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TROIS AMOURS
A MA MERE.
Le Napolitain, avant de quitter le rivage, met sa barque sous
la protection de la Madone; moi, mère bien-aimée, je mets
ton nom béni en tête de cette petite bluette—faible tribu
d’amour et de reconnaissance—comme une égide contre les
écueils qui vont surgir sur mes premiers pas dans la vie littéraire.
Juillet 1865
Leila D...t
(Adolphe Duhart)
CHAPITRE I.
La matinée
était magnifique ce jour-là à Mandeville; le soleil
qui commençait à peine à se détacher de
l’horizon envoyait ses rayons obliques à travers les rideaux
de pins, de cyprès et de magnolias bordant la route. Les oiseaux,
réjouis par la promesse d’une belle journée, s’abattaient
follement dans les branches et saluaient le réveil de l’aurore
de leurs plus douces chansons. Quelques-uns se baignaient dans la rosée
dont la plaine était inondée, et, secouant l’herbe
qui la soutenait, faisaient sautiller autour d’eux des milliers
de diamants.
Un charme indescriptible
planait dans l’atmosphère; la nature fraîche, coquette,
semblait sortir d’un bain embaumé; la brise, venant de
la forêt, toute chargée de fraîcheur, apportait par
rafales l’odeur des fleurs du magnolia, du plantain et des fleurs
sauvages.
C’était
un de ces moments délicieux où le cœur s’épanouit
comme une belle fleur, un de ces moments où l’on est heureux
de vivre, où l’on entend au fond de soi une voix mystérieuse
qui chante l’amour et l’espérance.
Dans un riche salon
d’une des plus élégantes villas flanquées
sur les bords du lac, deux jeunes filles de seize à dix-sept
ans sont assises, attentivement occupées à broder, —délicate
occupation faite pour leurs mains délicates.
L’une est blonde
comme une vierge de la Norvège. Ses longs cheveux bouclés
lui tombent mollement sur sou cou blanc, diaphane et veiné comme
du marbre de Paros; ses yeux sont bleus et limpides, on y pourrait lire
jusqu’au fond de son âme; ses lèvres sont fraîches
comme la première rose de mai, enfin toute son organisation est
si délicate, d’une nature si exquise, si frêle qu’on
n’eût pu dire hardiment si c’était un ange
oublié sur la terre ou un rêve échappé au
délire de quelque poète.
L’autre est brune
avec des cheveux noirs, si richement plantés, que leur poids
en lui faisant pencher légèrement la tête lui donnait
une grâce de plus; ses yeux sont beaux et veloutés, et
leur éclat est tempéré sous de longs cils, sa bouche
est rouge, humide et sérieuse, deux jolies petites fossettes
se dessinent aux coins de ses lèvres lorsqu’elle rit. Elle
est gracieuse dans sa démarche; vive et enjouée, elle
chante toujours, et si quelquefois un nuage de tristesse passé
sur son front pur—car il n’y a pas de physionomie toujours sereine—sa
tristesse ne peut cependant altérer sa gaîté naturelle.
Rubens seul, le grand maître, eut pu reproduire ses traits dans
toute leur pureté, dans toute leur suavité.
Elles sont attentivement
occupées à broder, avons-nous dit, et comme pour révéler
les dispositions différentes de leur nature, de leurs goûts
et de leur cœur, la blonde imite des pâles hyacinthes et des lis,
tandis que sa compagne amoncelle sur le canevas de roses et des tulipes.
L’une, en brodant,
gazouille comme un oiseau échappé de la cage, et l’autre
semble plongée dans une molle rêverie.
Cependant la porte
du salon s’ouvrit doucement et un jeune homme parut sur le seuil;
il s’arrêta soudain et contempla cette ravissante scène
digne du pinceau de Watteau. Après quelques minutes d’hésitation,
il fit quelques pas vers les jeunes filles qui, à ce bruit, se
retournèrent brusquement et ne purent réprimer une exclamation
de surprise. Une rougeur subite monta du cœur aux lèvres de la
frêle blonde, tandis que la jolie brune pâlissait légèrement.
J’ai eu tort
sans doute et je m’en repens, dit le jeune homme avec un léger
embarras, en s’approchant vivement de la blonde, je me repens
profondément de m’être présenté ainsi
sans me faire annoncer, Valentine; mais la familiarité avec laquelle
nous avons été élevés, m’a laissé
croire que j’étais de la famille.
Et j’espère
bien, Beaufort, répliqua-t-elle, que vous vous considérerez
toujours comme tel; vous ne pourriez oublier—le voudriez-vous cependant—les
seize ou dix-sept années que nous avons passées sous le
même toit….Mais vous n’avez pas adressé un seul mot
à Lydia, continua-t-elle après quelques instants de silence
embarrassant.
Beaufort s’approcha
avec un sourire de la gracieuse brune et lui dit: Pardonnez-moi Lydia,
de ne m’être pas plus empressé à vous présenter
mes devoirs; mon entrée intempestive ayant causé quelque
effroi à Valentine, j’ai voulu la rassurer, son cri m’avait
alarmé; mais croyez bien, bonne Lydia, à mon amitié
inaltérable. Si Valentine occupe la première place dans
mon cœur, vous, vous avez la seconde.
Lydia sourit avec un
léger signe de tristesse et laissant tomber sa main dans celle
qu’il lui présentait et en pensant en elle-même qu’elle
avait été aussi émue de sa présence et qu’il
ne s’en était pas aperçu.
Elle resta un moment
indécise, un nuage passa sur ses beaux yeux, mais rapide comme
l’éclair, puis comme elle le faisait chaque fois que Beaufort
venait partager leurs ennuis ou leurs plaisirs, elle se leva et alla
à l’autre bout de salon s’asseoir devant son piano.
Ses doigts coururent fébrilement sur le clavier, puis comme se
conformant à sa pensée, les notes devinrent plus douces,
c’était comme une mélodie aérienne, comme
la prière d’une amante incomprise, c’était
enfin la dernière pensée de Weber qu’elle jouait
peut-être sans le savoir—cette dernière et sublime impression,
ce dernier rêve du célèbre musicien.
CHAPITRE II.
Charles Beaufort,
dont l’entrée avait surpris les deux jeunes filles, avait
vingt-cinq ans. Il appartenait à une bonne famille originaire
de Bordeaux. De taille moyenne, il ne portait pas de barbe, mais de
fines moustaches noires se dessinaient sur ses lèvres sérieuses
et tranchaient admirablement sur son teint mat, sa démarche était
simple et distinguée. Orphelin, dès l’enfance, il
avait été confié par son père mourant à
M. Duménil, son compagnon d’armes.
M. Duménil,
considérant ce legs comme un devoir sacré, eut pour Beaufort
toute la tendresse, tous les sentiments d’un père. Il n’épargna
ni soins, ni argent pour le rendre digne de la société,
et quand il sentit, après une longue et pénible campagne
qu’il fit dans le Mexique, alors en guerre avec les États-Unis,
quand il sentit courir dans ses fibres les frissons de la dernière
heure, il fit appeler Mme Duménil et eut alors avec elle un long
entretien.
—Je meurs, dit-il d’une
voix éteinte, je meurs, fidèle compagne de ma vie, mais
avant de fermer les yeux pour toujours, promettez-moi d’être
l’amie, la mère, l’ange tutélaire de Lydia.
Si elle vient à courir quelque danger, sauvez-la. Vous me le
promettez, n’est-ce pas?
—Je vous le jure, lui
répondit-elle le cœur navré de douleurs.
—Et vous, ajouta encore
M. Duménil, vous qui avez passé toutes nos heures de dures
épreuves, sans fléchir et sans vous plaindre; vous que
j’aimée avec une sincère affection, à cette
heure solennelle où je sens le froid de la tombe glacer tous
mes membres, femme et mère déjà trop éprouvée,
soyez bénie! . . . . Souvenez vous, rala-t-il en prenant les
mains de Mme Duménil dans les siennes déjà froides
et glacées. . . . Lydia. . . .adieu! . . . . puis par un effort
suprême, il étendit la main sous son oreiller et en retira
un petit paquet froissé et cacheté de noir qu’il
laissa tomber aux pieds de Mme Duménil; alors brisé par
cet effort, un gémissement sorti de sa poitrine, puis plus rien,
il était mort.
En ce moment même
un bruit sourd frappa l’oreille de Mme Duménil, mais toute
à sa douleur, elle ne chercha pas à en pénétrer
la cause.
La porte de la chambre
était restée ouverte et Lydia, qui venait comme d’habitude
auprès de M. Duménil, en entendant prononcer son nom,
s’était arrêtée, étonnée, inquiétée,
appuyée au chambranle de la porte, et là abîmée,
anéantie et comme malgré elle, elle avait écouté!
Elle ne perdit pas un mot de cette terrible confession, et pas un seul
qui ne l’eût frappé au cœur. Alors éperdue
chancelante, elle voulut se retirer, mais son émotion la trahit;
épuisée enfin par la lutte que sa volonté livrait
à sa douleur, elle tomba à genoux, joignit les mains et
pleura.
…………………………………………………………………………Mme
Duménil tint la promesse qu’elle avait faite à son
mari mourant, elle aima Lydia avec toute l’affection d’une
mère et jamais cette affection ne fut altérée un
instant.
Riche par lui même,
jeune, ardent, débordant d’affection, il fut donc impossible
à Beaufort de vivre ainsi dans la plus parfaite intimité
avec deux jeunes filles sans éprouver pour l’une d’elles
un sentiment plus fort que l’amitié, et, sans se rendre
compte de sa préférence, il s’éprit d’une
violente passion pour Valentine.
Valentine, fille unique
de Mme Duménil, avait, comme nous l’avons déjà
dit, une constitution extrêmement délicate et sensitive,
et quand son père rendit le dernier soupir, sa mère courbée,
affaissée par ce brisement de cœur, lui consacra toutes ses pensées,
toutes ses veilles. Elle avait cru découvrir dans l’organisation
de son enfant, les premiers symptômes de la phtisie.
La phtisie, cet ange
destructeur qui ne choisit pas la décrépitude et le vice
et qui par une subtilité puissante a bravé jusqu’ici
toute l’habilité de la science et l’expérience
des âges! Pourquoi les êtres crées par Dieu avec
le plus d’amour, et doués des plus brillantes qualités
sont-ils ceux que sa faux renverse sans pitié? Quand il se révèle,
il est toujours trop tard, sa proie est sacrifiée d’avance!
