Entre onze heures et minuit
Flavien de las Deûmès 

Le Courrier de la Louisiane
11 mai 1843 (26, 8251)

Ce texte est présenté dans le cadre du projet:
« Feuilletons du Courrier de la Louisiane : les années Jérôme Bayon (1843-1849) »  


I.

      C’était par une froide soirée du carnaval de l’an 183… Madame Dorval avait ouvert ses salons à de belles et rieuses jeunes femmes, et à de nombreux jeunes gens qui avaient répondu avec reconnaissance à l’appel qui leur avait été adressé. Ce soir-là on avait donc dansé dans un hôtel qui s’était paré avec coquetterie pour recevoir dignement ses convives : ce soir-là le plaisir avait effleuré plus d’une tête raphaélique ; plus d’une chaste imagination s’était allumée aux sons rapides et passionnés des boléros espagnols, et de tous ces poèmes chorégraphiques aussi ardents que le soleil sous lequel ils naquirent ; plus d’un jeune homme avait pressé avec émotion de blanches petites mains gantées qui cherchaient d’autres mains pour former ces chaînes capricieuses qui tourbillonnent avec tant de grâce dans les galops animés des quadrilles ; plus d’une pensée de poésie avait voltigé avec mystère autour des gracieuses sylphides qui, sous leurs couronnes de fleurs, passaient belles comme des filles des Espagnes qui semblent être sœurs de nos ravissantes Créoles louisianaises. 
     Minuit s’éveilla dans le cadre élégant d’une pendule parisienne et souffla comme un magicien sur toutes ces danses espagnoles, sur tous ces chants harmonieux qui sautillaient sur les cordes bruyantes de l’orchestre. Vierges de Raphaël, rondes ailées comme celles de Willis, rêves d’amour, échange de paroles brûlantes ; tout disparut comme ces palais fantastiques qui se dessinent parfois sur la toile bleue de l’horizon … et Madame Dorval se trouva seule avec quelques convives attardés qui semblaient regarder tristement des fleurs qui s’étaient détachées des couronnes et gisaient sur le parquet, dépouillées de leurs fraîcheurs et de leurs parfums. 
     La ville dormait. Le fleuve jetait un murmure vague comme une protestation contre ce sommeil qui étreignait la capitale de la Louisiane. L’orchestre du bal de la Salle St.-Louis bruissait dans le lointain en envoyant ses ondes joyeuses jusques au salon de Madame Dorval. 
     —Madame, dit un jeune homme qui faisait l’élégie et la ballade, ne sentez-vous pas après un bal des flots de tristesse vous monter au cœur et noyer toutes les joies que vous avez glanées dans ces heures dorées où vous mar[ch]iez enivrée de parfums et d’harmonie? N’avez-vous jamais vu dans ces pauvres feuilles qui naguère étaient des fleurons de couronnes embaumées, un sublime avertissement philosophique qui dit toute la vanité de ces fêtes où l’on vient l’œil brillant, le visage rose, et d’où on sort le front et l’âme livides comme les revenans des ballades populaires? 
     —Monsieur Raymond, pourquoi voir le monde ainsi en noir? répliqua Madame Dorval, dont la folle imagination s’abandonnait rarement à ces mélancoliques rêveries qui voilent les fêtes les plus éblouissantes. Pourquoi consacrer votre puissante intelligence de jeune homme à poétiser la mort, comme nous frêles femmes aimons à poétiser la vie? Croyez-moi, laissez-nous la gracieuse souveraineté que le monde nous a donnée; laissez nous régner au bal comme nous vous laissons régner ailleurs : notre pouvoir est moins dangereux que le vôtre. 
     —Madame, dit Raymond avec mélancolie, vous jugez la vie comme toutes les femmes qui font un sceptre d’un éventail. Mais croyez que la tristesse a aussi sa poésie comme l’amour, l’ambition, la gloire et toutes les passions qui s’agitent sur le théâtre du monde. Voulez-vous que je vous le prouve en vous racontant une histoire sous ce titre un peu sombre : Entre onze heures et minuit ? 
     —Une histoire! s’écria Madame Dorval avec cet accent de curiosité particulier aux femmes de tous les pays et de tous les âges ; une histoire à nous impressionner, nous, rieuses créatures, qui avons encore nos basquines de bal et nos diadèmes de fleurs… un peu flétries ! Parlez, Monsieur Raymond, tout le monde vous écoute. 
     Raymond se recueillit un instant, puis il commença sa narration d’une voix digne des héros de Madame Anne Radcliff. L’orchestre du bal de la salle St.-Louis envoyait toujours jusqu’au salon de Madame Dorval sa folle et mélodieuse ritournelle.
 

II.

