Michel Séligny

Un Sixième Doigt

      Avant que Fulton eût détrôné Borée(1), ce roi joufflu, d’humeur si contrariante, le voyageur qu’enchaînait au Hâvre un vent défavorable, quittait vite la maussade cité pour la côte fleurie d’Ingouville. Ingouville, joli bourg bâti sur un escarpement, avec ses blancs cottages en amphithéâtre, sa riche verdure, son belvédère d’où l’on domine au loin la Manche dont les flots resserrés, tour à tour tranquilles et tempêtueux, expirent doucement à ses pieds ou se brisent avec fracas contre ses hautes falaises.
      Chaque jour, j’aimais à gravir la côte montueuse, en compagnie d’un cher camarade, Barbiste comme moi(2), et comme moi à la merci d’un endiablé vent d’ouest, pour cingler, lui, vers Calcutta, moi vers la Nouvelle-Orléans, et que la Providence, sans doute, pour charmer les pesantes heures d’attente, avait conduit juste à point, dans une chambrette voisine de la mienne à l’hôtel des Indes.

      Un matin, à mi-côte, sous la tonnelle d’une laiterie, comme autrefois, gais écoliers, libres d’entraves sur la butte Montmartre, nous savourions une jatte de lait, quand, descendus de leur calèche, un gentleman et sa femme s’arrêtèrent en face de nous. Deux exclamations partirent, et deux mains s’étreignirent en même temps : —Sir Arthur ! ….—Monsieur Jules de Méneval !…. Et la connaissance, d’ancienne date, probablement, se renouait avec une chaude cordialité. La jeune Lady, assise, rejeta négligement le voile vert qui entourait son chapeau de paille d’Italie, et mit à découvert la plus jolie, la plus spirituelle physionomie du monde ; avec cela, pas le moindre petit trait qui décelât l’origine insulaire. Ses lèvres s’entr’ouvrirent, et il en sortit un parler si correct, si élégant, qu’un des quarante de l’Académie se fût pâmé d’aise à l’ouïr.
       Présenté à Sir Arthur, il me remit sa carte, en me faisant bien promettre de l’aller visiter, un jour, en son gothique château d’Écosse, dans les montagnes immortalisées par son compatriote Walter Scott(3).
       Le couple, fort aimable du reste, prit congé de nous ; je n’en fus pas fâché, car je grillais de curiosité, (je suis curieux de ma nature), et mon ami un peu narquois, flegmatique par circonstance, s’amusait de mon impatience dont il devinait le motif, et qu’il avivait par un mutisme de statue.
       —Le roman de la jolie pairesse ? car il y en a un, j’en suis sûr, fis-je, en élevant entre le pouce et l’index la carte sur laquelle se lisaient en lettres microsopiques : Sir Arthur Elgin, baronet, membre de la chambre haute.
      
—Parbleu ! comment sais-tu ? —Eh ! tu ne l’ignores pas : je suis devineur depuis au collège ; ainsi, une autre jatte de lait, et je suis tout à toi pour écouter. —Nenni, debout plutôt, et en marche ! Diable ! nous n’avons plus nos estomacs d’autruche de dix-huit ans, loin de là, et ton lait, aspergé d’eau, premier souvenir fort indigeste de Montmartre, me pèse un tantinet là, en me désignant la place où se triturent les aliments absorbés.
       Nous nous levâmes. C’était une douce et pâle matinée de septembre, toute parfumée, sur le point découvert où nous nous trouvions, de ces âcres senteurs marines qu’on respire à pleins poumons, qui décuplent la vie, non pas pour ceux-là pourtant dont tu as compté les jours, Seigneur, et qui, sur la plage, hélas ! ignorant de leur sort, sourient à l’espérance à chaque bouffée d’air tiède qui ranime leur poitrine qu’oppressent de longs étouffements.
       Jules ralentit le pas et sembla songer :
       « Ma connaissance avec lord Elgin(4), connaissance précieuse à plus d’un titre, se fit d’une façon assez originale. Je venais de perdre mon père, tendre ami que tu as connu, qui fêtait, tu t’en souviens, avec une si gaie jeunesse de cœur et de goûts, nos belles vacances passées en sa terre de Bourgogne ? Pauvre père qui avait tant peiné pour amasser une fortune qu’un vaurien de fils était en grand train de semer aux quatre vents de la folie et de la dissipation.
       Pour lors, j’étais dans une de mes métairies de la Touraine, réclamant des redevances à peine dûes, car il me fallait de l’or, beaucoup d’or pour le jeter aux pieds d’une courtisane à la mode qui me trompait, puisqu’elle quittait Paris, en mon absence, en compagnie d’un Russe millionnaire. Je ne saurais dire le sentiment qui prévalut en moi, à cette nouvelle. L’aimai-je en réalité ? Non, certes, mais j’eus à souffrir dans ma vanité, sentiment puéril dont le cœur est presque toujours dupe, puisqu’il s’attribue, le niais ! ce qui doit être imputé au seul calcul de l’intérêt. Par une prédisposition antérieure, je tombai dans un marasme complet, vivant seul, et ayant pour unique distraction mes lignes de pêche. Si jamais [qu’à Dieu ne plaise !] tu donnais en pareille sottise, vite ma recette curative qui en guérit si vite : —des hameçons ! fit Jules en souriant. Ce tranquille passe-temps donne tout loisir à la réflexion, et peu à peu, le calme et la raison, un moment en divorce avec l’esprit, y rentrent à nouveau, et tout est terminé.
