EXTRAIT DE L'HISTOIRE DE LA LOUISIANE.

IV
PREMIERE GUERRE DES NATCHEZ.
par Henri Rémy

Le Courrier de la Louisiane

Ce texte est présenté dans le cadre du projet:
«Feuilletons du Courrier de la Louisiane : les années Jérôme Bayon (1843-1849)».


30 mai 1843 (36, 8269)

     Les destinées des hommes et des Etats tiennent quelquefois à de bien fragiles circonstances; le malheur les fixe aussi souvent que la fortune. Celles de la Nouvelle-Orléans, quelles qu'elles aient été ou qu'elle doivent être, se rattachent d'une manière immédiate à l'ouragan qui fut près de l'engloutir. Car, sans nul doute, la Compagnie ne fût point revenue sur ces décisions, et n'eût pas autorisé le transport des Quartiers-Généraux, si Biloxi n'eût été ruiné.
     Toutefois les habitans ne furent pas tous également satisfaits de cette mesure. Leur courage et leurs ressources, déjà épuisés par de trop fréquents déplacements, venaient de recevoir le dernier coup des mains de la tempête. Mais s'il est vrai de dire que les Rois ne ménagent presque jamais assez les intérêts du peuple, il est juste d'ajouter que ces peuples refusent quelquefois d'accepter les rares dons que leur envoient les monarques: l'habitude de la souffrance leur a appris à se méfier. Les troupes surtout paraissent mécontentes; et une compagnie de Suisses, ayant son capitaine à la tête, et déjà à bord du traversier sur lequel elle devait faire voile pour la Nouvelle-Orléans, tourna tout-à-coup, enseignes déployées, vers la Caroline. Elle emportant de nombreuses provisions de tout genre, et fut accueillie avec transport par les Anglais, qui respectaient ainsi la paix et l'alliance jurées avec la France. Cette compagnie n'avait laissé que deux officiers, un sergent et quelques femmes, dont les fugitifs enlevèrent même les vêtemens.
     Ce nouvel échec était terrible et ses conséquence jointes aux maux nombreux qui fondaient sur elle avec tant de continuité, la mirent dans un état désespéré. Force fut alors de demander à la mère-patrie des secours immédiats; mais ils se firent attendre et augmentèrent des désastres qu'il eût été si facile d'empêcher, si à la place des Suisses, dont l'affection mercenaire pour les Français a toujours au moins été douteuse, on avait envoyé en Louisiane quelques compagnies de troupes réglées de France: celles-là n'auraient pas passé aux Anglais. La haine des deux peuples en était un sûr garant. Mais par je ne sais quel insultant privilège, les troupes Suisses ont toujours eu la faveur des rois qui ont osé pousser l'outrage pour la nation, jusqu'à confier à leurs bayonnettes étrangères, les avenues de leurs palais et la garde de leur personne.
     La profonde misère de la colonie, et la faiblesse née de sa longue durée, n'avaient point échappé au regard de l'anglais; et riche de ses dépouilles, il jugea le moment opportun de tourner contre elle les armes des sauvages. Plus d'une fois il en avait éprouvé la puissance et l'adresse, lorsque mêlés aux soldats de la province, les Indiens se battaient entre eux. Mais le Français était devenu, en Louisiane, si pauvre et si faible, que son amitié ne pouvait plus servir à personne; que la bonne volonté que ne soutient pas la puissance est une dérision, et que les inimitiés et les haines de la colonie n'avaient plus de vengeance à espérer ni à faire craindre. C'est ainsi qu'ils prenaient soin d'exagérer une situation difficile et embarrassée, dont les désastres avaient commencé par une mauvaise administration, que les événements avaient comblés, et ils faisaient aux sauvages des offres avantageuses que la colonie ne pouvait réaliser, afin de les faire déserter sa cause et les mettre de leur côté.