     C’était par une nuit pluvieuse de janvier. Le vent du nord sifflait comme un énorme boa en colère. Des météores couraient à l’horizon et les nuées, balayées par la tempête, se déchiraient comme d’immenses voiles marines et s’entassaient dans un coin du ciel comme des masses de rochers gigantesques. 
     Celui qui à dix heures serait passé ce soir-là dans la rue St.-Louis, aurait vu un homme couvert d’un manteau brun se glisser mystérieusement le long des murailles et… 
     Et une jolie fille qui l’attendait ouvrir les vertes jalousies de son balcon et jeter à l’inconnu une écharpe brodée:—C’est un conte d’Espagne, mon très cher, dit un beau jeune homme qui éclata de rire en regardant Raymond avec malice. 
     Le conteur élégiaque lança un regard de colère à son interrupteur; Alfred, laisse-moi parler, dit-il avec une gravité anglo-américaine… Donc l’homme au manteau brun descendit silencieusement la rue St.-Louis, éclairées par les étoiles tremblotantes des réverbères ; et lorsqu’il eut laissé loin, bien loin, la ville qui chantait et riait par cette nuit orageuse, il courut comme un insensé qui poursuit un fantôme de son imagination maladive, et tomba, brisé de douleur plutôt que de fatigue, sur le sable humide d’une allée du cimetière placé sous l’invocation du roi des croisades religieuses. 
     La pluie fouettait les murs de la nécropolis louisianaise. Le vent éveillait des murmures dans toutes les branches de la forêt voisine. Le ciel déchiré par l’ouragan était noir comme un couvercle de tombeau. Cependant, l’homme au manteau brun ne sonda pas les détours de ce sol pavé des monumens funèbres, car il marchait résolument comme si ses pas eussent été éclairés par un beau soleil. Bientôt une croix blanche se découpa dans les ténèbres; là, dit-il, avec un accent déchirant; là, dort tout ce que j’ai aimé!
     Puis il se prit à rêver le front appuyé à l’angle d’une tombe… Après avoir cherché dans son passé tous les trésors d’amour et d’avenir qu’il avait versés sur elle ; après avoir revu les suaves espérances de sa jeunesse fanées, brisées sur ce cercueil fermé à peine, un sanglant éclair de douleur passa dans ses yeux, sa poitrine se tendit dans un dernier effort de désespoir et sa bouche jeta avec un cri furieux ce seul mot : Marie!
     —Ernest! répondit une voix si légère qu’on eût dit le son insaisissable d’une brise voyageuse.
     Ernest se dressa convulsivement et regarda de toute la puissance de ses prunelles. Il ne vit rien… n’entendit rien… qu’une voix vibrante qui chantait dans le lointain une cavatine de Rossini.
     —Marie! s’écria-t-il avec rage.
     —Ernest, dit de nouveau la voix douce comme une parole qu’une jeune fille murmure à notre oreille.
     Mon Dieu! est-ce une illusion infernale ou angélique? Marie, est-ce toi qui as prononcé mon nom? Ma voix a-t-elle été te chercher à travers les mondes qui nous séparent? Oh! si ce n’est qu’une illusion, c’est à se briser le front sur le linceul de pierre qui te couvre! Marie!
     —Ernest, c’est moi, c’est bien moi. Cette nuit je voyageais d’un monde à un autre; en volant dans l’immensité, j’ai entendu mon nom monter jusqu’à moi sur les ailes de la tempête. Tu m’as appelé ; je suis venue.
     Le jeune homme était à genoux.
     —Merci, mon Dieu! merci, c’est elle! C’est sa voix telle que je l’entendais dans ces longues nuits de fête où elle passait des roses au front, de doux sourires à la lèvre. Oh! Parle-moi! Parle-moi avec ta voix d’ange qui a si souvent suspendu mon âme à chacune de tes paroles! Enfant, parle-moi encore! J’ai soif des sons harmonieux que tu viens de me faire entendre. Oh! Parle : car alors il me semble que tout ce qui m’a broyé le cœur,—l’agonie… le cercueil… l’horrible cantique funèbre;—oui, il me semble que tout cela est un cauchemar fiévreux, un épouvantable mensonge. Marie!…
     —Enfant, murmura la douce voix, pourquoi te voiler les yeux devant la barrière qui nous sépare. Oui, morte, morte avant d’avoir dormie dans tes bras; avant de m’être appuyée sur toi comme la liane sur les arbres de nos forêts vierges! Mais, Ernest, regarde si tu peux la vie à travers tes larmes, et vois comme la beauté et l’amour sont choses passagères dans ce monde où je n’ai fait qu’une halte d’un jour. Ernest, (et la voix résonna plus distincte et plus moelleuseà l’oreille du jeune homme;) si Dieu nous avait unis dans cet univers où tant de brises arides soufflent sur les plus chères passions de l’homme; ma beauté se serait flétrie après quelques soleils; ton amour qui pleure sur la pierre de ma tombe, se serait envolé comme s’envolent au vent les longs et fragiles fils de la vierge; et nous aurions eu chacun notre calvaire, sur lequel nous aurions pleuré nos chères illusions détruites. Ami, crois à des révélations qui te viennent d’outre-tombe. La mort n’est pas ce faucheur aveugle qui frappe toutes les têtes qu’elle heurte sur son passage : non, c’est un séide intelligent à qui Dieu dit : marche! et qui choisit avec discernement les victimes qu’elle doit arracher à la terre. L’avenir me gardait des jours nébuleux, des malheurs, des larmes, peut-être. Aujourd’hui je n’ai plus à redouter les écueils de la mer, les ronces aiguës de la route; aujourd’hui, loin de ce sol boueux que mon aile a un instant frôlé, j’habite un monde mille fois plus beau que tout ce que les poètes ont rêvé de beau; aujourd’hui je nage dans des cieux d’une pureté ravissante; j’entends des concerts qu’aucun homme n’a jamais entendu; aujourd’hui j’ai des tuniques légères et diaphanes comme des bulles d’air et de ravissantes auréoles d’étoiles; aujourd’hui mon nom vit dans ton cœur dans toute sa beauté virginale… Oh! Ne me poursuis pas de tes regrets, Ernest, car tu vois que je suis bien heureuse.
     —Marie, pourquoi me parler avec tant de poésie de des sphères mystérieuses que tu parcours au vol de tes ailes d’ange. Ah! Tu ne sais donc pas que des pensées fiévreuses me brûlent le front; que mon âme secoue incessamment la chaîne à laquelle elle est rivée, et qu’elle contemple souvent avec espoir ce port inconnu qui s’est ouvert si vite pour toi si jeune, pour toi si belle!
     —Malheureux, puisqu’il faut pour te rendre l’amour de la vie te faire boire à la coupe des consolations, je viendrai chaque soir effleuré tes longs cheveux, et verser dans ton cœur la douce rosée de l’espérance. 
     Minuit tomba tout à coup du clocher de la cathédrale Saint-Louis.
     Demain soir, à onze heures, murmura la voix si faible, qu’Ernest l’entendit à peine. Demain, ajouta-t-elle encore, puis elle s’éteignit avec les dernières vibrations de l’horloge.