       Pendant que je faisais guerre acharnée à tout le fretin de la Loire, sir Arthur, lui, arrivait de ses montagnes d’Écosse, sont les brumes humides avaient altéré la santé de sa jeune épouse, et se livrait ici, comme moi, à sa passion favorite : la pêche !
       Publiciste éminent, économiste de haute valeur ; au Parlement, une des voix les plus émouvantes, le baronet met toute sa gloire à être le plus habile pêcheur du Royaume-Uni. Nous nous rencontrâmes sur les bords de la Loire, la ligne à la main, lui dans sa raideur britannique ; moi dans une froideur qui excluait toute avance. Je connaissais par cœur, du reste, ce monde aristocratique de la Grande-Bretagne : en wagon, au théâtre, dans un lieu public quelconque, un seul pas vers eux, et leur orgueil, tendu comme un ressort, part, et les rejette, tout hérissés, à cent pas de vous. Voyant donc que je n’allais point à lui, sir Arthur vint à moi, à deux bras. Débonnaire nature, cœur d’or ; dans l’intimité, d’un laisser-aller charmant, de bon conseil surtout, car si les brèches faites à ma fortune sont en partie comblées, c’est à lui que je le dois. Une amitié bien partagée s’établit entre nous, et, par tout le pays tourangeau, on ne nous désignait plus que du nom bien acquis, ma foi, des deux amis pêcheurs.
       Un matin, que le poisson donnait, c’était merveille, que lord Elgin tardait à rentrer, sa jeune femme, à laquelle j’avais été présenté, vint nous trouver. À peine assise sur le gazon, qu’une petite bohémienne, en lambeaux, mais de la plus gentille figure, apparut et vint nous offrir des asticots(5). Puis, en même temps, pour mieux achalander la pauvre petite marchandise, son gagne-pain de chaque jour, elle se mit à chanter d’une voix criarde, une complainte dont l’air tantôt triste, tantôt burlesque, affectait l’âme des plus pénibles sensations.
       Aux premiers accents de cette voix, une pâleur de morte envahit les traits de lady Elgin, et de longs tressaillements parcoururent ses membres ; elle défaillit dans nos bras. Son mari, hors de lui, ranimait par les plus tendres appellations : « Mary, ma chère Mary ! » Ce n’est rien, ce n’est rien, fit-elle, en revenant peu à peu à elle, puis fondant en pleurs, elle se jeta au cou de sur Arthur. Bien qu’un demi sourire eût reparu sur ses lèvres, que pour nous tranquilliser, elle affectât un calme qu’elle n’éprouvait pas, elle dut regagner le logis en voiture, tant sa faiblesse était grande. Elle demanda que la petite mendiante la suivît, et elle monta avec elle.
       Lady Elgin, dont j’allais prendre les nouvelles chaque matin, se remit au bout de quelques jours ; je remarquai même une sorte de sérénité inaccoutumée sur son visage, surtout au babil de sa petite protégée, dont elle allait faire, disait-elle, l’éducation.
       Les bords de la Loire restèrent veufs, de quelque temps, de sir Arthur, et ses goujons, sérieusement menacés dans leur existence tout entière, purent respirer en l’absence de leur exterminateur.
       Un soir, comme je prenais congé des époux qui quittaient la Touraine pour Londres, où l’ouverture du parlement appelait lord Elgin, en présence de sa femme, et tout en souriant, le baronnet me remit quelques feuillets enroulés, en ajoutant ces mots : --Une folie d’enfant ! mais bon gré, mal gré, il a fallu obéir à la petite cervelle bretonne ! Et puis (ce que du reste je confirme de cœur), ajouta sir Arthur, en me serrant la main avec force, et puis, ma bonne Mary prétend que vous êtes de la famille désormais, tant vous avez su nous inspirer confiance et estime.
       Rentré chez moi, je lus au haut de petit manuscrit ces mots : Notre histoire. Je l’ai là, fit Jules en touchant légèrement son front, dans la meilleure case de cette mémoire qui, au collège, me valait quelques piètres éloges, récoltés deça, delà, au milieu de vous, piocheurs de la Vieille ; la voici :
       « J’ai fait mes études à l’université de Cambridge ; plus tard, je les complétai à Munich, Paris et Salamanque. À vingt-trois ans, je perdais mon père ; une tante maternelle, fort âgée, fut la seule parente qui me restât au monde. Lord Elgin, grand feudataire d’Écosse, de souche fort antique, avait tenté plusieurs fois, sans réussir, de me marier. Fantasque, atrabilaire, amoureux surtout d’une indépendance absolue, chimère ! (tant de liens nous unissent à la famille humaine) ! j’avais le mariage en souveraine aversion. Mon pauvre père, craignant de voir s’éteindre, faute de rejeton mâle, le nom des Elgin, emporta dans la tombe un cuisant chagrin. Ma tante morte (je n’avais point voulu abandonner sa vieillesse à des mercenaires), je partis pour les sources de Vichy, où m’envoyèrent les médecins qu’une hypertrophie de foie avait mis à bout de prescriptions. L’isolement, cet égoïsme déguisé, dans lequel j’y vécus, assombrissant encore mon humeur, avait fini par émousser en moi toute sensibilité, tout sentiment conservateur de moi-même. Bref, j’étais arrivé à cette disposition d’esprit qui touche au suicide, acte toujours honteux, lâche abjuration de tout courage moral.