Aussi la pauvre mère,
disait-elle souvent au célèbre médecin qui avait
soigné sa fille depuis l’enfance: vous ne savez pas comme
cette pauvre créature absorbe mes pensées; elle emporte
toute mon âme; si je la perdais, voyez-vous, mon vieil ami, tout
périrait pour moi. Que ferai-je au monde sans elle? Je n’aurais
plus de lien, plus d’affection, plus d’espérance;
. . . elle . . . elle seule peut m’attacher à la vie! .
. . Et vous voyez, elle est trop belle, trop bonne pour ce monde; le
ciel me l’a laissée quelque temps, mais, hélas!
je le sens, ne me l’a pas donnée, et tous les soirs, quand
je la vois endormie, il me semble qu’elle ne se réveillera
plus! . . . . J’éprouve des sentiments bizarres: il me
semble que cette enfant est une vision célèbre qui va
m’échapper, et qu’à peine ai-je le droit de
réclamer du ciel son plus long séjour parmi nous . . .
. Je vis dans l’appréhension continuelle de ce moment,
mais qui décidera aussi, je le crois du moins, de ma mort quand
il arrivera.
Bientôt la tendresse
de la mère, jointe à la crainte de la perdre, s’accroissant
de jour en jour, bientôt ce fut une idolâtrie, une religion
de tous les instants, de toutes les heures. Possédant une fortune
immense, Mme Duménil consulta les plus célèbres
médecins de la ville du Croissant, leur confiant tous les détails
relatifs à la naissance de sa fille, et aux craintes qu’elle
lui inspirait. Elle leur marqua la teinte pourpre qui tachait parfois
ses joues blanches, et l’excessive délicatesse qui la distinguait.
Son cœur était oppressé, les larmes brûlaient sous
ses paupières, et les sourires de son enfant lui entraient dans
l’âme comme ces instruments de torture, inventés
par la barbarie du moyen âge, entraient dans la chair palpitante
du condamné.
Mme Duménil
aimait donc son enfant avec une telle exclusivité, qu’elle
ne pouvait supporter—dans son saint égoïsme—qu’un
autre s’occupât d’elle. Nul n’aurait pu décrire
les supplices qu’elle endurait quand Beaufort venait près
de son enfant . . . . .
La pauvre mère
n’avait pas prévu, ou peut-être avait elle pensé
qu’elle pourrait toujours prévenir à temps tous
les dangers qui devaient résulter de l’intimité
et de l’affection qui existaient entre sa fille et Beaufort. Elle
s’était flattée qu’il ne pourrait y avoir
d’ailleurs d’autres sentiments entre eux qu’un amour
fraternel. Elle avait donc fermé les yeux et les laissait se
voir tous les jours. Cependant, un jour elle eut une sorte de pressentiment,
elle invita Beaufort à cesser un peu ses visites quotidiennes.
Il obéit, quoique à regret il avait conservé à
Mme Duménil tous les respects, toutes les tendresses de son cœur.
Mais, hélas!
la pauvre mère ne devait pas ignorer qu’on ne dispose pas
des sentiments, ils vont où Dieu les guide.
CHAPITRE III.
Ainsi depuis
quelques mois, Beaufort se conformant à la prière de madame
Duménil venait moins souvent à la villa; il croyait que
la froideur que sa mère adoptive lui témoignait, venait
de ce qu’il ne lui avait pas avoué son amour pour Valentine,
aussi il avait pris la résolution de lui en faire l’aveu,
et il venait ce jour-là dans cette intention.
Il n’avait point
besoin de consulter Valentine: Ils s’étaient jurés
d’être l’un à l’autre depuis longtemps.
—Valentine, dit-il,
pendant que Lydia laissait courir ses doigts sur le piano, nous ne pouvons
plus être seuls maintenant. Est-ce votre mère qui le veut
ainsi? Je n’en sais rien, répondit-elle; mais croyez bien
que j’en souffre autant que vous, Beaufort, et cette contrainte
nous fait voir que nous n’avions pas apprécié notre
bonheur alors que nous nous voyions tous les jours, à toute heure.
Maintenant nous sommes séparés, mais vous le savez, ami,
le rayon du soleil ne paraît jamais si beau qu’après
l’orage.
—Oh! reprit-il en lui
prenant les mains, vous le savez aussi, je suis moi, un enfant déshérité
de tout amour fraternel; je ne suis heureux qu’auprès de
vous, eh bien, je me priverai, je vous le jure, de cet instant de bonheur
que je passe avec vous, plutôt que vous voir ainsi devant des.
. . .indifférents qui vous font déguiser la voix et composer
le maintien . . . . Eh! tenez il n’y a que Lydia avec nous; elle
n’ignore pas notre affection mutuelle, et cependant elle me gêne;
sa présence me blesse.
Valentine lui sourit
doucement, et après un moment d’hésitation, elle
se leva.
—Beaufort, lui demanda-t-elle,
d’une voix enjouée, voulez-vous m’accompagner au
jardin et m’aider à cueillir quelques fleurs; celles qui
me servent de modèle sont flétries et fanées; il
m’en faudrait de fraîches. Allons, venez-vous?
Beaufort, la remercia
avec un regard plein de reconnaissance et d’amour, et lui offrit
le bras avec vivacité.
Ils allaient sortir,
mais Lydia, quittant brusquement le piano, dit à Valentine, en
lui faisant un signe d’intelligence: tu sais bien qu’il
ne t’est pas permis de sortir ainsi par ce temps humide: reste
avec Beaufort, j’irai te cueillir les roses que tu désires;
puis avant même que Valentine étonnée lui eut répondu,
elle disparut par la porte donnant sur le jardin.
—Maintenant, chère
Valentine, dit Beaufort, dès qu’ils furent seuls, je peux
vous ouvrir mon cœur sans contrainte. Vous savez combien je vous aime,
continua-t-il d’une voix plus douce; je vous aime comme mon avenir
dans cette vie, comme mon seul espoir de bonheur! Votre nom, Valentine,
fait palpiter mon cœur de joie et d’espérance; il est si
doux quand je la prononce que je voudrais que les syllabes fussent éternelles,
et je voudrais l’enfouir, le cacher au fond de mon cœur . . .
. . Je vous aime tant que je donnerai pour vous tout mon sang, goutte
à goutte; toute ma chair, lambeau par lambeau et toute mon éternité,
heure par heure! . . . .
¾Oh! répétez-le
moi, murmura-t-elle toute rougissante. Il est si doux d’aimer
et d’être aimé! Répétez-le moi souvent,
continua-t-elle en lui laissant voir tout le trouble qui l’agitait,
dites-moi toujours que vous m’aimez, il me semble à moi,
pauvre sensitive, que je puise la vie et le bonheur dans notre amour.
—Chère bien-aimée,
répliqua-t-il tristement, le bonheur de notre existence dépend
maintenant de votre mère, et depuis quelque temps, j’ai
cru remarquer de la froideur dans son affection pour moi. Cependant
il faut que je lui en demande la cause. Consentira-t-elle à nous
unir? consentira-t-elle à exaucer nos vœux les plus chers?
—Ah! Beaufort, s’écria-t-elle,
comment pouvez-vous douter de ma mère et supposer un refus? Si
je le pensais un seul instant tout mon cœur se briserait! Je vous ai
juré d’être à vous ou à Dieu, eh bien!
si ma mère repoussait nos prières, je conserverais à
Dieu le reste de mes jours; mais par bonheur, vous vous trompez et vous
vous alarmez à tort.
—Je voudrais partager
votre douce conviction, Valentine; mais vous-même, vous cherchez
à nous tromper, vous avez comme un pressentiment de ce malheur,
si bien que tout à l’heure encore, ma présence vous
avait causé une trop vive émotion.
—C’était
la joie de vous voir, Beaufort, votre présence ne m’a pas
surprise ainsi que vous le pensez. Je vous attends toujours; vous êtes
toujours présent à ma pensée; mais vous le savez
je suis si nerveuse que la moindre émotion trahit ma nature irritable.
Cependant ne vous attristez pas; chassez ce vilain nuage que je vois
sur votre front, continua-t-elle avec un accent plein d’enjouement;
ne gâtez pas le seul bonheur que nous ayons . . . . Je vous aime,
ami, et je me puis être heureuse qu’avec vous.
¾Je vous crois,
chère Valentine, s’écria-t-il en lui pressant passionnément
les mains sur ses lèvres.
En ce moment les deux
amants entendirent un bruit derrière eux, ils se retournèrent
et, sur le seuil de la porte de communication du salon à l’appartement
de Mme Duménil, ils virent celle-ci qui les examinait avec un
air froid et sévère.
—Vous ne m’aviez
pas comprise, Beaufort, fit-elle après un moment de silence pénible
pour tous, vous ne m’aviez pas comprise, quand je vous ai signifié
que vos visites étaient trop fréquentes à la ville.
Riche, jeune et beau, vous ne devez pas perdre ainsi votre temps auprès
de jeunes filles: ce qui était tolérable dans votre enfance,
devient ridicule à votre âge. Vous compromettez l’avenir
et le bonheur de ma fille; j’avais cru que vous le comprendriez,
mais je vois malheureusement qu’il vous faut encore un autre avis
. . . . une autre prière, reprit-elle en voyant la pâleur
de Beaufort.
—Pardon, ma mère,
répliqua-t-il, respectueusement, j’avais compris; mais
si j’ai enfreint la prière que vous m’avez faite
c’est que, j’ose vous l’avouer, j’aime Valentine
avec toute la religion de mon âme, et je venais aujourd’hui
vous prier de m’accorder sa main.
Mme Duménil
allait sans doute répliquer sévèrement, mais ses
regardes s’arrêtèrent sur Valentine qui, livide et
chancelante, lui tendait les mains suppliantes.
—Mon Dieu! mon enfant!
fit-elle dans un cri de suprême douleur . . . . Oh! vous me la
tuerez.
Puis rapide comme la
pensée elle enlaça Valentine, comme eut fait une hyène
de sa proie, et l’emporta hors du salon.
Beaufort éperdu,
fou de douleur, la suivait en gémissant.