III.

     Les jours et les mois étaient passés sur cette mystique union d’Ernest et de l’âme de la jeune fille. Chaque soir Ernest avait poussé sur un tombeau ce cri d’invocation qui rappelait une âme aux frontières de la vie; toujours la douce voix avait répondu à celui qui jetait son nom au ciel comme une magnifique prière. Mais minuit avait toujours brisé ces délicieuses conversations; car minuit était l’heure qui devait ramener Marie dans ces mondes lumineux qui pendent dans l’espace comme d’énormes lampadaires : une séparation éternelle était le châtiment attaché à l’oubli de cet ordre irrévocable.
     Un soir, Ernest écoutait comme de coutume les confidences de la douce voix; son œil noir rayonnait, le bonheur épanouissait sa jeune et noble figure légèrement bronzée par le soleil des zones tropicales.
     —La jeune âme parlait avec une douceur indéfinissable.
     Ami, lui disait-elle, tu es beau, plus beau peut-être qu’aucun des enfans des hommes. Oh! Dis-moi que tu m’aimes comme aux jours où nous jouions aux grèves de notre fleuve, où sur les blondes pelouses de nos savanes. Oui, dis-moi que tu m’aimes; car il est des jours de doute où mon regard te poursuit sur la terre; des jours où j’espère avec volupté les larmes dans tes yeux et les baisers sur ta bouche, de peur qu’une autre passe ses tresses sur tes larmes, et sa joue rose sur tes caresses.
     —Tu me demandes si je t’aime, cria Ernest avec une sublime expression de prière et de reproche; et il étendit les bras pour saisir la femme aimée. Mais ses mains ne pressèrent que sur le vide, et il s’affaissa sur ses genoux en disant : fantômes! fantômes!
     Une plainte terrible retentit dans le silence de la nuit.
     Minuit était tombé du clocher de la cathédrale Saint-Louis… l’âme s’était oubliée à pleurer sur les douleurs du jeune homme.
     Ernest revint souvent au cimetière St.-Louis, appela sa fiancée avec frénésie : le vent seul jeta parfois une réponse confuse à l’invocation de l’homme au manteau brun.
 

* * * * *

     Raymond se tut et regarda attentivement son auditoire.
     Madame Dorval leva ses beaux yeux bleus : Monsieur, vous avez raison, lui dit-elle avec gravité, il y a de la poésie dans les choses tristes.


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