       Un matin, comme je revenais de ma promenade solitaire sur les bords de l’Allier, je fis rencontre d’un jeune dominicain qui disait son bréviaire sous une saulaie. Sa physionomie ouverte m’alla tout d’abord ; son front puissant, siège de ce génie oratoire qui devait bientôt se faire connaître au monde, m’attira invinciblement ; j’allai à lui subjugué : il m’ouvrit bras et cœur. Ce jeune prêtre, obscur alors, illustre aujourd’hui ; une des plus hautes intelligences dont se glorifie la France, c’est votre Lacordaire(6) ! Ma pensée, que tuait le scepticisme et l’irreligion, reprit vie à la chaleur féconde de la sienne, et mon âme, qui s’annihilait dans un dissolvant égoïsme, s’emplit, à ses entretiens, d’amour et de charité ; j’allais vivre, puisque désormais un but était marqué dans mon existence. Au parlement, si ma voix, liguée avec celles de quelques amis, a combattu avec succès, parfois, le paupérisme, ce polype de mon pays qu’il nous faut extirper à tout prix, c’est aux inspirations généreuses de Lacordaire que je le dois, de ce prêtre dont la parole, dévouée à la cause des souffrances humaines, du haut de la chaire, on le sait bien, peut soulever les multitudes, comme la main de Dieu les flots de l’Océan.
       À quelques semaines de là, au retour d’une excursion sur les bords du Sichon(7), une petite fille à peine vêtue, m’accosta un panier à la main : —Des asticots, mon bon monsieur ! ….Je n’ai point été étrennée, aujourd’hui, et vieux père, qui est bien malade, demande un peu de bouillon. —Je sentis ma paupière s’humecter. —Conduisez-moi auprès de votre père, mon enfant. Elle marcha quelque temps devant moi, puis s’arrêtant à l’entrée d’une clairière qu’ombrageait un chêne de son touffu feuillage : —C’est ici, fit-elle, en s’asseyant, car elle semblait fatiguée.
       Je restai, un moment, sans parole, sans mouvement, au spectacle que j’eus sous les yeux. Dans un tombereau découvert qui tantôt la voiturait (car l’âne était là paissant à quelques pas), et tantôt la logeait, vivait sa misérable famille. Au-dessus, sur de la paille, deux enfants en bas âge, endormis ; au-dessous, le vieux père, alors malade, et la mère occupée un peu plus loin à ramasser quelques menus branchages pour le feu de la marmite, hélas ! qui attendait encore sans être sûr de rien. Vannier de son métier, car il avait fait halte près d’une oseraie, le vieillard, exténué, avait suspendu tout travail, et la misère, qui avait déjà beau jeu, décimait littéralement ces pauvres êtres humains. Mon Dieu ! mon Dieu ! des dessertes de leurs tables, là-bas, chez moi, et ici, dont ne veulent pas leurs chiens, et qu’ils refusent parfois aux entrailles qui crient, vivraient pourtant bien des familles comme celle-là ! J’allai au pauvre homme ; le mal était peu de chose, la misère était tout. Un peu de nourriture et de bien-être le remit sans peine au bout de quelques jours. Lacordaire que j’y menai le lendemain, s’assit, accoudé devant le tombereau, et pleura amèrement.
       Les premières fraîcheurs m’obligèrent de quitter Vichy. La veille de mon départ, j’allai trouver le pauvre vannier tout à fait bien, et travaillant comme quatre.
      —Vous me donnerez bien la petite Marie pour que je l’emmène chez moi, et qu’elle y soit heureuse, d’autant qu’elle n’est pas votre enfant, m’avez-vous dit ? —Ce sera un grand crève-cœur pour Jeanne et pour moi, mais elle est si délicate, et nous si malheureux ! —Vous ne m’avez jamais conté de quelle manière elle vous est venue. –C’est si honteux : nous l’avons volée ! —Volée ! —« C’était à Avesnes(8), dans le Nord, où nous étions alors en tournée de travail. La petite, chaque jour, venait pelotonner sur la place publique avec ses sauteurs, des saltimbanques, de méchantes gens qui ne la nourrissaient pas. Elle était si malingre, qu’à chaque tour, Jeanne disait : « Elle va se briser ! » —Si nous la volions, femme ? Elle topa dans ma main. Le soir même, la petite, que nous connaissions bien, avertie, se tînt coite et toute prête. À minuit, Coraly que vous voyez là, que j’avais bourrée d’avoine à en crever, pour doubler sa force, partit au grand trot, avec les trois petits ; nous, les suivant à pieds à nous éreinter, mais c’est égal, contents. Le lendemain, ils nous cherchaient encore ; mais bah ! nous détalions de belle sorte. Elle n’a pas toujours été bien nippée, bien nourrie : nous lui donnions les fameux morceaux pourtant. Dieu sait que nous avons agi de notre mieux !
      Je serrai la main du digne homme : —Père Michel, les hommes ne paient pas ce que vous avez fait là : c’est là-haut que ça se règle. Lacordaire, qui resta encore quelques jours à Vichy, me manda que toute la petite famille était établie à la Palisse, selon mes vœux, à l’abri désormais des premiers besoins.
