Les Dix Frères

Légende

Charles Deléry

Le Meschacébé, le 2 sept. 1876

Dix frères—d’âges bien divers—
Geignaient dans un préau: des murs de vingt coudées
Aux ténèbres unis retardaient leurs idées.
Ils vivaient comme on vit au milieu des hivers
De lourde et languissante vie,
Sans entrain et sans énergie,
Sombres, silencieux, ou ne parlant que peu.
A soi-même chacun se disait: “ô mon Dieu,
De ce trou quand donc sortirai-je?
Mieux vaut l’enfer, mieux vaut la neige
Que vivre ainsi blotti dans cet affreux cachot.”
Ainsi pensaient les dix, sans se dire un seule mot.
Mais l’aîné s’avisant fouilla dans sa cervelle,
Si bien qu’il y conçut le plan neuf d’une échelle.
“Frères, dit-il, à l’oeuvre: à moi de commencer,
Puisque je suis l’aîné, puis à vous d’achever.”
On se met à l’ouvrage: avant qu’il fût bien long,
L’aîné des dix avait construit un échelon.
A son tour, le cadet, goûtant le stratagème,
Confectionna le deuxième.
Chacun, moins le plus jeune, y mit la main: dix-neuf
Echelons furent faits; un seul leur reste à faire.
C’est au tour du bambin, qui se met en colère.
“Une échelle, dit-il, ça n’offre rien de neuf!
Un charpentier vulgaire en pourrait bâcler une.
Grand mérite vraiment! invention commune,
Bien digne des aînés! Une fois faite, après?
Vous êtes le passé, moi je suis le progrès.”
Pendant que le moutard se livre au babillage,
Ses frères de grimper jusques au haut du mur,
Laissant en bas le petit sage
Dont l’entendement est si dur.
Après être sortis de l’horrible carrière,
Ils appliquent l’échelle au revers du mur noir,
Et descendent sans mal au champ de la lumière,
Disant à leur cadet: bonsoir.
Celui-ci de crier et d’implorer leur aide:
Le groupe fraternel à ses prières cède.
On lui jette une corde, on l’emmène tremblant:
Tout autre eût bien tremblé, mieux encore un enfant.
………………………….
“Sache, lui dit l’aîné, que l’humanité marche
Pas à pas, échelons par échelons:
C’est ainsi qu’elle fait depuis le jour de l’arche;
Hier empêche demain d’aller à reculons.
Nous aurons, crois-le bien, encor bien des obstacles
A surmonter avant d’atteindre au but final:
Plus ne faut pour cela compter sur les miracles;
Que chacun soit soldat pour combattre le mal.
Malheur aux imprudents qui brisent leur échelle,
Puisqu’il faut un support à l’homme qui chancelle;
Elle est le trait d’union des siècles, car en fait,
TRADITION est cause et PROGRÈS est effet.
Respecte aussi les vieux, mon cher petit drôle,
Car, vois-tu, c’est sur leur épaule,
Pliant sous la peine et le soin,
Que monte la jeunesse afin de voir plus loin.”

 

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