Un Suicide à la Fausse-Rivière

Flavien de las Deûmès 

Le Courrier de la Louisiane

Ce texte est présenté dans le cadre du projet: «Feuilletons du Courrier de la Louisiane :1840-1850».

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2 juin 1843 (36, 8271) 

      Walter Scott est un peintre sublime, qui a jeté dans ses romans l’Ecosse avec toutes ses collines, avec tous ses lacs, avec toutes ses bruyères, avec tous ses manoirs qu’habitaient jadis les rudes seigneurs qui par leurs querelles, ont donné les teintes les plus romantiques à l’histoire de leur patrie. Chaque page du grand romancier est un reflet naturel ou historique du pays où il naquit. Poète, il lui a pris ses ballades; historien, il lui a emprunté ses traditions, écrites ou gravées dans les souvenirs populaires; romancier, il lui a demandé ses chroniques; et quand l’œuvre immense de Walter Scott a été achevée, l’Ecosse, le poétique royaume de la belle reine Marie, s’est trouvée reproduite avec la merveilleuse exactitude dont disposent les génies d’Orient. —J’aime donc l’Ecosse de tout l’amour que l’auteur de « Waverley » m’a donné pour elle; et si jamais j’étais législateur, j’ordonnerais aux littérateurs un voyage à Edimbourg, comme le Coran ordonne aux Musulmans le pèlerinage à la Mecque. 
      La Louisiane cache, dans une de ses solitudes, une oasis, une terre parfumée de cette poésie romantique qui a versé tant d’impressions mélodieuses sur les pages de Walter Scott. Si j’avais un nom à donner à ce coin du sol enveloppé d’ombre, de fraîcheur et de mystère, je l’appellerais Ecosse-Louisianaise. 
      Mais l’homme met toujours son prosaïsme à côté des grands noms ou des grands choses; il a vu une miniature de lac formé par le Mississippi, et le lac a été le parrain de cette oasis américaine. 
      Cette terre couverte d’arbres, aux longues draperies de mousse flottante, qui donne la nuit une teinte fantastique aux lieux où elle se balance; les grandes et élégantes habitations voilées de verdure au dehors, et peuplées de belles jeunes femmes et d’hommes hospitaliers et rudes, dont la vie appartient au travail; ce lac mélancolique qui semble dormir dans un éternel farniente, et qui, le soir, permet aux étoiles de se mirer dans ses eaux calmes de ce repos qui pèse sur le lac asphaltite; cette île verte et heureuse, qui livre aux chaudes brises du sud sa couronne de forêts et sa luxuriante végétation; ces bois dont Chateaubriand a peut-être recueilli les parfums, et où l’on entend d’indéfinissables harmonies et des bruits étranges et sonores; ces champs de maïs, ces landes immenses où brillent les étoiles blanches de la fleur de coton; ces arbres où posent avec coquetterie les oiseaux les plus brillans des régions tropicales; ces chemines de sable fin et moelleux où le vent fait pleuvoir les feuilles roulées, et où les petites-maîtresses pourraient marcher comme sur un tapis d’Aubusson; voilà mon Ecosse louisianaise, voilà la « Fausse-Rivière » telle que je l’ai vue l’été dernier, pendant que ce terrible moissonneur qu’on nomme la « fièvre jaune » fauchait des vies humaines, à la Nouvelle-Orléans. 
      Dans les rêves de mon enfance, j’avais souvent caressé, par la pensée des magnifiques savanes que l’auteur d’Atala a décrites avec le prestige de son imagination et toutes les richesses de son style. Mon cœur avait adressé souvent des strophes ardentes à ces solitudes dorées par le soleil, saturées de parfums comme la salle de bains d’un sérail, et foulées encore par cette race « d’hommes rouges » qui, peut-être avant un siècle, aura entièrement disparu du sol. Mes rêves s’étaient réalisés; je voyais toutes les merveilles que j’avais caressées; j’entendais toutes les harmonies qui avaient bercé mon âme; j’allais donc vivre trois mois de cette vie poétique pour laquelle j’aurais joué mon droit d’aînesse comme Esau : oh! je remerciai bien chaleureusement, je le jure, la gracieuse et bienveillante hospitalité qui m’avait conduit dans cet Eldorado mystérieux. 
      L’habitation où j’étais, est dirigée par un de mes compatriotes, jeune homme au cœur de flamme, aux instincts artistiques, qui n’a pu ployer son intelligence aux lois brutales de son siècle, qui place ses chiffres au-dessus des arts. Les souvenirs du monde les poursuivent, comme ils poursuivaient jadis Jérôme, le sombre solitaire de la Thébaïde; et celui qui aurait écouté nos conversations à ces heures du jour où l’on est obligé d’obéir aux molles sommations de la paresse, aurait été étonné d’entendre dans une villa de la Fausse-Rivière la littérature parisienne passée au creuset et réduite à sa plus simple expression, les célébrités du théâtre ou de la presse appréciées avec cette rude vérité qui n’a jamais connu ni approuvé les officieuses chatteries des gazettes contemporaines. La présence de ce jeune homme fut donc une séduction que j’ajoutai à celles qui avaient déjà salué mon arrivée; et, avant la fin de la première journée, nous avions improvisé une de ces amitiés qui vivent toujours plus longtemps que celles qu’on prépare avec cette adresse que met un auteur dramatique à disposer et dérouler les différentes scènes de son œuvre. 
      La ville… est un palais campagnard où l’utile coudoie l’élégant, où l’on reconnaît de gracieuses inspirations à côté des pensées froides et sévères du planteur…
 

* * *

      Dans une bibliothèque, dont le bon goût ne serait pas désavoué par une duchesse du faubourg St. Germain, je trouvai mes amis de collège, les chefs de la littérature contemporaine, les auteurs de ces sublimes pages sur lesquelles j’ai brisé ma vue, sans me blaser sur toutes la beautés dont elles sont parées. Je revis tous ces princes de la pensée, tous les membres de cette royauté du génie contre laquelle le canon des peuples insurgés n’a jamais grondé, et souvent ma lampe, muet témoin de ces muettes conversations, ne s’éteignit qu’aux premiers rayons de l’aurore.

 II.

