrait plus. 
     —Je le rencontrerai peut-être sur ma route, dit Arthur en se disposant à sortir. 
     —Oui, en ce cas, prends garde à toi: il pourrait faire plus d’un métier et te chanter une autre chanson qui ne serait pas aussi douce à entendre. 
     —Sois tranquille, reprit Arthur, j’ai de quoi lui payer sa peine. 
     —Cette scène t’a bouleversée, ma pauvre enfant, dit Mme Champlot à sa file quand Arthur eut pris congé d’elle. C’est quelque mauvais plaisant qui veut sans doute se jouer de ta crédulité. 
     La pauvre mère cherchait à la rassurer de son mieux, et pourtant elle sa méprenait sur la cause de cet effroi: Althée avait suivi des yeux Arthur qui s’éloignait, et quand il eut franchi le seuil du salon et qu’elle ne le vit plus, il lui sembla qu’un voile noir s’était élevé entre eux deux.
 

II.
LE DÉPART

     Dans la dernière quinzaine du mois de juin 1814, un beau trois-mâts quittait le port de la Nouvelle-Orléans pour porter en Europe les produits de la fertile Louisiane. Outre sa cargaison, qui consistait en balles de coton, boucauts de sucre et autres denrées coloniales, le Charles (c’était le nom du navire) emportait aussi cent quatre vingt mille dollars tant en or qu’en argent. 
     Douze personnes composait son équipage, y compris le capitaine et ses peux officiers. Le nombre des passagers s’élevait à dix-huit dont les deux tiers étaient des femmes et des enfants. 
     Les uns abandonnaient sans regret un pays qui ne leur offrait aucune ressource contre les besoins essentiels de la vie; les autres fuyaient avec empressement la terrible épidémie qui moissonnait chaque jour des milliers de victimes. Quelques-uns emportaient avec eux le germe de cette effroyable maladie, et peu jours après, le vieux Meschacébé recevait leurs cadavres, qu’il recouvrait de ses flots comme d’un linceul blanc. Des intérêts de famille en rappelaient bien peu au sein de leur patrie: Madame Champlot était de ce nombre. La vie de cette dame avait été marquée d’événements bien singuliers. Fille d’un riche habitant de St-Domingue, elle avait épousé en premières noces le comte de Ferrière, noble et beau gentilhomme, qui, au bout d’un an de mariage, lui avait donnait un fils qui annonçait devoir être aussi beau que son père. Rien ne pouvait égaler le bonheur de la comtesse: et comment n’eût-elle pas été heureuse? elle possédait tout entier l’attachement de son époux et recevait déjà les caresse enfantines du jeune Fernand. Quel nuage pouvait obscurcir une vie aussi pure? rien ne semblait le présager, et pourtant, cinq ans après, l’étendard de la révolte s’était levé dans l’île. Les noirs ravageaient les habitations, promenaient avec eux l’incendie et la meurtre, la ruine et la désolation. 
     Le comte n’avait pu se résoudre à abandonner l’habitation où s’étaient écoulés les plus beaux jours de sa vie; il voulut la défendre et s’opposer aux torrents qui de tous côtés débordaient dans les riches plaines des Cayemites, il y trouva son tombeau… 
     Dans cette épouvantable tourmente, Mme de la Ferrière avait remis son enfant à la garde d’une esclave fidèle, espérant le sauver du massacre des brigands, mais l’esclave avait disparu avec elle emportant son précieux fardeau. 
     Folle, égarée, la pauvre mère allait au devant des assassins de son époux redemander son fils: mais ces monstres inhumains répondaient à ses pleurs par des rires forcenés, et poursuivaient leur vengeance. 
     Seule, abandonnée, sans famille, sans soutien, dénuée de tout ce qu’il faut ici bas pour soutenir et traîner une existence misérable, elle se rendit avec quelques autres émigrés à la Jamaïque, où l’hospitalité l’accueillit chez le sieur Champlot, riche propriétaire de l’endroit. Elle fut touchée des marques d’intérêt qu’il donnait à sa position. Plus d’une fois leurs larmes avaient coulé ensemble au pénible récit de ses infortunes qu’il s’efforçait de soulager par des soins et des prévenances sans bornes. Puis, quand le temps eut calmé ses douleurs et cicatrisé ses plaies sanglantes, il lui fit entendre un langage plus touchant que celui de la pitié, plus tendre que celui d’une amitié sincère: il lui parla d’amour. Elle comprit qu’il fallait un soutien à sa jeune existence; elle partagea les vœux du sieur Champlot. 
     Deux ans s’étaient écoulés depuis la terrible catastrophe des Cayemites. L’écho du mouvement révolutionnaire de Saint Domingue avait répondu à la Jamaïque parmi la population noire de cette île: mais les troupes de sa Majesté britannique l’avaient instantanément étouffé. 
     M. Champlot dut alors, pour calmer les inquiétudes mortelles de son épouse, réaliser sa fortune et chercher refuge ailleurs. Il s’embarqua pour la Nouvelle-Orléans, où il établit une maison de commerce, et ce ne fut qu’en 1812 qu’il partit pour [la] France en raison de sa mauvais santé, après avoir confié aux soins de son fils les intérêts de sa maison. Il pensait qu’un jeune homme, quelque fût du reste de sa fortune, devait toujours occuper utilement son temps par le travail de l’esprit et par l’activité du corps. 
     C’était pour cela qu’Edouard n’accompagnait pas les siens dans le voyage qu’ils entreprenaient, et ce fut avec une douleur poignante que leur séparation s’effectua. 
     —Ne pleurez pas, disait-il à sa mère au moment de la quitter, ne pleurez pas, je vais liquider mes affaires, et avant un an je serai près de vous pour ne nous plus séparer. 
     —Ne nous oublie pas, disait Mme Champlot à son fils, ne nous oublie pas auprès des amis communs; dis à M. Bellegarde combien je suis peinée de partir sans lui avoir fait mes adieux. 
     —Arthur est peut-être près de nous. Il se cache et craint sans doute de paraître indiscret. Il a tort de supposer que sa présence gênerait nos adieux et que nos larmes ne couleraient pas devant lui. 
     —N’est-ce pas ton ami, celui de notre maison?
     —C’est plus qu’un ami, reprit Edouard, c’est un frère.
     On donna le signal du départ; pour la troisième fois la cloche du bord tintait.
     —Adieu! dit Edouard en embrassant avec effusion sa mère et sa sœur, adieu! puissiez-vous n’éprouver aucun orage et que Dieu vous accorde une heureuse traversée.
     —Au revoir, lui répondit sa mère.
     Et lorsque le vaisseau disparut à ses yeux, lorsqu’il ne vit plus le mouchoir blanc qu’agitait sa mère en signe d’adieu, il répéta ces mots:
     —Au revoir, mais quand sera-ce?
     Et comme si une voix intérieure, semblable à un glas de mort, eût répondu à sa pensée.
     —Jamais, s’écria-t-il.
     Un frisson mortel parcourut ses membres; il regagna sa demeure; il la trouva déserte: tous les objets qui l’entouraient lui retraçaient un douloureux souvenir.
     Il se prosterna aux pieds d’une madone devant laquelle sa mère avait coutume de prier matin et soir, et sa voix entrecoupée de sanglots, murmura cette prière:
     —Vierge sainte, veillez sur eux! Mon Dieu que votre volonté soit faite.

(A continuer)


28 juillet 1843 (36, 8312)
 