     Les premiers auxquels ils s'adressèrent furent les Chactas. Pour eux la tentation était immense; le danger terrible pour les colons leurs voisins immédiats, ils pouvaient moins que les autres tribus ignorer que les Français perissaient de faim; qu'ils étaient chaque jour à la veille de succomber à une misère affreuse; que les nécessité seules les poussait en Caroline, où ils trouvaient des terres, des instrumens et des vivres. Cette tribu nombreuse et guerrière pouvait facilement éteindre une population misérable, que les privations avaient épuisées, et l'étouffer dans ses bras. Les douleurs de la faim allèrent si loin qu'une bande de colons arrêtèrent un navire français richement chargé, que commandait Duclos. Ils ne prirent que les vivres. Surpris de cette étrange modération, le capitaine apprit qu'ils n'étaient ni voleurs ni pirates, mais des hommes que la famine poussaient au désespoir.
     Les Chactas savaient aussi que les derniers succès militaires n'avaient rien produit de stable. On venait de rendre Pensacola; les soldats abandonnaient les drapeaux, parce que le sentiment de la conservation plus fort chez beaucoup que les serments et l'honneur, les forçait à chercher autre part les vivres qui leur manquaient, tandis que les ouvriers du roi et même les forçats avaient du pain et de la viande. Les Chactas cependant ne se laissèrent pas aller aux séducations de l'Anglais, ils oublièrent leur avarice et leur versatilité, pour rester fidèle à l'infortune des colons. Les peuples civilisés s'honoraient hautement d'une pareille conduite et beaucoup n'en seraient pas capables. C'est à peine pourtant si les historiens, qui eussent trouvé tant d'éloges pour les Européens, l'ont noté en passant. Abandonnée par eux, la Louisiane s'échappait à la France, pour passer aux Anglais; car, les Chactas étaient la tribu la plus influente, et leur désertion eût nécessairement entraîné toutes les autres peuplades indiennes indiennes. Leur fidélité les conserva la colonie et sauva ses établissmens d'une ruine complète.
     Depuis le meurtre de Songerval la guerre n'avait pas un instant cessé avec les Chickasas. Mais c'était une guerre d'escarmouches et de surprises qui forçait les voyageurs à se tenir sur leurs gardes, et n'avait jamais de rencontre décisive. Bienville d'ailleurs n'était pas assez fort pour la presser, et le pays souffrait d'assez de maux sans y joindre les désastres d'une défaite; mais tout faisait craindre la reprise prochaine des hostilités avec plus d'ardeur et de violence que jamais. Les Indiens s'assemblaient fréquemment; un mouvement peu ordinaire chez ces hommes froids s'y faisaient remarquer, et douloureusement préoccupé des lugubres prévisions dont la guerre était grosse, le gouverneur cherchait vainement un moyen de s'y soustraire. Un de ces changemens, qui s'opèrent quelquefois dans l'esprit des hommes sans que rien les motive ou les explique, vint le soulager de ses inquiétudes. Les Chickasas s'étaient lassés de la lutte au moment où elle pouvait être mortelle pour la colonie. Dans une de leurs excursions guerrières ils surprirent donc deux Canadiens qui venaient commercer. Soit que ces hommes sussent leur langue, soit qu'un instinct secret eût ému chez les sauvages le sentiment de la compassion, toujours plus puissant parce qu'il y est rare, ils les traitèrent avec générosité, et leur promirent la liberté si Bienville voulait les recevoir en grâce. Ils les engagèrent à lui en écrire, et se décidèrent presqu'au même instant à faire mieux: ils allèrent présenter le calumet à M. de Grave, commandant du poste des Yazoos, et demander la paix qu'il accorda.
     Cette alliance valait plus qu'une grande victoire: brave, hardi, entreprenant, ami dévoué de l'Anglais, le Chickasas par ses hostilités continuelles devait perdre la colonie; la paix la sauva. Elle fut due peut-être aux insinuation adroites de quelques habitans influents de la Caroline, qui commençaient à s'effrayer beaucoup du grand nombre de Français qui passaient sur leurs terres. Ils semblèrent un instant ne pas croire même à la famine qui les avaient chassés, et leur supposèrent des projets de conquêtes. Le gouverneur lui-même écrivit à Bienville qu'il devait informer la cour de ces désertions et y mettre un terme par de sévères châtimens. Mais à peine rassurée d'un côté, la colonie retrouvait la guerre et ses anxiétés sur d'autres lieux: les Natchez venaient de l'abandonner.