      J’aime la vue calme et recueillie des lacs, la ceinture d’arbres qui les entoure, les branches éplorées des saules qui se baignent dans la vague dormante. —J’aime les lacs, quand les nuits sont diaphanes, quand la lune attache à chaque flot un diamant de sa couronne, quand le ciel bleu sourit avec la coquetterie d’une jeune fiancée.
      Par une belle soirée de septembre, le gérant de l’habitation… et moi, montâmes sur une pirogue, que deux nègres vigoureux firent bientôt voler sur le lac avec la rapidité d’un oiseau qui fond sur un autre. Nous admirâmes la ravissante beauté de cette nuit d’été, qui avait paré le ciel de toutes ses lumières et éveillé sur la terre de vagues murmures, d’indicibles harmonies que l’on entendait de toutes partes. —Nous étions muets. —La rame seule criait en déchirant la vague paresseuse.
      Après avoir donné une heure à ces molles rêveries qui donnent à l’imagination l’engourdissement voluptueux de l’opium, le gérant regarda tout-à-coup les flots d’un œil plein de mélancolie et de tristesse. —Ce lac, dit-il, a été la tombe d’un homme qui avait reçu de Dieu une noble et intelligente organisation. —Le génie est-il donc maudit aujourd’hui? le poète est-il condamné avant sa naissance? Dieu fait-il naître ses élus pour enrichir de leurs corps les tables gluantes de la morgue ou les pierres des amphithéâtres? la destinée de Gilbert et d’Hégésype Moreau est-elle un avertissement pour ceux qui chanteront à l’avenir? Voilà des questions qui m’inspirent souvent des rêves bien amers…
      —Un poète noyé dans ce lac! m’écriai-je ; oh! racontez-moi ce drame.
      —Je le veux bien, dit mon compagnon. Mais en lisant « Stello » vous avez vu quelque chose de semblable à ce que je vais vous dire. Génie et malheur! génie et malédiction! voilà les mots que l’on peut graver au front de cet autre Sténio, mort sans s’être révélé au monde; voilà ce que l’on peut jeter à la vie de cet homme qui se sentit vieux à vingt-deux ans, et se brisa de désespoir sur les dures épreuves qui l’accueillirent dans ce monde menteur qui, sous un masque de soie, cacha tant de lèpres hideuses, tant de blessures qui saignent. Mais Alfred de Vigny ne l’a-t-il pas dit? toutes les voix qui révèlent les maladies sociales ne l’ont-ils pas dit ? le poète est condamné! la poésie, cette fleur de l’art, est condamnée! que nous laisseras-tu donc, mon Dieu!
      Les rames s’affaissèrent sur le lac qu’une légère brise commençait d’arracher à son sommeil, et la pirogue, libre de l’impression qu’on lui avait donnée jusqu’à lors, courut au hasard avec les caprices d’une mouette. Mon ami se courba sur les eaux qui murmuraient comme si elles eussent voulu redire les plaintes du jeune homme dont j’allais apprendre l’histoire, puis le me dit :
      —Voyez-vous cette maison blanche qui se dessine dans l’île, derrière ce bouquet d’arbres?
      —Je la vois.
      —Eh bien! c’est dans cette modeste maison que Charles B… vint, et 18…, chercher l’oubli d’un monde qui n’avait sans doute donné que des déceptions à l’âme ardente de ce jeune homme. Charles était beau de cette beauté antique que les peintres et les sculpteurs recherchent avec tant d’avidité. On eut dit un enfant né d’un rayon oriental, tant il y avait de pureté dans les lignes harmonieuses de son visage, tant il y avait de flammes dans sa généreuse organisation!
      Cependant cette jeune intelligence avait déjà déchiré ses ailes aux ronces qu’elle avait trouvées sur sa route. A cet âge où le seuil de la vie est orné d’illusions, d’espérances qui nous sourient comme de charmantes petites fées, Charles B… ne croyait plus. Sa religion à lui, enfant cruellement éprouvé, était le scepticisme amer de Byron : c’était le doute, ce démon qui fait descendre les choses célestes du piédestal qu’elles occupent, pour mettre à leur place des dieux, peut-être vrais aussi, le hasard et la matière. Sa vertu à lui, gladiateur vaincu par le malheur, c’était la négation de toutes les vertus : aussi sa parole déchirait toutes les blanches draperies qui couvrent la femme, tous les nuages qui environnent Dieu, tout le prestige qui ceint la célébrité, toutes les beautés de convention qui fardent le visage de la société ; aussi rien n’était plus incisif que sa parole ; rien n’était plus impitoyable que sa logique; rien n’était plus funèbre à voir que cette âme que Dieu avait faite brûlante comme le soleil, semer ses trésors sur toutes les routes, et laisser à tous les buissons des lambeaux sanglans de ses chairs et de ses croyances.
      Un jour, il voulut déposer ses douleurs aux genoux d’une femme et retremper son cœur flétri aux délirantes voluptés de l’amour. Hélas! il faut le dire, celle qu’il choisit n’était pas une de ces créatures idéales que nous voyons passer souvent dans nos rêves, une de ces angéliques figures que Dieu a fait parfois descendre sur notre sommeil. Non, c’était quelque chose entre la femme tombée et celle qui tombe. Aussi la madone ne comprit pas les prières de son adorateur. Ah! s’il est des anges sur la terre, eux seuls auraient pu entendre et recueillir les élans de ce cigne qui se noyait, de ce poète qui jetait sa dernière espérance à une âme qui n’avait été créée pour être sa sœur.
      Charles B… fut donc déçu dans cet amour qu’il avait essayé comme moyen de salut, et qui le tua mieux que n’aurait pu le faire un coup de poison: il paraît que l’impression qu’il éprouva fut terrible, car voici ce qu’il écrivit à Louis Sarrante, votre compatriote (1: Je suis possesseur de cette lettre entièrement historique comme tous les détails de cette nouvelle).
      « Mon très cher,
      « Je viens me distraire en causant avec vous.
      « J’ai réfléchi depuis hier, et je ne crois pas qu’il convienne que j’oublie ce qui m’a séparé d’E… C’est plus sage de chercher à chasser du cœur un sentiment qui m’est pénible, et ne m’offrirait dans l’avenir que des sensations douloureuses… et peut-être plus que des regrets.
      « Je n’ai pas besoin de vous recommander le silence; en m’épanchant avec vous, je n’ai pas cru être indiscret. N’est-ce pas un impérieux besoin que celui de chercher quelqu’un qui nous comprenne… et nous console.
      « Je veux m’efforcer d’effacer jusqu’au souvenir de cette folie; j’y parviendrai quoique l’effort soit pénible.
      « Je le fais moins pour moi que pour elle! Le hasard m’a donné une imagination qui ne se porte qu’aux extrêmes… indifférence entière ou passion désordonnée.
      « Comme premier remède, je donnerai ma pensée à une autre. J’avais renoncé à C…, j’irai chaque soir chez elle…
      « Vous m’applaudirez de cette résolution, et vous me féliciterez lorsque j’aurai réussi. 
           « Charles B.
      Cette lettre révèle admirablement l’homme qui l’écrivit: rien d’affecté dans la pensée, rien de factice dans le style. On y voit le désespoir calme d’un amour lassé d’un long combat, et qui ploie une passion à des règles mathématiques.