IV.
UNE SCÈNE À BORD. (1).

     Un vent favorable enflait les voiles du navire qui, mollement penché sur le côté, laissait à découvert sa carène glissant avec légèreté sur la surface de l’onde. Deux hommes étaient réunis sur la dunette. L’un, assis sur une des cages qui contenaient les volailles et autres approvisionnements du bord, contemplait dans un religieux, tantôt les mille étincelles qu’au milieu de la blanche écume formaient les sillons du vaisseau dans sa marche rapide, tantôt, l’astre brillant qui, à son déclin, semblable à une boule de feu, s’abîmait dans la mer. C’était un homme d’un âge assez avancé, dont l’embonpoint, tout en accusant l’heureuse santé, contrastait singulièrement avec la petitesse de sa taille. Il avait une face rubiconde, un front chauve et protubérant, un nez aquilin, mais qui se trouvait défiguré par l’usage fréquent du tabac, dont ses narines étaient gonflées. L’autre individu était grand, sec, à la figure maigre et osseuse; une balafre qui se dessinait sur la joue gauche, allait se perdre au-dessous du menton, dans une barbe noire et touffue. Son regard était louche, ses manières rudes. Il s’était drôlement affublé d’une casquette d’étoffe grise et d’un gilet rond qui le faisait encore paraître plus grand.
     —Quel fin voilier! dit avec orgueil le plus petit et le plus âgé des deux, en se retournant du côté de son compagnon, et en chassant de la main la tête d’une oie indiscrète qui, depuis un moment, mettait à contribution la patience du bonhomme, dont elle chatouillait désagréablement le gras de la jambe, en voulant se saisir d’un fils de pantalon que le temps avait endommagé particulièrement en cet endroit.
     —Oui dà [?], qu’il file bien, votre Charles! et comme vous devez en être fier.
     —Ce n’est pas parce que j’en suis le capitaine et le propriétaire, que je vante sa marche… mais je parierais volontiers qu’aucun navire de sa force ne le gagnera à la course.
     —Je le crois aussi, maître Mathieu, reprit l’homme à la casquette grise, et depuis six jours que nous avons quittés les passes du vieux fleuve, je gage que nous ne sommes guère éloignés de San Antonio.
     —Nous y passerons cette nuit, dit le vieux marin, et franchement je n’en suis pas fâché.
     —Pourquoi donc cela? Demanda vivement Pierre.
     Et le capitaine se rapprochant encore de son compagnon, lui répondit mystérieusement:
     —Ce sont de f… parages… je m’y connais. Tenez… à mon dernier voyage, nous fûmes chassés pendant plus de deux heures par une goélette à la mine équi[vogne] et qui, à coup sûr, voulait nous souhaiter un bonjour à sa façon; mais grâce à l’agilité de mon Carlot, nous la laissâmes bien loin derrière, manigancer à son aise.
     —Vous croyez donc aux écumeurs de mer, vous?
     —Peste! si j’y crois. Et quand il m’en souvient, cette idée me fait frissonner.
     —Comment, vieux loup de mer, vous en auriez peur?
     —Peur! je ne dis pas que j’aie peur… mais ce n’est pas amusant; je voudrais vous y voir un peu
     —Qui moi? Regardez ma face, et dites, je vous prie, si elle n’est pas faite pour terroriser le pirate le plus forcené?
     —Ça n’est pas l’embarras, répondit le capitaine en portant ses regards sur l’énorme cicatrice empreinte sur le visage de son interlocuteur.
     —C’est que voyez-vous, maître Mathieu, j’ai servi, et j’ai vu de près le feu de l’ennemi, j’ai passé par toutes ces émotions là, moi! Et s’il fallait encore manier le fusil, je n’ai pas tout-à-fait oublié le métier.
     Pour donner un spécimen de son talent militaire et de la prestesse avec laquelle il manœuvrait, Pierre s’empara d’un balai que le mousse avait oublié sur la dunette, et se disposa à faire l’exercice. Le capitaine s’était levé, le sourire sur les lèvres et lui prêtant toute son attention, quand un roulis auquel on ne s’attendait pas, fit perdre l’équilibre à Pierre qui cherchait un point d’appui et n’en trouvant pas, rencontra violemment de la main le ventre saillant du capitaine, et en fit sortir un mugissement sourd.
     —Vous n’y allez pas de main morte, dit le capitaine qui ne riait plus, est-ce 
     que vous prenez mon ventre pour un tambour?
     —Pardon, capitaine, dit Pierre en se relevant de sa chute (car il était tombé de tout son long, faute d’objet auquel il put se retenir). Pardon. Et si nous nous lançons dans le chapitre des comparaisons, je ne dirai pas qu’il ressemble à un tambour… votre ventre, ce serait vous faire injure… quoiqu’après tout il soit assez tendu pour ça… mais je dirai franchement que c’est une pièce de vingt-quatre, au moins.
     —Farceur! dit le vieux Mathieu en reprenant sa gaîté ordinaire.
     Tout-à-coup le ciel s’obscurcit de sombres nuages; la mer prend une teinte livide; le roulement de la foudre se fait entendre et se prolonge au loin; quelques gouttes d’eau tombaient par intervalles; quelques oiseaux de mer troublaient l’air de leurs cris sauvages et cherchaient dans les huniers du navire, un asile à l’approche de l’orage. Tout semblait annoncer la dissolution de la nature. C’était un spectacle magnifique et imposant tout à la fois.
     Bientôt la foudre déchira ce voile de ténèbres. Cette cataracte suspendue sur leurs têtes s’ouvrit et tomba par torrents; le vaisseau, battu par les vagues, semblait s’y engouffrer pour reparaître soudain à la cime de leurs plus hautes montagnes.
     Le vent soufflait avec tant de violence qu’il emportait les ordres du capitaine et gênait les manœuvres des matelots.
     —La barre au vent! tonna le capitaine au timonier.
     —La barre au vent! répéta celui-ci pour montrer qu’il avait obéi à l’injonction du maître.
     L’orage se dissipa aussi promptement qu’il était venu. Le vent du nord balaya en un instant les nuages, qui se portèrent vers les régions de l’Afrique, et la lune brilla de sa douce clarté.
     Le danger passé, la sérénité reparut dans tous les traits.
     Le capitaine descendit dans la grande chambre où se trouvait réunis les principaux passagers du bord, et sa mêla au groupe des parieurs qui entouraient Mme Champlot dont on enviait la veine à l’écarté, car cette dame avait déjà passé six fois. Son adversaire était une jeune anglaise de 27 ans que Pierre aidait de ses conseils et dont il s’était déclaré le protecteur. La partie touchait à sa fin: Mme Flicher (l’anglais) avait deux points de marque, et Mme Champlot n’attendait qu’un roi pour couronner ses vœux et doubler son capital, car elle avait fait paro[li] de tout le gain de la soirée.
     —Vous distillez ce jeu, Madame, dit maître Mathieu en jouant de la prunelle d’une manière sentimentale.
     —Dites plutôt que la chance n’est favorable, reprit Mme Champlot.
     L’anglais, qui venait de donner les cartes, tourna un roi: c’était le roi de cœur.
     —Ah! dit-elle, j’ai gagné, le cœur ne me fait jamais défaut… c’est ma couleur favorite.
     —Peut-être! reprit malicieusement Mme Champlot en jetant un coup-d’œil sur le jeu qu’elle venait de relever.
     —Proposons, dit Pierre à Mme Flicher, il faut proposer.
     —Cartes, demanda celle-ci d’une voix émue.
     —Impossible, ma toute belle.
     Le jeu s’engagea avec une rare habileté de part et d’autre; la plus vive anxiété se peignait dans tous les regards, car la prochaine levée décidait du sort de la partie.
     —N’en auriez vous pas le sept?
     —Précisément, fit Mme Champlot. Quelle fatalité, ajouta-t-elle, perdre avec un si beau jeu, quand toutes les probabilités de gain étaient en ma faveur.
     —Oui, répondit Pierre en distribuant aux vainqueurs la part qui leur revenait. 
     Il est heureux pour nous que vous ayez eu le sept de carreau...
      —Je commence à croire à la magie, reprit celle-ci... On m’a toujours dépeint le sept de carreau comme étant de mauvais augure, et vous voyez que la prédiction s’accomplit.
     —A vous voir, Madame, on croirait difficilement qu’un malheur puisse vous atteindre, dit Pierre; quel est donc l’auteur peu galant d’une prédiction aussi sinistre?
     Mme Champlot allait répondre quand une voix qui ne lui était pas inconnue chanta la barcarolle du Pêcheur napolitain.
     —Quelle est cette voix? dit-elle dans un trouble extrême: elle se rappela celle qui, au milieu du silence de la nuit, avait achevé son horoscope commencé par Arthur de Bellegarde. C’était la même... Quelle est cette voix?
     —Quelque matelot du bord qui n’a rien de mieux à faire, sans doute.
     —Elle est fort jolie, reprit le capitaine. Je ne m’attendais pas à trouver parmi mon équipage un talent aussi remarquable.
     —C’est étonnant, dit Mme Champlot qui répondait plutôt à sa propre pensée qu’à celle du capitaine. Celui-ci, après avoir consulté sa montre, annonça, avec la politesse dont un marin est susceptible, qu’il était dix heures et demie: chacun fut dans sa cabine chercher les douceurs du repos.
     Althée, qui n’était point encore habituée aux souffrances et aux fatigues de la mer, s’était retirée de bonne heure, et pourtant elle ne dormait point. Une seule pensée l’agitait et faisait fuir le sommeil , et quand, épuisée de cette longue insomnie, elle allait s’endormir, cette pensée la réveillait en sursaut:
     —Arthur! s’écriait-t-elle.
     Et comme si son amant eût accouru à l’appel de cette voix chérie, elle se levait sur son séant, rouge de pudeur, le sein haletant, et d’un coup-d’œil s’assurait qu’il n’était pas là… Deux hommes plus loin s’entretenaient à voix basse: l’un d’eux était Pierre, que nous avons déjà décrit, l’autre était un beau jeune homme dont les manières distinguées contrastaient avec les vêtements sales et ignobles qui le couvraient.
     —Es-tu bien sûr, demanda ce dernier à Pierre, que nous ne sommes qu’à peu de distance de San Antonio.
     —Dame! commandant, s’il faut s’en rapporter à ce que le vieux Mathieu m’a dit ce matin…
     —Pourtant, reprit le jeune homme en promenant son regard d’aigle sur l’horizon et en cherchant à percer le voile de ténèbres qui l’enveloppait, pourtant rien ne m’annonce qu’il dise vrai.
     —Qu’importe! s’écria Pierre, puisque nous sommes en force, qu’avons-[] besoin de l’aide de quelques bras de plus. Commençons, commandant, et la tâche ne sera pas longue.
     —Va d’abord sur le mât de misains arborer notre signal.
     Pierre prit une lanterne et fut exécuter les ordres du chef.
     Le quart de minuit allait sonner qu’Althée ne dormait pas encore; peut-être un secret pressentiment la tenait éveillée… Mais quel bruit étrange frappe soudain son oreille: c’est un confusion de pas et de voix. Elle écoute, et bientôt, du milieu de ces sons discordans, une voix se fait entendre: c’est au secours qu’elle appelle.
     La jeune fille tremblante, éperdue, veut appeler sa mère: sa voix expire sur ses lèvres. Le tumulte augmente; la frayeur lui rend ses forces; elle se lève, entr-ouvre la porte de sa cabine et retomba aussitôt privée de ses sens…

(A continuer)


Le 3 août 1843, no. 3,817
 


V.
CATASTROPHE

     Une femme échevelée, les yeux hagards, implorait à genoux et les mains jointes des matelots armés de glaives sanglans… 
     —Grâce! leur criait-elle, grâce pour mon enfant. 
     —Pas de merci, répondit un de ces bourreaux, pas de merci!… Ne le savez-vous pas? 
     Puis s’adressant à ses compagnons: 
     —Achevez! leur dit-il. 
     En cet instant une hache déjà sanglante se leva et s’abattit promptement sur la tête de la victime. Elle chancela; mais avant de tomber, elle entendit une voix lui dire: 
     —Ton enfant est sauvé! 
     Qui pourrait dépeindre l’émotion de la pauvre femme… le joie qu’elle ressentit à ces paroles consolatrices… Oh! il faudrait pour cela comprendre tout l’amour que renferme le cœur d’une mère. Amour sentimental! amour tout puissant! qui change les pleurs du désespoir en des larmes de joie et qui fait des soupirs de l’agonie naître encore un souffle d’espérance et de bonheur! 
     Elle souleva ses paupières que la mort appesantissait déjà de sa main de fer. Un homme la soutenait de ses bras vigoureux; un homme que son malheur avait touché, car ses yeux avaient laissé échapper une larme qui était tombée brûlante sur le visage de la pauvre femme. 
     A la lueur vacillante de la lampe, elle put voir ses traits, et comme éblouie de cette vision: 
     —C’est un rêve, dit-elle. Puis, d’une voix plus faible encore, elle murmura: 
     Rêve ou non, sauve ma fille… je te pardonne! 
     Ce furent ses derniers mots. 
     Au moment où Althée entr’ouvrait la porte de sa cabine, elle avait reconnu dans les traits décomposés de cette femme ceux de sa mère… Le drame que nous venons de décrire se passait dans la grande salle du navire, là où, quelques heures auparavant, tout dormait d’un sommeil doux et paisible, sommeil auquel avait succédé celui de la mort, non moins doux et paisible peut-être; mais dont le réveil est aussi mystérieux que la main cachée et toute puissante de celui qui l’envoie. 
     Soudain les hurlemens féroces ont signalé l’approche de quelqu’événement extraordinaire. Ces cris ont jeté le trouble et l’effroi dans l’âme du bandit. 
     —Que’est-ce? d’où vient ce bruit? dit-il à Pierre qui entrait en ce moment, et laissant retomber sur le plancher, froide et pesante, la tête du cadavre qu’il soutenait encore. 
     —D’où vient ce bruit? répéta-t-il avec anxiété. 
     —Rassurez-vous, commandant… ce n’est rien… ce sont nos compagnons qui arrivent. 
     —Ah! je redoutais avec surprise. Ce sont nos compagnons, dis-tu? tant mieux! va les recevoir, Pierre, va! je te suis à l’instant. 
     —Pas dans cet accoutrement, au moins, dit Pierre, ils auraient peine à reconnaîitre en vous leur chef. Tenez, reprit-il en déposant sur une chaise un paquet soigneusement clos, tenez, voici votre costume que je vous apporte. Il faut que vous soyez beau, mon commandant, car la fête sera belle, j’espère… 
     —C’est bien, va… reprit le jeune homme en le congédiant d’un geste de la main, va, je vous rejoins. 
     En un clin-d’œil il échangea son costume de matelot contre celui de capitaine de pirate. Mais avant de franchir le seuil qui les séparait de la troupe, il jeta un dernier regard sur celle qui gisaità ses pieds. 
     —Pauvre femme! dit-il, allons! quoi qu’il arrive, je tiendrai ma promesse.