      Arrivé en Écosse, je remis ma petite protégée, déjà toute mignonne sous ses ajustements nouveaux, à une vieille amie de ma famille qui la fit élever avec ses demoiselles. Elle y crût en grâces, en esprit, en bonté, et un jour, comme sa majorité sonnait, le porche d’une communauté, (elle avait voulu y passer deux années dans le silence et le recueillement), s’ouvrit pour elle, et elle devint ma femme ! Les collets-montés glosèrent à l’infini sur cette union, mais tout rentra dans le respect, quand on eut su que notre gracieuse souveraine, à qui j’avais conté mon histoire, qui s’y était intéressée, avait de sa royale main signé à mon contrat de mariage. Nous partîmes immédiatement pour Florence, laissant derrière nous tous ces petits bruits d’une société pourrie, mais fort chatouilleuse ; lady Elgin avec une tristesse rêveuse qui la reportait toujours à ses premières années, moi, au comble de la félicité humaine, car chaque jour m’apportait une révélation sur les qualités d’esprit et de cœur de ma jeune épouse.
      Nous vécûmes deux ans en Italie, voyageant presque toujours. À Rome, je perdis mon premier-né, une fille que Dieu remplaça depuis par deux fils. Ma bonne Mary, toujours en proie à une mélancolie que le temps n’affaiblissait pas, voulut retourner dans nos montagnes pour y trouver la solitude : elle m’avoua que les hommages, les adorations du monde, je puis le dire, lui pesaient, et sauf les trois mois de résidence forcée que commandait la session annuelle de la chambre des Lords, à Londres, nous vécûmes dans une retraite presque absolue.
      Un soir, c’était le 24 décembre 18.. dans notre château d’Iverness(9), réunis dans la grand’ salle basse, maîtres, serviteurs, fermiers, nous fêtions joyeusement la bûche de Noël, quand tout à coup, un bruit inaccoutumé à la petite porte du jardin, suivi des aboiements prolongés des chiens de garde, dénoncèrent la présence d’un étranger. James, notre majordome, alla s’enquérir aussitôt, et revint quelques minutes après : —Un brave homme qui demande à parler à mylord, et qui paraît bien heureux de l’avoir trouvé céans. —Faites entrer. C’était un homme d’une soixantaine d’années, à peu près, vigoureusement charpenté, un bâton noueux à la main, et un bissac de voyage sur le dos, mouillé à tordre, couvert de boue, car il faisait un temps affreux. Un terre-neuve superbe, de la taille et de la force d’un lion, le suivait. À bas, Hannibal, à bas ! fit le brave homme, tout interloqué, à son chien, et sans doute pour reprendre contenance. —Laissez faire ce bel animal, et asseyez-vous près de l’âtre : attendez, il va être en compagnie. Je sifflai, et mes trois favoris, deux levriers et un terre-neuve, parurent, prirent mes ordres, allèrent recevoir l’étranger, et tous quatre, museaux allongés sur leurs larges pattes recourbées[,] s’étendirent voluptueusement devant la flamme pétillante. —Réconfortez-vous avec ce hanap de vin chaud qu’on vous apporte, brave homme, car vous paraissez venir de bien loin, et bien fatigué. —Ce n’est rien, ce n’est rien, mylord, grand merci, et les yeux de l’étranger, inquiets, effarés parfois, semblaient fouiller dans tous les coins de la vaste pièce, assez mal éclairée, comme pour y chercher quelque chose. —C’est bien ici le château d’Iverness, de lord Elgin ? Mon Dieu ! mon Dieu ! s’il me fallait encore reprendre la route ! —Le château d’Iverness c’est ici ; et lord Elgin, moi ! —Et Mylady, et Mylady, articula le pauvre homme avec émotion ? —La voici ! …. Mary, en effet, qui lisait sa Bible dans un coin de la cheminée, entièrement cachée par sa large boiserie de chêne[,] s’était levée et vint à nous. Deux cris profonds, qui retentissent encore à mon oreille, sortirent de la bouche du brave homme qui suffoquait : ma maîtresse ! ma jeune maîtresse ! Oh ! c’est elle, c’est bien elle : l’image vivante de la défunte ! Et, à genoux, presque en délire, la bouche collée sur la main que lui avait tendue lady Elgin, le digne serviteur la léchait de baisers. —Et qu’on me la conteste, à présent, s’ils l’osent !!….Voyez, mylord, la marque originelle des Châteaulin(10) de Ploërmel, des comtes de Châteaulin, mylord ; purs et vaillants comme l’hermine et les grifffes de leur blason !