(A continuer.)


3 juin 1843 (36, 8273)

 III.

      Un soir, une pirogue glissa sur le lac avec la capricieuse inconstance de celle qui nous porte; un ciel aussi resplendissant que celui-ci rayonnait sur la Fausse-Rivière; les mêmes voix y chantaient; le même bruissement montait des savanes; les mêmes harmonies mystérieuses folâtraient dans le ciel; la même brise soufflait sur une nuit d’été aussi limpide que celle-ci. 
      Sur la pirogue, qui voletait sur le lac comme un oiseau sorti d’hier de son nid, se trouvaient Charles B. et un de ses amis, professeur au collège Poydras. B. avait l’œil joyeux, la lèvre railleuse; ses paroles étincelaient de pensées spirituelles et folles. C’était une pluie de bons mots, un orage d’intelligence et de saillies à éblouir l’ami qui faisait bondir l’esquif sur les vagues qui bercent la nôtre. 
      Bientôt un rayon illumina la belle figure de Charles: son front prit une expression sublime qui frappa d’étonnement le professeur du collège Poydras. 
      —Ami, dit Charles, avec une amertume qu’il cachait en vain sous une gaîté apparente, je me souviens aujourd’hui d’une histoire des premiers jours de ma jeunesse. 
      —Une histoire de femme sans doute? car une femme est toujours liée à ces souvenirs. 
      —Oui, l’histoire d’une femme, autrefois jeune, belle, [itrée] d’hommages, saluée de la foule comme une reine, et aujourd’hui livrée au ver de la tombe et n’ayant d’autres courtisans que les reptiles qui la rongent. Et, sans laisser à son ami le temps de répondre, il commença cette histoire ou plutôt ce drame palpitant de deuil et saignant à chacune de ses [ties],—Oh! écoutez-là, me dit le gérant, car je vais vous la raconter aussi, et vous direz après m’avoir entendu, que la douleur peut briser des poitrines, comme des poisons italiens brisent, dit-on, les vases qui les contiennent. 

IV.

      Je sortis du collège, dit Charles B., quelques mois avant cette sainte révolution de Juillet qui brisa, à coups de pavés, un trône relevé par des anglais et des cosaques. Je saluai, avec ivresse, le triomphe des prolétaires, et j’eus une insomnie de douze jours et de douze nuits, pendant laquelle j’attendis qu’un million de voix fissent retentir un cri de république jusqu’à ma ville de Toulouse. Vain espoir! le 13 août, un courrier, brûlant les rues de la cité parlementaire, vint nous apprendre qu’un homme s’était mis à la place d’un autre homme, pendant que le peuple, fatigué de sa longue bataille, dormait à l’ombre de ses barricades sanglantes. Cette nouvelle jeta une immense déception sur mes premières croyances sociales. Mais je pensais que la démocratie était impérissable, puisqu’elle date de la mort sublime du législateur, fils de Marie. J’évoquai les traditions des jours républicains, que nos pères ont vus, et qu’ils racontent avec l’enthousiasme particulier aux grandes époques et aux grands peuples: j’espérai! 
      Je me précipitai dans la vie, comme un soldat dans la mêlée, c’est-à-dire en lui demandant tous les plaisirs, toutes les émotions, tous les désirs qu’elle pouvait me donner. Je commençai à rêver devant un mot ou un regard de jeune fille, à adorer en secret des belles madones, de blanches et ravissantes vierges, que je suivais le jour, sur les dalles grises de nos cathédrales gothiques; la nuit, sur les gradins étagés de nos théâtres. Et lorsque après mes longues heures d’admiration, je me trouvais seul avec les suaves souvenirs que j’avais glanés dans mes journées, alors je demandais à la poésie une langue pour traduire mes souvenirs, et des sons pour chanter les ineffables voluptés de mes rêves. Souvent aussi, j’allais m’asseoir à des réunions démocratiques pour écouter et dire des paroles de sympathie sur la sainte cause du peuple. Dans ces réunions qui plus tard se constituèrent sous le nom de « Société des droits de l’homme, » les fils de Lazare venaient exprimer leurs espérances et leurs douleurs, avec une énergie qui s’inspirait de leurs maux et des magiques enseignements de la république française; là, l’expression était toujours plus terrible et plus flétrissante que le fer chaud juridique; là, s’élaborait avec chaleur l’évangile de la nouvelle démocratie et, comme le Christ, les apôtres de cette religion devaient la prêcher et mourir pour elle, dans les douloureuses batailles de juin, d’avril et de mai. 
      Toulouse était du reste fort tranquille à sa surface. Le préfet riait de nos préparatifs de guerre. Le général disait qu’il aurait bon marché de nous, avec un escadron de hussards, et les notabilités du juste-milieu, notabilités sentant quelque peu le suif ou le poivre, nous traitaient d’insensés et évoquaient contre nous l’ère écarlate de 93. Nous nous sommes battus, depuis. Et dans des luttes que l’histoire enregistrera avec orgueil; mais nous n’avons encore fusillé ni guillotiné personne, que je sache! 
      Je vivais ainsi, faisant de ma jeunesse deux parts égales, que je donnais, l’une, à l’avenir de mon pays; l’autre, aux suaves exigences de mon coeur. Le désir de voir la femme dans sa pose la plus poétique, la prière, m’amenait souvent dans ces cathédrales chrétiennes où nous avons refoulé le clergé aux chants de notre électrique Marseillaise, et où les prêtres faisaient de la douleur et de l’indignation à froid, contre les pavés des trois jours qui avaient, hélas! rebondi sur leurs têtes. Les femmes, entraînées par ce penchant divin qu’elles éprouvent pour les persécutés et les faibles; les femmes, dis-je, lançaient une éloquente protestation contre nos actes, et allaient tous les jours baisser leurs fronts aristocratiques devant le Dieu chrétien. Cette réaction avait commencé le jour où les pierres révolutionnaires mutilèrent des croix et brisèrent des vitraux, que l’art contemporain a vainement essayé de remplacer, à St. Germain-L’Auxérois, par exemple. Ce jour-là, toutes nos belles aristocrates se souvinrent le soir, au bal, peut-être entre un mot d’amour et une pirouette voluptueuse, que leurs mères leur avaient autrefois parlé d’un céleste tribun qui mourut sur la croix, comme un infâme, lui qui devait être plus tard adoré comme un dieu. Elles se souvinrent que le type le plus chaste, le plus poétique, le plus ravissant de leur sexe avait nom: Marie, et avait enfanté le martyr du Calvaire. Alors elles se sentirent au cœur un amour ardent pour le dieu-martyr et la femme-vierge dont on broyait les autels à coups de pierres, et bientôt toutes les belles colombes mondaines accoururent à tire d’ailes au pied des autels hués et sifflés par la révolution. Des milliers de voitures allèrent stationner devant les porches et les clochers catholiques: car les grandes dames voulaient bien aller à l’église… à condition qu’elles ne meurtriraient pas leurs petits pieds sur le pavé des rues et des places publiques. Et puis le pavé… l’arme, le lit et le trône de la canaille…fis donc! 
      A St. Germain, la vieille basilique toulousaine, dont le clocher jette son aiguille dentelée dans les nuages, on fêtait un jour je ne sais quel saint des légendes catholiques, dont le squelette plus ou moins authentique dort dans les cryptes souterraines de la même basilique. Le clergé avait préparé et mis en scène un de ces spectacles solennels, qui produisent une si profonde impression sur les imaginations tendres et mystiques. L’orgue, cette grande voix du culte romain, murmurait et grondait tour-à-tour ses élans les plus fervens et ses imprécations les plus énergiques. L’encens fumait dans les vases d’argent; des lèvres mélodieuses traduisaient à la foule à genoux ces hymnes inspirés, qui versent à flots la terreur ou la prière; la nef étaient pleine de femmes qui étaient venues étaler dans la maison de Dieu leur toilette aristocratique. Un rayon de soleil, traversant les vitraux, semblait descendre avec volupté sur une de ces femmes, lui baiser le col et les cheveux, et ceindre son front d’une pure auréole de lumière. Je le regardai. Ami, je ne sais si ce fut une vision, un rêve de mon imagination ardente; mais je crus que le ciel, prenant en pitié mes insomnies et mes nuits de fièvre, avait matérialisé mes illusions, et jeté à dessein sur mes pas cette radieuse créature. Le rayon qui jouait dans les ténèbres solennelles de l’église, faisait saillir sur la foule agenouillée, cette tête fervente et penchée comme une madone de Velasquez. Durant trois longues heures, je l’admirai avec la curieuse avidité d’un peintre amoureux de son modèle. Ses cheveux, tombant en deux bandeaux blonds, allaient se perdre sur ses épaules d’une perfection toute sculpturale, et ses grands yeux baissés semblaient s’abîmer devant la majesté de Dieu, et se voiler de pudeur devant les regards qu’on lui jetait avec admiration ou convoitise. Elle était à genoux sur la dalle froide, poudreuse, dans une sorte de ravissement extatique. Et quand le dernier soupir de l’orgue se fut éteint sous les voûtes sonores; quand les portes eurent vomi toute cette foule dorée qui venait de poser à l’église comme sur les gradins d’un théâtre; la belle statue se leva aussi, et, après avoir déposé mystérieusement sa bourse dans la main d’une vieille mendiante, elle s’élança sur une svelte voiture, qui partit sur-le-champ au galop de ses deux chevaux. Ainsi un de mes rêves, le plus beau peut-être, allait s’envoler encore et me rejeter dans l’isolement, qui est la plus épouvantable des réalités. C’était à maudire Dieu, n’est-ce pas? Mais ce rêve m’était déjà devenu trop cher, pour que je le visse s’évanouir dans un effort de ma part. Je partis, renversant tout ce qui se trouvait sur mon passage, et regardant toujours la voiture qui contenait ma vie, comme un marin regarde l’étoile qui lui présage la fin de la tempête. Enfin les chevaux qui la traînaient disparurent à l’angle d’une rue, et moi, brisé par ma course furieuse, je tombai sur le pavé qui gardait encore l’empreinte des roues de la voiture que j’avais si follement poursuivie. Le choc des pierres aiguës m’avait ouvert le front. Je m’évanouis.