VI.
DÉVOUEMENT

     Un homme se précipite dans la cabine de la jeune fille: de ses bras nus et musculeux il l’enveloppe, l’enlève et la jette plutôt qu’il ne la dépose sur le pont où ses compagnons se livraient, après le meurtre, aux transports d’une exécrable orgie. Ils s’arrachaient les uns aux autres des bouteilles de vin, dont ils brisaient le gouleau de leurs poignards sanglants, et quand les vases étaient épuisés. ils les rejetaient ave rage et demandaient encore du vin! 
     Le sang les avait altérés. 
     —Du vin! crièrent-ils au nouveau venu, du vin! 
     —Du vin! répondit celui-ci, il n’y en a plus; mais, ajouta-t-il en montrant le corps inanimé de la jeune fille, mais voilà de quoi apaiser notre soif. 
     —A nous la belle! 
     Mais au milieu de ces éclats de voix, une autre voix semblable à la foudre gronda par-dessus la leur et fit cesser le tumulte. 
     —Silence! avait-elle dit, et comme quelques-uns murmuraient encore: 
     —Le premier d’entre vous qui osera porter une main sacrilège sur cette jeune fille, n’aura plus soif, je le jure, ni de vin ni de plaisir. 
     Et chacune de ses mains reluisait le canon d’un pistolet. 
     Quel était donc cet homme qui, au milieu de l’ivresse d’un banquet infernal, avait gardé une sage retenue? quel était cet homme qui, placé là, comme hors de sa nature, s’opposait ainsi aux désirs impudiques de ses compagnons et protégeait de son ascendant invincible celle qu’il avait faite orpheline? 
     Ce cœur n’était donc pas tellement endurci et corrompu qu’il n’y eût accès à la pitié! ou bien, cette existence ne lui convenait pas! C’était peut-être un résultat du malheur ou des circonstances qui l’avait mis là où il était. 
     Après avoir maîtrisé les transports insensé de ses compagnons: 
     —C’est assez vous livrer aux attraits des plaisirs, leur dit-il, le jour commence à poindre, le temps presse; allez recueillir le fruit de notre capture, en récompense de votre zèle et votre courage, toutes les richesses du bord, et pour ma part du butin, je ne veux que cette fille. 
     —Je comprends, dit Pierre, en touchant du coude son voisin de droite. 
     Celui-ci regarda d’un air hébété et d’une voix rauque et avinée: 
     —Que comprenez-vous, lieutenant? 
     —Que le commandant a fort peu bu et fort peu mangé. 
     —C’est que notre repas ne le ragoûtait pas. 
     —Du tout, c’est qu’il voulait au contraire savourer le morceau délicat qu’il tient en ce moment. Oh! si notre règle de Compagnie m’eût permis d’emmener Mme Flecher à San-Antonio! Nous eussions joué souvent à l’écarté… Quelle femme! c’est qu’elle était très forte à l’écarté, Mme Flecher. J’en sais quelque chose, moi! 
     Le sifflet du capitaine fit taire ce propos obscène, qui excitait les transports de cette bande joyeuse, c’était le signal du départ. 
     —Allez, dit-il, hâtez-vous, que dans un quart-d’heure vous soyez prêts à partir. 
     Arrêtez, dit l’un d’eux au moment où tous allaient se rendre à l’injonction de leur chef, arrêtez, compagnons! si la fortune nous favorise aujourd’hui, c’est à l’adresse du capitaine que nous en sommes redevable. Pour reconnaître à notre tour ses services et son dévouement, je vous propose d’emmener cette capture eu sein de notre retraite, et puisqu’il y attache quelque prix, de lui laisser la vie à condition qu’elle devienne sa maîtresse. 
     —Bravo! fut le cri unanime qui suivit cette proposition. 
     Mais le chef réprima cet élan. 
     —Est-ce ainsi, leur dit-il, que vous restez fidèles à nos principes? Loin de vous remercier, je devrais punir le téméraire qui m’ose proposer une lâcheté. 
     Et d’un geste impérieux, il réitéra son ordre: les bandits s’éloignèrent pour commencer le pillage. 
     L’agitation du commandant n’avait point échappé au regard subtil et scrutateur de Pierre. Il pensa que la jeune fille avait soulevé les sympathies du chef; ce soupçon se fortifiant dans sa pensée, il résolut à tout prix, de s’éclairer. Profitant de l’obscurité qui l’enveloppait, il se blottit contre les sabords du navire et comme le reptile immonde qui se glisse dans l’ombre et le silence pour surprendre et saisir sa proie, il attendit patiemment l’issu de la scène qui allait se dérouler devant lui, afin de verser plus tard, parmi les siens, le poison funeste de la discorde. 
     —Ah! se dit-il à lui-même, si Fernando nous trahissait!… 
     Celui-ci souleva la tête de la jeune fille, il la regarda pendant quelques instans s’un air pensif; puis: 
     —Elle ne m’entend pas, dit-il. Pauvre enfant, comme elle a dû souffrir! 
     Il tira de son sein un médaillon d’or enrichi de pierreries. Ce médaillon contenait une miniature de femme dont il comparait les traits avec ceux de la jeune fille. 
     —Quelle ressemblance! s’écria-t-il, c’est frappant de vérité! 
     Puis, comme si cet examen eût réveillé quelque douleur secrète, il déposa un chaste baiser sur le front glacé de l’orpheline. 
     Le bruit d’un marteau se fit entendre au-dessous d’eux; des cris de joie le suivirent. 
     Ses compagnons venaient de briser le coffre-fort qui contenait les cent quatre-vingte mille dollars; et ils se réjouissaient à la vue de cet amas d’or et d’argent étalé devant eux. 
     Le capitaine tressaillit. 
     —Voici l’instant de la sauver, ou de mourir avec elle. 
     Il s’empara d’Althée qui, privée de ses sens, ne lui opposait aucune résistance, et chargé de ce fardeau, il s’élança vers la proue du navire. Une barque y était attachée: à l’aide d’une corde il y descendit la jeune fille, et de son poignard brisa les liens de la frêle embarcation. 
     Puis, quand il la vit s’éloigner, doucement bercée par les flots:
     —Maintenant, Dieu te protège, dit-il, j’ai tenu mon serment!
     Et comme il replaçait dans son sein le médaillon qui en était sorti et qui battait à chaque mouvement de son corps, sur les boutons métalliques de sa veste bleue:
     —Oh! ma mère, dit-il en y portant un dernier regard, ma mère es-tu contente?… Il fut rejoindre ses compagnons.
     Pierre s’avança vers lui.
     —Commandant, la prise est bonne, ainsi que vous nous l’avez annoncée. Mais avant de partir, il serait prudent de faire la levée des cadavres.
     —Pourquoi donc?
     —Pour voir si le compte y est et pour faire disparaître toute trace de notre visite, tout indice qui put nous compromettre.
     —J’y songeais, Pierre, reprit le capitaine. Mais le moyen que tu propose ne vaut pas le mien. Aussitôt il donna un ordre qui sembla étonner les bandits, mais auquel ils se hâtèrent pourtant d’obéir.
     Une heure après, une goélette de sombre apparence dirigeait sa marche vers un îlot connu depuis sous le nom de San-Antonio, mais elle n’était encore qu’à peu de distance du Charles, quand une immense clarté embrasa l’horizon et fut immédiatement suivi d’une forte détonation. Le Charles avait sauté, ses débris encore fumants avaient disparu engloutis dans les profondeurs de l’abîme.
     A quelques milles, du côté opposé, un vaisseau se rendant à la Nouvelle-Orléans, venait de rencontrer une barque, et dans cette barque une jeune fille évanouie. On lui prodigua les soins que réclamait son état; bientôt après, elle revint à la vie.
     On la questionna sur les malheurs qu’elle paraissait avoir enduré.
     Elle ne répondit que par un sourire convulsif. On lui parla de sa mère. A ce mot, elle s’arracha des bras qui la retenaient, et tombant à deux genoux, les mains croisées sur sa poitrine haletante:
     —Grâce pour elle! dit-elle, grâce! prenez ma vie, sauvez ma mère!
     —Pauvre enfant, pensait-on, elle est folle.
     Elle était folle en effet.
     Ce drame horrible dont elle avait été témoin, se représentait plus horrible encore à son imagination frappée.

(A continuer)