      Hommes et femmes, un sixième doigt ! et dans son exaltation, il me tendait la main qu’il tenait pour m’indiquer, après l’auriculaire, une sorte s’excroissance charnue qui figurait très bien un petit doigt, que je connaissais, et qu’à Milan, un médecin Florentin, fort en renom, au moyen de pressions successives, aidées d’un onguent, avait promis de faire disparaître, mais qui ne l’avait été qu’à demi. —Comtesse Marie-Eveline de Châteaulin, voici ce que la grande comtesse, votre mère, au ciel depuis trois ans, m’a dit de vous remettre si jamais mes yeux nous revoyaient ; et après l’avoir baisée comme une relique, il tendit à lady Elgin une petite croix de la longueur d’un pouce environ, fort simple, mais assez massive. —Attendez, attendez, fit ma femme, voici la pareille ! puis, dans un transport d’ineffable ivresse, enlevant rapidement son peigne, et secouant en même temps son épaisse chevelure qui s’enroulait en trois larges torsades autour de sa tête, son seul orgueil, la modeste enfant, qu’aucune main étrangère n’avait jamais touchée, elle en fit tomber une croix en tout semblable à celle que tenait en ses mains son vieux serviteur. Se jetant ensuite à mes genoux, dans l’attitude d’une suppliante : —pardon, mylord ; pardon, mon seigneur ; c’est le seul secret qu’ait eu pour vous celle qui était si peu de chose, si couverte de mépris, et que vos avez faite si grande, si honorée : oh, merci, mylord, merci ! —Dans mes bras ! dans mes bras ! sur mon cœur, Mary, sur mon cœur toujours ! Enfant ! tu lui as donné plus de bonheur, que moi, de considération et de respect à toi qui en étais si digne ! Et elle ajouta d’une voix basse et quasi solennelle : —je ne le pouvais pas, car le surlendemain du jour où j’avais été voir la vieille Marguerite, avant qu’ils m’eussent mis un mouchoir à la bouche, en jurant qu’ils me tueraient si je faisais le moindre mouvement, si je jetais le moindre cri, par instinct j’avais déjà caché dans mes cheveux, pour qu’ils n’eussent pas l’idée de la chercher là, ma petite croix d’or : c’était celle que maman me faisait baiser, chaque soir, avant de me coucher. Or, comme je venais de m’assoupir, vers la nuit, à côté d’une bien méchante vieille qui me gardait et me battait quand je pleurais, je vis, en songe, la blanche vierge de notre chapelle se pencher vers moi, et elle me dit distinctement : « Marie, conserve-la bien soigneusement ; que personne ne la voie là où tu l’as si bien placée : sans cela tout s’en irait avec elle ! » Je pense aussi que c’est la bonne Vierge qui m’a un peu aidée à la cacher toujours à tous les yeux.
      Et elle avait ben raison, la sainte Vierge, car avec ça, voyez s’ils pourront rien, les maudits ! Ce disant, le pouce du fidèle serviteur, s’appuya fortement sur un imperceptible ressort, à l’extrémité terminale de la petite croix, l’ouvrit, et il en retira une menue bandelette de parchemin enroulé, écrit des deux côtés, dans toute sa longueur, qu’il nous présenta : c’était l’extrait baptistaire, fort authentique, de Marie, que la pauvre veuve, sa mère, en proie depuis bien longtemps, aux machinations ténébreuses de son beau-frère et de son neveu (ce que nous apprit le digne serviteur), avait déposé précieusement dans la petite croix, lui recommandant de ne la jamais perdre, et en prévision, hélas ! de l’événement qui s’était réalisé d’une manière si fatale. —Ils ont assez chagriné, comme ça, la grand’madame, votre mère, mamzelle, Mylady…. qu’elle en est morte, de votre perte surtout. Et comme il n’y avait pas d’héritiers, ils se sont plantés à Ploërmel, pâturant, les vilaines âmes, dans vos grasses terres, dîmant vos revenus, bien par force, voulant même se faire donner l’encens à la grand’messe ; mais monsieur le recteur a refusé net, parce qu’il a doutance, avec tout le pays, que ce sont eux qui ont fait le mal, payant pour vous faire voler, payant encore pour des papiers qui disent que vous êtes bien morte. Monsieur, votre grand-père, qui ne les appelait que les mécréants, m’a toujours dit qu’ils n’étaient pas vos vrais parents, puisqu’ils sont de la branche cadette des Châteaulin, qui est quasi bâtarde. Ah ! ils ne seront pas gais bientôt, les larrons qui allaient nous chasser tous sans une miette de pain ! Quelques douces paroles de ma femme et son céleste souris apaisèrent l’irascible Breton, car il n’y avait place pour aucun fiel dans son âme : deux amours seuls y règnaient ; celui qu’elle avait pour son Dieu, et celui qu’elle avait voué à son époux et à ses deux fils.
      Loudéac, l’homérique mangeur cette fois-ci, repu, nous devait son odyssée, le dévoué serviteur, et voici ce qu’il nous conta :
      « La journée gagnée, je me reposais un peu (car il fallait bêcher rude pour vivre, après la mort de la grand’madame)….quand le desservant de monsieur le recteur, tout jeune homme, s’arrêta devant moi—« Vous êtes Quirin Loudéac, qu’il me dit. —Moi-même, que lui répondis-je. —Suivez-moi, sans tarder ; on a besoin de vous au hameau. » Nous marchâmes comme deux morts, ni plus, ni moins, sans dire un mot. —C’est ici ; entrez ! J’entre ; on ouvre une porte, on m’approche d’un lit : j’étais en face d’un moribond ; vilaine face, Jésus ! non pas tant par la mort, qu’est toujours une sainte chose, mais par sa mauvaise mine naturelle.
      —J’ai reçu la confession de ce mourant ; lui, trépassé, je devais vous la révéler, entendez-vous, avec sa permission. Mais s’il peut parler, et je crois qu’il le pourra, il vous dira tout ; ce sera mieux, car je serai témoin alors.
      —Puis se tournant vers le mourant : Le serviteur de confiance des dames de Châteaulin, d’autrefois, est à côté de vous ; le voyez-vous ? Il fit un signe de tête. —Alors, ramassez toutes vos forces et votre volonté, et comme c’est un acte de réparation, Dieu vous aidera. Il lui mit une fiole sous le nez. Il respira et parut ranimé tout à fait. Je me penchai à lui, tout tremblant.