 V.   

    Après un long mois de fièvre et de folles hallucinations, qui m’avaient rendu l’image de la madone inconnue, j’allais respirer, à l’allée Lafayette, la brise d’une fraîche soirée de mai. De beaux essaims de femmes gazouillaient sous les arbres, ou foulaient capricieusement sous leurs pieds les pelouses vertes qui bordent le canal du Languedoc, cette œuvre immortelle de Riquet. Par un mouvement étrange, et que vous devez connaître, si vous avez aimé, mes yeux suivaient insolemment le vol de toutes ces femmes; le galbe de leurs visages, le jeu mobile de leurs physionomies. A chaque étude que je faisais, je sentais le sang refluer à flots vers mon cœur. Car je croyais que, sous chaque voile, j’allais voir rayonner les grands yeux de mon Eve mystérieuse. Déception! Je rencontrais bien parfois des traits dignes de l’attention du peintre ou du statuaire, ou des têtes dont la régularité aurait paru irréprochable à l’œil de l’anatomiste. Mais ce que je ne voyais pas, c’était le génie et l’inspiration baignant de leurs fluides lueurs une femme pareille à celle qui absorbait toutes mes pensées; ce que je ne voyais pas, c’était la blanche apparition qui s’était révélée à moi, dans la basilique toulousaine. La douleur que m’inspiraient mes vaines recherches, me faisait vaciller comme un homme ivre. Je quittai cette allée semée de belles jeunes femmes, parmi lesquelles je n’avais pas pu retrouver celle que je caraissais de toutes les puissances de mon âme. En traversant la Place Royale, une magnifique place publique, que décore un monument, sur le front duquel on lit en colossales lettres d’or, ce grand mot: « Capitole, » je vis la foule assiéger les portes du théâtre. Poussé par un besoin instinctif de distraction, j’allais me joindre à cette foule qui inondait avec tant d’empressement les grandes portes béantes de la scène toulousaine, et je lus sur une affiche:

ANTONI,
Drame en 5 actes et en … tableaux, par M. Alexandre Dumas.