     Les Français s'étaient établis chez eux sans obstacle, et dans les difficultés nombreuses qui embarassent toujours une colonisation lointaine, les naturels leur furent d'un puissant secours et ne les laissèrent jamais manquer de vivres. L'homme civilisé eût succombé sans le sauvage; car quelque fertile que soit la terre, il faut la préparer, et l'ensemencer ensuite; et en attendant qu'elle produise, il faut que le cultivateur vive. Les directeurs qui oubliaient tant de choses depuis que Law n'était plus là pour s'en souvenir, s'étaient occupés cette fois de ses besoins et avaient envoyé des provisions pour trois ans. Elles servirent à faire avec les naturels des échanges qui flattaient l'amour propre que ceux-ci et qu'ils renouvelèrent. Aussi, trouvant toujours auprès des Français ce qu'ils aimaient le mieux, ils s'attachèrent à eux chaque jour davantage et seraient restés leurs inébranlables amis si le commandement du fort Rosalie ne se fut refusé à punir un soldat coupable.
     Placé sur la crête de la montagne, ce fort protégeait les établissemens de Natchez et ceux de Ste-Catherine, composant avec l'habitation de la Compagnie le quartier connu sous le nom de Ruisseau de la Tribu. Il n'avait que de faibles palissades, peu de garnison et pas de fossés, ce qui le rendait presque inutile aux habitans, dont les maisons quoique nombreuses n'étaient pas fortes et qui, pour la plupart, dispersées dans les champs, ne pouvaient espérer les secours que donne le voisinage.
     Les Natchez n'aimaient pas la guerre comme les autres tribus; ils ne mettaient pas leur gloire à enlever des chevelures; mais quoique accoutumés à un gouvernement souverainement despotique, ils ne pardonnent un outrage qu'après l'avoir vengé. Jusques là amis sûrs des colons, ils oublièrent dans les circonstances suivantes leur ancienne amitié, et firent ce qu'on appèle la première guerre des Natchez.
     Autour du grand village, dont les cabanes basses en forme de pavillon carré, s'arrondissant au sommet enligne elliptique, sont presque toutes construites en torchis, se groupent à quelque distance les autres villages, comme dans le conseil se groupent les chefs autour du grand soleil de la nation. Chacun a son nom particulier, né des habitudes des guerriers, du courage d'une bataille ou des fruits qui croissent aux environs. L'histoire nous a conservé celui de la Pomme si fatal aux colons. Il se trouvait à douze milles au-dessus de la ville actuelle de Natchez et à trois milles Est environ du Mississippi.
     Or, un vieux guerrier de ce village avait emprunté d'un jeune soldat du fort quelques provisions qu'il devait rendre en maïs, et le temps de payer la dette était venu. Le Français demeurait dans le voisinage de Rosalie, et le vieux Natché alla le visiter dans sa cabane. Il s'assit. L'Indien n'avait point apporté le maïs, et le soldat le réclame avec hauteur. Le sauvage répond avec sang-froid: "Le maïs n'est pas encore mûr, le grain reste attaché à l'enveloppe, et la femme a été malade. Il sera payé des premiers épis." Peu satisfat, le soldat s'emporte et menace le vieillard, encore assis, de le frapper. Ne pouvant dévorer cet horrible outrage, mais respectant l'hospitalité de la cabane, l'Indien se redresse et se précipitant au-dehors: "A ton tour, viens, lui cria-t-il, et tu verras qui de nous vaut le mieux." Il attendait. Le Français, effrayé du défi, crie au meurtre et la garde du poste accourt. L'imprudent créancier veut qu'elle fasse feu sur le Natché qui s'éloigne calme et froid; plus imprudent encore, l'un d'eux ose le faire, et l'Indien tombe mort. C'était un grand malheur. Instruit presqu'aussitôt d'un événement dont il ne sut pas prévoir les conséquences, le commandant se rend sur les lieux. Indiens et Français, témoins oculaires, lui racontent le meurtre: le Français est ému, et la sauvage attend la peine du coupable, Il fallait une justice prompte et sévère, un châtiment terrible comme la faute, et la raison le commandait autant que la prudence. Le soldat n'eut à subir que quelques légères reproches, et les naturels emportèrent le cadavre de leur frère, dévorant du coeur leur irritation et leur vengeance.
