à Dr. L. C. Roudanez.
Permettez-moi, Monsieur, de vous offrir cette petite
esquisse de mœurs comme un faible témoignage de sympathie dans
l’œuvre régénératrice que vous accomplissez avec
tant d’abnégation et de modestie.
Lelia D…t
(Adolphe Duhart)
Vers l’an 17…, dans la vaste et
fertile plaine qui par sa situation a mérité le surnom
de Cul-de-Sac, surnom qui lui est resté, vivait une famille
de riches colons qui y possédait une des plus belles habitations
parmi celles qui étaient alors cultivées par des milliers
d’esclaves.
Le chef de cette famille, homme fier
et rigide, n’était point du nombre de ces habitants qui n’avaient
quitté la France que pour échapper à la plus
profonde misère, et qui, arrivés dans la Colonie, amassaient
en peu de temps, au prix du sang des malheureux Africains, ces fortunes
brillantes qu’ils ne devaient qu’à leur avidité et à
leur barbarie. Il était le fils cadet d’une ancienne famille
noble, du nom de Sauillac, qui s’était longtemps distinguée
en France, et dont plusieurs membres avaient occupé de hauts
emplois, tant civils que militaires. Il passa en Amérique fort
jeune, y forma un établissement, et bientôt, oubliant
son ancienne patrie, il s’engagea dans les liens de l’hymen et devint
père de deux enfants, un garçon et une fille.
Monsieur de Sauillac, à l’exemple
de beaucoup des plus riches planteurs de la Colonie, ne voulut point
que ses enfants y fussent élevés; non seulement par
la rareté de bons précepteurs, mais encore pour le ton
et les habitudes roturières qu’ils n’auraient pas manqués
de prendre au milieu de cette tourbe d’hommes venus de toutes les
parties du globe et qui infestaient la Colonie. Il les envoya à
Paris, et quelle que fût l’impatience de son cœur paternel de
revoir ses enfants, il ne leur permit de retourner que lorsqu’il crut
leur éducation entièrement achevée. Son sacrifice
fut bien payé; il eut le plus doux plaisir pour un père,
celui de voir que ses enfants avaient profité des excellentes
études qu’il leur avait fait faire, et pour lesquelles il n’avait
épargné ni soins ni dépenses.
Son fils, d’une tournure distinguée
et d’une instruction peu commune, ne se reconnaissait point de supérieur
dans la Colonie. Sa fille, brillante d’attraits et de jeunesse, attirait,
captivait tous les regards; elle unissait le mol abandon des Créoles
à l’amabilité française; dépouillée
par son éducation de tous ces préjugés ridicules,
fruits de l’esclavage, elle ne voyait dans les malheureux Africains
que des frères qu’un sort affreux avait réduits à
la servitude.
Vainement plusieurs soupirants s’étaient
présentés, ils avaient tous été rebutés
et éconduits. L’âme élevée de mademoiselle
Sauillac ne pouvait se résoudre à unir son sort à
celui de ces hommes dont la bassesse était empreinte sur leurs
figures et qui, malgré leurs richesses immenses, conservaient
encore les manières ignobles de leur première condition.
Parmi les malheureuses victimes fournies
par l’Afrique au sol Américain, une d’elles s’était
attiré l’affection et l’estime de ses maîtres: Man
Maria était son nom. Elle avait mis au monde un fils vers le
même temps que Mme Sauillac fut délivrée de sa
fille; cette heureuse coïncidence améliora son sort. La
faible constitution de sa maîtresse fit nécessiter une
nourrice pour l’enfant qui venait de naître, et elle fut préférée.
Les deux enfants furent élevés
par elle: dès le premier âge, ignorant la distance immense
qui sépare le maître de l’esclave ils s’étaient
toujours donné le doux nom de frère et sœur.
Lorsque l’époque arriva où
il fallut que Mlle Sauillac se séparât de ses parents
pour aller sur une terre étrangère recevoir son éducation,
elle versa presque autant de larmes pour son cher Clément—ainsi
elle l’appelait—que pour sa famille, et elle en garda toujours le
plus doux souvenir. Mille fois à la vue des riches campagnes
de la belle France, elle avait soupiré en se rappelant celle
de sa patrie, ces allées de citronniers, d’orangers, où
elle avait passé les plus doux moments de sa vie avec sa chère
nourrice et son frère, dont elle voyait encore la brune figure—il
était issu d’un blanc, chose qui n’est point rare dans les
colonies—contraster avec les larges feuilles du bananier, et qui,
toujours courant, gambadant autour d’elle, s’empressait soit à
lui porter quelques-uns de ces fruits savoureux, trésors de
ces climats, soit à soutenir sa marche chancelante sur la crête
rocailleuse des petits mornes qui avoisinaient leur habitation.
A son retour dans île chérie
qui l’avait vue naître, après les premiers épanchements
dans le sein de sa famille, elle s’empressa de revoir sa nourrice;
elle la trouva peu changée, car le temps qui change tout, perd
une partie de sa puissance sur les enfants de l’Afrique; elle allait
l’interroger, lui demander son fils, lorsqu’elle vit entrer un jeune
homme qui la salua par son nom. Son cœur l’avait déjà
pressenti, elle avait reconnu l’ami de son enfance, mais ce fut en
vain qu’elle lui rappela les jeux de leur jeune âge, le souvenir
de leur ancienne familiarité. Un léger sourire venait
à peine effleurer les lèvres de Clément qui ne
paraissait plus avoir pour elle que le respect que l’on doit à
une maîtresse.