      Je vis comme un hasard providentiel dans l’annonce de ce drame dont le héros, à la fois création et type, comble par des océans d’amour l’isolement que la société crée autour de lui, bâtard, et arrache, à force de dévouement, la couronne de mariée d’Adèle. Je voulus heurter ma douleur à cette grande douleur dramatique: j’entrai. 
      Ce soir là, la foule était partout, au théâtre de Toulouse. Les salons avaient envoyé leurs lionnes les plus roses et les plus élégantes. Cinq ou six immenses chaînes de jeunes filles se déroulaient sur les amphithéâtres des premières et des galeries, et se détachaient sur les cadres saillans et lambrissés des loges. Oui, de jeunes filles étaient venues voir la chute d’une femme mariée, et cela m’inspirait cette pensée amère: qu’il n’y en pas parmi elles qui parlent le plus haut de leur vertu, une seule qui ne fût fière de tomber comme la noble épouse du colonel d’Hervey, c’est-à-dire si l’on savait leur poétiser la chute. 
      Le rideau fut levé au milieu d’un silence de cour d’assises. Bientôt commença la scène d’Adèle et de Clara, cette brillante exposition de la tragédie du poète. Aux premières paroles que laissa tomber l’actrice chargée du rôle de la maîtresse d’Antoni, je jetai un coup-d’œil sur la scène. [Alors] je crus que ma tête allait se briser de bonheur. La madone chrétienne de la basilique St. Germain, c’était elle!… Elle!… je poussai un cri qui interrompit la représentation et me tordis comme un possédé sur mon siège. Enfin ma joie fut si brillante qu’elle nécessita l’intervention de la police. Alors je me précipitai dans une loge grillée, prêt à étreindre Adèle de mes regards, à aspirer le moindre son qui s’échapperait de sa bouche. Une immense métamorphose semblait s’être opérée en elle. A l’église, j’avais bien vu rayonner, à travers son voile religieux, des éclairs de cette large et sainte inspiration qui, seule, peut faire un artiste; mais on eût dit que cette inspiration avait peur des regards, de soleil, de la foule, et qu’elle frissonnait devant la curiosité, comme la sensitive devant les mains qui la touche[nt]. Mais là, sur le théâtre, la chrétienne s’était effacée devant l’actrice, fière du piédestal sur lequel elle allait monter, et de la fiévreuse passion qu’elle allait traduire. Ses longues paupières décrivaient une ellipse d’ombre mobile sur ses joues, toutes chaudement empreintes de virginité et de soleil, comme ces fruits haut-venus à la cime des branches, qui ont les premiers rayons de l’été, et que n’étouffent ni les feuilles, ni les vapeurs de la terre. On admirait la ligne à chaque instant brisée, à chaque instant reprise de son corps: le regard tournait comme un collier, sans être [] aucun angle, autour de son cou, se divisait et coulait doucement [] l’eau sur les anses d’une urne, de ses épaules sur ses bras, et se prolongeaient, comme un trait de Pérugin, jusqu’à l’extrémité de ses doigts. Après on se laissait surprendre, en la regardant, à ces charmes sans nom, parce qu’ils n’ont rien d’arrêté, qui naissent d’un pli, d’une lueur qui scintille dans les yeux, d’une larme qui s’évapore en sourire. J’écoutai avec ravissement, la magnifique femme, verser sur un public silencieux et frissonnant, ses sanglots d’amour et ses pensées de résistance; et lorsque Antoni, après avoir brisé le célèbre carreau, la prit et l’emporta, comme une jeune colombe surprise dans son nid, un féroce sentiment de jalousie me mordit furieusement à la poitrine, et raviva toutes mes tortures. Un désir fou me traversa le cerveau: j’aurais voulu tuer ce bâtard qui serrait dans ces bras celle dont je n’aurais pas osé baiser la mantille, moi, oiseau libre d’hier, et riche encore de toutes les chastes illusions de l’enfance. Enfin la pièce finit au milieu de mes râles étouffés et de mes fureurs muettes. Je crois me souvenir que quatre mille voix me rappelèrent Adèle, et que ma vision s’évanouit au milieu d’un orage de bravos, de trépignemens et de frénétiques battemens de mains.

(La suite au prochain numéro)


5 juin 43 (36, 8274)

 VI.

      Quand le rideau se fut baissé sur la femme qui s’était révélée à moi, pour la seconde fois, je sortis en courant et saisissant au collet le premier spectateur que je rencontrai:
      —Le nom de cette femme? lui dis-je.
      —De quelle femme? me répondit le spectateur, au comble de l’étonnement, Ce marbre vivant avait déjà oublié l’actrice qui, dans le rôle d’Adèle, avait été plus dramatique peut-être que Madame Dorval.
      —Le nom de la maîtresse d’Antony, lui criai-je avec colère. —Ah! je comprend, fit-il en souriant: la St. Victor! 
      —La St. Victor! Il l’appelait la St. Victor, le barbare! l’insensible; J’eus une violente envie de frapper au visage l’insolent qui désignait la sublime femme comme les roues désignent les courtisanes de la régence. Je le quittai en lui laissant, pour adieu, un regard flamboyant de fureur, et je m’égarai dans les rues en répétant ce nom dont le hasard m’avait fait, ce soir, déchirer le mystère.
      Je rentrai chez moi, la tête en feu, le cœur et le front plein de pensées orageuses, d’élans, d’amour, de sentimens tumultueux de tendresse que j’aurais voulu jeter sur le papier en paroles de lave. Mais les langues humaines sont trop ternes pour exprimer ces célestes adorations qui, à dix-huit ans, gonflent les poitrines et drapent d’un voile idéal le front des femmes aimées. J’écrivis; et à cette poésie intime qui chantait à mon âme des strophes si délicieuses, succéda une poésie écrite, dénuée de coloris et de chaleur, qui parut, le lendemain, dans les colonnes de « l’Emancipation » (2. « L’Emancipation » de Toulouse est le journal le mieux rédigé de la province. Il doit son succès et le rang distingué qu’il occupe, à la constante collaboration de MM. Gatien-Arnould, professeur de philosophie à la [] populaire que le premier dans le []), journal républicain rédigé, depuis trois ans, par M. Gatien-Arnould, un de ces hommes trop rares dans notre siècle de corruption et d’infamie, qui consacre à la sainte cause de la démocratie française un des plus beaux et des plus purs talens que possède la France.
      Ici, Charles se recueillit un instant et récita au professeur du collège Poydras cet hymne écrit dans une nuit de fièvre:

 A UNE FEMME!

 Je te vis une fois!—Jamais la brune Espagne, 
Poétique berceau des vierges aux yeux noirs, 
N’a vu, sous les lauriers roses de sa campagne, 
Plus belle signora rêver dans les beaux soirs, 
Lorsque, des signoras diaphane compagne, 
La lune vient sourire aux mauresques manoirs.

Jamais Péri de l’Inde ou fée orientale, 
Effeuillant sous leurs pieds les roses du Bengale, 
Courant sous les palmiers,—errant dans le sérail, 
N’ont vu sylphe plus blanc, beauté plus virginale, 
Formant des vieux sultans l’impudique bétail, 
Que cette jeune fille aux lèvres de corail.