     A cette nouvelle, le village de la Pomme ressentit une profonde indignation: tous les guerriers se visitèrent aussitôt, et sur leur figure impassible, leur oeil étincelant laissait à peine deviner qu'ils préparaient d'horribles représailles, et le cri de mort qu'ils poussèrent contre les Français en fut la première révélation. Mais les autres villages n'y répondirent pas, soit que la querelle ne fût point à leurs yeux une de celles qui intéressaient la nation, soit qu'on eût contre la Pomme des haines et des inimitiés particulières.
     Ce désappointement ne déconcerta pas leurs projets de vengeance, et sous leurs coups tombèrent de nombreuses victimes. Chez le sauvage le sang ne se paie que par le sang. Guinot fut le premier frappé. Il retournait de Ste. Catherine quand les sauvages le prirent. Sa mort fut suivie de celle d'un autre habitant égorgé dans son lit, par les frères et autres parents de l'Indien assassiné. Le village se réunit ensuite, et se porta en masse sur le poste de Ste. Catherine, et celui qui se trouve un peu au-dessus du fort. Tout au tour, à de grandes distances, croissaient des arbrisseaux serrés et touffus, parmi lesquels les Natchez se glissaient avec un rapidité étonnante, et sans faire plus de bruit que le serpent. La feuille ne crie jamais sous leurs pieds, et à la faveur de ces saillis, ils pouvaient sans être aperçus arriver jusqu'aux portes des deux établissemens. Cette position avantageuse aux Indiens était pleine de dangers pour les Français, et on employa aussitôt les nègres à les abattre. Les Indiens les harcelèrent mais ils finirent l'oeuvre, et ne pouvant plus dès lors se glisser à la [f...] de leur ombre jusqu'au camp des Français, les habitans devinrent moins hardis et se tinrent de l'autre côté du Ruisseau.

(A continuer.)


1er juin 1843 (36, 8271)

(Suite.)

     Ces hostilités cependant, plus ou moins meurtrières, devenaient inquiétantes. D'ailleurs, les autres villages pouvaient épouser la querelle du jour au lendemain, et les dangers alors devenaient terribles. Le commandant du poste qui n'avait pas su comprendre ce qu'il y avait de folie dans sa conduite prit l'effroi à son tour, et envoya auprès du Grand-Soleil pour qu'il se fit l'intermédiaire de la paix. Il était ami des colons, et il se rendit à la prière du chef blanc. Il parvint bientôt à calmer l'irritation, et par son entremise la paix devint plus facile qu'on n'avait osé l'espérer.
     Simple témoin de ces faits dont il nous a conservé le récit, Dupratz y devint bientôt un des principaux acteurs. De garde à Ste-Catherine depuis la veille, il allait être relevé par d'autres habitants, lorsque se présentent des députés du village de la Pomme; ils portaient le calument de paix. Dupratz, au moment de le recevoir, se souvint des exigences du commandant, et hésita: cet honneur revenait de droit au premier chef. "C'est à toi seul que nous avons ordre de l'offrir, reprirent les sauvages: si tu l'acceptes, nous le porterons au commandant, si tu le refuses nous avons ordre de nous retirer." La paix valait mieux que la guerre, mieux surtout qu'une question d'une préséance. Dupratz l'accepta. Les hostilités duraient depuis quatre jours, elles cessèrent aux témoignages réciproques d'amitié entre les deux peuples. Le commerce et les échanges reprirent leurs cours ordinaire, et quelques semaines plus tard le Major-Général de la Nouvelle-Orléans, monté à Natchez, ratifia la paix au nom du Gouverneur.