      « C’est moi qui, en société avec deux autres qui sont morts depuis, et ont additionné leurs comptes là-haut, comme moi, le mien, tout à l’heure, avons volé votre jeune maîtresse pour la tuer, à l’instigation d’un homme masqué, après plusieurs pourparlers, pour une très forte somme en or. —La tuer ; Jésus ! —Silence, fit sévèrement le prêtre ; les moments sont comptés. —Non pas pour la tuer du premier coup, et en faisant couler le sang, mais petit à petit, par la misère et la souffrance ; c’est plus long, mais aussi sûr. Pour cela, nous avions choisi dans la bande une vieille ; nous l’appelions : tison du diable ! Dans les commencements, la vieille mégère s’acquittait bien ; elle la tourmentait beaucoup, mais voilà-t-il pas, que peu-à-peu, son caillou de cœur eut comme de la pitié en la trouvant si gentille et si soumise. Bref, elle la négligea, et comme elle était devenue méconnaissable de maigreur, de maladie, notre argent empoché, elle resta, et devint bohémienne, comme si elle l’était, d’autant qu’elle était brune. Un jour pourtant, comme la maladie nous minait tous, et qu’on allait nous chasser comme des animaux malfaisants et empestés de la petite ville où nous étions, j’eus un remords au sujet de la petite à laquelle, malgré moi, je m’étais attaché, et je m’arrangeai, avant le départ, avec des paillasses qui me la prirent, et que je retrouverai, si Dieu le permet. Oh ! oui, oh ! oui….sa voix s’éteignit, et je me mis à trembler comme si j’avais froid. Ce n’était rien, bon Dieu ! car après quelques moments de repos, il se souleva un peu, prit sous sa tête une liasse de papiers, et me dit : —Voilà les indications, si je ne me relève pas de là ; c’est tout ce que je peux pour vous, et pour ma pauvre âme, hélas ! dont Dieu, je le sais, ne voudra pas. Une larme coula le long de la joue du bandit, ses yeux se fermèrent, il croisa ses mains, sa tête sembla vaciller….
      —Il est mort, m’écriai-je ! —Non, une faiblesse seulement, reprit le jeune desservant, en lui prenant le pouls, car dans notre Bretagne, Mylord, presque tous les hommes de Dieu savent guérir les pauvres malades. Je m’établis auprès de lui pour le soigner aussi. Pendant huit grands jours, tantôt nous espérions, tantôt nous perdions espoir. Un matin, le bon prêtre me dit : —Je crois qu’il est sauvé ; Dieu nous a fait là une belle grâce, car avec lui, bien des difficultés que j’estimais insurmontables, vont disparaître. Le digne jeune homme qui faisait de bien belles choses si simplement, disait juste en tous points, car le mois n’était pas à fin, qu’il était sur ses pieds, presque aussi gaillard que moi. Je ne perdis pas de temps, et pour remplir ma sacoche, pour le voyage, tout le bon monde m’aida, monsieur le recteur et son desservant tout des premiers. La veille du départ, nous entendîmes une messe, on nous bénit, (car il faut vous dire que l’autre était tout-à-fait gagné à Dieu : fière guérison que monsieur le jeune recteur a faite là), je vous jure ! et, ma foi, nous nous mîmes en route, le cœur content ; il y a toujours au commencement des choses difficiles, un certain tic-tac qui vous dit comme ça : « bon espoir ! »
      C’est le bon Dieu, Mylord ; c’est votre sainte patronne, ma chère maîtresse, qui nous a mis le fil en mains, pour nous conduire ; car bien des années s’étaient passées, bien de ceux que nous cherchions étaient morts ; mais c’est égal, le fil rompu aujourd’hui, se renouait mieux demain, et quand, perdant tout vestige de vous, je sentais le désespoir venir. J’entendais comme une voix qui me disait : « C’est là ! » en me montrant la route, et je marchais. C’est ainsi qu’après avoir suivi de ville en ville, de bourg en bourg, les manquant toujours, les restes de la troupe des faiseurs de tours, des paillasses, tous ceux quxquels je m’adressais ne surent ce que je demandais, et je m’en retournais bien affligé avec l’autre qui disait qu’il allait être damné, à cause qu’il ne vous retrouvait pas, quand un grand garçon qu’ils ont estropié, tout petit, je pense, qui nourrit les chevaux à présent, auquel j’ai laissé quelque argent, le pauvre diable, et qui vous servait, et qui vous aimait bien. « Jolidor ! fit lady Elgin. »
      —Jolidor, c’est cela même ; s’écria : « Quoi ? mamzelle Marie ! mais c’est le père Michel, le vannier, qui l’a prise ; je le savais bien, moi ; elle m’avait tout confié ! » Nous cherchâmes le père Michel par tout le Bourbonnais, et c’est dans le haut Cantal(11) que nous le découvrîmes, non pas lui, ni sa vieille, qui sont morts tous les deux, mais leurs filles, bien établies, grâce au ciel, et qui nous ont mis tout-à-fait sur la voie, puisque mylord avait laissé, avec ces bonnes gens, son indication. À partir de ce moment, notre ciel était clair, et nous n’avions plus qu’à aller vers l’Écosse. L’autre vieux n’a pu m’y suivre : une fièvre chaude le prit, et cette fois-ci, il a fallu partir tout de bon. D’autant qu’il n’avait pas goût, me disait-il, à la vie, ayant trop offensé Dieu et ses semblables. Quelques minutes avant de mourir, il m’a supplié, oh ! bien supplié, de lui pardonner pour vous ; je l’ai fait, d’autant qu’il n’y avait pas là de curé pour recevoir sa pauvre âme, qui se repentait, qui sanglotait à fendre le cœur. Enfin, tous nos chagrins sont finis ; ceux des autres, là-bas, vont commencer et d’une belle manière !