Jamais l’artiste saint qui, venu dans ce monde, 
Par l’Europe à genoux fut nommé Raphaël, 
En habillant de chair les madones du ciel, 
N’a peint un sein plus chaste, une épaule plus ronde, 
Une bouche plus pure avec ses mots de miel, 
Un regard plus sacré, sous le deuil qui l’inonde.

Jamais les séraphins, veillant auprès de nous, 
N’ont vu, sous les arceaux des églises gothiques, 
Prier avec ferveur des saintes plus magiques, 
Avec un front plus calme, avec des mots plus doux, 
Des yeux plus inspirés et plus mélancoliques, 
Que ceux de cet enfant, lorsqu’elle est à genoux.

Es-tu du Paradis une femme exilée
Qui vient meurtrir ses pieds à nos rudes chemins? 
Dois-tu vivre et mourir solitaire et voilée? 
Non!… grande artiste, il faut qu’on lui batte des mains.

II. 
Car je la vis encore.—Elle était au théâtre; 
Elle avait dévoilé sa poitrine d’albâtre, 
Et sur son piédestal se posait fièrement, 
Comme une jeune fille au bras de son amant. 
Ses cheveux, à bandeaux, tombaient sur son épaule, 
Comme sur l’eau des lacs le feuillage du saule. 
Parfois, elle jetait, à travers ses longs cils, 
Des regards à charmer les sombres alguazils; 
Parfois, elle marchait languissante, abattue, 
Et l’on eût dit alors d’une belle statue
Comme on en trouve encor aux palais Médicis. 
Ce soir, ce n’était plus l’ange du paradis, 
Qui, laissant au boudoir les voluptés du monde, 
Avait devant l’autel baissait sa tête blonde: 
Non, de dix pieds au moins le femme avait grandi; 
Sa lèvre était rieuse et son regard hardi; 
Superbe, elle planait sur la foule bruyante, 
La passion gonflait sa poitrine haletante, 
Et le sang s’élançait, plus limpide et plus prompt, 
Dans les veines d’azur qui lui marbraient le front. 
Et je compris alors la grandeur du génie
Qui s’exale à torrens de céleste harmonie; 
Et je compris alors pourquoi le Malibran, 
Ce beau cigne espagnol, si suave et si grand, 
Mettait tant de sanglots au fond de sa parole, 
Lorsqu’elle murmurait la romance du saule: 
Et je compris alors pourquoi notre venin
Empoisonne la femme et lui brûle le sein; 
Pourquoi, lorsqu’ici bas une divine tête
Monte plus haut que nous,—chaque bouche lui jette
Une injure;—et pourquoi, tués par notre fiel, 
Les artistes s’en vont, si jeunes, dans le ciel.

      J’envoyai cette poésie à la « St. Victor » , comme l’avait nommée le spectateur que j’avais interrogé au théâtre, et j’écrivis: 
      Ces vers ont été faits par un homme qui vous a vue à l’église et au théâtre, et qui serait bien heureux de vous revoir encore, pour vous dire toute l’admiration qu’il éprouve pour votre piété chrétienne et pour vos belles et puissantes inspirations d’artiste. CHARLES B. 
      Je passai de longs jours à attendre la réponse d’Adèle Hervey, une réponse que j’aurais payée de dix ans de ma vie. Huit jours, quinze jours s’écoulèrent ainsi; c’était à livrer son âme au premier diable qui voulait le prendre.

VII.