—Arrêtez-vous
ici, lui dit Mme Duménil avec un ton de commandement. Arrêtez-vous
. . . .c’est ma fille! Je réponds de ses jours devant Dieu!
Sortez! je n’ai point besoin de vous.
Beaufort s’arrêta
immobile sur le seuil de l’appartement qu’il n’osât
franchir, les mains crispées sur sa poitrine haletante.
Lydia rentrait en ce
moment; en la voyant ainsi, elle jeta les fleurs qu’elle apportait
et courut à lui.
—Qu’avez-vous?
Qu’est-il arrivé mon Dieu? Où est Valentine?
—Elle est là,
mourante peut-être, et je ne puis la voir, je ne puis lui demander
pardon de la douleur que je lui ai causée.
—Pourquoi dites-vous
cela Beaufort?
—Parce que Mme Duménil
a entendu nos aveux, parce que dans un moment de colère sans
doute, elle si bonne, elle m’a chassé . . . . Adieu, Lydia!
dites à Valentine que je ne l’oublierai jamais! Adieu!
il ne me reste plus qu’à mourir.
Alors chancelant comme
un homme qui va se trouver mal, et sentant sa pensée vaciller
dans son cerveau, il saisit son chapeau et s’élança
à tour comme un insensé, hors du salon.
Lydia resta un instant
pensive, rêveuse, les mains comprimant les pulsations violentes
de son cœur. Elle semblait souffrir un mal étrange, cruel. En
quelques heures, la joyeuse fille était bien changée.
—Ai-je assez souffert,
mon Dieu! fit-elle à travers les sanglots qui l’étouffaient.
Vous n’avez pas voulu me donner cette joie suprême d’être
aimée de lui . . . . J’aurais été trop heureuse
. . . . Eh bien, mon Dieu! je souffrirai sans me plaindre, mais je l’aimerai
toujours . . . . Son souvenir planera comme un nuage doré au-dessus
de mes douleurs; je prierai pour lui . . . . et jamais avec lui . .
. .
Elle était belle
ainsi se courbant sous le poids de son illusion et de son abnégation;
puis oubliant ses larmes, elle jeta au destin un sourire de résignation
comme un défi orgueilleux.
Elle était forte
parce qu’elle avait la religion du sacrifice; les sensations qu’elle
éprouvait étaient profondes, mais les sentiments nés
une fois dans son cœur d’or, n’y devaient mourir jamais.
Elle était forte; la lutte était finie, et puis dans les
plus grandes afflictions, on garde toujours un reste d’espérance;
quelque cachée qu’elle soit, on finit par la découvrir,
c’est une fleur d’automne ensevelie sous les débris
du feuillage.
CHAPITRE IV.
Le lendemain,
Lydia entra dans l’appartement de Mme Duménil, et la trouva
absorbée dans une sombre rêverie. Elle ne troubla pas pendant
quelques instants cette grande douleur qui était empreinte sur
ses traits fatigués, mais voyant jaillir des larmes de ses yeux
et ruisseler sur ses joues pâlies par l’insomnie, elle s’élança
vers sa mère adoptive, et lui prenant les mains, elle lui dit
d’une voix pleine de respect et d’amour:
—Vous êtes jalouse
de Beaufort, ma mère, et cette . . . .
—Moi, jalouse! s’écria
Mme Duménil en l’interrompant brusquement; puis retirant
ses mains, elle essuya ses yeux, et continua avec un sourire contraint:
comment veux-tu que je sois jalouse, enfant; est-ce qu’un mère
peut-être jalouse de son enfant . . . . Tu as fait un mauvais
rêve, Lydia.
—Pardon, chère
mère, vous êtes jalouse de l’affection de Valentine
pour Beaufort, et ce sentiment vous rend injuste et cruelle. Vous si
bonne, vous n’avez plus cette tendresse inaltérable pour
vos enfants. Votre cœur est froid, sévère, et sans prendre
garde à leurs souffrances, vous leur brisez sans pitié
leur espoir!
—Mais, méchante
enfant, reprit-elle avec étonnement, sans pouvoir cependant réprimer
la vive émotion que trahissait sa voix, je ne te comprends pas.
De qui veux-tu parler?
—Chère mère,
répondit-elle résolument, vous savez bien de qui je veux
parler . . . . pardonnez mon insistance . . . . ils s’aiment tant;
ils veulent être unis et ils ont mis tout leur bonheur de leur
vie dans ce doux rêve de leur cœur. Oh! mère bien-aimée,
songez à l’organisation maladive de Valentine . . . songez
que votre refus la tuerait . . . . je vous en prie, pitié pour
leur amour! Conservez Valentine à notre affection!
—Oh! mon Dieu! je n’ose
te comprendre, dit la pauvre mère en essayant de garder un air
calme, et après un moment de silence, elle murmura doucement:
Si tu te trompais?
—Je ne me trompe pas,
répondit-elle sourdement; cessez de vous bercer de chimères
dont votre excellent cœur n’est pas même la dupe.
—Ainsi il faudra quitter
mon enfant . . . . il faudra la voir sourire aux caresses d’un
autre amour; mais c’est impossible! . . . . Mon Dieu retirez ce
calice amer de mes lèvres . . . . Oui! Mon enfant, ce doux bien
que je cachais comme l’avare son trésor, ce seul espoir
de mes vieux jours . . . . je la verrai suivre un autre . . . . et répondre
à ses tendresses par d’autres tendresses, je la verrai
lui donner enfin toutes ses affections, toutes ses pensées, et
à moi, à moi qui lui ai donné la vie, à
moi qui préserve son existence de tout le dévouement de
mon cœur; à moi, comme les autres font l’aumône,
elle viendra quelquefois jeter par pitié une froide caresse,
un mot d’affection menteuse! . . . . Oh! c’est impossible
te dis-je . . . . tu t’es trompée. Beaufort ne peut aimer
Valentine.
Comme pour venir en
aide à Lydia, à ce moment, la porte s’ouvrit et
un domestique remit à Mme Duménil une lettre qu’on
venait d’apporter en toute hâte.
Mme Duménil
la prit, et ayant jeté les yeux sur l’enveloppe, elle tressaillit;
et froissa longtemps cette lettre entre ses doigts crispés, puis
elle l’ouvrit avec une colère mal contenue.
Lydia avait reconnu
l’écriture de Beaufort sur l’inscription; elle trembla
quand elle vit Mme Duménil prête à déchirer
la lettre sans la lire. Alors leurs regards se rencontrèrent;
il y avait tant de supplication dans celui de Lydia que la malheureuse
mère, fléchissante, fut enfin vaincue. Elle lut la lettre
d’un bout à l’autre tout d’une traite, puis
elle la laissa tomber à ses pieds.
Lydia la releva et
la cacha dans son sein; c’était un souvenir, une consolation
qu’elle apportait à Valentine.
Cependant, Mme Duménil
assise, le bras appuyé au dossier de sa chaise, laissa tomber
sa tête dans sa main froide, glacée, et resta inerte, les
yeux sans regards comme sans pensées, puis, après un moment,
ses traits se contractèrent, un éclair passa sur son front,
elle murmura lentement, avec une intonation saccadée:
C’est avec de
tels mots . . . . c’est avec de telles phrases que ces faiseurs
de sentiment enlèvent les enfants à l’affection
de leur mère . . . . Elles préfèrent, les malheureuses,
cette froide rhétorique, à notre dévouement de
tous les jours, de toutes les heures.
—Ma bonne mère,
dit Lydia avec une voix pleine de reproche, détrompez-vous. Vous
ne voyez dans cette lettre qu’un sentiment froid, indifférent
peut-être, j’y vois, moi, une angoisse cruelle, poignante;
croyez-moi, je vous le dis, Beaufort aime Valentine d’un amour
sérieux, fort et dévoué. Ne vous faites pas de
fausses illusions, donnez votre consentement à leur union, Valentine
ne peut être heureuse qu’avec Beaufort. Ma mère,
je vous supplie encore, pitié pour ma pauvre sœur qui est dans
une attente mortelle . . . . pitié pour tant d’amour! .
. . . . pitié pour la douce enfant que votre refus ferait pencher
vers la tombe, comme la fleur brisée par la tempête. Et
puis . . . . oh! pardon! Dit-elle en s’agenouillant . . . . si
Valentine, au lit de mort où vous la poussez, si Valentine ne
pardonnait pas à sa mère . . . .
Elle était sublime
d’abnégation et de dévouement, son front se couvrit
de pâleur, son sein se soulevait sous les sanglots qu’elle
retenait, enfin une larme jaillit sous sa paupière et disparut
aussitôt; un ange l’avait prise sans doute, cette larme
précieuse, et l’avait apportée à Dieu sur
ses blanches ailes.
Cependant, Mme Duménil
gardait un morne silence et après un moment de lutte impossible
à décrire, elle dit en sanglotant: Je me résignerai,
puisque ma fille n’a pas assez de l’amour de sa mère,
puisque cet amour est un obstacle à son bonheur, je le refoulerai
jusqu’au fond de mon cœur . . . . Meurent donc toutes mes illusions!
meurent donc toutes mes espérances!
Puis, raffermissant
sa voix, elle releva Lydia qui était restée à ses
genoux, l’attira sur son sein et l’y tint longtemps embrassée.
—Toi, mon enfant chérie,
je le sais, tu me garderas ton affection . . . . . sois bénie!
. . . . Maintenant, laisse moi . . . . j’ai besoin d’être
seule.
Alors, faible comme
un enfant, pressant sa tête sous ses mains crispées, des
larmes amères ruisselèrent à travers ses doigts.
Elle resta ainsi toute une heure, puis, essuyant ses yeux, comprimant
sa poitrine, ses traits reprirent leur douceur, leur témérité,
et alla, le sourire sur les lèvres, mais la mort dans le cœur,
dans la chambre où reposait Valentine.
La pauvre mère
pouvait répéter ce cri échappé à
la sainte martyre de la divine Épopée: « O vous qui passez
par le chemin, regardez et voyez s’il est une douleur comme ma
douleur. »
CHAPITRE V.
Depuis cet instant
fatal où Mme Duménil avait si vertement parlé à
Beaufort, la vie de Valentine ne tenait plus qu’à un fil.