      —Pardon à eux, bien qu’ils nous aient fait beaucoup de mal, mon bon Loudéac ; pour quelques années de peine, ajouta Mary, en me regardant avec un doux sourire, vois si je suis heureuse maintenant !!!….
      Je saisis s’angélique enfant dans mes bras[,] je la tins serrée contre mon sein : si ces joies-là, mon ami, duraient trop, il se briserait, à coup sûr, ce cœur, incapable de contenir tant de bonheur !
      Je n’ai pas besoin, mon cher Méneval(12), de vous continuer notre pauvre petite histoire qui vous a peut-être fort ennuyé ; vous devinez le reste sans peine. Vous voyez bien que j’avais grand’raison de vous dire, en vous la donnant, que c’était une folie : folie de ma charmante petite tête bretonne à laquelle je ne sais qu’obéir après tout, et avec une joie d’enfant.
      À notre approche, les misérables qui en eurent vent, (Loudéac que nous ne pûmes retenir, s’étant élancé comme une flèche pour leur servir toute chaude, comme il disait, la réjouissante nouvelle), s’enfuirent et gagnèrent Monte-Video ; nous le sûmes par la suite.
      Établie à Ploërmel, au château de ses pères, Eveline y passe le temps que me retient à Londres, la session du parlement, chaque année. Elle a auprès d’elle ses deux fils, dont elle fait l’éducation morale et religieuse, et aussi Angèle, la jolie petite des bords de la Loire, vous ne l’avez pas oublié, qui avait rappelé à ma chère Marie un si pénible souvenir. Retirée de pension, elle est devenue une grande et belle fille, pleine de douceur et de modestie ; ma femme l’aime comme son enfant. De concert avec le bon vieux recteur et le maire, excellent homme, simple et sans prétention, ma femme s’occupe, [pour m’en rendre compte à mon retour, et Dieu sait si je l’attends avec impatience, ce doux retour, au milieu des graves débats de la Chambre des Lords] s’occupe à relever les masures en ruines, à féconder leurs lopins de terre, à ces braves gens, improductifs, et qui dépérissaient faute d’un peu d’argent pour les ensemencer, dote et marie les jeunes filles sages, et il y a émulation de sagesse, je vous assure, fait entrer, autant qu’elle peut, l’aisance et le bonheur, [car hélas ! ça se tient presque toujours, par la main], dans de pauvres ménages : dites, cela ne vaut-il pas autant que les hypocrisies, les frivolités de toutes sortes d’une société plâtrée où l’on ne trouve aucun sentiment vrai, que n’anime aucune utile pensée ; en un mot, qui gaspille misérablement à des riens, ces belles heures qui auraient pu être si fertiles en bonnes œuvres, si profitables à cette grande famille humaine qui, à Londres surtout, a des proportions de misères et de souffrances effrayantes ! » Voilà, mon très cher(13), l’histoire de lord et de lady Elgin, mes excellents amis.
      Leur chaise de poste était commandée pour quatre heures du matin ; bien que je sois, tu le sais, parbleu ! le plus grand dormeur de la terre, et qu’il faudrait presque tous les canons d’Austerlitz pour me réveiller vers ces molles heures matinales où le sommeil berce si délicieusement, j’étais debout à trois. Je me jetai dans les bras du baronet, une seconde fois en lui disant : « Merci ! merci ! » et comme, ma foi, je restais tout attendri devant son angélique femme : « Allons donc ! fit-il, en me poussant ; embrassez là tout votre soûl ! »
      Le surlendemain, le Casimir-Périer, en partance pour Calcutta, emportait Jules de Méneval. La Caroline and Mary Clark, nous prenait nous, victimes prédestinées, pour nous voiturer péniblement, durant soixante jours, par l’interminable route du Sud, à travers pluies, calmes, orages, chaleurs à faire sauter le crâne, puis, (et c’était là le coup de grâce,) pour nous envaser à l’embouchure du Mississippi, notre fleuve-Roi. Paix à elle, la lourde patache, (car je crois qu’elle n’est plus de ce monde,) et à toi béatitude sans fin, là-haut, Robert Fulton, notre compatriote, immortel génie, puisque par toi, qu’il ait rendez-vous à New-York ou au Hâvre, le voyageur, en entendant gronder ta vapeur, peut se dire : [« ]à telle heure, Louis me servira, chez Delmonico, mon bifteck et mon pouding » ; ou bien : « Samedi prochain, je dînerai au Hâvre, à l’hôtel de l’Europe, (que je vous recommande en émerite gastronome) d’une poularde rôtie et d’une sole à la normande !! »….