      Un mois après, l’on dansait à l’Hôtel de Pierre, étincelante relique du moyen âge, toute brodée de sculptures de Bachelier, toute tapissée des tableaux des plus grands maîtres, créée avec tous les styles, romain, renaissance, mauresque, gothique. Les fresques des longues galeries voûtées semblaient s’être animées aux rayons éclatans des torches et des girandoles; des chaînes de fleurs avaient roulé leurs odorantes volutes autour des colonnes intérieures et la foule heureuse était venue s’ébattre joyeusement dans ce manoir qui semble avoir été créé, par une fée, pour le caprice d’une reine. 
      L’aristocratie toulousaine s’était donc ruée au bal magique. Le préfet et le maire étaient arrivés des premiers, sous je ne sais quel costume, qui ne dissimulait pas la rotondité toute ministérielle de leur ventre. Dans cette foule d’empereurs, turcs, figaros, polichinelles, et autres personnages que le carnaval fait naître et mourir une fois par an, on remarquait une charmante bohémienne, plongée dans une préoccupation qu’aurait dû exclure l’audace et la loquacité indispensables à son rôle. Le joli masque de satin, qui lui couvrait le visage, n’avait pas été encore contracté par un mouvement de ses lèvres. Silencieuse comme un trappiste, elle fendait gravement cette foule d’hommes repus et de femmes qui se crachaient leur gaîté à la figure. 
      Enfin! dit-elle, en poussant un cri qui retentit au milieu des cris sonores qui grondaient dans le vieil « Hôtel de Pierre. »  
      Les quadrilles s’étaient arrêtés, l’orchestre s’était tu: hommes et femmes, tous regardaient avec curiosité; la salle entière faisait galerie à un homme. 
      Hogarth, Danton, Monier, tous ceux qui ont vivifié les millions de ridicules de la société, tous les Molière de la satire ou de la charge n’avaient jamais crayonné et peut-être rêvé de monstruosité vivante, aussi grotesque que cet homme, qui venait demander à la fête sa part de joie et de plaisirs. C’était la charge dans toute sa magnificence; un caprice d’Henri Monnier, vivant et marchant comme vous et moi. Le rire faisait craquer les corsets, onduler les poitrines, rouler des larmes dans les yeux devant cette débauche d’imagination qui s’élevait jusqu’au sublime. 
      L’homme masqué s’avança vers la petite bohémienne qui avait bondi en le voyant entrer: 
      —Ne m’avez-vous pas assez admiré, mes maîtres, dit-il aux danseurs qui regardaient toujours ce travestissement d’une exagération vraiment colossale. Les lustres rayonnent; les femmes sont muettes et immobiles; la musique sommeille:—Par-Dieu! c’est une plaisante fête que vous donnez ce soir, Mes seigneurs.—Personne ne bougea. 
      —J’ai oublié de vous dire, ajouta Charles B. en souriant, que le costume qui avait attiré à ce masque l’attention des danseurs, n’était autre que celui de nos procureurs généraux; mais drapé à la Danton, mais orné d’une chevelure luxuriante qui rappelait, avec une vérité merveilleuse, celle de M. Romiguère, carbonaro sous la restauration, et procureur-général à la Cour Royale de Toulouse, sous le règne de Sa Majesté Louis-Philippe, trois ans après notre sainte révolution de juillet. Je ne vous ai pas dit, non plus, que cet accusateur public, c’était moi qui avait voulu pilorier ainsi l’apostasie du républicain rallié. 
      —Dansez, où je vais prononcer un réquisitoire contre vous tous! criai-je à cette cohue stupide et paralysée qui voyait, avec joie et terreur, cette exposition publique de la première dignité de la magistrature. 
      Ces paroles dissipèrent le charme qui avait arrêté les chants de l’orchestre et les danses. Il y eut un bruissement de dominos, un vague tumulte prophétisant le réveil des quadrilles. Puis, tous ces flots humains se mirent à tournoyer dans un galop ardent, rapide, passionné, un vrai galop de Willis. 
      La bohémienne, qui semblait guetter le moment où la fête recommencerait, agita ses deux petites mains en signe de satisfaction. 
      —A moi! dit-elle, en saisissant un peu de ma robe rouge et noire: avec ton passé, ton présent et peut-être ton avenir, à moi! 
      C’était la chrétienne de l’église Saint-Germain, l’Adèle Hervey du théâtre, cette bohémienne qui allait me dire la bonne aventure. C’était elle, dont les doigts grêles et parfumés venaient de me serrer la main et de m’entraîner dans un angle de la salle. 
      —Eh bien! M. le procureur général, serai-je seule à l’abri de vos réquisitoires? murmura la jeune femme. 
      Et comme j’allais répondre:—Tais-toi, ajouta-t-elle, je sais tout ce que tu vas me dire, car les filles de bohème, lisent dans la pensée, aussi facilement que satan, leur véritable maître. 
      —Ecoute: tu es républicain. 
      —C’est vrai. 
      —Tu l’es, parce que ton père t’a appris à admirer les hommes et les choses de notre admirable république; tu l’es, parce que ton père siégea à la Convention, à côté de tous les géans révolutionnaires. 
      C’était encore vrai: la St. Victor avait pris évidemment des informations; j’étais donc aimé, mon Dieu! 
      Les nobles, dit-elle, sont fiers de leurs arbres généalogiques, dont les troncs se sont enracinés jadis dans le vol ou le brigandage.—Jeune homme, ta noblesse est aussi glorieuse que sainte, car ton père a été conventionnel. 
      —Noble femme! Tu nous comprends donc, m’écriai-je? 
      —Oh! répondit-elle, ce fut une noble et courageuse génération, celle qui vainquit la ligue du dehors par le sabre, et celle du dedans par la parole; celle qui chante l’orageuse Marseillaise, dans la poussière des combats et sur les degrés de la terrible guillotine.—Oh! fils de conventionnel, je te le dis, avec orgueil, tu as de bien belles lettre de noblesse. 
      —La cause du peuple n’est pas perdue puisqu’elle a de si aimables apologistes, lui dis-je d’une voix sourde d’émotion et de joie. 
      —Enfant, poursuivit-elle avec sa douce voix mélodieuse, ceux qui, en 1815, revinrent à la queue des armées étrangères, croient flétrir ton père, en l’appelant régicide. Régicide! comme si la tête d’une homme était plus précieuses que le salut d’un grand empire. Charles, je te le dis, sois orgueilleux de ton père: la convention fut grande comme la justice de Dieu; les nations commencent à comprendre la grandeur de la terrible mission qu’elle remplit. 
      —Belle et républicaine comme madame Rolland! bohémienne, c’est à te baiser tes pieds. 
      —C’est de l’exaltation de jeune homme, Charles. 
      —Mais tu sais mon nom? 
      —Oui, tu te nommes Charles B. 
      —L’harmonie de ta voix m’a fait deviner le tien, répondis-je avec chaleur; tu t’appelles… 
      —Silence: cria-t-elle vivement, en mettant un doigt sur ses lèvres; je ne veux pas que tu me le dises.
      —Charles, tu fais de jolis vers, en voici la preuve. —Elle déploya un numéro de l’Emancipation
      —Tu es grand artiste: le rôle d’Adèle d’Hervey t’a révélé à toute une ville. 
      —Tu es fou: les pavés de la rue du Tour en savent quelque chose. —C’était dans cette rue que j’étais tombé en poursuivant sa voiture. 
      La bohémienne se recueillit un instant, puis frappant des pieds avec un [] charmant de mutinerie: —Si tu es aussi brave que fou, murmura-t-elle en se penchant à mon oreille, tu suivras ce soir une femme qui te prouvera que nous avons des récompenses pour tes les dévoûmens et des baisers pour tous les sacrifices. 
      —Te suivre! oh! jusqu’au bout du monde, ma délicieuse Emérelda. 
      —Charles, dit-elle en m’entraînant vers les portes de la salle, tu es un noble enfant; je t’aime! 

(La fin au prochain numéro.)


6 juin 1843 (36, 8275).

 VIII.

