Un Mariage de Conscience

Armand Lanusse 

L’Album Littéraire : Journal des Jeunes Gens, Amateurs de Littérature

Ce texte est présenté dans le cadre du projet:
« Les histoires que l’histoire nous raconte: la littérature afro-créole louisianaise du XIXe siècle »


     Un dimanche au matin, après une absence de quelques jours de cette ville, j’en parcourais capricieusement les rues, lorsque le son des cloches de la vieille cathédrale m’at’tira vers le saint temple. Allons nous joindre, me disais-je, à la foule des fidèles qui en remplit toujours l’enceinte quand revient le jour du Seigneur ; allons y entendre la voix des ministres d’un Dieu tolérant et miséricordieux, qui loue sa grandeur infinie ; allons y écouter la sainte et éloquente parole du savant prêtre qui remplace, pour le moment, le respectable curé que la mort vient de nous enlever. Quelques jeunes hommes étaient rassemblés à la porte de l’église et en passant près d’eux, les mots schisme, prêtres, marguilliers, virent frapper mon oreille. Je passai le seuil du temple ; mais quel fut mon étonnement lorsqu’au lieu de la foule que je croyais y rencontrer, je n’aperçus que deux ou trois personnes agenouillées sur la dalle ; au lieu de saints cantiques, de paroles évangéliques que j’y venais ouïr, un silence absolu régnait seul dans l’intérieur de ce vaste édifice. Je cherchais à deviner quel pouvait être le motif de l’abandon dans lequel se trouvaient ces lieux saints qui, depuis si longtemps, sont en grande vénération parmi la population louisianaise. Les quelques mots que j’avais recueillis en entrant me revenaient en mémoire, lorsque je vis une jeune et belle femme, les cheveux épars, les vêtements en désordre, entrer précipitamment par l’une des portes latérales du temple, franchir la balustrade qui sépare la nef du sanctuaire et se prosterner sur les marches de l’autel consacré à la consolatrice des affligés, à cette tendre et poétique Marie, mère du sauveur des hommes. Je m’approchai de la balustrade et m’y appuyai sans que cette inconnue remarquât qu’il y avait quelqu’un près d’elle, tant la prière qu’elle murmurait absorbait déjà toutes les facultés de son être. Tout-à-coup, elle leva ses yeux baignés de larmes, vers image de la reine des martyrs et s’écria : O sainte Marie, ma patronne, ayez pitié de moi. Quand le récit de mes souffrances fait sourire mes sœurs, quand ma mère, elle-même, me traite d’insensée en voyant couler mes pleurs, O vous, vierge pleine d’indulgence, maintenant que j’ai prié et qu’un peu de tranquillité s’est glissée dans mon cœur, veuillez écouter avec bonté ce que j’ai besoin de raconter, dans l’espoir d’alléger ma douleur.
     La jeune femme, après s’être recueillie un moment, parla en ces termes :
     « Jusqu’à l’âge de seize ans, ma vie fut aussi calme que les innocentes pensées qui m’occupaient alors. Docile aux leçons d’une tante pieuse dont j’étais tendrement chérie et avec qui je demeurais dès mon plus bas-âge, je pratiquais avec amour les admirables préceptes de la religion chrétienne. La mort hélas ! vint me ravir cette bonne parente et je fus obligée d’aller demeurer chez ma mère que j’aimais sincèrement, mais la vie bruyante qu’on y menait n’était nullement en harmonie avec les habitudes paisibles que j’avais contractées depuis mon enfance.
     Il y avait un an que j’habitais la maison de ma mère et je ne pouvais me faire encore au langage futile de mes sœurs aînées qui ne s’occupaient que de bals, de festins, de parures. Elles étaient de toutes les fêtes et voulaient toujours que je les y accompagnasse ; mais je résistais à toutes les tentations qui m’étaient offertes jusqu’alors, quand, vers la fin du carnaval dernier, ma mère, à qui mon obstination, disait-elle, déplaisait, exigea de moi que je parusse dans un monde qui m’était tout à fait nouveau.
     Je me décidai donc à assister, pour lui obéir, à plusieurs de ces bals dont l’aspect me faisait toujours frissonner d’horreur ; car au milieu d’une cohue d’hommes, au langage différent, aux regards effrontés aux gestes hardis, pas une jeune fille ne comptait un frère sous la protection duquel elle pût s’abriter ; pas une femme n’avait un époux légitime dont le nom honorable pût imposer à cette tourbe avide de jouissances brutales.