L’ange de la mort semblait frapper son front pâle de ses
ailes funèbres. Il veillait sa proie, mais la pauvre mère
veillait aussi.
Dans cette heure de
lutte suprême qu’elle avait eue avec son cœur, elle avait
tout supporté et était restée persuadée
qu’en se refusant à l’union de ses enfants, c’était
briser tous les liens qui le tenaient à la vie. Elle refoula
ses larmes et commanda à son cœur de se taire. Elle donna enfin
son consentement à leur mariage, et il fut convenu que quelques
jours après la bénédiction nuptiale, ils traverseraient
les mers et iraient demander la vie au beau ciel d’Italie.
Depuis les préliminaires
du mariage arrêté—l’amour est quelquefois un bon
médecin—Valentine était plus joyeuse; elle semblait renaître
à la vie; le sentiment du bonheur semblait avoir augmenté
sa force physique. On la voyait souvent avec Beaufort cueillant des
fleurs dans le jardin, se promenant en bateau sur le lac limpide. La
mort semblait l’avoir oubliée. Mais aux yeux de la mère
vigilante et dévouée, aux yeux du célèbre
médecin qui la soignait depuis son enfance, il y avait des symptômes
qui révélaient que la maladie n’avait pas lâché
sa proie.
Les couleurs étaient
revenues sur les joues pâles de Valentine, mais ces couleurs se
concentraient trop sur la pommette des joues; elle toussait un peu et
quelquefois une transpiration froide l’étonnait elle-même;
elle avait eu aussi quelques nuits d’insomnie, mais elle les attribuait
en riant à la pensée continue qu’elle avait de Beaufort.
Rien n’était
si charmant que cette jeune fille délicate, vêtue de mousseline
blanche, dont l’éclat singulier de ses yeux bleus révélait
à tous la jeunesse et l’amour, et qui était un présage
certain de mort.
Cependant, au bout
de quelques semaines, après quelques courses dans les prairies,
après quelques promenades sur le lac, Mme Duménil, voyant
son enfant plus forte, et peut-être aussi pour tromper de trop
cruels pressentiments, résolut de donner un bal; mais il fut
convenu que Valentine, encore convalescente, ne valserait pas. Le docteur
craignait l’émotion que résulte toujours de cette
danse passionnée.
Beaufort était
auprès d’elle en ce moment, et voyant une légère
teinte de contrariété dans ses yeux, il lui dit à
voix basse: Je ne valserai pas, non plus.
—Merci, fit-elle avec
un regard plein de langueur. Je ne valserai donc pas; d’ailleurs,
je n’en ai nulle envie; mais vous, Beaufort, vous devez respecter
les usages du monde, et continua-t-elle avec enjouement, je vous autorise
à danser, seulement j’exige, entendez-vous, que vous veniez
de temps en temps près de moi, jouer le rôle passif auquel
me condamnent et ma mère et ce méchant médecin.
Le bal eut lieu. Pendant
les premières heures, tout alla à merveille. Mme Duménil
souriait et son cœur renaissait à l’espoir. Valentine,
malgré sa pâleur, était d’une beauté
suprême et sa toilette lui seyait si bien, elle était si
distinguée dans tout son ensemble qu’elle était
la reine entre toutes les ravissantes beautés réunies
ce soir-là; Lydia seule pouvait lui en disputer la suprématie.
Beaufort tint pieusement
sa parole. Il ne figura que dans deux ou trois quadrilles à de
longs intervalles avec quelques dames, avec lesquelles il eut été
impoli en ne les invitant pas, et était venu souvent près
de Valentine, qui le remerciait par une pression de main ou par un doux
regard.
De temps en temps aussi,
Lydia s’approchait de Valentine, comme une vassale rendant hommage
à sa souveraine, et échangeait avec elle quelques sourires
moqueurs ou quelques observations malignes que suggère toujours
une grande réunion.
Après une de
ces pauses que faisait Beaufort près de Valentine, il lui dit:
Ne croyez vous pas qu’il est de mon devoir de faire danser Lydia?
—Lydia, fit-elle en
bondissant sur sa chaise comme frappée par l’éternité,
puis recouvrant ses sens, vous ayez raison, répond-elle, allez
mon ami, Lydia pourrait m’en vouloir.
—Vous en vouloir, fit-il
avec étonnement?
—Elle dira que c’est
moi qui vous empêche de la faire danser.
—Je ne partage pas
votre opinion; Lydia est trop affable, trop généreuse
pour qu’une pareille pensée puisse lui venir, elle ne lui
viendra jamais, je m’en porte garant.
—Vous avez encore raison,
répondit-elle avec un peu d’aigreur dans la voix; ce serait
a
Empressez vous, car
elle est entourée d’adorateurs et vous seriez fort empêché
en arrivant trop tard.
Beaufort, sans remarquer
l’amertume avec laquelle Valentine lui avait répliqué,
alla vers Lydia, et après quelques minutes de conversation, il
retourna près de Valentine.
—Eh bien! lui demanda-t-elle
de l’air plus naturel qu’elle put prendre, qu’a-t-elle
répondu à votre tardive prière? car vous avez prié,
je vous regardais, et je l’ai deviné à votre air
suppliant.
—Si vous êtes
la reine de ces lieux, répondit-il sans avoir observé
la demande de Valentine, il parait que Lydia en est la vice-reine. Son
carnet est plein d’invitations, et il n’y a pas eu place
pour moi.
—Alors vous ne danserez
pas, fit-elle avec un élan de joie qu’elle ne put réprimer.
—Pardon, je lui ai
dit que je venais en votre nom, et alors, alors seulement, elle me fit
une faveur dont je lui suis reconnaissant; elle biffa le nom d’un
de ses danseurs et y inséra le mien à la place.
—Quelle danse sera-ce?
¾Je ne m’en
suis pas informé encore. C’est la No. 5, je crois.
—Mais alors, ce sera
une valse, dit-elle en jetant les yeux sur le carnet que tenait Beaufort.
—C’est possible,
répondit-il négligemment.
Dès ce moment,
Valentine parut rêveuse, souffrante, elle répondait à
peine à Beaufort; elle regardait avec une attention vraiment
étrange la belle Lydia qui, excitée par la musique et
par les parfums répandus dans le salon, portait le bonheur partout
où elle passait.
Mme Duménil
la regardait justement en ce moment, elle vit ce regard et comprit que
sa fille souffrait, elle s’approcha d’elle alors et la pria
avec instance de quitter un instant le salon où toutes ces émanations
trop fortes pour elle la faisaient souffrir, peut-être.
—Vous vous trompez,
chère maman; je me suis rarement sentie si bien, ajouta-t-elle
avec un sourire contraint, je m’amuse tant . . . .
Lydia, cette noble
fille, avait vu aussi ce regard défiant, jaloux, attaché
sur elle; par une perspicacité divine, elle devina ce qui se
passait dans le cœur de son amie, et avec une bonté touchante,
elle vint s’asseoir près d’elle et chercha à
détourner de son esprit cette pensée qui le torturait.
Elle vit alors que Valentine désirait quelque chose qu’elle
n’osait pas demander.
—Tu voudrais bien faire
un ou deux tours de valse, n’est-ce pas? lui demanda-t-elle.
A ces mots, Mme Duménil
se pencha inquiète sur son enfant. Que désires-tu? lui
demanda-t-elle à son tour. Aussi, bien, fais ce que tu veux,
chère enfant, cette contrainte te fatigue . . . . et te fait
trop souffrir.
—Quoi? s’écria-t-elle
avec la plus vive excitation, je pourrai valser avec Beaufort?
—Comme tu voudras,
mon enfant, mais prends garde, fais un tour seulement, un seul, tu m’entends;
puis elle murmura bien bas: Faites, ô mon Dieu! que ce ne soit
pas son dernier bonheur!
Beaufort s’approcha
au prélude de cette valse si désirée et offrit
sa main à Lydia, mais elle lui refusa la faveur qu’elle
lui avait faite, prétextant un peu de fatigue; mais ajouta-elle,
Valentine voudra bien me remplacer.
Il n’osait croire
à son bonheur, mais Mme Duménil lui ayant fait un signe
d’assentiment et lui ayant renouvelé ses recommandations,
il enlaça Valentine et tous les deux, ivres de joie et d’amour,
entrèrent dans le cercle des valseurs.
C’était
une délicieuse valse créole, composée par un Louisianais,
musicien plein d’originalité et de goût qui cache
ses productions avec un peu trop de sévérité: nous
avons nommé S. Snaer. C’était une valse, ardente
et sérieuse à la fois, dont les mouvements transportent
et ravissent. Le rythme, faible, lent, onduleux d’abord, s’animant
par degré jusqu’à ce que l’impulsion devînt
plus vive, emportait les valseurs comme ces fantômes de la légende
allemande. Valentine supporta les premières mesures avec assez
de force, et quand ils passèrent près de Mme Duménil,
elle leur cria d’arrêter. Cette recommandation passa au-dessus
de leur tête.
Rien n’était
si gracieux que ce beau couple enlacé et glissant voluptueusement
sur le plancher. Valentine, molle, svelte, laissait pencher sa taille
délicate et pure sur le bras de Beaufort qui, transporté
par une sensation inouïe, surhumaine, oubliant la recommandation
de Mme Duménil, tournait dans un délire étrange.
Entraînés par cette fièvre terrible, les objets
tournoyaient autour d’eux; ils voyaient le salon comme un éblouissement
qui les enveloppait dans un cercle lumineux. Ils allaient . . . . .
. . ils allaient sans entendre les cris d’angoisses de Mme Duménil
. . . . ils allaient ou plutôt ils volaient suivant au hasard
cette route tracée par ce cercle infernal, lui la soutenant de
son bras avec une force surnaturelle, elle, haletante, oppressée,
mourante; et bientôt ses jambes, fermes comme l’acier, trouvant
une agilité inouïe, à mesure que le transport lui
montait au cerveau, ils furent emportés dans un tourbillon, affreux,
horrible.
Alors, par une réaction
rapide comme la pensée, et sentant sa compagne fléchir
dans ses bras, la recommandation de Mme Duménil lui revint à
la mémoire . . . . il ralentit ses mouvements et, dans cette
minute s’arrêta, le front baigné de sueur et tremblant
comme la feuille que soulève la tempête.