Le 9 août 1843, no. 3,822
 


VII.
SAN ANTONIO

     L’aspect sauvage et repoussant de San Antonio, offrait aux pirates un asile assuré contre les poursuites des vaisseaux équipé pour en purger le Golfe. 
     L’abord en est, difficile, à cause des broussailles, des lianes qui y croissent et qui semblent être le repaire de reptiles dangereux et immondes. Le sol peu élevé et presqu’au niveau de la mer, paraît stérile et peu propre à la culture. 
     Mais que ces apparences sont trompeuses! à mesure que l’on avance dans l’intérieur de l’île quel changement prodigieux s’opère à chaque pas! Que la nature est belle dans ses œuvres! qu’elle est sublime dans ses mystères! 
     Ici, des prairies verdoyantes, riches de fleurs, dont l’éclat pourpreux rejaillit xau [félix] de l’astre du jour: là, mille ruisseaux dont l’onde pure se filtre avec un doux bruissement au travers des roches qui parfois la resserrent: plus loin, des allées magnifiques bordées d’arbres et projetant autour d’eux une ombre bienfaisante, les uns courbés sous le poids de fruits délicieux et variés; les autres, peuplés d’oiseaux divers dont le gazouillement s’élève somme une douce harmonie dans les aires. Tel est le tableau qui s’offre à mes regards. Tel est le nouvel Eden qu’habite la bande de Fernando le pirate. Des tentes, semblables à celle sous lesquelles reposaient jadis ces guerriers que Dieu avait marqué du doigt pour la délivrance de la Terre-Sainte, s’élevaient de distance en distance. 
     Elle étaient recouvertes d’une toile imperméable aux torrents de la pluie comme aux rayons du soleil. L’une d’elles, richement ornée de bandelettes de mille couleurs, était sans doute la demeure du chef de ces lieux. 
     Les brigands, réunis à l’ombre d’un vaste chêne, s’entretenaient des événemens de la veille. 
     Les uns, mollement étendus sur le gazon fleuri, savouraient l’épaisse et noire fumée qu’ils aspiraient tour-à-tour d’un énorme calumet. Les autres, moins négligents et plus soigneux, s’occupaient à polir et à affiler leurs couteaux, en attendant une occasion favorable de s’en servir. 
     —Savez-vous ce qui arrive? demanda tout-à-coup l’un de ces bandits en affectant un air mystérieux, qu’il savait devoir intriguer ses camarades. 
     —Quelque coup de fortune comme celui d’hier. 
     —Tu n’y es pas. 
     —Quelque navire que tu auras aperçu rôdant autour de nous, et que tu t’imagines être la pour nous donner la chasse, ou bien pour nous veiller comme un chat veille une souris. N’est-ce pas cela, Jean? 
     —Tu n’y es pas. 
     —Je sais ce qui t’arrivera, moi, si tu commences ton bavardage habituel, c’est que tu ne pourras ôter les taches de sang que je vois sur ton poignard. 
     —Je les ôterai quand je voudrai, reprit Jean, irrité de la remontrance de son nouvel interlocuteur, et pour cela, je n’aurai qu’à le plonger dans ta poitrine et le fourbir de ton sang, je te jure que tout disparaîtra. 
     —C’est ce que nous allons voir, reprit l’autre en se dressant de toute la hauteur de sa taille colossale. 
     La lutte allait être sanglante, les deux antagonistes, se mesurant de l’œil, s’élançaient déjà l’un contre l’autre, poussés plutôt par un sentiment de curiosité que de compassion naturelle, intervinrent à temps et réussirent à calmer les parties. 
     —Allons, Bernard, dit l’un des pacificateurs, s’adressant au colosse, couche-toi et dors, su tu n’as rien de mieux à faire. 
     Celui-ci, fixant toujours son adversaire, haussa les épaules en signe de pitié et sa laissa tomber lourdement sur l’herbe. 
     —Et toi, Jean, achève ton histoire, et surtout sois bref. 
     Ce dernier se recueillit un instant, et ’dune voix encore émue par la colère: 
      —Nous sommes trahis! s’écria-t-il.
     —Trahis! dis-tu?
     —Et les brigands, saisis d’étonnement et de crainte, se rapprochèrent du narrateur. Ceux même qui jusqu’ici s’étaient montrés les plus insouciants, lui prêtèrent une vive attention.
     —Trahis! répéta Jean, oui, lâchement trahis!
     —Mais par qui donc?
     —C’est ce que vous ne devineriez jamais.
     —Serait-ce notre lieutenant Pierre?
     —Pierre! allons donc, il en est incapable.
     —Je parie que c’est ce vaurien de Fidélio, cet enfant que notre chef a sauvé du massacre pour en faire son esclave.
     —C’est mieux que cela, dit Jean.
     —Alors, c’est donc…
     Le pirate n’eut pas le courage d’achever.
     —Eh bien! oui, tu l’as deviné, ce n’est pas l’esclave, c’est le maître qui nous trahit tous.
     —Fernando! s’écrièrent tous les bandits à la fois. Ils étaient consternés.
     —N’avais-je pas raison de vous dire, s’écria Bernard en se levant sur son séant, n’avais-je pas raison de dire que ce brute de Jean avait le cerveau malade.
     —Ce que j’avance, camarades, est la plus exacte vérité. Le capitaine, amoureux sans doute de la jeune et jolie fille du bord, non content de la soustraire à nos désirs, a profité de notre absence pour favoriser sa fuite.
     —C’est une infâme calomnie, reprit Bernard; j’étais là présent sur le pont, quand notre chef, après avoir eu un colloque avec sa belle maîtresse, lui a loyalement expédié son passe-port pour l’autre monde. Et même, en signe d’adieu, il lui a donné un baiser qui retentit encore à mon oreille.
     —Tu étais ivre, misérable!
     —Tu mens.
     —Je vais t’apprendre à vivre, dit Jean, qui, s’étant emparé d’une roche, la lança avec rage contre son adversaire, qu’il n’atteignit pas.
     —A mon tour, reprit celui-ci, voyons su tu sais mourir en brave.
     Et dirigeant contre son antagoniste le canon d’un pistolet, il lâcha la détente. la balle n’arriva pas à son but, et fut frapper un des spectateurs paisibles de cette scène; et comme les hurlemens du blessé fatiguaient les bandits et troublaient leur entretien, quelques-uns l’emportèrent et jugèrent convenable de lui infliger le remède du pirate. Ce remède tout-puissant terminait les souffrances avec la vie.
     Un homme d’une stature élevée et d’une physionomie sinistre, portant une marque distinctive à son chapeau rond et à larges bords, a soulevé la riche draperie qui le séparait de l’enceinte de la tente du chef. Un adolescent qui comptait à peine quinze printemps, s’offrit à ses regards. Il était assis sur une escabelle, couverte d’une étoffe écarlate brochée de fil d’argent, et s’occupait à jouer plutôt qu’à nettoyer la poignée dorée du sabre de son maître. A l’aspect du nouveau venu, Fidélio se leva en signe de déférence.
     —Esclave, que fait Fernando.
     —Lieutenant, il repose, répondit l’enfant en désignant de l’index une alcôve située dans l’enfoncement et fermée par de vastes rideaux.
     —Encore! Et l’astre qui nous éclaire est déjà au milieu de sa course.
     —Les travaux d’hier ont épuisé ses forces, la fatigue l’accable, reprit Fidélio.
     —Les travaux! dit Pierre avec dérision. C’est à nous qu’il a laissé le soin et le fardeau de l’expédition, tiens! regarde son poignard, il n’a même pas une seule tache de sang! Il n’a fait que présider au massacre, nos bras seuls ont frappé, et pourtant il recueillira la plus grande partie du butin, lui.
     —Tu te trompes, Pierre! dit une voix forte et sonore qui rendit immobiles les deux acteurs de cette scène. C’était Fernando qui parlait ainsi: Tu te trompes, j’ai déjà recueilli le fruit de mes peines.
     —Que voulez-vous dire, demanda le lieutenant étonné.
     —Ne te souvient-il pas de cette jeune fille que j’arrachai aux transports frénétiques de mes soldats, alors que tu vins la leur offrir comme une vile proie.
     —J’ignorais qu’elle eût fixé les regards compatissans de notre chef.
     —Que signifie un tel langage.
     —Vous le saurez plus tard.
     —A l’instant je l’ordonne
     Et d’un bond il s’élança sur Pierre. Celui-ci répondit:
     —Capitaine, cette fille fut par vous protégée en dépit de nos règles de compagnie. En un mot des soupçons fondés vous accusent de trahison.
     Fernando se mordit les lèvres de rage et un sourire convulsif agita ses traits.
     —Qui t’amène? dit-il d’une voix rauque et concentrée.
     —Pouvez-vous l’ignorer?
     —Ah! c’est trop d’insolence, reprit le chef, et sa main armée de sa terrible épée la levait foudroyante sur la tête de Pierre. Celui-ci demeura impassible. L’enfant se jeta entr’eux et son regard suppliant s’était tourné vers Fernando. La colère de ce dernier s’appaisa.
     Le lieutenant obéit et répondit:
     —La constitution qui nous régit et que vous avez approuvée et signée de votre sang et à laquelle vous devez comme nous respect et soumission, porte: "Si le chef se rend coupable de trahison en protégeant la vie d’un captif, il comparaîtra devant un conseil de cinq soldats de sa bande, présidé par le lieutenant, et sera jugé de la manière et dans les formes ci-prescrites, après avoir été préablement dépouillé des insignes de son autorité."
     —Après, reprit Fernando d’une voix étouffée. Le lieutenant poursuivit:
     —"Si le chef est déclaré innocent de la charge portée contre lui, son accusateur sera pendu et attaché à un arbre pour servir de pâture aux animaux carcassiers. En cas de culpabilité, le chef sera mis à mort."
     Un cri déchirant se fit entendre. Le jeune esclave était tombé sans connaissance aux pieds de son maître. Fernando le releva avec bonté et le serra affectueusement dans ses bras.
     —Achève, dit-il au lieutenant. Celui-ci continua.
     —"Jusqu’au moment du jugement l’accusé sera séquestré dans un lieu destiné à cet effet et privé de toute connexion avec ses semblables. Le lieutenant seul est chargé de l’exécution de ces règles."
     —Bien! est-ce tout? demanda le chef.
     —Non. Je n’ai point encore répondu à votre question. M’y voici: capitaine, votre épée.
     Fernando se dépouilla de ses armes, détacha la médaille d’or qui brillait sur sa poitrine, et arrachant le plumet rouge de son chapeau, il remit ces insignes sacrés à Pierre. Ce dernier reprit.
     —Fernando, le conseil appelé à te juger s’assemblera dans une heure. Cette chambre où tu as régné en maître est la prison que je te donne.
     —Et quel sera mon accusateur?
     —Moi! dit Pierre; puis s’adressant à l’enfant dont les sanglots trahissaient l’émotion de son âme:
     —Esclave! lui dit-il, suis-moi.
     Fidélio baissa la tête et suivit l’injonction de son nouveau maître.
     L’homme, dans sa nature, est plein de force et de courage. Les dangers les plus imminents, il les affronte hardiment, dussent-ils l’entraîner, à sa perte. Mais il faut que les épreuves auxquelles il est soumis soient courtes. Vaincre ou mourir, telle est sa maxime. Son âme indomptable brave la mort ou fléchit sous le poids d’une longue agonie. Le malheur l’abat sans l’énerver: c’est un chêne que la tempête brise ou c’est un roseau qu’un vent léger ploie.
     Ainsi, Fernando, que la mort avait tant de fois respecté dans les combats et que la victoire avait sans cesse abrité sous son aile, Fernando, tombé du faîte de sa grandeur, gémissait dans as solitude des maux qui le frappaient. Fernando, jusqu’ici sourd aux prières et aux larmes des infortunés que le sort livrait à son glaive, Fernando le pirate, Fernando versait des pleurs…
     Un sourd gémissement s’échappa de sa poitrine oppressée, sa voix murmura un nom…
     —Fidélio… où es-tu? Et du regard il cherchait son esclave et ne le rencontrait pas. Ses sanglots redoublèrent.
     Il est si doux au cœur qui souffre de s’épancher dans le sein de quelqu’un, ce quelqu’un fût-il d’une condition inférieure. L’adversité nous rend tous égaux. Soudain ses larmes se tarirent, ses traits décomposés reprirent leur sérénité première. Il se leva d’un mouvement spontané et se trouva face à face avec un jeune homme qui venait de pénétrer mystérieusement dans sa prison. Ce jeune homme, c’était Fidélio.
     A son aspect, le cœur de Fidélio bondit de joie.
     —C’est toi, dit-il à l’enfant; je t’attendais.