     La paix ramena le calme dans la colonie, et chacun s'occupa à réparer les pertes qu'il avait faites, et les Natchez, confians dans les serments prêtés et qu'ils n'avaient point encore raison de soupçonner, reprirent leurs chasses et leurs cultures, et il ne parut bientôt plus aucune trace des inimitiés premières. Les Français surtout devaient y prospérer; car assis dans une des plus belles portions de la Louisiane et du monde, trouvant chaque jour chez les naturels des connaissances nouvelles sur les productions du pays, et des ressources considérables dans le trafic des fourrures, aidés par les Indiens dans ce qu'ils rencontraient de travaux plus pénibles, jouissant des avantages de la paix, ils n'avaient pour devenir riches et puissants qu'à tenir les serments jurés.
     Ils les violèrent cependant. Bienville lui-même oublia la justice et l'humanité. Sans pitié et sans mémoire, car il avait signé la paix, il osa, tandis que l'Indien du fort Rosalie reposait tranquille sur la foi des traités, à l'ombre de ces mêmes traités, tomber à l'improviste sur Natchez avec sept cents hommes. Bienville n'avait pas accoutumé les habitans à de pareilles injustice, doublement fatales quand elles partent de si haut et l'histoire ne doit pas lui en faire grâce.
     Le commandant seul de Rosalie, complice de ces iniques projets et chargé de faire arrêter tous les naturels qui viendraient au fort durant ce jour, connaissait la venue de Bienville. Des ordres précis de se trouver à minuit aux portes du fort, avaient été donnés sans explications à tous les planteurs, et deux heures avant le jour on était à Ste-Catherine. On marcha avec le plus grand mystère sur le village de la Pomme, et sa vue seule révéla les projets qu'on avait conçus. Les Natchez dormaient, les valets de Bienville et du commandant sonnèrent la charge. Les soldats qui comprennent bien l'honneur, et que les actes mauvais révoltent pardessus tout restèrent immobiles. Les Indiens n'étaient plus des ennemis, tout le monde avait fait la paix. Mais soit délire, soit que le mal présente plus de séductions que le bien, les soldats se laissèrent vite entraîner aux persuasions de Dupratz qui s'en vante, et qui le premier donna le signal de les traquer, et les traqua lui-même avec une cruelle persévérance. Alors s'accomplit un horrible carnage: la surprise, l'étonnement et la confusion ne permirent pas à l'endien [sic] de se reconnaître. Il fuyait de sa prodigieuse rapidité, jetait ses vêtemens pour échapper plus vite à la mort, mais ni sa légèreté à la course, ni son habitude des bois ne purent le soutraire à ce meurtre prémédité. Bienville n'ordonna la retraite que quand il eut dans ses mains la tête d'un vieux chef qu'il accusa de mutinerie. Les chefs ont toujours des prétextes pour punir: mais ils en trouvent surtout quand ils sont les coupables.
     Tant de félonie promettait d'immenses désastres. Les Natchez qui avaient déjà tant fait de sacrifices, ne pouvaient plus espérer de paix loyale. Les Français qu'ils avaient comblés de bienfaits, auxquels ils avaient si long-temps et si abondamment fourni des vivres, s'emparent aujourd'hui leurs terres, les insultent, les outragent, et violent la paix qu'ils ont jurée en versant à flots le sang de leurs alliés et de leurs bienfaiteurs. Leur impudence grandit avec leur nombre, et sans nul doute ils aspirent à un pouvoir assez grand pour anéantir dans des jours prochains le peuple hospitalier qui les recueillit. Dès lors il n'y eut plus qu'une seule question: question de vie ou de mort pour le Français ou l'Indien, qui sans cesse préoccupé de cette pensée douleureuse ne marchait plus sur sa terre que comme un proscrit qui cherche à fuir.
     Quelque chose de plus hideux cependant que les faits eux-mêmes respirait au milieu de ces perfidies. La cour de France ne les eût pas autorisées malgré sa dépravation, et on savait toujours les lui raconter de manière que la tolérance semblait être chez les Français, et l'astuce chez l'Indien. On les accusait des crimes dont on était coupable, pour couvrir des atrocités qui eussent soulevé l'opinion; et chacun se faisait gloire de ce qui eût dû le clouer au pilori.