CONCLUSION

      Le 4 décembre est la fête patronale des élèves de Ste-Barbe. Elle se célèbre, chaque année, à Paris, chez Lemardelay, à un banquet fondé depuis tantôt un demi siècle, par les premiers membres de cette fraternelle association. Des points les plus opposés du globe, les enfants de la grande famille barbicole s’y donnent rendez-vous ; c’est le centre de ralliement de tous, et, présent, pas un n’y manque. Le consul de quelque province chilienne, y serre la main [d’un] gros marchand d’Arkhangel, comme lui de passage à Paris, et le riche négociant de New-York ou de Rio-Janeiro donne l’accolade, quasi maçonnique, au colon de l’Algérie, tous deux, mutins, rageurs et échangeant autrefois, sur les bancs du collège, force coups de poings, force coups de balles.
      Une large pancarte, appendue au-dessus du fauteuil du président, reçoit les noms de tous les camarades, et chacun en s’y inscrivant, et en les parcourant, peut supputer, par les noms retrouvés, les vieilles amitiés nouées à l’ombre des murs du collège, saintes amitiés qui traversent, sans l’altérer jamais, toutes les positions, toutes les vicissitudes de la vie, et qui n’ont jamais failli à un appel, quel qu’il fût, parce que le cœur, toujours dans sa jeunesse d’autrefois, y répond sur le champ, sans calcul, sans arrière-pensée. Le 4 décembre 185… j’inscrivais donc mon nom à côté de celui de Jules de Méneval : ai-je besoin de vous dire mon impatience fébrile en attendant l’heure de notre réunion, le soir, pour me jeter à son cou, et le serrer à l’étouffer.
      Il était aussi impatient que moi, (ayant su mon arrivée à Paris, la veille seulement, par un autre camarade, Bixio), et du plus loin qu’il m’aperçut en compagnie de Scribe, notre ancien vénéré, et de mon bon, gros Guinot (Pierre Durand) aussi frileux, aussi spirituel que son compatriote Méry : —Ah ? ça, aujourd’hui, à tous : demain, à moi tout seul, à déjeuner chez moi, avec ma femme ! »
      Le lendemain, au sortir du déjeuner, sur les boulevards, encore sous l’impression délicieuse que m’avait laissée sa jolie compagne : —mais, sais-tu, Jules, que ta femme est charmante et spirituelle comme un lutin ? bonne surtout, mon très cher ; un ange, rien de moins, dans l’expression vraie du mot. [—]C’est un cadeau de lord Elgin, ou plutôt de lady Elgin, qui l’a jetée dans son moule à elle, pour le plus grand bonheur de ton serviteur. Ma vie aventureuse que j’éparpillais à tous les caprices du moment, d’un vide et d’une sécheresse qui me pesaient fort, je te jure, avait besoin de s’immobiliser quelque peu, et une fleur de la plus fine espèce l’a tout à fait fixée. —Mais cette fleur ? —Eh ! tu ne devines pas ? Angèle, la petite des bords de la Loire, l’élève de lady Elgin ! Je n’ai pas trouvé, moi, comme sir Arthur, un ange et une comtesse fondus ensemble ; mais l’ange me suffit ; ils ne sont déjà pas si communs dans cette double chaîne qui peut être, ou si douce, ou si lourde, et qui s’appelle le mariage.
       S…………..y

(1)Robert Fulton (1765-1815), ingénieur et inventeur qui conçut et réalisa le premier bateau à vapeur, le Clermont, en 1807, suivi du New Orleans en 1811. Borée. Nom français de Boreas, dieu du vent du nord dans la mythologie grecque, et représenté aux longs cheveux blancs. Séligny se réfère donc à la voile, avant l’arrivée de la machine à vapeur.
(2)Il s’agit du collège Sainte-Barbe en France. Séligny y a fait des études entre 1824 et 1828. Voir Frans C. Amelinckx, éd., Michel Séligny : Homme libre de couleur de la Nouvelle-Orléans. Nouvelles et récits (Québec : Presses de l’Université Laval, 1998) p. 15.
(3)Sir Walter Scott (1771-1832), romancier et poète écossais. Auteur de romans historiques et gothiques tels The Lady of the Lake (1810), Rob Roy (1817), Lammermoor (1819), et Ivanhoe (1819). Il jouissait d’une immense popularité internationale au dix-neuvième siècle.
(4)Ce nom s’inspire sans doute du célèbre Lord Elgin (1766-1841), ambassadeur britannique à Constantinople de 1799 à 1806. Il a fait transporter des marbres du Parthénon d’Athènes à Londres, projet controversé qui a beaucoup contribué au goût néo-classique de l’époque.
(5)Les asticots, larves de mouches, servent comme appât pour la pêche.
(6)Jean-Baptiste-Henri Dominique Lacordaire (1802-1861), prêtre et orateur de grande renommée dont les sermons sur les fondements moraux de l’Église et les vertus chrétiennes dans le contexte de l’obligation sociale ont galvanisé son public. Il était surtout connu pour ses conférences novatrices et dramatiques qu’il a données entre 1835 et 1853.
(7)Petite rivière d’environ 35 km traversant la région d’Auvergne, de Montoncel à Vichy.
(8)Village breton, non loin de Lille.
(9)C’est le nom du château de Macbeth dans la tragédie de Shakespeare, souvent confondu avec le château d’Inverness encore existant.
(10)Châteaulin est le nom d’une petite ville bretonne.
(11)Village auvergnat.
(12)C’est lord Elgin qui reprend la parole.
(13)On revient ici à Julien qui termine son récit.

 


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