(A continuer)


10 août 1843, no. 3,823
 


VII.
SAN ANTONIO. (Suite)

     Celui-ci déposa sur une table le repas de son maître qu’il apportait, et après l’avoir considéré quelques instants d’un air pensif: 
     —Vous souffrez, lui demandait-il, répondit Fernando; n’es-tu pas là, près de moi? et l’attirant doucement à lui, tous deux se tinrent long-temps embrassés. 
     —Enfant, le malheur est contagieux: dégage ton sort du mien, il en est temps encore… Va! abandonne-moi.
     —Jamais! s’écria l’enfant 
     —Tu m’aimes donc bien pour vouloir mourir plutôt que de me laisser. 
     —Ne vous dois-je pas la vie; et depuis que vous m’avez arraché au glaive meurtrier de vos soldats, ne m’avez-vous pas tenu lieu de père?
      —Oh! quels souvenirs tu fais naître en moi.
     —Silence! s’écria Fidélio.
     Le lieutenant venait de soulever la tenture qui la séparait des deux amis. Une joie féroce brillait sur son visage. Il se réjouissait de la chute de Fernando parce qu’elle lui servait de marche-pied à la fortune. Bientôt tous ses vœux allaient être comblés… quelques instans encore, et les pirates allaient reconnaître en lui leur nouveau capitaine. Déjà, sur sa poitrine, brillait la croix d’or du chef; déjà il avait adapté à son chapeau la plumet rouge autour duquel se ralliait, la veille encore, la bande victorieuse de Fernando.
     Il ne s’attendait pas à voir son ancien chef vaincu par la souffrance, à lire dans les plis récents de son front les traces de la douleur, et cette vue plus encore que son triomphe faisait battre son cœur d’orgueil et de plaisir.
     —Fernando, dit-il, le conseil est assemblé pour décider de ton sort ou du mien. Bannis tout espoir de salut, car la déception serait amère. Ton crime est dévoilé et pas une voix en s’est élevée pour te défendre, comme il ne s’en trouvera pas une pour t’absoudre. Fernando n’a point répliqué. Il avait écouté froidement les menaces du bandit.
     —As-tu quelques dispositions à faire! Hâte-toi, l’heure va sonner.
     —Oui, a répondu l’ex-capitaine; et tirant de son sein un médaillon, celui qui ne le quittait jamais:
     —Prends ceci, Fidélio; reçois-le comme un gage de mon amitié toi; c’est le seul bien que je possède encore; c’est à lui que je confiais mes plus secrètes pensées; c’est lui qui me consolait de mes angoisses et soutenait mon courage au milieu des combats; c’est le seul être dont j’aie connu l’amour. Prends ce portrait; mais avant de m’en séparer, oh! laisse-moi lui dire un dernier adieu… Il le baisa respectueusement et il murmura en pleurant:
     —Adieu, ma mère!
     Il le remit à l’enfant, qui pleurait aussi; puis s’adressant au lieutenant, dont le cœur d’airain n’était point ému:
     —Marchons, dit-il, je vous suis.
     Ils sortirent tous trois.
 


VIII.
ALTHÉE

     Reportons-nous maintenant sur les bords du vieux Meschacébé. Une foule y était déjà accourue pour assister à un spectacle étrange et nouveau. Ce n’était point un de ces mille riens qui excitent la curiosité frivole de presque tout le monde. Ce n’était point un jongleur, dont les tours facétieux soulèvent des applaudissements et des huées. Ce n’était point un ménétrier faisant danser un singe aux sons aigus du chalumeau et de la serinette. Ce n’était point des chiens donnant la chasse aux rats. Hélas! c’était un de ces événements qui glacent d’épouvante et rendent immobiles ceux qui en sont les spectateurs. 
     C’était une jeune et belle fille qui, pâle comme les vêtemens blancs dont elle était vêtue, laissant tomber sur ses épaules à demi voilées les flacons de sa chevelure d’ébêne, semblait un ange prêt à s’envoler vers les régions éthérées. 
     On eût dit, à la voir ainsi, debout sur la dunette du navire qui venait de mouiller en notre port, que sa seule présence annonçait le malheur, et quand parfois elle levait ses mains d’albâtre vers le ciel, on eût dit qu’elle implorait la vengeance de Dieu et des hommes. La multitude alors émue, inquiète, s’agitait, se heurtait, se ruait mais sans trop savoir pourquoi. On s’interrogeait mutuellement; on se faisait part de ses conjectures, de ses craintes. Enfin, on apprend la terrible catastrophe du Charles et la fuite de la jeune fille miraculeusement échappée aux mains des brigands. Des cris de rage ont retenti soudain au récit de cette désastreuse nouvelle. Des hommes pleins de courage et de prudence ont pris les armes, résolus de mourir ou de venger les droits sacrés de l’humanité si ouvertement violés, si outrageusement foulés aux pieds. 
     Un jeune homme a percé la foule, d’un bond il a franchi l’espace qui le séparait de la jeune fille. 
     —Althée! ma sœur, s’est-ilécrié en la pressant dans ses bras et en la baignant de ses larmes. 
     Le visage de celle-ci devint pourpre, ses grands yeux noirs s’ouvrirent égarés… elle sourit et repoussa son frère. 
     —Ne me reconnais-tu pas? je suis Edouard, je suis ton frère. 
     —Vous, mon frère? dit-elle. Oh! non; j’en avais un, mais ils me l’ont tué. J’avais aussi une mère, une bonne mère… ils ont tout massacré. On ne m’appelle plus Althée… je suis la pauvre orpheline. 
     —Grand Dieu! disait Edouard, merci de moi! Ma sœur, ta tête s’égare… Viens; suis-moi. 
     —Ne cherchez pas à m’abuser encore, je vous l’ai dit, je n’ai plus de famille, je suis la pauvre orpheline.
     Et comme les sanglots d’Edouard redoublaient:
     —Vous pleurez? seriez-vous malheureux?
     —Viens, reprenait le jeune homme abîmé de douleurs. Il lui prêta l’appui de son bras et, en les voyant, la foule s’écartait avec respect et disait tout bas:
     —Place à la folle!…
     Une voiture les conduisit à la nouvelle habitation qu’Edouard Champlot venait d’acheter et qui se trouvait située à trois lieues environ au-dessous de la ville.
     Edouard avait pensé que la solitude et le calme de la campagne auraient occasionné un changement favorable à la santé d’Althée, mais hélas! chaque jour l’état de sa sœur empirait. Souvent au crépuscule il la surprenait agenouillée, les mains croisées sur sa poitrine et les yeux humides de pleurs et élevés vers le Ciel. Elle semblait plongé dans une méditation profonde, et souvent elle s’écriait:
     —Ma mère, où êtes-vous? Venez, Althée vous appelle… puis, elle écoutait la brise qui se jouait dans le feuillage des arbres, où le ramage des habitants de l’air qui fôlatraient au-dessus de sa tête sur les branches d’un acacia en fleurs. Parfois, on la voyait rieuse, les traits empreints de la gaîté et de l’innocence de ses beaux jours, courir dans la prairie, et de ses jolis doigts tresser une couronne de fleurs blanches fraîchement cueillies, et la poser avec grâce sur ses cheveux d’ébène. Elle adaptait à son côté un bouquet de jasmin. Ses charmes de 18 ans étaient à peine voilées par une gaze légère; ses joues se coloraient d’un air vif incarnat, belle comme une fiancée, elle allait au-devant de son frère, et sa voix timide murmurait: Arthur! Arthur! Oh! que d’amour dans ce nom prononcé par cette voix si douce. Que d’espérance dans ces regards animés du feu de la jeunesse:
     —Arthur? lui répondait Edouard, il va venir, je l’attends.
     —Il y a long-temps que je l’attends aussi.
     Et sa gaîté faisait place à une sombre rêverie.
     —Il ne m’aime plus, pensait-elle, ah! c’est que je souffre… pourtant je l’aime encore… oui… toujours…
     Un domestique vint prévenir son maître de l’arrivée du médecin que l’on avait été quérir.
     C’était Arthur de Bellegarde.
     Edouard fut au-devant de son ami et lui fit, en peu de mots, le récit de ses infortunes auxquelles ce dernier prit une vive part.
     Il entra dans le salon et fut s’asseoir sur le divan près de la jeune fille qui, à son entrée, ne s’était point émue. Il prit sa main; elle était brûlante. Il la considérait non pas avec la regard d’un amant craintif, mais avec le regard scrutateur du médecin qui étudie le siège du mal pour y appliquer un remède salutaire.
     —Althée! dit-il, c’est moi, c’est Arthur.
     A ce nom, la pauvre fille tressaillit et retira vivement sa main.
     —Arthur, où est-il? je le cherche et ne le voit pas.
     Sans lui répondre, celui-ci se mit au piano. Ses doigts préludèrent les accords d’une romance bien connue de la jeune fille; ses traits décomposés s’animaient d’une expression singulière à mesure qu’il en disait les couplets. Cette romance, la voici:

(Premier couplet.)
J’avais juré, cruelle Althée,
Dans ma douleur,
De te bannir de ma pensée
Et de mon cœur.
Hélas! le feu qui me dévore,
En te voyant,
Me prouve que je t’aime encore:
Je t’aimais tant.
(Second couplet.)
Mon seul espoir sur cette terre
N’est-ce pas toi?
Ah! prends pitié de ma misère,
Reviens à moi.
Mais hélas! tu me fuis, cruelle,
Et cependant
Je ne saurai t’être infidèle:
Je t’aimais tant!
(Troisième couplet.)
Oui, malgré ton indifférence,
Je veux t’aimer.
Heureux un jour, si ma constance
Te peut toucher.
Va! ne crains pas que je t’oublie
un seul instant.
Plutôt cent fois perdre la vie:
Je t’aime tant!

    —Arthur! c’est toi… oui, c’est bien toi. Je t’aime! s’écria-t-elle en s’élançant dans les bras du jeune homme. Ses lèvres brûlantes se collèrent un instant sur celle de son amant. Son cœur battait à briser sa poitrine; ses yeux étaient égarés. La fièvre lui prêtait des forces… Le délire avait saisi sa proie! 
     —Cette crise dura moins d’une minute. Arthur la replaça doucement sur le divan où elle était assise. 
     Un moment on crut qu’elle avait recouvré sa raison, mais l’éclair avait brillé: l’espérance avait disparu avec lui. 
     —Edouard, dit Arthur, Dieu seul peut opérer le miracle de sa guérison: mes soins sont désormais superflus. 
     —Ma pauvre sœur! Elle est perdue… 
     —Peut-être une forte émotion lui rendrait l’usage de ses sens. Adieu, ajoûta-t-il en serrant la main d’Edouard, adieu, le médecin n’a plus rien à faire ici; mais l’ami reviendra. 
     —Que ce qui vient de se passer entre nous soit un secret éternel. 
     —L’honneur de ma profession m’en fait un devoir. Ils se séparèrent. 
     —Dieu seul peut la sauver, pensait Edouard; l’art est stérile. Ma sœur, comme elle souffre… et ses maux ne sauraient être soulagés. Arthur l’abandonne, l’ingrat! Mais non, je suis injuste; pourquoi faudrait-il qu’il associât son sort à celui de ma sœur. La vie s’ouvre devant lui, belle, radieuse. Sa profession est noble, lucrative. Il peut choisir une autre compagne dont les soins, les prévenances, la tendresse effaceront de sa mémoire le souvenir de la pauvre folle. Mais moi, je serai là, près d’elle, je lui consacrerai tous mes instans. J’emploierai ma fortune à satisfaire ses désirs, ses innocens caprices, et peut-être qu’un jour… hélas! ce jour est bien lointain encore. Oh! mon Dieu, je t’implore, toi qui es à la fois l’arbitre de la vie et de la mort: rends-moi ma sœur; que ta bonté m’exauce; que ta puissance enfante un miracle… En ce moment un bruit sourd, semblable à la foudre qui gronde au loin, se fit entendre.
      —C’est le canon, dit Edouard, quel est ce signal.
     Un autre coup aussi sinistre succéda au premier, un troisième au second.
     —C’est une alarme.
     Les nègres de son habitation accoururent épouvantés annoncer à leur maître le débarquement de forces anglaises.
     —Ciel! s’écria Edouard, mes pressentimens ne me trompait pas. Oui, c’est un miracle qui se prépare aujourd’hui, 18 décembre 1814.