     A l’une de ces étranges réunions, je m’étais retirée, selon ma coutume, dans l’endroit le moins apparent de la salle, disposée à ne point accepter les invitations à danser que l’on pourrait me faire. Déjà, j’en avais refusé plusieurs, quand un jeune homme dont les manières pleines de distinction, contrastaient avec celles des autres cavaliers du bal, vint à moi, et, avec une politesse exquise, insista pour que je lui accordasse, disait-il, la faveur de m’engager avec lui pour la valse qui allait commencer. Je voulus encore refuser, mais, malheureusement pour moi, je n’en eus pas la force. L’orchestre préluda dans ce moment, sa main s’empara de la mienne, je me confiai entièrement à lui et nous nous confondîmes bientôt dans la foule des valseurs.
     Peu à peu le bal perdit à mes yeux ce qu’il avait de repoussant ; il est vrai que je n’y voyais que Gustave ; c’était le nom de mon empressé cavalier. Nous dansâmes toute la nuit ensemble et quand je quittai la fête j’emportais dans mon cœur d’autres sentimens que ceux avec lesquels je sortais de bals précédens.
     Depuis ce temps nous nous revîmes souvent, Gustave et moi ; je partageais de toute mon âme l’amour que je croyais lui avoir véritablement inspiré, tant il me le répétait souvent. Un jour, ma mère m’apprit que celui que j’aimais, ayant d’abord obtenu son consentement, l’avait chargée de me proposer de m’unir à lui. Je ne dissimulai point ma joie à ma mère et je répondis que je serais heureuse de devenir l’épouse de Gustave. Mais quand celle qui me donna le jour voulut me faire comprendre que ce jeune homme, occupant dans la société un rang plus élevé que le nôtre, ne pouvait s’unir légitiment à moi, je me cachai ma tête dans mes mains et me retirai le cœur indigné, car ce n’était donc comme une maîtresse et non comme une épouse que Gustave me recherchait.
      Je ne voulus plus le revoir.
     Quelque temps s’était écoulé depuis que j’avais pris cette résolution, lorsqu’un jour ma mère me dit : Mais ma fille puisque une condition que tant de jeunes personnes recherchent dans ce pays te répugne, que ne contractes-tu un mariage de conscience ? Gustave te le propose. Qu’est-ce qu’un mariage de conscience ? demandai-je à ma mère. C’est me répondit-elle un pacte où la loi n’a aucune part, mais auquel un prêtre donne tout le caractère d’un engagement légitime. Alors, ma mère, il ne me reste plus objection, lui dis-je ; un engagement pris aux pieds des autels doit toujours suffire, il me semble ; qui oserait en violer la sainteté ? Je ne comprends pas qu’il faille ici la sanction de la loi. Ma mère, pleine de joie, m’approuva et me quitta aussitôt.
     Quelques jours après j’étais unie à mon amant.
     Mon bonheur ne fut pas de longue durée. Une année s’était à peine écoulée depuis notre union, que Gustave, dont je connus alors le caractère inconstant, semblait prendre à tâche de faire passer dans mon cœur toutes les angoisses d’une affreuse jalousie, car je l’aimais éperdument, cet homme. Que de fois je le suivis dans ces bals dont j’ai déjà parlé; non pour y trouver un adoucissement à mes maux, mais pour les rendre plus poignants encore. Là, je voyais Gustave combler de ses attentions d’autres femmes moins jolies que moi, peut-être ; tandis que n’osant confier ma douleur à personne, rougissant de me voir dédaignée ainsi par mon mari, je me retirais seule et pensive en un coin et je me surprenais répétant mentalement ces vers que j’avais lus en quelque endroit et qui s’étaient gravés dans ma mémoire, tant ils semblaient avoir été écrits pour peindre l’état de mon âme : 

 Pourquoi dans les salons parler de ma souffrance ? 
Chacun de son côté s’abandonne au plaisir ; 
C’est la valse joyeuse et les jeux et la danse 
Qui charment tout le monde et personne ne pense 
Que je viens dans les bals pour pleurer et souffrir………