     Peu de semaines après l'invasion de la Pomme, le frère du Soleil rencontre un officier français et cherche à l'éviter.3/4"Pourquoi me fuir, lui dit ce dernier, amis autrefois avons-nous cessé de l'être. 3/4L'Indien garda le silence. 3/4Tu me traitais en frère, reprit le soldat, et maintenant tu m'évites!" 3/4Alors avec une profonde amertume et une indignation qu'il cherchait à concentrer, le frère du soleil répondit: 3/4 "Pourquoi les Français sont-ils venus sur nos terres? Quel esprit les y a appelés? Ils nous ont demandé des champs pour les cultiver, et nous leur avons dit de choisir ceux qu'ils préféraient. Le même soleil devait nous éclairer, nous devions marcher ensemble sur la même route; nous leurs promimes de bâtir leurs cabanes, de labourer leurs champs, de leur procurer des vivres, nous l'avons fait. Nos femmes étaient laborieuses, elles ne travaillent plus; nous étions libres, vous nous avez faits esclaves. Voilà la récompense de nos services, et voilà pourquoi je te hais." 3/4Le chef indien se retira aussitôt. Mais les tribus savaient que leur faiblesse ne pouvait lutter contre la force des ennemis; elles dévorèrent en silence leur haine, et attendirent l'heure de la vengeance. Elle vient toujours quand on le veut énergiquement
     De toutes parts arrivaient de fâcheuses nouvelles. A peine Bienville avait-il consommé cette inique violation du droit des gens, qu'on apprit les désastres des Illinois. Les Indiens du Rocher et de Pimiteony, continuellement harcelés par les Outougamis, ne comptant plus assez sur leurs forces pour espérer une victoire, demandèrent des secours à Boisbriant, commandant du poste. Il partit aussitôt avec cent hommes, et ordonna en même temps à quarante Français d'aller le joindre à Pimiteony avec quatre cents sauvages. La condition des Illinois devenait d'heure en heure plus périlleuse, et tout retard pouvait les perdre. Un dernier effort de courage les sauva. Boisbriant apprit en route que les Outougamis avaient été repoussés dans une sortie, et qu'ils avaient perdu cent vingt hommes. Mais les Illinois craignaient jusqu'à leur victoire. Les Outougamis étaient nombreux, rusés et intrépides; ce n'était pas là un échec à les décourager, leurs représailles seraient terribles. Pour y échapper les Indiens du Rocher et Pimiteony abandonnèrent leurs villages et furent s'établir au bord du Mississippi dans le poste formé par Boisbriant. Cette union n'eut d'autre avantage que de faciliter aux Jésuites leurs prédications et diminuer leurs fatigues. La colonie manquait de prêtres: plusieurs tribus en étaient dépourvues, et les travaux pénibles auxquels chacun d'eux était exposé usèrent vite leur vie; mais la mort les moissonnait, et il n'en arrivait pas de nouveaux. Mais pour ce léger avantage, elle enfanta de grands maux, et cette mesure devint également fatale à la Nouvelle-France et à la Louisiane. Les Outougamis s'étant aussitôt emparés des postes abandonnés, coupèrent les communications entre les deux colonies, en même temps qu'ils étendirent leurs ravages le long de la rivière des Illinois et dans tous les environs. C'est alors qu'il fallut adresser dans quelque ville maritime de France, à la Rochelle surtout, les lettres destinées pour Québec ou Montréal. Elles étaient de là expédiées pour leur destination. Nous en avons plusieurs sous les yeux, mais l'une d'elles renferme quelques lignes assez curieuses pour que nous les transcrivions textuellement: 3/4 "Je me trouve icy, Dieu mercy, en lieu de gagner de l'argent. Il est arrivé quatre mille Espagnols à Passacole; on attend huit mille familles, et on espère que l'argent roulera dans le pays." 3/4Cette brillante espérance, traduite dans une lettre d'un homme du peuple et datée de la Nouvelle-Orléans, 1722, était-elle l'expression d'une prochaine réalité, ou seulement le cri de l'amour-propre qui chez le Français surtout le fait répugner à avouer qu'il ne réussit pas quand il n'a quitté son pays que pour courir à la fortune.