(A continuer)


14 août 1843, no. 3,826

IX.
L’ENTRETIEN (Suite.)

     —Ainsi Jean, tu dis que nos compagnons ont ajouté foi à tes discours? Ils croient Fernando coupable de l’accusation intentée contre lui? 
     —Ils en sont convaincus, mon lieutenant, et sans ce damné de Bernard, Fernando, à l’heure qu’il est, aurait subi sa peine. 
     —Et moi, je serai chef, dit Pierre qui ne put maîtriser l’élan de son fol orgueil. 
     —Cet homme nous portera malheur, reprit Jean après un moment de silence; je le connais, il est aussi implacable dans ses vengeances que fidèle et dévoué à l’amitié. 
     —Il faut nous en défaire. 
     —Oui, mais comment? Bernard est un roc contre lequel nos poignards se briseront. C’est l’adresse et la force unies ensemble; et, s’il n’est pas aimé, à coup sûr on le craint. 
     —Tu te trompes, Jean; si cet homme a jamais exercé quelqu’influence sur l’esprit de nos compagnons, c’est qu’alors la main toute puissante de Fernando le [craig]nait. Aujourd’hui que cet appui lui manque, il tombera. 
     —La preuve que je dis vrai et que je ne me trompe pas d’une syllabe, c’est ce qu’il osa faire lors de la prise de la goélette qui vint échouer sur nos plages. Elle s’appelait… attendez donc. C’est qu’il y a dix ans de cela, et ma mémoire peut être en défaut. Elle s’appelait. 
     —N’importe! dit Pierre impatienté. 
     —C’est juste [que] le nom ne fait rien à l’affaire. Il vous souvient pourtant que nous accostâmes cette goélette sans éprouver de résistance; ce qui nous fit croire qu’on nous tendait un piège. Il n’en était rien. Une fois à son bord, nous vîmes à genoux devant nous un troupeau de femmes et d’enfans qui nous criaient: Merci!! mais la merci de notre premier chef, Antonio, (que satan ait son âme en ses bonnes grâces) sa merci, dis-je, c’était la mort. Eh! quelle mort! 
     "Enfans, nous dit-il, je ne veux pas que vous souilliez vos poignards du sang de ces femmes, et puisqu’il faut qu’elles meurent, tuons-les, mes braves, à force d’amour et de plaisir." Puis, pour nous donner l’exemple, il s’empara d’une jeune et jolie fille d’Afrique, à la peau brûlée du soleil. Mais comme il allait triompher de la résistance qu’on lui opposait et qu’il allait assouvir sa passion, un coup de poignard l’étendit mort aux pieds de l’esclave noire. C’était un enfant de seize ans qui s’annonçait ainsi. Cette audace inouïe a ranimé le courage abattu des captifs, tandis qu’il a semé la consternation parmi nous. L’action fut chaude. Cet enfant dont on avait méprisé la faiblesse, nous prouva que son bras était jeune et fort. Il vous en souvient, lieutenant, car c’est le même qui creusa sur votre visage ce sillon que votre barbe touffue ne saurait dissimuler. A ce point du récit, Pierre sourit amèrement et fit voir par là qu’il n’avait que trop bien gardé le souvenir de ces faits. Jean continua: épuisé de fatigue et de carnage, le jeune lion s’abattit entre nos mains, et son regard menaçant nous disait: "Prenez ma vie maintenant, vous l’avez assez chèrement payée." Nous tenions notre proie. La mort de nos compagnons et du brave Antonio allait être expiée par les plus horribles tortures. Qui donc l’a arraché de nos mains? Qui donc a changé nos avis de haine et de vengeance en des transports d’allégresse? Qui donc a fait, de notre plus mortel ennemi, notre chef et notre maître? Qui?… cet homme, ce Bernard dont vous reniez aujourd’hui le fatal ascendant: lui qui, déjà vous a forcé d’ajourner le jugement de Fernando; lui qui, si vous n’y prenez garde, sauvera Fernando, et pour la seconde fois l’arrachera au juste châtiment qu’il mérite. 
     —Par ma tête, il n’en sera pas ainsi. Jean, ton conseil est bon. Va prévenir Bernard que je l’attends ici. 
     —Pourquoi cet entretien? 
     —Tu le sauras plus tard. 
     —Est-ce donc un mystère? 
     —Fais ce que je te dis. 
     —Jean obéit et sortit. A peine avait-il quitté Pierre, que celui-ci décrocha du cadre auquel elle était suspendue, sa dague, dont il examina soigneusement la pointe. 
     —Allons, dit-il, je tenterai les promesse et les séductions, et si ce moyen ne me réussit pas, nous en essaierons un autre plus difficile peut-être, mais plus sûr. 
     Il adapta sa dague à son flanc gauche; puis s’accoudant sur une table ronde, le tête entre ses mains, il sembla plonger dans une profonde méditation. A le voir soudain presser convulsivement son front de ses doigts longs et décharnés, on eût dit qu’il voulait arrêter au passage une pensée funeste qui se faisait jour dans son esprit. Peut-être comprenait-il que son astuce allait échouer devant l’impassibilité de Bernard; peut-être aussi était-ce un pressentiment contre lequel il luttait avec crainte. Quoiqu’il en soit, dès que Bernard parut sur le seuil de la porte, il fut à sa rencontre et lui tendit une main cordiale. Un sourire bienveillant vint effleurer ses lèvres. 
     —Je suis aise de te voir, dit-il au nouveau venu purpris d’un accueil aussi flatteur. Tiens, Bernard, prends ce tabouret; mets-toi là, près de moi, plus près encore; j’ai à te parler longuement de nos projets, de ton avenir. 
     —De mon avenir, dit le brigand étonné de plus en plus. 
     —Oui, de ton avenir. Mais ce que je vais t’apprendre, que ce soit un secret entre nous. 
     —Parlez, je vous écoute. 
     —Il n’est que trop vrai que l’infâme Fernando… 
     —Ah! n’appelez pas de ce nom celui qui pendant dix ans. 
     —Ne m’interromps pas, Bernard. Je conçoism j’excuse même le doute qui s’élève en ton âme: mais si des preuves irrécusables te dévoilaient la trame ourdie pour nous livrer tous au gibet, l’amitié qui te lie à Fernando… 
     —Se changerait en haine et exécration. 
     —Bien, je n’en attendais pas moins de ta franchise et de ta loyauté. 
     —Mais ces preuves irrécusables? 
     —Tu les auras dans quelques jours. 
     —Qui les fournira? 
     —Toi. 
     —Moi? 
     —Les tristes circonstances qui remettent en mes mains l’aviron de nos destinées communes, depuis l’arrestation de notre chef, me forcent à me choisir un remplaçant. Ton zèle, ton activité, ta bravoure et plus encore tes nombreux services, ont fixé mon choix. Acceptes-tu le poste que je te confie et l’amitié que je t’offre. 
     —J’accepte l’un et l’autre, pourvu que le crime de Fernando soit prouvé. 
     —Il le sera, te dis-je. 
     —Et maintenant, qu’attendez-vous de moi? 
     —Où dois-je me rendre? 
     —A la Nouvelle-Orléans. Là, tu y verras une jeune fille sauvée par Fernando. Là, tu y verras la multitude excitée contre nous, courir aux armes pour venger ses malheurs; tu entendras les imprécations dont nous sommes l’objet. Là, tu verras aussi le gibet qu’on nous prépare. Va! 
     —Enfer! s’écria Bernard en s’élançant hors de la tente. Malheur à lui, su tu dis vrai. 
     —A Fernando, maintenant, dit Pierre à Jean qui entrait. 
     Puis, désignant de l’index Bernard qui s’éloignait en toute hâte: 
     —Nous n’avons plus rien à redouter de celui-ci.
 


X.
LE JUGEMENT.

     Sous une tente richement ornée à l’extérieur, mais tendue de noir dans son enceinte, les bandits s’étaient assemblés pour assister au jugement de leur ex-capitaine. Au tumulte qui régnait succéda soudain un silence funèbre que troublait seulement le cliquetis des chaînes, dont l’accusé était chargé. Pierre, inflexible dans sa vengeance, siégeait sur un tribunal élevé à l’extrémité de la chambre. Cinq soldats de la troupe, choisis par lui comme les plus dévoués à sa cause, et les plus mortels ennemis de Fernando, devaient prononcer sur son sort. Hélas! la sentence n’était pas douteuse. Elle était empreinte et se lisait d’avance sur les traits endurcis de ces juges perdus de vin et de débauches. 
     Qu’il était noble cependant, celui qu’on appelait infâme! Que sa prestance seule témoignait en sa faveur! que son regard était fier et assuré. Comme il soulevait avec force les fers dont on l’avait garrotté. Les bandits consternés se disaient tout bas: —Le voilà tel que nous l’avons vu, il y a dix ans, lorsque son bras redoutable semait la mort dans nos rangs. 
     Pierre, dont l’œil scrutateur observait tout ce qui se passait, vit l’impression favorable qui produisait la présence de Fernando sur l’esprit de ses anciens compagnons. Il résolut de distraire leur attention de l’objet qui l’attirait, en interpellant violemment l’accusé, et en lui demandant compte de sa conduite passée. 
     Celui-ci se leva et dit: 
     —Compagnons: Lorsque le sort me fit tomber entre vos mains, et que vous m’appelâtes à vous commander, j’avais les hommes en horreur et voulais me venger des maux dont mon enfance avait été abreuvée. Orphelin, ayant à peine connu les caresses de ma mère, je fus élevé par les soins d’une esclave qui m’en tint lieu. Cette esclave est tombée sous vos coups; alors, l’existence me devint à charge, je résolus de mourir aussi, mais mon courage désarma votre colère. Un de vous m’offrit la vie et le grade dont vous me dépouillez aujourd’hui. J’étais jeune; cette vie me parut belle, j’acceptai vos offres et promis d’être fidèle. Pendant dix ans, je partageai vos dangers au-milieu des combats. Ne reculant devant aucune fatigue, j’épiais et vous livrais les plus riches proies. Telle fut ma conduite jusqu’à l’époque où nous capturâmes le Charles. Il y avait à bord, parmi les passagers, une jeune fille dont les traits me rappelaient ceux de ma mère que je n’ai point oublié et dont j’ai gardé l’image chérie. Je voulus la sauver en dépit de mes serments. La veille de son départ, et sous ses croisées, ma voix lui prophétisait la terrible catastrophe qui devait s’accomplir. Ce fut en vain, elle partit; et je dus alors, pour accomplir mon vœu et la promesse faite à sa mère expirante, violer ouvertement nos règles de compagnie. 
     —Misérable, s’écria Pierre, la mort sera le prix de ta trahison et de ta lâcheté! 
     —Dis plutôt qu’elle est la récompense du dévouement et du courage, la palme du martyre. Les juges se sont levés et le roulement lugubre du tambour s’est fait entendre: c’était la chant de l’agonie. 
     On se rendit sur la place voisine où les brigands se rangèrent en ligne. Le coupable, la poitrine découverte, se tenait agenouillé à quelques pas devant eux. On lui voila les yeux, comme pour l’habituer à la nuit éternelle dans laquelle il allait être plongé. La voix du pirate commandant perça le silence religieux qu’on observait. 
     —Chargez, avait-elle dit. Les soldats obéirent; leurs armes étaient prêtes. 
     C’en était fait de Fernando… quand la sentinelle qui se promenait sur le rivage donna le signal d’alarme.