Un cri déchirant,
un cri pareil à celui du Christ expirant sur le calvaire, traversa
le salon, et Mme Duménil, chancelante, éperdue, regarda
autour d’elle avec un air égaré, puis par un élan
soudain, et comme si un éclair inattendu l’eût frappée,
elle se précipita sur sa fille, l’enlaça de ses
bras, la pressa sur son sein et prolongea, en poussant des sanglots,
cette étreinte convulsive. Enfin, affolée par cette douleur
violente, aiguë, elle enleva son enfant et l’emporta dans
sa chambre.
Beaufort et Lydia l’avaient
suivie dans un paroxysme de désespoir impossible à décrire.
Une heure après
un silence profond régnait dans la villa. Tout le monde s’était
retiré, la tristesse dans le cœur.
CHAPITRE VI.
Quelques semaines
après, à cette heure mystérieuse qui n’est
ni le jour ni la nuit, le temps s’était éclairci,
le ciel ne pleurait plus, et sur son front d’azur couraient de
légers nuages faiblement éclairés par les derniers
rayons du soleil déjà disparu, passant du jaune au rose,
du rose au rouge, au pourpre, au violet, reflétant ainsi toutes
les couleurs du prisme.
Le lac pur, uni comme
un miroir, reflétait ce beau ciel, et sur sa surface quelques
voiles grises se détachaient comme des goélands attardés.
Toute la nature était
calme et sereine.
Dans cet appartement
où Mme Duménil avait porté sa fille, et dont les
détails exquis de l’ameublement encore plus élégant
que riche, —disons encore en passant, dût sa modestie s’en
alarmer, que cet ameublement, vrai bijou d’ébénisterie,
vrai nid d’oiseau, sortait des ateliers de notre compatriote et
ami D. Barjon, artiste plein de goût et de suavité, —dont
les détails, disons-nous, ressortaient tamisés par la
lumière confuse d’une lampe veilleuse posée sur
une table chargée de médicaments; à cette lumière
vacillante, on pouvait distinguer sur un lit aux draperies de couleurs
douces, Valentine paraissant endormie.
Tous ses traits avaient
cette régularité de la beauté portée à
son suprême degré. Son sein se soulevait péniblement,
et sur son front, couvert de la pâleur de la mort, perlait une
sueur abondante et froide. Elle ressemblait, la pauvre enfant, à
ces fleurs qui naissent un jour d’orage; leurs têtes se
penchent, leurs tiges se flétrissent, un rayon passager les fait
renaître, puis les nuages couvrent le soleil, elles retombent
et ne se relevant plus. La jeune infortunée était perdue.
Tous les médecins appelés de la Nouvelle Orléans
étaient d’accord: la main de Dieu seul pouvait la sauver.
L’émotion qu’elle avait ressentie en valsant avec
Beaufort, n’avait pas peu contribué à précipiter
les quelques jours qu’elle avait à vivre; mais il eut été
aussi dangereux de ne point la laisser satisfaire son désir:
un sentiment nouveau venait de naître au sein de la malheureuse
enfant; elle était jalouse de Lydia. Ce qu’elle souffrit
d’angoisses, de torture, alors qu’elle sût que Beaufort
valsait avec Lydia, nulle langue humaine ne saurait le dépeindre.
Quels accents pourraient
rendre l’expression juste d’une peine du cœur, lorsqu’elle
atteint le dernier degré que la force humaine peut supporter?
Cette angoisse de l’âme qui trouble, paralyse le cerveau
. . . . cette douleur aiguë qui part du cœur, se répand
comme une lave ardente, dévaste, consume et tue.
Lydia avait remarqué
ce nouveau supplice de son amie d’enfance. Sa tendresse devinait
tous les mystères de son âme, aussi pour ne pas froisser
son cœur endolori, pour ne point rouvrir la plaie encore saignante,
elle évita Beaufort; elle lui montra la plus parfaite indifférence,
et si elle souffrit elle-même, nul ne s’en aperçut.
Tendre, patiente et
vigilante elle ne quittait pas le lit de Valentine, et s’empressait
avec un dévouement angélique à répandre
autour d’elle toutes consolations, toutes les douceurs, que lui
suggérait son affection.
Beaufort n’était
plus le même. Pâlie par l’insomnie, une fièvre
continue lui tenait lieu de force; ses yeux rougis par les larmes, le
désordre de sa toilette, tout en lui enfin témoignait
d’un grand désespoir.
Penchée sur
son enfant, Mme Duménil faisait pitié à voir. Elle
ne quittait plus la chambre de sa fille. Elle éprouvait mille
tortures en la voyant étendue dans ce lit où veillait
l’ange des derniers adieux.
Pour la première
fois, la pauvre mère, qui s’était pliée avec
tant d’abnégation aux épreuves les plus fortes,
semblait atteinte de doute et de désespoir. Un trouble moral
venait encore en aide à ses chagrins et les rendait plus amers.
Ce jour donc, Valentine,
comme reprenant un peu de force, soutenue par Lydia et tenant les mains
de Beaufort dans ses mains amaigries, appela sa mère qui la regardait
depuis quelques instants avec tout l’amour de son âme.
Mme Duménil
s’approcha alors, et Valentine lâchant les mains qu’elle
tenait, embrasse sa mère dans une étreinte plus que passionnée,
puis un sourire d’une étrange douceur effleura ses lèvres;
elle regarda une dernière fois tous ceux qui l’entouraient
et soupira doucement et laissa pencher sa blonde tête . . . .
.
Tout était fini
. . . . .L’ange était remonté aux cieux.
Alors cette malheureuse
mère dont toute l’existence s’était assimilée
à celle de son enfant, se livra sans réserve au plus affreux
désespoir.
Valentine! fit-elle
avec un cri de suprême douleur. Valentine! . . . . Morte, mon
Dieu! . . . . mon enfant chérie . . . . le seul espoir de ma
vieillesse. . . . . . .douce fleur qui répandait son parfum sur
mes mauvais jours . . .. .Valentine, le seul gage de toute affection
qui m’était resté . . . . te voilà endormie
pour toujours, et pour la première fois, tu ne répondras
pas à ma voix! . . . . . . O mon enfant voilà seize ans
que je fais de ton regard ma vie, de ton sourire, ma joie, de ton soufflé
mon âme . . . . et te voilà morte, froide, raide . . .
. couvert d’un linceul! . . . . Valentine! . . . . Valentine!
. . . .
Et comme si ce cri
eut tout brisé en elle, elle se pencha sur son enfant et lui
donna un long baiser.
Mon Dieu! vous me l’aviez
donnée; vous me la reprenez, que votre volonté soit faite!.
. . . . .reprit-elle d’une voix mourante, en s’agenouillant
au pied du lit, et en courbant son front jusqu’à terre,
Mais vous, mère sublime qui avez vu votre fils cloué sur
la croix au calvaire, vous dont le cœur fut abreuvé de fiel,
intercédez pour moi . . . . . Soutenez moi dans cette dure épreuve
où mon âme est prête à succomber . . . . .
. . . . . . . . .
Alors une fièvre
ardente s’empara d’elle, et son corps tressaillait sous
les attaques du frisson; ses yeux étaient noyés de larmes,
son front était brûlant et les mots courant au hasard sur
ses lèvres, tenaient du délire.
Elle épuisa
la langue des supplications les plus ardentes, ayant recours à
tout ce que savait son cœur de tendre et connu de Valentine pour être
celle qui la rendait à la vie, pour être la voix qui ressuscite
la harpe d’or qui rappelle les morts du sépulcre.
Enfin, elle se releva
par un effort prodigieux, essaya quelques pas alourdis trébucha
et serait tombée, si elle ne s’était retenue au
lit de ses mains crispées. Epuisée alors par la lutte
que sa volonté engageait contre sa douleur, elle tomba brisée
comme un roseau foulé au pied.
Beaufort et Lydia la
relevèrent et la portèrent dans un assoupissement léthargique.
Lorsque tomba cette
fièvre nerveuse qui suit l’excitation produite par la lutte,
un abattement profond parut et resta sur le visage déjà
ridé de Mme Duménil . . . . . CHAPITRE
VII
Après
la mort de Valentine, Beaufort parut absorbé; son front se pencha;
ses joues ce creusèrent. Il fuyait le monde, gardant toujours
un morne silence, et semblait écouter une voix intérieure.
Il sentait un vide immense dans son cœur et voulait le remplir avec
son désespoir.
Il n’y a rien
de plus triste, de plus décoloré que le calme qui succède
à une grande passion. Il faut jeter un voile sur ces brisements
de cœur, ils sont si profonds, si sombres que nul ne peut les sonder
dans toute leur étendue dans toute leur amertume. C’est
un sanctuaire bien sacré, bien auguste que la douleur . . . .
.
Beaufort consterné,
anéanti par ce malheur immense, ne pouvait plus voir les lieux
qui lui étaient si chers; il résolut de les fuir, et un
matin, triste, mais plein de courage et de résolution, il vint
faire ses adieux à Mme Duménil et à Lydia qui lui
sourirent amèrement. En effet rien ne déchire le cœur
comme de rester dans mêmes lieux où l’on a vécu
avec des personnes aimées; tout ce qui vous entoure, tous les
objets qui viennent s’offrir à vous, rendent plus sensible
l’absence d’un cœur aimé.
Il partit. Pendant
deux ans, il visita toutes les contrées de la vieille Europe,
en laissant à chaque étape quelque lambeau de sa tristesse.
Cependant, se remettant peu à peu du choc violent qui l’avait
frappée, il recommença par relever la tête, respira
plus librement, et fut étonné lui-même de voir la
vie se renouveler en lui. De jour en jour, sans y prendre garde, d’abord,
puis après par habitude, il revint dans le monde, prit intérêt
à ce qui se passait autour de lui et un jour . . . . il se trouva
à l’Opéra.
Est-il à blâmer?
Les émotions violentes lorsqu’elles ne tuent pas subitement,
s’absorbent d’elles- mêmes.
Beaufort avait été
violemment frappé, il avait été violemment torturé
et tellement malheureux enfin, qu’il sentait le besoin de s’étourdir
pour faire diversion à la pensée incessante qui le minait
intérieurement.