Doué d’une tête ardente
et d’une extrême sensibilité, il avait en grandissant
mesuré toute la profondeur de l’avilissement dans lequel on
le retenait, et plus la bonté de ses maîtres le mettait
au-dessus des autres esclaves, et plus il sentait ce qui lui manquait
pour être vraiment libre. Son âme fière était
indignée du joug qui pesait sur ses malheureux compatriotes:
mais vainement il avait cherché alors à leur communiquer
le feu sacré qui le consumait, pas une plainte n’avait répondu
à sa plainte; et s’il avait poussé un cri de vengeance,
il aurait été perdu, il n’aurait point trouvé
d’échos. L’heure n’avait point encore sonné à
l’horloge de l’humanité, pour la délivrance d’Haïti.
D’autres crimes devaient ensanglanter cette terre infortunée,
avant que ses descendants, héritiers de sa force d’âme
et de son énergie, ne jetassent les premiers ce cri de liberté,
qui doit retentir, de contrée en contrée et de siècle
en siècle, partout où il y aura des esclaves, et ne
conquissent au prix de leur sang l’indépendance sous laquelle
vivent maintenant les enfants d’Haïti.
Dès le premier jour de l’arrivée
de Mlle de Sauillac, Clément l’avait vue, et ce seul moment
décida de sa vie. La plus forte passion embrassa son cœur,
mais quelle qu’en fût la force, il sut la cacher sous l’apparence
d’insensibilité et d’indifférence, et ce fut la cause
de la froide réception qu’il fit à celle pour qui il
aurait donné sa vie.
Celui qui ne connaît pas toute
la force de l’amour, ne pourra jamais se faire une idée des
souffrances inouïes de Clément. L’infortuné résistait;
mais bientôt sa constitution minée par un sentiment si
vif et si combattu, laissa voir qu’il ne tarderait pas à succomber
sous le poids de ses peines. Aimé comme il était par
ses maîtres, tous les secours, toutes les attentions lui furent
prodigués, mais sans effet, car la même main qui les
lui donnait rallumait ce feu interne, cette fièvre intense
qui le dévorait.
Sa mère enfin découvrit
ce fatal secret: soit qu’elle en instruisit Mlle de Sauillac, soit
que celle-ci, par une pénétration naturelle à
son sexe, l’eut deviné, elle lui marqua la plus tendre pitié
et bientôt un autre sentiment en naquit.
Maîtrisée par sa passion,
Mlle de Sauillac ne put longtemps la cacher à celui qui l’avait
fait naître. Leurs cœurs s’entendirent, et malgré la
voix terrible de l’honneur et du préjugé, malgré
l’incommensurable distance de l’esclave et de la maîtresse,
ils se jurèrent une éternelle fidélité.
L’amour heureux ne peut guère
se cacher, surtout aux yeux d’une mère. Man Maria pénétra
facilement au travers du voile qui couvrait celui des deux jeunes
gens; mais ce fut en vain qu’elle les exhorta à la prudence.
Ils étaient jeunes, ils s’aimaient, ils se voyaient tous les
jours et dans un instant d’égarement fatal, ils oublièrent
les devoirs les plus sacrés et Mlle de Sauillac devint mère.
Désespérée et
la mort dans le cœur, elle avoua sa faiblesse à sa mère
qui, de concert avec Man Maria, prit toutes les mesures convenables
pour cacher sa faute à son père, qui n’aurait pas épargné
la vie des deux coupables.
Man Maria paraissait jeune encore,
il fut convenu qu’elle feindrait d’être enceinte et que le terme
expiré, elle se déclarerait la mère de l’enfant.
Le stratagème réussit. Mlle de Sauillac mit au monde
une petite fille, belle comme l’amour et la vivante image de sa mère.
Dès que l’enfant vint au monde,
Mme de Sauillac le prit et l’apporta à Man Maria qui l’éleva
comme sa fille, en disant qu’elle l’avait eue du jeune de Sauillac
qui[,] soit qu’il le crut lui-même, soit qu’il eut intérêt
à le laisser croire aux autres, ne la démentit jamais.
Mme de Sauillac, craignant encore pour
sa fille, et voulant lui épargner les combats qu’elle aurait
chaque jour à se livrer, engagea son époux à
affranchir Man Maria et son fils pour les éloigner d’eux. Il
y consentit, mais en exceptant la petite Clémence, qu’il donna
à sa fille et qui passait toujours pour la fille de Man Maria,
et qui, par conséquent fut élevée sous la protection
de sa véritable mère.
Deux ans s’étaient écoulés,
le temps avait diminuait la malheureuse passion qui avait failli perdre
Mlle de Sauillac: monsieur de G…, homme aussi distingué par
ses lumières que par le rang qu’il tenait dans la Colonie[,]
la fit demander en mariage: il fallut céder aux instances réitérées
de ses parents, elle l’épousa. Dès lors sa conduite
fut exemplaire, et si jamais elle ne put avoir pour lui un tendre
et véritable amour, jamais du moins, elle ne lui donna sujet
à la plus petite plainte. Elle emmena avec elle Clémence
pour qui elle eut toujours la plus vive tendresse, malgré la
naissance d’un fils qu’elle eut de M. G….qui ne sut jamais son secret.
Une union si douce et si pleine de
quiétude fut troublée par la mort de M. G…. Son épouse
sentant elle-même sa fin prochaine, fit appeler son fils, et
lui confia Clémence en lui faisant promettre d’avoir pour elle
tous les égards dûs à une sœur, et en le priant
de lui donner une partie de son bien; il le lui jura et tint parole.
Clémence, élevée
par sa mère, était une gracieuse personne; aussi arrivée
à l’âge d’être établie, elle fut mariée
à M. C…t avec lequel elle eut deux enfants, desquels est sorti
le premier martyre qui succombât à la cause de la liberté
et de l’indépendance haïtienne.
Leila D . . . . T.
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