Satire:
Le Poète amoureux.

par Louis LeFranc

Le Courrier de la Louisiane
19 août 1843; vol.36, no. 3,830

Ce texte est présenté dans le cadre du projet:
«Feuilletons du Courrier de la Louisiane : les années Jérôme Bayon (1843-1849)».
 
 


Que je voudrais chanter celle que j’aime,
Et lui dépeindre, en vers harmonieux,
L’amour secret que j’éprouve en moi-même,
Et que fit maître un regard de ses yeux.
Pourquoi frémir? je sens que mon courage,
De plus en plus malgré moi s’affaiblit.
Allons, allons, mettons-nous à l’ouvrage,
Pour un auteur, ayons un peu d’esprit.
(Il compose.)
« Hier, je suis allé par hasard au Théâtre,
« Et là, je vous ai vue, et contemplée, et puis… »
(Parlé)
Et puis… Comment trouver ma rime en âtre?
C’est difficile… ah! vraiment que d’ennuis.
« Je suis allé », blesse aussi la Grammaire,
Et mes censeurs, peut-être avec raison,
Diront tout haut: Il aurait dû se taire,
Et pas ainsi nous bêler sa chanson.
Mais après tout, l’amour qui m’est propice,
De mes écrits relevant la splendeur,
A ma beauté saura rendre justice,
Et d’un critique adoucir la rigueur.
Tâchons d’abord de corriger la phrase
Qu’en nous condamne un sot grammairien.
Et relisons, sans y mettre d’emphase,
Ce que j’ai fait, pour savoir si tout est bien.
(Il lit.)
Hier, je fus par hasard au Théâtre,
Je vous ai vue, et contemplée, et puis…
(Parlé.)
Bah! j’aime mieux chanter son cou d’albâtre,
Qui fut l’objet des rêves de mes nuits;
Ou bien, parlons de son œil qui ressemble,
A ses pensers dont il est le miroir,
Et tendrement, « dans son azur qui tremble »
Diable! je crois que ma vierge a l’œil noir.
Mais quelqu’un vient, à cette heure, à ma porte,
Qui peut ainsi me venir déranger?
(Paraît son domestique avec des plats.)
Parbleu, c’est Jean! que le Diable t’emporte!
Je songe bien vraimentà déjeuner.
…………………………………….
De le gronder n’est peut-être pas sage,
Il faut savoir s’arrêter à propos;
Pour le moment laissons là notre ouvrage,
A table, allons prendre quelque repos.
Oui, c’est assez me torturer moi-même;
Et si l’amour m’a fait perdre l’esprit,
Il est heureux, dans sa rigueur extrême,
Qu’il ne m’ait pas ôté mon appétit.

LOUIS LEFRANC


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