Le délire passé,
il reprit naturellement ses habitudes. Quelquefois, dans ses pérégrinations,
il recevait une lettre de Lydia; cette lettre de l’amie de Valentine,
tout était pleine de souvenirs, loin de lui rouvrir ses plaies
à peine cicatrisées, lui était un baume bienfaisant
et lui apportait toujours sinon du bonheur du moins une douce consolation.
A la ville, tout était
morne, tranquille comme au champ du repos éternel.
Dans la maison, Mme
Duménil, vêtue de grand deuil, faible, digne, blanchie
aux peines de sa perte et de ses souffrances, allait s’asseoir
au tombeau de sa fille et promenait sur son front ridé ses mains
amaigries; elle ne relevait plus ses yeux qui révélaient
autrefois l’énergie de son âme; une pensée
éternelle paraissait assiéger son esprit. Elle était
toute à sa douleur. Lydia seule pouvait l’arracher à
ses sombres réflexions par ce reflet de piété filiale
et par la chaste douceur qui animait son gracieux visage.
Après les premiers
moments d’une juste douleur, elle sut modérer son affection,
non que la blessure fut moins profonde, mais elle s’efforça
de faire paraître un calme qui était loin de son âme,
afin d’amener une diversion à la douleur de celle qui était
avec elle. Oh! si l’on savait ce que coûte un sourire quand
le cœur est brisé, et ce qu’il faut de courage pour cacher
la douleur, on plaindrait ces personnes dévouées et courageuses
qui peuvent parler raison à leur cœur.
Lydia ne se laissa
pas abattre par le malheur, qui imprimait dans sa vie un cachet de deuil
et de tristesse; son âme fortement trempée se raidit contre
le chagrin; elle accepta avec courage la mission qui lui était
donnée par le Providence. Désormais appelée à
consoler l’existence de Mme Duménil, elle s’occupa
de toute la force de son âme. Elle veillait autour de cette mère
infortunée, comme auprès d’une convalescente que
l’air salubre de la campagne doit rappeler à la vie. Elle
lui faisait silence et repos. Sa pâleur et sa mélancolie
demandaient les mêmes soins.
Lydia n’avait
jamais paru si belle, si dévouée, si affectueuse aux yeux
de la mère martyre. Tantôt vive, presque joyeuse, elle
la comblait de prévenances délicates, tantôt triste,
mélancolique, elle lui rappelait Valentine, mais sa voix était
si douce, si suave que la résignation lui allait au cœur, et
elle bénissait la Providence qui lui avait envoyé, au
milieu de ses tribulations sans nombre, cet ange consolateur.
CHAPITRE VIII.
Deux
ans après ces événements, le soleil, déjà
assez élevé sur l’horizon, s’était
complètement dégagé des brumes du matin et noyait
ses scintillants rayons d’or dans les eaux du lac. Les barques
des pêcheurs et les bateaux des baigneurs commençaient
à quitter le rivage. Un bateau à vapeur se dessinait à
l’horizon et s’approchait du warf en faisant bouillonner
la vague sous ses roues. Il semblait régner là en souverain,
insoucieux de sa faiblesse, comme toutes les puissances de ce monde,
et s’occupait peu si le flot en se retirant, allait noyer quelque
pauvre petite barque; il avançait toujours, laissant son large
sillon dans les eaux et son capricieuse panache de fumée dans
les airs.
Ce jour-là,
Lydia et Mme Duménil étaient assises dans ce même
salon où Valentine s’était évanouie. Toutes
deux étaient bien changées: la chevelure de Mme Duménil
formait sur sa tête cette nappe argentée qui fait un diadème
au front des vieillards. Elle avait perdu de son activité physique
et acceptait les petits soins dont Lydia, avec son inaltérable
patience, l’entourait, comme quelqu’un qui sent que la douleur
bien plus que l’âge les a rendus nécessaire; mais
le temps qui avait épargné le cœur, et l’expression
de sa noble tête attestant, que là se trouvait un foyer
d’indestructible amour.
Lydia était
devenue plus gracieuse encore. Chaque jour avait ajouté un charme
de plus à sa beauté: ses grands yeux noirs étaient
mélancoliques; ses traits avaient un peu pâli, sa démarche,
si vive autrefois, était empreinte maintenant d’une ondulation
plus douce, et quand elle parlait, sa voix était si mélodieuse
que nul ne pouvait l’entendre sans être profondément
ému.
Elles étaient
assises toutes deux dans le salon, disions-nous, Mme Duménil
triste et pensive, et Lydia essayant pour la millième fois à
la distraire, lorsque des pas précipités firent crier
le sable de l’allée, et des exclamations de surprise se
firent entendre en même temps dans le jardin.
—C’est Beaufort,
ô mon Dieu! . . . c’est lui! . . . . s’écria
Lydia sans pouvoir retenir une violente émotion.
En effet, c’était
lui qui venait de descendre du bateau à vapeur et qui arrivait
haletant. Dès qu’il entra, Lydia fut la première
qui frappa ses regards, il courut à elle, l’enlaça
de ses bras et l’embrassa avec toute l’effusion de son cœur.
A cette étreinte passionnée, la première qu’elle
reçut de lui, Lydia trembla comme la feuille d’automne
sous les coups du mistral; elle tressaillit jusqu’au fond de son
âme; Beaufort ne remarqua pas cette vive émotion tant il
était ému lui même, et allant à Mme Duménil,
il s’agenouilla devant elle en lui baisant les mains et en y laissant
tomber en même temps une larme.
—Mère, dit-il
d’une voix mélancolique, j’étais parti pour
oublier. . . . .pour soulager mon cœur trop endolori . . . . .Je reviens
encore avec le souvenir . . . . . puis cachant son visage dans ses mains,
il se mit à pleurer par sanglots comme un enfant.
Lydia le releva et
chercha à le calmer. A cette voix si chère, Beaufort tressaillit
et se releva.
Alors elles purent
voir combine il était changé aussi. Les chagrins, sans
altérer ses traits, y avaient laissé une trace de mélancolie.
La solitude avait mûri son front et la couleur mate de son teint
ajoutant un charme indescriptible à sa belle tête.
Lydia le regardait
et son sein se soulevait violemment. Une rougeur subite lui monta aux
joues.
Mme Duménil,
vivement agitée, pleurait doucement.
Beaufort n’était
pas moins agité par tous les souvenirs qui se réveillaient
en son cœur. C’était le même salon où il avait
vu tant de fois Valentine joyeuse, heureuse de son amour, c’était
la table où gisait la tapisserie inachevée, c’était
le fauteuil inoccupé. Toute sa vie lui revenait à la mémoire,
il se rappela cette nuit fatale où Valentine était tombée
mourante dans ses bras et ce souvenir lui fut si cruel, si poignant,
qu’il fut obligé de sortir pour cacher les larmes qui lui
brûlaient les paupières.
Il erra pendant quelque
temps dans le jardin, comme un insensé, puis machinalement, poussé
peut-être par l’habitude, il alla sous les treilles où
naguère il s’asseyait heureux à côté
de Valentine. Sa poitrine sifflante, convulsive, saccadée, se
soulevait brusquement et secouait son corps tout entier. Enfin les larmes
qui l’étouffaient ruisselèrent sur ses joues brûlantes.
Il resta ainsi quelques instants plongé dans une grande stupeur,
puis il sembla se clamer; sa respiration était plus douce, ses
larmes moins amères.
Là encore le
souvenir lui revenait au cœur, mais plus tender, c’était
bien le même treillis, il lui sembla entendre encore la voix enfantine
de Valentine. Les senteurs qu’il respirait, la brise qui passait
sur sa tête, les grappes de glycines qui tombaient autour de lui,
le clapotement des eaux du lac, le chant des oiseaux, tout enfin la
lui rappelait et l’illusion était si complète, qu’il
releva la tête, étendit les mains en murmurant doucement
. . . . Valentine,
Valentine. . . .
Une main saisit sa
main étendue et la tint pendant un moment suspendue, puis la
laissa tomber.
Ce n’est pas
Valentine, lui dit alors une voix suave comme une mélodie, c’est
moi, moi qui vient vous arracher à vos douloureuses souvenances,
moi qui viens vous dire:
—Beaufort, il est encore
pour vous de beaux jours dans la vie; à notre âge, on ne
doit jamais désespérer ainsi. Dieu a mis cette douce consolation
dans nos âmes, comme il a mis l’arc-en-ciel après
l’orage.
Beaufort se leva tout
à fait à cette voix amie qui lui arrivait jusqu’au
fond de son âme—la voix de la femme a été notée
pour embaumer nos souffrances, la voix de la femme est un écho
du ciel.
—Oh! je vous remercie
d’être venue; vous êtes bonne comme un ange, Lydia!
dit-il en essuyant ses larmes.
C’était
Lydia en effet qui, inquiète, était venue au jardin et
l’avait surpris abîmé dans sa rêverie.
—Vous voulez me rattacher
à la vie, continua Beaufort, après un moment de silence,
à quoi bon . . . . Tout est désenchantement pour moi .
. . . Pourquoi ne suis je pas mort enfant . . . . j’aurais déjà
joui de la vie et n’en aurais pas connu les regrets . . . .
Tous deux se regardèrent
alors, lui avec une résolution sombre, fatale, et elle avec un
tendre intérêt.
—Beaufort, reprit-elle
enfin, je vous comprends, mais revenez à vous. Valentine vous
crie: consolez vous et espérez . . . .
Alors Beaufort vaincu,
presque consolé par cette douce assurance que lui donnait Lydia
s’en retourna avec elle auprès de Mme Duménil qui
n’avait point quitté le salon.
CHAPITRE IX.
Après
les premiers épanchements passés, Beaufort, sans s’en
apercevoir, reprit ses anciennes habitudes, il venait souvent à
la ville.
Mme Duménil,
toujours plongé dans sa douleur, n’y portait aucune attention,
elle ne voyait ni Lydia, ni Beaufort. Le souvenir de Valentine occupait
toute sa pensée.
Lydia semblait plus
joyeuse, on la surprenait quelquefois à fredonner comme elle
le faisait naguère. Le bonheur semblait renaître à
la ville. Bientôt Beaufort fut toujours aux côtés
de Lydia, il ne sortait plus, il paraissait n’avoir d’autre
désir. Lydia voulait-elle une livre, une fleur, une musique,
le lendemain, elle les trouvait sous sa main; voulait-elle sortir, ou
aller en bateau sur le lac, il était là, toujours là,
compagnon fidèle et patient. Il cherchait à deviner ou
à prévoir ses moindres désirs. Ce n’était
peut-être pas de l’amour, mais cela y ressemblait fort.