     De Saint-Ange qui commandait au fort de Chartres, bâti en 1720 dans le voisinage de la prairie du Rocher, et à un mille et demi du Mississippi, surprit par une embuscade un parti nombreux d'Outougamis qu'il tailla en pièces. Plusieurs autres détachemens subirent le même sort; mais la haine de cette tribu contre les Français était si vivace et si profonde qu'au lieu de diminuer dans leurs désastres elle se grandissait de leur défaite, et donnait un nouvel aiguillon à leur courage. Ils appelèrent à eux plusieurs tribus jusque là alliées des colons, et la terreur qu'ils répandirent devint si grande qu'aucun Français n'osait s'éloigner du fort.
     La désertion chez nos alliés devenait effrayante; beaucoup de sang injustement versé chez les Natchez criait vengeance; ces derniers crurent le moment favorable pour frapper leur ennemi, et ils levèrent ouvertement le signal de la révolte ayant à leur tête le frère du Grand-Chef. Mais ce mouvement, qui ne fut encore qu'un mouvement partiel, fut vite étouffé, et aux yeux de Bienville la conduite du frère du Soleil méritait un sévère châtiment. Les torts ou les crimes contre lesquels on s'élève le plus sont toujours ceux qu'on a à se reprocher. Aussi le gouverneur semblait-il devoir être sans miséricorde. Pourtant une immense difficulté restait, il fallait obtenir du Grand-Soleil, le chef des révoltés, son frère. La voix du sang n'est pas puissante chez l'Indien; mais ici les injustices des Français lui donnaient une grande force, et il fallut toute l'habileté et l'influence de Delietto, alors commandant du poste, pour obtenir qu'il fût livré à Bienville. En le voyant, celui-ci retrouva sa générosité; il pardonna au Natchez et le renvoya dans sa tribu. C'était un ami qu'il venait de conquérir. Pourquoi n'avait-il pas toujours agi de la sorte?
      Tandis que la guerre, la perfidie dont elle est presque toujours pleine, et les maux qui la suivent, exerçaient leurs ravages chez les Natchez, et les Illinois qui s'étaient réunis à leurs frères du Mississippi, la province qu'ils habitaient étaient séparée de la Louisiane inférieure et formait une section à part. Les Illinois avaient jusqu'à ce moment dépendu du conseil supérieur de Biloxi, et la distance qui sépare ces deux postes, la difficulté de traverser les bois et les périls de la navigation avaient dû créer beaucoup de retards et faire naître beaucoup d'abus. Une organisation particulière, quoique dépendante de la Nouvelle-Orléans, lui convenait mieux, et si les mêmes lois pouvaient régir les deux provinces, le même juge ne pouvait leur rendre la justice, la même autorité ne pouvait les commander. Une ordonance en date du 12 Mai réglait ces modifications nouvelles. S.A.R. le Régent, y est-il dit, sur les avis de l'opportunité d'une telle mesure qui lui ont été suggérées, crée et établit dans le quartier des Illinois, un Conseil provincial sous la jurisdiction du Conseil supérieur de la Louisiane, lequel rendra les jugemens tant au civil qu'au criminel, aura l'intendance des affaires dela compagnie, et sera organisé de la manière suivante. Il tiendra ses sessions dans les principales factories de la Compagnie, depuis la rivière des Arkansas à l'ouest du Mississippi, jusqu'aux limites du Wabash; de l'est de la même rivière jusqu'aux bornes de la Louisiane, et remontant le Mississippi, sur ses deux rives jusqu'à la jonction de ces fleuves. M. Boisbriant, premier lieutenant du Roi dans la province de Louisiane, siégera en qualité de chef et de juge, et s'adjoindra M. Laloyra des Ursins.


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