(A continuer.)


17 août 1843, no. 3,828
 


XI.
REGENERATION. (Suite.)

     Les bandits frappés d’étonnement et de crainte restaient en proie à une perplexité cruelle. En vain la voix du pirate meurtrier leur commandait le feu, ils ne l’entendaient plus, et prêtaient plutôt l’oreille aux cris lugubres et alarmans qu’avait jeté la sentinelle du port et que l’écho multiple des bons voisins répétait sourdement. Soudain, tous redressèrent leurs armes et volèrent au rivage. Un seul était resté auprès du condamné. 
     —A vous la fuite, dit Fidélio, en arrachant le bandeau qui couvrait les yeux de son ami. 
     —Fidélio, s’écria ce dernier en se jetant dans ses bras. 
     —Le temps presse, hâtons-nous de fuir, reprenait l’enfant en se dégageant de l’étreinte de Fernando. 
     —Moi, fuir! non Fidélio, non; ce serait ménager un nouveau triomphe à Pierre. Je resterai là face à face avec la mort qui m’attend et qui ne me fait point peur. 
     —J’ai tenté pour votre salut tout ce que j’ai pu. Maintenant que vous voulez mourir, je ne séparerai pas mon sort du vôtre. Adieu, la mort ne saurait m’épouvanter non plus; adieu, nous nous reverrons là-haut, ajoûta-t-il en s’éloignant. 
     —Arrête! lui cria Fernando, arrête! que vas-tu faire? 
     Mais l’enfant ne l’écoutait plus et gagnait de toute la vitesse de sa course l’endroit où les pirates se trouvaient réunis. Ce qui considéraient ainsi dans l’attente était un sloop ou bâtiment plat, long et étroit, bas de bord et qui fendait à force de voiles et de rames les flots écumeux du Golfe. Il avait arboré un pennon noir en signe de détresse et d’alarme. 
     Oh! disait Jean, la trahison marche vite… c’est l’annonce de notre ruine qu’on nous porte. 
     —Courons punir le coupable, criait Pierre, frappons Fernando. 
     Mais les pirates, sourds à sa voix, allèrent à la rencontre des nouveaux débarqués. 
     —Enfer! s’écria Pierre en voyant l’abandon des siens; les lâches! Allons, c’est dit, j’accomplirai seul ma vengeance. 
     Et comme il allait exécuter son dessein, un coup de stylet le cloua à sa place. 
     —Maintenant, dit Fidélio en retirant du sein du pirate la lame sanglante et meurtrière du stylet qu’il y avait plongée jusqu’à la garde, maintenant que ma tâche est accomplie, courons dévoiler mon crime et leur porter ma tête. 
     —Non, tu n’iras pas, dut Fernando. (Car il avait deviné la terrible résolution de l’esclave, mais était accouru trop tard pour la faire avorter.) Non, tu n’iras pas, et si l’un d’eux ose attenter à tes jours, malheur à lui. 
     Et il se saisit de l’épée que soutenait encore le flanc gauche du cadavre gisant à ses pieds, tentant pour le salut de Fidélio ce qu’il n’avait pas songé de faire pour sa propre défense. 
     Cependant, un de ceux qui montaient le sloop, d’aussi loin qu’il put se faire entendre, avait crié aux pirates: 
     —Compagnons, respectez Fernando, respectez notre chef. C’était Bernard dont le retour inespéré ajoutait encore à l’étonnement des brigands, et qui, dès que l’embarcation eut mouillé au port, s’élança le premier sur le sol mouvant du rivage. Tous l’entourèrent. Chacun lui adressait à l’envie des questions; mais lui, sans y répondre: 
      —Fernando? demanda-t-il vivement. Qu’est devenu Fernando? 
     Son visage exprimait la plus vive anxiété. 
     —Il existe encore. Votre arrivé a suspendu son exécution. 
     —Merci de moi, mes pressentimens étaient vrais. L’infâme Pierre ne m’éloignait, sous un prétexte frivole, que pour mieux exécuter ses projets ambitieux. S’il est un traître parmi nous, c’est lui, n’en doutez pas; lui qui nous vend et qui nous perd. Et s’il fait des châtimens, c’est lui qui les doit subir. 
     —Il n’est plus temps, dit Fidélio qui avait reconnu Bernard et connaissant l’amitié qui l’unissait à Fernando était accouru près de lui, il n’est plus temps: l’infâme Pierre, honteux de ses crimes et pour échapper aux remords de sa conscience comme aux supplices qu’il méritait, vient de terminer lui-même sa misérable existence. 
     —Compagnons, reprit Bernard, lorsque me fiant aux discours trompeurs de notre lieutenant, et pour éclaircir mes doutes sur la culpabilité de notre chef, je me rendais à la Nouvelle-Orléans, je rencontrai à quelques milles de nos plages ce sloop et nos braves amis qui le montaient. C’est eux qui m’apprirent le débarquement des Anglais sur les côtes de notre belle Louisiane, le danger de la patrie, la proclamation du gouverneur de l’Etat, qui accorde amnistie à tout pirate ou condamné qui embrassera la cause et volera à la défense du pays. 
     —Aux armes! s’écrièrent les pirates fiers de la confiance qu’on avait en leur courage. 
     —Mort et exécration à l’étranger qui foule ainsi aux pieds nos droits les plus sacrés. 
     —Vive le Gouverneur! vivent les Légions Louisianaises! 
     —Aux armes! s’écrièrent-ils de nouveau. 
     —Mais, qui nous conduira au combat? demanda Jean. 
     —Fernando seul en est digne. 
     —Vive notre chef! s’écria Fidélio. 
     —Vive Fernando! s’écria la troupe entière avec l’enthousiasme du bonheur, vive Fernando. 
     Et tous furent se jeter aux pieds de celui qui un instant auparavant était agenouillé devant eux pour recevoir la mort. Et tous le suppliaient de seconder leurs efforts et leur dévouement patriotique. 
     —Compagnons, leur dit-il, pénétré d’une douce émotion, chers compagnons, j’accepte le grade que vous m’offrez. Car ma mission est noble et belle tout à la fois. Si, détestante les erreurs d’une jeunesse ardente et passionné, un moment j’ai trahi la foi qui m’unissait à vous, si j’ai rougi de marcher à votre tête, sous l’étendard sanglant de l’Inhumanité. Combien je m’honore aujourd’hui de commander à des braves auxquels la patrie est redevenue chère. Courons laver dans le sang de l’étranger des souillures dont nos cœurs sont tachés. Que ce baptême régénérateur nous rende les droits que nous avions perdus. Amis, jurez-moi si vous échappez au fer de l’ennemi, que vous demeurez fermes et constants dans la voie de la probité, que vous serez encore citoyens vertueux et membres utiles de la société; en un mot, jurez-moi que votre vie future sera le contraste de votre existence passée. 
     —Nous le jurons, s’écrièrent les nouveaux défenseurs de la patrie. 
     —Amis, la gloire nous appelle, et la victoire nous attend, dit Fernando. 
     —Peut-être aussi la mort… murmura Jean.
 


XII.
JANVIER 1815.

     Les fils d’Abion, poussés par l’orgueil, excités par la soif d’une ambition insatiable, déployaient leurs colonnes dans les riches plaines qui bordent le Meschacébé et qui se trouvent à 3 milles environs au-dessous de notre florissante capitale. Plein de suffisance, ils s’imaginaient, ces braves, qu’ils n’avaient qu’à paraître pour jeter la consternation et l’effroi parmi un peuple d’agriculteurs. Qu’ils se trompaient! Aux cris de guerre, ceux-ci avaient abandonné leurs occupations journalières pour punir l’outrage fait à la Liberté. L’aigle a quitté son aire; son cri martial a retenti au milieu des bataillons ennemis, et les a glacés d’épouvante, tandis qu’il couvre de ses ailes protectrices, la tête de ses enfants. 
     Huit Janvier 1815! ô jour à jamais mémorable! jour qui vit naître un peuple de héros! je ne dirai point les merveilles que tu éclairas de ton flambeau. Si l’on ne trouvait dans les annales de l’histoire, les hauts-faits qui signalent au respect des nations, ton souvenir du moins vit à jamais dans tout cœur Louisianais. Et toi qui commandas nos milices Créoles, immortel Jackson, pardonne si je crains, en y touchant, de ternir l’auréole de gloire dont tu ceignis ton front. Un autre, moins glorieux que toi, mais comme toi digne fils de la liberté, a fixé mes regards. C’est lui qui dirige les efforts et seconde la vaillance de ces braves matelots. C’est lui, dont l’épée foudroyante amoncelleà ses pieds ces cadavres anglais. C’est lui, qui d’une main sûre a frappé au cœur le chef ennemi, tandis que celui-ci, monté sur un coursier richement caparaçonné, semblait narguer nos légions victorieuses. 
     La patrie reconnaissante aurait sans doute récompensé ses services éminents. Son nom, comme le tien, serait pour nous un objet de vénération. Il marcherait ton égale peut-être… Hélas! il est tombé victime d’une noire trahison, et sa gloire avec lui sommeille sous une tombe muette…
 


XIII.
LE PIRATE.

     Deux jeunes officiers étaient réunis dans le salon d’Edouard Champlot, dont la maison de campagne se trouvait situé près du lieu de l’engagement. L’un était le maître du logis et appartenait à un corps de milice appelé Chasseurs d’Orléans. L’autre portait le costume brodé d’un chirurgien-major. C’était Arthur de Bellegarde.
     —Le ciel nous est propice, disait Edouard, et cette glorieuse journée serait la plus belle de ma vie, si ma sœur pouvait m’être rendu.
     —Espérons que mon stratagème réussira. Il importe qu’elle te crois mort; l’annonce de cette nouvelle, opérera peut-être une crise favorable à sa santé. La voici qui se dirige de notre côté; pur un moment souffre que ces rideaux te cachent à ses yeux.
     —Oh! que ne puis-je la presser dans mes bras! Cette incertitude me tue! Et il disparut sous les plis ondoyants d’un rideau de soie, au moment où Althée franchit le seuil du salon. Arthur fut à sa rencontre. La jeune fille le considéra avec une expression indicible d’étonnement et de crainte.
     —Qui êtes-vous, lui dit-elle, et que voulez-vous?
     —Je suis Arthur, l’ami de votre frère.
     —Arthur!… votre frère!… répétait Althée en cherchant la pensée du jeune homme.
     —Il est mort votre frère,… mort, et ce sont ses derniers adieux que je vous porte.
     —Mort!… mort… dites-vous. Elle baissa la tête et parut réfléchir, puis tout-à-coup, saisissant la main d’Arthur, elle murmura:
     —Alors, prions pour lui!
     —C’en est fait, dit Arthur à Edouard qui pleurait en regardant sa sœur agenouillée à quelques pas de lui, c’en est fait, elle ne recouvrera plus sa raison.
     La porte du salon s’ouvrit et un spectacle étrange et funeste s’offrit aux regards des spectateurs. Quatre matelots américains apportaient religieusement un de leurs camarades blessé. On le déposa sur le divan et le chirurgien fut appelé à sonder sa blessure; après un pénible examen, il l’a jugée mortelle.
     —Il n’ guère qu’une demie-heure à vivre, dit Arthur.
     A ces fatales paroles les marins éclatèrent en sanglots.
     —Ne pleurez pas, camarades, je meurs sans remords, sans regrets. La mort a plus de charmes à mes yeux que la vie. Je vais rejoindre nos braves qui ne sont plus et mère que j’ai tant aimée.
     Althée s’est relevée soudain et s’est dirigée vers l’endroit où se trouvait le blessé. Ses traits étaient décomposés. Elle avait reconnu le son de cette voix; elle s’approcha du divan, repoussa de la main celui qui lui cachait de son corps le visage du blessé, et à peine l’a-t-elle regardé qu’elle jeta un cri déchirant:
     —Le pirate!! c’est lui… c’est le meurtrier de ma famille entière. Ah! protégez-moi, dit-elle en tombant évanouie dans les bras d’Arthur.
     —Misérable, avait dit Edouard au bandit expirant. Et il s’élançait sur lui pour le frapper de son poignard; mais il s’arrêta à la vue des souffrances inouïes auxquelles le blessé était en proie.
     —Arrête! lui criait Arthur, arrête! avant un quart d’heure il aura comparu devant son juge éternel.