Il voulait rester fidèle, disait-il au souvenir de sa fiancée
morte et ne croyait jamais pouvoir ressentir d’autre amour. Mais.
. . . . . . . . . . .
Cependant leurs regards
interceptés, leur cruel embarras, leur contrainte et leur inquiétude,
lorsqu’ils se séparaient, frappèrent les quelques
amis qui avaient continué leurs visites à la ville, ils
donnèrent un nom à leur affection.
Beaufort, quoiqu’il
ne voulut pas approfondir lui-même le sentiment qui le poussait
vers Lydia, quoiqu’il fit pour tenir le serment qu’il s’était
fait à lui-même, aimait Lydia avec passion.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mystères sacrés du cœur qui soudera jamais vos abîmes
infinis? D’où naît l’affection? Comment vient-elle
et comment s’enfuit-elle? Pourquoi tantôt l’amitié
devient-elle amour, l’amour devient-il amitié? Pourquoi?
. . . . Triste nature! . . . . . triste vie . . . .Aimer sans pouvoir
s’en défendre et ne pas même savoir pourquoi l’on
aime! ne pas même savoir quand son cœur se prend et s’affole,
pourquoi son cœur se prend et s’affole ainsi.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Beaufort n’avait pas pu voir Lydia si belle, si gracieuse, sans
ressentir de jour en jour pour la jeune fille une admiration extraordinaire.
Chaque jour il s’étonnait
de découvrir en elle une qualité nouvelle. Chacune de
ses actions était inspirée par quelques vertus, et à
mesure qu’il s’habituait à sa beauté, il lui
trouvait des charmes divins. En effet, son dévouement, son air
modeste et bon, un peu langoureux, ne lui rappelait plus la blonde Valentine.
Lydia était à la fois enjouée et renfermée,
pleine d’expansion et de réserve. Il sentait, en causant
avec elle, qu’elle ne lui laisserait jamais lire jusqu’au
fond de son âme, et cependant son cœur débordait d’affection
et de tendresse.
L’amour de Beaufort
n’avait fait qu’augmenter à mesure que se fortifiait
l’intimité entre lui et Lydia. Il résolut, emporté
par la violence même de son amour, il résolut de lui révéler
ses sentiments; mais le moment venu, il ne put articuler un mot. Il
eut peur de l’air calme de Lydia. Il pensa qu’elle ne pouvait
l’aimer. S’il lui parlait, elle l’écoutait
avec une douce patience, mais elle affectait ne ne pas le regarder.
Elle le traitait enfin comme un ami, et si Beaufort dépité
s’avisait parfois de lui dire quelque mots couverts sur ce qu’il
éprouvait pour elle, elle l’interrompait avec surprise
comme si elle ne comprenait pas.
Beaufort en arriva
à se demander si réellement ce serait une chose heureuse
pour lui d’aimer une jeune personne qui semblait ne vouloir lui
accorder que la paisible affection d’une sœur. Il arrive à
penser qu’elle aimait un autre peut-être et cette pensée
lui faisait froid au cœur.
Un jour donc il se
mit avec acharnement à lutter contre lui-même. Il pensait
avec raison que c’était une sottise à lui de s’entêter
à adorer une jeune fille qui probablement ne l’aimerait
jamais, et n’ayant rien à lui reprocher, ni perfide encouragement
de parole, ni un regard sans éprouver du ressentiment, mais avec
un peu d’amertume il s’exerça péniblement
à la détacher de sa pensée. Ce fut vainement, il
ne put.
Après quelques
semaines de lutte, d’angoisses, d’espoir suivi de découragement,
il s’avoua à lui-même qu’il était vaincu
et qu’il aiment toujours, et que la seule ressource qui lui restait,
pour étouffer sa passion, c’était de fuir celle
qui, sans s’en douter, l’avait fait naître. Mais toute
courageuse qu’était cette résolution, il ne put
la prendre sans éprouver un déchirement de cœur. L’amour,
en s’emparant de lui cette fois encore, l’avait comme la
première fois, blessé profondément, et il se sentait
d’autant plus malheureux que Lydia était plus belle à
ses yeux.
Cependant, il voulut,
avant de partir, revoir ces lieux où autrefois il avait été
si heureux. Le ciel était tout d’azur d’un bout de
l’horizon à l’autre, la lumière était
pure, claire, une odeur d’essences et de fleurs qui s’exhalait
des orangers, des roses et des œillets passaient incessamment avec la
brise fraîche, communiquant à l’âme une douce
ivresse. Deux moqueurs chantaient leurs amours dans le feuillage épais
et sombre des magnolias. Il y avait dans l’air une mollesse qui
portait à la rêverie. Il semblait que toutes choses autour
de lui conspirassent pour le combattre.
Beaufort, moitié
chagrin, moitié charmé, s’enfonça dans le
treillis qu’il semblait affectionner et bientôt il resta
absorbé dans une pénible pensée.
Il était là
depuis un quart d’heure à peine, lorsqu’une voix
le fit tressaillir en le sortant de sa rêverie, il releva la tête,
Lydia était devant lui.
CHAPITRE X.
—Je vous ai deviné,
Beaufort, lui dit-elle rapidement, vous souffrez quelques chagrins nouveaux
et vous voulez nous quitter encore . . . .
En voyant l’air
sinistre du jeune homme, la pauvre enfant se sentit troublée
de tristes pressentiments, et avec cet instinct pénétrant,
cette merveilleuse perspicacité que possèdent les femmes,
Lydia avait deviné que Beaufort voulait s’enfuir.
Beaufort se leva, ne
lui répondit pas et voulut sortir de treilles, mais elle l’arrêta.
—Lydia, lui dit-il
alors, il faut que je quitte ces lieux, vous l’avez deviné;
tant de souvenirs sont venus se heurter dans mon cœur, qu’ils
ont ouvert mes plaies mal cicatrisées. Je souffre . . . . mais
que vous importe après tout, maintenant, que je reste ou que
je parte? Tandis qu’il parlait ainsi, sa voix prenait un ton d’amertume.
Que vous importe? . . . . .vous êtes heureuse, vous! . . . . votre
cœur est froid à toute affection . . . Laissez moi passer! .
. . . .
Lydia le regarda étonnée.
—Vous aussi, s’écria-t-elle
enfin dans une explosion de douleur, vous me jugez comme le monde m’a
jugée . . . . Parce que j’ai caché mes larmes, parce
que je n’ai point laissé voir mes souffrances, parce que
j’ai commandé à mon cœur de se taire . . . . vous
n’avez pu croire que je n’en avais pas, et que je ne pouvais
aimer.
Beaufort eut un frisson,
et Lydia eut voulu reprendre la parole prononcée, tant fut amère
et soudaine l’expression d’amertume qui vint se peindre
sur le visage du jeune homme.
—Oh! Lydia! . . . .dit-il,
les larmes dans la voix, je ne vous demandais pas cela . . . .Laissez-moi
partir. . . . Je vous en prie! . . . .
Oh mon Dieu! murmura-t-elle
avec anxiété, il croit que j’aime un autre . . .
. puis après un moment de silence, elle dit avec un accent plus
ferme, restez, Beaufort, je vous en prie à mon tour, votre départ
affligerait Mme Duménil.
—Je ne le puis, reprit-il
vivement en l’interrompant, je dois partir, il le faut, j’aime
notre mère adoptive de toutes les forces de mon âme, vous
le savez bien, et je venais la revoir encore une fois, puis quand je
l’aurais vue, quand j’aurais dit adieu à tous ces
lieux si chers à mon cœur, il sera temps de mourir.
Beaufort se tut. Lydia
restait immobile et la tête baissée. Beaufort attendait
un mot de consolation ou de tendresse; ce mot, Lydia ne le prononçait
point.
—Maintenant, dit-il,
en faisant un effort pour assurer sa voix, je vous ai revue; . . . .je
vais voir ma mère adoptive à son tour, ma mère
qui prie sans doute pour vous, pour que vous soyez heureuse. Adieu,
Lydia . . . . je souhaite le bonheur à celui que vous aimerez,
et je vous prie de ne pas me plaindre, car moi, désormais . .
. je ne souffrirai pas longtemps.
Il se pencha pour baiser
la main de la jeune fille; mais elle le releva tout à coup. Alors
il vit le beau visage de Lydia tout chargé de larmes.
—Écoutez, chère
Lydia, je sens que je dois vous faire de la peine. Vous étiez
habituée à me voir tous les jours, et dans cette minute
vous vous êtes attachée à moi comme une sœur à
son frère, mon départ si précipité vous
est donc pénible. Vous me verrez partir . . . .et demain qui
sait si mon souvenir réveillait votre affection . . . .mais moi,
Lydia, continua-t-il décidé cette fois à tout lui
avouer, mais moi depuis huit ou dix mois que je suis de retour et que
je vis pour ainsi dire sous le même toit que vous, il ne s’est
point passé un jour, une heure sans que j’ai pensé
à vous, je n’ai pu habiter auprès de vous sans distinguer
les qualités qui font de vous une femme accomplie . . . . Je
vous aime, Lydia! vous êtes tout pour moi, vous . . . . âme,
vie, existence; Je vis en vous et je compterais les battements de mon
cœur en mettant la main sur le vôtre. Oh! si vous m’aimiez
comme je vous aime, vous seriez, tout à moi comme je suis tout
à vous. Son regard était plein d’une telle passion
qu’il apparaît une rougeur subite sur les joues de la jeune
fille.
Vous m’aimez,
dit-elle enfin toute troublée, et ne pouvant pas ajouter un seul
mot, tant son émotion était forte. Cependant, elle ne
voulait as le laisser partir; elle hésitait à lui ouvrir
son cœur dans lequel se livrait un pénible combat.
Beaufort, remarquant
le trouble dans lequel son aveu avait jeté Lydia, attendait dans
la plus vive anxiété . . . . . . il allait, sans doute,
parler encore, dans l’espoir de lui arracher son secret; mais
elle le prévint.