      Ami, connais-tu Bagnères-de-Luchon, la jolie petite ville pyrénéenne qui dort sur un immense édredon de bruyères parfumées? Connais-tu ce paradis mi-français, mi-espagnol, où viennent, par volées, les plus beaux oiseaux parisiens et les plus blondes ladys de la nébuleuse Angleterre? —Par une fraîche matinée de juin, deux cavaliers suivis d’un guide, aussi à cheval, traversèrent une promenade sur laquelle s’étend, comme un dais, une large voûte de verdure que le soleil ne peut percer de ses rayons. Ils pénétrèrent dans un sentier clos de chaque côté par une haute et vigoureuse haie de genêts et d’aubépines fleuries, et disparurent au galop dans les sinuosités de la montagne. Ce sentier se roule, comme un boa gigantesque, autour des précipices sans fond, se traîne sur les flancs des pics dentelés et aigus comme les flèches des cathédrales gothiques, effleure des blocs géants de stalactite et meurt sur les bords du lac Oo, ce bassin aux flots clairs et coquets sur lesquels je vis bondir, il y a six ans, un esquif qui portait un grand poète qu’on appelle Monsieur de Lamartine. C’est sur ce sentier que couraient, gais et rieurs comme deux enfans, les deux baigneurs, dont je t’ai déjà parlé, précédés de leur guide, jeune homme aux cheveux longs noirs, aux larges épaules sur lesquelles le vent du matin faisait jouer les flocons rouges de son béret de laine. La St. Victor, car c’était elle et moi qui allions butiner, ce jour-là, les fleurs des vals et des montagnes; —la St. Victor avait senti son âme d’artiste s’exalter devant toutes ces magnifiques perspectives, devant tous ces tableaux chaudement dorés par le soleil, noyés dans les vapeurs bleuâtres de l’aube ou flottant encore, à l’horizon espagnol, dans le clair-obscur de la nuit expirante. 
      Bientôt nous rencontrâmes une nombreuse cavalcade de baigneurs qui descendaient du lac. Une jeune lady anglaise, que nous avions connue à Bagnères, et qui devait partir dans la journée, nous jeta son mélancolique « farewel » , ce mot que lord Byron a murmuré, avec tant de tristesse, dans le premier chant de son poème « Chill-harold. »  
      Ami, je te l’ai déjà dit, nous allions demander aux Pyrénées, tout ce qu’elles pouvaient nous donner des impressions poétiques et des fleurs. Mon Adèle d’Hervey était déjà descendue plus d’une fois de son svelte cheval navarin; c’est ainsi qu’on nomme une race de petits chevaux accoutumés à porter les baigneurs, sans fatigue et sans danger, sur les pics et les plates-formes les plus abruptes des montagnes. Comme une abeille, elle avait picoré tous les pistils embaumés, toutes les étamines odorantes: la pervenche aux tiges rampantes et aux fleurs bleues, les liserons grimpans, les belladones rouges, les églantines qui, sur ces roches sauvages, s’épanouissent à tous les buissons. Nous arrivâmes ainsi au lac d’Oo,—moi, portant les branches fleuries que la blanche main d’Adèle d’Hervey avait cueillies sur notre route,—elle, le front radieux de gaieté et courant follement à la poursuite des papillons, dilatant sa poitrine aux souffles des brises sauvages. Notre guide nous avait toujours précédés, en chantant d’une voix incorrectement belle, la ritournelle d’une ballade espagnole. 
      Quand nous fûmes arrivés devant cette limpide nappe d’eau dont chaque flot étincelait comme un diamant, à la lumière orientale, je regardai Adèle qui, heureuse de la course matinale que nous venions de faire, roulait ses petits pieds de Chinoise dans les pelouses humides qui tapissent les bords de l’eau. 
      —Mon beau cigne, lui dis-je, veux-tu que nous allions chanter et jouer sur ces vagues si calmes et si belles? 
      —Oui, répondit-elle. 
      Le guide sauta dans un canot qui se balançait dans une anse formée par une échancrure bizarre de rochers, et le conduisit près de la pelouse où nous étions assis. Nous abordâmes la nacelle en riant, puis elle s’élança, rapide comme une flèche.

* * * * *

      Nous courrions, comme dus mouettes sur le lac d’Oo. La montagne nous envoyait une pluie de parfums qui, après nous avoir baigné le front, s’enfuyaient, sur l’aile d’une douce brise, vers le ciel d’or de l’Espagne. Nous étions muets; notre bonheur ne s’exprimait que par un échange d’étreintes et de regards imprégnés d’amour et d’extase. Notre guide, pénétré de cette poésie pyrénéenne qui nous enivrait, imprima à l’esquif une marche plus lente et se prit à murmurer une ballade dont le rythme triste et sonore donnait une expression profonde de mélancolie aux strophes qu’il chantait. Je ne me souviens que de la première que j’ai traduite long-temps après cette horrible journée; la voici:

 Les jeunes filles où sont-elles.
Les plus jeunes et les plus belles,
Les roses blanches du hameau?
Où sont-elles, les jeunes filles,
Les beaux anges de nos familles?
—Dans le tombeau.—

      Ce chant jeta une douloureuse diversion dans nos âmes. Je frissonnai comme si un malheur eût été imminent; je regardai Adèle: elle pleurait.
      —Que les sorcières de tes vallées te coupent la langue et la jettent aux chiens! m’écriai-je en secouant le montagnard dont le chant avait si brusquement changé notre joie en tristesse.
      Un cri déchirant se fit entendre. —Deux rugissemens répondirent à ce cri. —L’esquif avait chaviré.
      Une heure après, des jeunes filles priaient devant un cadavre de femme…

 * * * * *

      Voilà cette histoire ou plutôt ce drame, dit Charles à l’ami qui l’avait écouté avec une profonde attention. Eh bien!… c’est sans doute l’illusion d’une âme malade, mais, pendant que je te parlais d’elle, j’ai cru la voir là-bas, là-bas… sur les grèves de l’habitation T. Ses grands yeux noirs m’ont lancé des regards qui m’ont brûlé; de ses mains osseuses, elle m’a fait signe d’aller à elle: ses lèvres m’ont appelé, j’en suis sûr. Qui sait? peut-être est-elle dans la tombe des joies qui donnent le délire, des voluptés ardentes comme la fièvre. Peut-être Dieu a-t-il placé « là » une divine compensation des douleurs et des déceptions de la vie! Ami, j’ai soif de ces joies et de ces voluptés! Si je ne me trompe, j’y trouverai du moins le sommeil… le sommeil qui ne finit pas. 
      —Pauvre fou! murmura le compagnon de Charles, en ramant vers le rivage. 
      —Oui, j’aime la mort, disait Charles, car là seulement est le repos après la lutte, ou, si les ballades populaires sont vraies, la vie avec toute sa poésie. Enfant, j’ai rêvé souvent à des croyances superstitieuses, de ces poèmes fantastiques que ma mère chantait à mon chevet. Danser à minuit, quand le ciel est couronné d’étoiles! tourbillonner avec les willis! voler sur les nuages comme les guerriers d’Ossian! se bercer sur les rayons de la lune, comme les sylphes!… 
      La raison de B. s’égarait de plus en plus; aussi son ami employait toute son énergie à conduire rapidement le pirogue à terre. 
      Charles était au comble de l’exaltation. 
      —Ami, s’écria-t-il, en serrant, à la briser, la main du professeur du collège Poydras; —vois, la lune se voile,—l’heure des morts va sonner,—les rondes funèbres vont tournoyer dans les savanes; ce soir, elles auront un danseur de plus. —Adieu!

 * * * * *

      Le lendemain, les habitans de l’île virent sur les grèves du lac, un cadavre que la vague y avait sans doute jeté: c’était celui de Charles B. Le clergé avait refusé de bénir ses funérailles; ses amis seuls vinrent pleurer sur sa tombe.

 IX.

      Le gérant se tut; et nous primes à rêver douloureusement à cette noble intelligence brisée par le malheur, tuée par la folie. 
      —Que dites-vous de cette histoire? me demanda-t-il. 
      —Je dis comme vous, que le génie est maudit aujourd’hui. 
      Bientôt notre canot échoua sur la vase d’une mystérieuse baie que de grêles lataniers entourent de leurs éventails, et nous allâmes chercher à l’habitation l’oubli des sensations cruelles que nous avait inspirées le récit de cette sanglante épopée.

FLAVIEN DE LAS DEUMES
Nouvelle-Orléans, Juin 1843.


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