(A continuer)


19 août 1843, no. 3,830
 


XIII.
LE PIRATE. (Fin.)

     Les derniers paroles d’Arthur, loin d’abattre le courage du pirate, ont ranimé ses forces. 
     —Oui, c’est bien elle que je revois, dit-il en couvrant de ses regards la jeune fille évanouie. la voilà, pâle et mourante, comme elle l’était au jour de l’effroyable catastrophe dont je préservai sa vie aux dépens de la mienne. Mon Dieu! si j’ai trouvé grâce devant toi, fais que mon vœu le plus cher s’accomplisse, fais qu’elle puisse m’entendre avant que je meure. 
     A peine avait-il achevé ces mots qu’Althée revint de son évanouissement léthargique. Elle promena autour d’elle un regard vague, comme si un long et pesant sommeil avait affaibli ses paupières. 
     —Quel rêve affreux, dit-elle, a donc agité mes sens? Où suis-je? 
     —Près de moi, près de ton frère, dit Edouard à qui la voix tremblait en parlant ainsi. 
     —Edouard! mon frère, dit la jeune fille en s’élançant vers lui. Ah! tout est donc bien vrai; et elle fondit en larmes. 
     —Hélas! vous n’avez plus de mère, dit Arthur dont l’émotion était vive en voyant les pleurs qui ruisselaient sur le visage de son amante. Vous n’avez plus de mère. 
     —Et je suis son meurtrier! s’écria le pirate déchiré de remords, abîmé de douleur, car il pleurait aussi. 
     —Que Dieu vous pardonne! dit Edouard en voyant ses regrets, ses tourments. 
     —Et vous, reprit le pirate en s’adressant à la jeune fille, vous dont j’ai causé les malheurs, vous que j’ai fait orpheline, aurez-vous pitié de moi, et ne me maudissez pas? 
     —N’êtes-vous point mon libérateur? Comment pourrai-je vous maudire? 
     —Vous êtes un ange que le ciel doit envier à la terre… Merci de vous, dit-il en prenant dans ses mains déjà glacées par l’approche de la mort celle de la jeune fille que la fièvre rendaient brûlantes. Ne pleurez pas, vos larmes me font mal… et puis vous me cachez vos traits que j’aime à voir et qui me rappellent ceux de ma mère. 
     —Qui donc êtes-vous? lui demanda Edouard attendri de cette scène. 
     —Qui suis-je? je puis vous dire maintenant… sans rougir. J’ai nom Fernand et suis comte de Ferrière. 
     —Vous Fernand de Ferrière? s’écrièrent à la fois Edouard et Althée. 
     —Moi-même. Et, si j’en crois les rapports d’une esclave fidèle, mon père, créole de St. Domingue, est tombé victime de la rage des noirs, et ma mère, errante et malheureuse l’a suivi de près dans le tombeau. A cinq ans j’étais orphelin, et de ma famille entière voici tout ce qui me reste: il présenta à la jeune fille le médaillon qui renfermait le portrait de sa mère. 
     —Grand Dieu! s’écria Althée, c’est celui de notre m… 
     Elle n’acheva pas, car la voix d’Edouard lui avait commandé le silence. 
     —Que ce soit un secret pour lui, dit-il à sa sœur: ses derniers instans seraient empoisonnés, s’il venait à le découvrir. 
     —Gardez ce portrait, dit le comte à Althée, et puisse-t-il vous rappeler quelques fois celui qui vous persécuta et qui vous appelâtes du nom de votre libérateur. Et vous, dit-il a Edouard, souffrez que j’implore de vous une grâce dernière. 
     Cet enfant que vous voyez près de moi, Fidélio, dont je suis l’unique soutien, fut mon ami le plus tendre et le plus dévoué. Bientôt je ne pourrai rien pour lui… De grâce, au nom de ce que vous avez de plus cher, protégez-le. 
     —Je vous le promets, dit Edouard. 
     —Adieu, reprit le comte d’une voix faible, adieu compagnons, pensez à moi. Et vous, ne maudissez jamais ma mémoire… Adieu! 
     Quelques instans après Fernando avait vécu,[]

 XIV.
A MES LECTEURS.

     Un dimanche, il y a environ deux mois, je me réveillai, contre mon ordinaire, de très grand matin, car, presqu’aussitôt mon réveil, j’entendis le timbre de ma pendule qui marquait quatre heures. 
     —Quatre heures, disai-je à moi-même. bon! j’ai le temps de faire encore un somme. Mais j’eus beau me retourner sur le côté gauche, sur le côté droit, et creuser de ma tête mon oreiller de plume, le sommeil avait fuit, et à en juger par mes idées d’une netteté désespérante, je cherchais vainement à le rattraper. Donc, je me levai tout en ruminant comment j’occuperais mes loisirs. Le jour commençait à poindre, les étoiles scintillaient encore dans un ciel pur et serein. Le temps était magnifique. 
     Parbleu, m’écriai-je. si je profitais des chars de six heures pour aller passer cette belle journée à la campagne, chez mon ami de collège F…, que je n’ai point vu depuis fort long-temps. Pas plutôt cette idée en tête que je résolus de la mettre à exécution. Je partis, après avoir pris une légère tasse de café, me confiant dans la perspective d’un excellent déjeuner chez mon ami. Hélas! à peine avions-nous roulé trois milles que la machine locomotive quitta le chemin de fer et fut sottement s’enfouir dans un terrain boueux. Tous nos efforts réunis ne purent la tirer de ce mauvais pas, et à mon grand désappointement j’appris de l’ingénieur en chef qu’il faudrait au moins deux heures de travail pour la remettre en bonne voie. 
     Je regardai l’état piteux dans lequel je m’étais mis. J’avais de la boue jusqu’aux genoux, et mon habit de mérinos avait cédé dans plusieurs endroits par les efforts inouïs que j’avais faits. Et tout cela en vain, me disais-je; mais ce qui me désolait surtout, ce n’était pas l’idée de ma partie manquée; c’était l’incertitude cruelle dans laquelle je me trouvais de ne savoir trop où déjeuner. J’avais un appétit vorace. Ma mauvaise humeur augmentait déplus en plus, j’eus l’indiscrétion de me plaindre ouvertement de mon malheur. 
     Quelle fut ma surprise lorsque me sentant doucement frapper sur l’épaule, je me retournai et vis une figure parfaitement inconnue, mais du reste fort avenante. C’était un homme de quarante-cinq ans, vêtu proprement, avec goût et simplicité. Il m’invita cordialement à me rendre à son habitation qui se trouvait voisine de l’endroit où nous étions embourbés. Et le ton de bonhomie avec lequel il m’adresse son invitation fit que je l’acceptai sur-le-champ. Je me promettai le double plaisir de calmer ma faim dévorante et de faire en même temps une ample connaissance avec mon nouvel hôte. Après un repas délicieux, nous fûmes nous asseoir sous l’ombre d’un vaste chêne et respirer librement l’air frais et embaumé du matin. 
     —Cet arbre, me dit mon hôte, en me désignant le chêne sous lequel nous étions assis, cet arbre me rappelle de touchants souvenirs. 
     —Qu’est-ce donc? lui dis-je à mon tour, car de mon naturel je suis passablement curieux. 
     Et mon hôte ressemblant ses souvenirs, me raconta l’histoire que je viens de vous rapporter. Il m’en garantit l’authenticité en me disant que ce drame s’était passé sous ses yeux. 
     —Alors vous en avez donc connu les principaux acteurs? 
     —Tous, me répondit-il. 
     Je le considérai avec attention, et je me demandais comment il se pouvait faire qu’il connut tous les acteurs de ce drame s’il n’en avait lui-même fait partie, je résolus de m’éclaircir sur ce point. 
     —Qu’est devenue donc la jeune fille, lui demandai-je avec intérêt? 
     —Althée est aujourd’hui l’épouse d’Arthur. 
     —Ah! le vieux de Bellegarde a enfin cédé aux vœux de son fils? Il a consenti à cette union? 
     —Après l’enlèvement de la jeune fille, il ne pouvait agir différemment. 
     —C’est juste. Et, dites-moi, habitent-ils encore à la Nlle-Orléans? 
     —Non, me répondit mon hôte, ils sont partis en 1820. Il y a treize ans bientôt qu’ils résident à Paris. 
     —Et Edouard a sans doute emmené son protégé avec lui. Il avait du moins promis à Fernando de ne jamais l’abandonner. 
     —C’est vrai. Mais Fidélio a préféré demeurer en sa patrie. Il vit heureux, à l’abri des besoins, et souvent il vient prier sur la tombe où repose celui qui fut son chef et son ami. 
     —Ne pourrai-je savoir où est située cette tombe? 
     —Là, sous vos pieds, c’est là qui furent déposées les restes mortelles de Fernando. 
     —Alors, c’est donc vous qui êtes… 
     —Je m’appelle Bertrand, me dit mon hôte en s’éloignant de quelques pas. Mais son émotion ne m’avait point échappé, je vis que mes conjectures étaient vraies. 
     Le sifflet aigu du char m’avertit que la machine était réinstallée et qu’on allait partir. 
     Je fis mes adieux à mon hôte, qui m’engagea à le venir visiter souvent. Ce que je lui promis de faire. 
     Après tout, me disai-je en rentrant chez moi, je suis presque satisfait de ma mésaventure, puisque je lui devrai de connaître un brave homme de plus et les détails d’une histoire, dont la narration a peut-être agréablement occupé le loisir de mes lecteurs.

LOUIS LEFRANC 


Retour à la Bibliothèque Tintamarre