     Enfin, je vis arriver avec joie l’instant où je devins mère, et je croyais que ce titre sacré que je venais d’acquérir, allait me rendre toute l’affection de mon époux. Hélas ! ce n’était pour moi qu’une illusion que la réalité devait chasser bien vite de mon sein…….. 
     J’appris bientôt que Gustave, au mépris de serments qui nous unissaient, allait contracter un nouvel hymen. Je ne voulus point le croire. Mais lorsque je lui en parlai, il m’avoua que de motifs d’intérêt l’obligeaient à prendre de nouveaux engagemens ; qu’au reste, il ne cesserait jamais d’avoir pour moi toutes les prévenances capables de rendre une femme heureuse. Oh ! lui dis-je, avec amertume, pouvez-vous penser que je pourrai être heureuse s’il me faut vivre avec la certitude d’avoir une rivale avouée par vous même ? D’ailleurs, vous ne pouvez pas m’abandonner ainsi. Le prêtre n’a-t-il point reçu nos sermens ? Est-il en votre pouvoir de rompre les nœuds indissolubles qui nous attachent l’un à l’autre ? Méconnaîtrez-vous à ce point les devoirs que nous imposent les lois du mariage ?……..Vous oubliez, me répondit-il en souriant, que nous ne sommes unis que par un mariage de conscience. Et votre conscience ne vous reproche-t-elle donc rien ? lui demandai-je. Rien, me répliqua-t-il froidement. Alors je me jetai à ses pieds ; pour le ramener à des sentimens plus honorables, je lui présentai notre enfant, cet ange qui s’envola hier de mes bras pour aller augmenter les cohortes de ceux qui exaltent sans cesse le nom du Créateur. Importuné par mes gémissemens et mes sanglots, Gustave me chassa honteusement de sa présence. 
     Je ne le revis point depuis. 
     Il y a huit jours que j’appris que ses nouvelles noces furent célébrées avec pompe ; il y a huit jours que Dieu m’a retiré le peu de raison qui me restait ; et si parfois j’en recouvre une parcelle, ce n’est que pour m’apercevoir de mon malheur dans toute son étendue »…….. 
     Alors, tout à coup, les larmes de la folle se séchèrent ; elle fit entendre un rire affreux qui troubla la sainteté du lieu où nous étions. Elle franchit de nouveau la balustrade et sortit du temple, avec autant de précipitation qu’elle y était entrée, par la porte qui fait face à l’autel de Marie. 
     Je suivis cette infortunée qui s’arrêta sur le trottoir de l’Eglise. En ce moment une élégante calèche que traînaient deux chevaux fougueux, passait rapidement sur le pavé uni de la rue. Une jeune dame d’une grande beauté et un Monsieur mis avec recherche, en occupaient l’intérieur. La folle après avoir regardé fixement dans la voiture, s’écria : C’est lui !……..et je la vis se précipiter au devant des chevaux. Arrêtez, cria-t-on de tous côtés. Il était trop tard. Le conducteur maîtrisa l’ardeur de ses chevaux qui s’arrêtèrent, mais en piétinant horriblement sur le corps de la malheureuse qui se tordait sous leurs pieds. Je jetai les yeux sur les personnes qui se trouvaient dans la voiture ; la jeune dame paraissait toute frémissante de pitié ; une pâleur livide couvrait le visage de l’élégant dont tout le corps en ce moment était d’une immobilité effrayante. On transporta le cadavre ensanglanté de la jeune femme sous le Péristyle de l’Hôtel de Ville. 
     Mais elle était donc folle ? demanda d’une voix pleine de compassion la dame de la calèche. Oui, Madame, m’écriai-je, elle était devenue folle parce qu’un lâche, abusant de sa simplicité l’avait indignement trompée ; et le lâche, Madame, c’est…….Fouette les chevaux ! cria soudain au cocher le pâle personnage qui sortit tout à coup de sa stupeur. Le cocher obéit à cette injonction, les chevaux partirent………et la jeune dame se pencha vainement vers moi pour saisir les dernières paroles que ma bouche venait de prononcer………… 

Armand L……