Vous dites que vous
m’aimez, Beaufort, continua-t-elle précipitamment, eh bien!
je vous écoutais; si je consentais à unir ma destiné
à la vôtre et que cette union nous rendit malheureux plus
tard, dites, Beaufort, ne maudiriez vous pas cet instant fatal où
tous deux, nous aurions pu conjurer le malheur qui pèserait sur
nous?
A ces mots, le jeune
homme fit un mouvement, comme s’il allait répondre, mais
il baissa la tête plus bas encore et ne dit rien.
Comment vous n’avez
pas compris, reprit-elle avec une sorte d’égarement, que
j’avais un devoir cruel à remplir envers vous que . . .
. j’aime et à qui cependant, je ne puis donner mon cœur,
sans appeler sur votre avenir d’amers regrets.
Beaufort était
atterré.
Ils restèrent
tous deux abîmés dans leur émotion et dans leurs
pensées, ils n’entendirent pas Mme Duménil qui était
venue depuis un instant et qui les écoutait.
Enfin, craignant de
laisser échapper son secret, Lydia prit les mains de Beaufort
et chercha à lui donner quelque consolation.
—Écoutez bien,
lui dit-elle d’une voix douce comme une prière; la situation
dans laquelle nous nous trouvons placés tous deux est très
grave. Si nous n’obéissons qu’à nos cœurs,
je vous le répète, nous nous préparions des regrets
pour toute notre vie. Faites comme moi, Beaufort, soyez fort pour suivre
les conseils de la raison qui vous a déjà dit de me fuir
. . . . . . Vous souffrirez, puis un jour viendra—je prierai le seigneur
avec tant d’ardeur, qu’il m’exaucera—un jour viendra
où plus heureux que moi, avec le temps vous parviendrez à
m’oublier, et peut-être aussi, continua-t-elle douloureusement
à répandre sur une autre l’affection que vous m’offrez
aujourd’hui.
—Jamais! Lydia, non,
jamais, je ne pourrais vous oublier! Qui vous a aimée une fois
ne peut vivre qu’avec vous . . . . . ou mourir, s’écria-t-il
dans un paroxysme d’amour et de désespoir impossible à
rendre.
—Croyez-moi, mon ami,
ne vous faites pas de chimères trompeuses reprit-elle; ayez un
peu plus de courage, et nous nous épargnerons bien des remords.
Pour moi, condamnée à n’aimer plus, je mènerai
une existence désillusionnée, sans consolation, que le
souvenir amer de mes espérances déçues. Croyez
bien qu’il m’en coûte de lutter contre mon affection,
d’étouffer mes pensées, et d’en arriver à
sourire au milieu des supplices qui me broient le cœur. Ne m’accablez
donc pas de votre douleur, je ne veux pas que vous souffriez par moi
et pour moi. C’est assez de mes peines, n’y ajoutez pas
les vôtres. Et si vous m’aimez, par pitié pour moi,
pour vous même, soumettez-vous à la destinée. .
. .Beaufort, partez . . . .fuyez-moi! . . . .
—Vous fuir maintenant
que je sais que vous m’aimez, vous fuir quand je vois le ciel
s’entrouvrir pour moi . . . . mais qu’importe la souffrance
. . . . . j’aimerais la vie avec vous, fut-elle en enfer . . .
. mais sans vous que deviendrai-je? . . . . N’êtes vous
pas l’âme de ma vie? . . . . .
—Croyez moi, reprit-elle
en l’interrompant, la voix pleine de larmes, évitez-moi.
. . . .pitié . . . .partez!
—Mais quel est le motif
de votre répulsion? Pourquoi voulez-vous que je fuie! . . . .
. Je vous aime Lydia avec toute la puissance de mon âme . . .
.Je ne suis qu’un peu de poussière que vous soulevez en
marchant, une ombre qui vous suit, une plante qui végète
sous vous pied; Lydia, ne me repoussez pas! . . . . . . . .Oh! je vous
aime! et mon cœur ne contient pas une parcelle de l’amour comme
comprennent les autres hommes . . . .Vous ne me croyez pas . . . .Eh
bien, examinez mon passé; quelle est l’heure qui m’a
donné la foi ou l’espoir? . . . . . .Cependant j’ai
persisté . . . . J’ai pleuré, mais j’ai bu
mes larmes . . . . . En ce moment où vous voulez que je vous
fuie, en ce moment où mes paroles, toutes brûlantes, n’éveillent
point votre cœur, mon âme est pleine de vous . . . .Je vous aime,
Lydia! sans vous, sans votre amour . . . . je ne puis vivre! . . . .
. . . .
Lydia était
toute troublée; son cœur volait vers Beaufort. Un combat inouï,
atroce, se livrait en son sein, enfin elle lui dit avec une voix éteinte:
—Pauvre ami en vous
parlant ainsi, j’y suis obligée pour ne pas vous laisser
un espoir qui serait trop tôt démenti-- . . .Il est des
secrets qu’on ne voudrait pas même confier à Dieu—Je
vous aime, Beaufort, je vous le répète, mais un devoir
impérieux m’oblige à m’éloigner de
vous . . . à tout briser entre vous et moi!
—Un devoir! fit Beaufort
dans la plus grande stupeur.
Un devoir! cria un
voix vibrante, et Mme Duménil pâle, émue, les yeux
brillants, apparut derrière eux.
On n’a pas oublié
qu’elle les écoutait depuis un instant.
—Oui . . . . mon devoir
. . . . Ni vous, ni moi n’avons le droit de nous engager irrévocablement
. . . . Vos lois le défendent . . . . . et je ne consentirais
jamais à unir ma destinée à la vôtre . .
. . Tout ce que je demande au ciel, c’est qu’il vous donne
le bonheur dont vous êtes digne; dussé-je en mourir de
douleur . . . . . . . . je vous aime assez pour me sacrifier!
—Et vous, ma mère,
continua-t-elle en s’agenouillant, vous que j’ai toujours
vénérée, pardon! . . . . . et sa voix était
pleine de sanglots de honte et de douleurs . . . . Pardon! . . . . je
voulais vous cacher ce secret que j’ai surpris par hasard . .
. . Je sais tout . . . . .j’ai tout entendu de la confession que
mon père vous fit à son lit de mort . . . . je voulus
fuir . . . . mais mes forces me trahirent oh! pardon! . . . . et la
pauvre enfant cachait sa noble figure dans ses mains tremblantes.
—Malheureuse enfant
s’écria Mme Duménil en la relevant et en l’attirant
sur son sein; malheureuse enfant . . . .que tu as dû souffrir!
La foudre éclatant
dans un ciel sans nuage et tombant aux pieds de Beaufort lui eut causé
une stupéfaction moins grande. Il sentait aux oscillations de
sa pensée qu’il était prêt à perdre
la raison. Il resta inerte, irrésolu; la secousse était
si forte, . . . . . .la blessure si profonde qu’il croyait n’en
pouvoir guérir jamais.
Plusieurs minutes se
passèrent ainsi; enfin Mme Duménil les prit par la main
et leur dit, comme si elle venait de prendre une grande résolution:
¾Venez, enfants;
suivez-moi.
Ils sortirent alors
du treillis et un moment après, ils rentrèrent dans le
salon, où Mme Duménil les laissa seuls, elle reparut Presque
aussitôt tenant à la main un paquet froissé et cacheté
de noir.
Alors Beaufort tomba
accablé sur une chaise placée près de lui et cacha
son visage entre ses mains.
Lydia, assise non loin
de lui, était dans un tel abattement, qu’elle parut à
peine entendre le retour de Mme Duménil;
Mme Duménil,
non moins émue, commença enfin en ces termes: il y a de
cela environ dix-neuf ans. Je n’était pas encore marié.
M. Arthur Duménil, cependant, avait demandé ma main. Jeune,
beau et riche, il était recherché de la société
où, par ses manières distinguées, il avait su conquérir
la première place, aussi, mon frère ne lui refusa pas
sa demande. Nous fûmes fiancés. A cette époque,
toute la jeunesse louisianaise courait joyeusement aux armes. Les Etat-Unis
avaient déclaré la guerre au Mexique. Arthur fut un des
premiers à partir. Blessé dans l’affaire de Cerro
Gordo, il revint ici, et dès qu’il fut convalescent, il
pressa notre mariage.
Cependant quelque jours
auparavant, je le voyais triste, la tête inclinée, elle
cherchait à cacher la rougeur de son front et les sanglots convulsifs
qui l’étouffaient. Préoccupé, il semblait
même anxieux. Cette tristesse m’étonnait je lui en
demanda la cause, alors il me prit les mains et me dit avec un regard
suppliant et avec une émotion indéfinissable:
Vous êtes un
ange, Ernestine, et je compte sur votre cœur. Je puis donc vous adresser
une prière: Une amie, à son lit de mort, m’a confié
sa fille, j’ai accepté ce legs de la tombe, maintenant,
j’ose espérer, quand nous serons unis, que vous donnerez
à cette enfant un peu de votre affection.
Je ne lui promis et
j’acceptai ce devoir nouveau pour moi avec un sentiment de douce
pitié. J’aimais déjà sans la connaître
cette petite déshéritée de tout amour maternel.
Quelque temps donc,
après notre mariage, et à ma prière, Duménil
alla chercher la pauvre orpheline; je l’adoptai.
J’ignorais le
secret de ta naissance, et tu sais, chère enfant, comment je
l’appris. Je n’entrerai pas dans tous les détails
de la catastrophe qui vint te priver des caresses de ta mère
infortunée, du reste ces lettres nous l’apprendront. Chère
enfant, je vais rouvrir bien des plaies à peine cicatrisées
dans ton cœur, sois courageuse; il me faut te réhabiliter à
tes propres yeux; tu es une noble fille; tu as été sublime
de dévouement et d’abnégation; tu as souffert sans
jamais te plaindre, et tu as pleuré amèrement celui qui
te fit orpheline, et comme ta malheureuse mère, tu lui as pardonné.
Je ne puis m’empêcher de t’admirer et de te bénir!
Lydia restait immobile
et silencieuse, sa respiration devenait de plus en plus forte, ses traits
se couvraient de la pâleur des tombeaux, son sang affluait à
son cœur, elle avait un bourdonnement autour des temps.
Enfin, Mme Duménil
brisa le cachet fatal et retire de l’enveloppe une première
lettre et en commença la lecture avec une intonation mal assurée.
ARTHUR,
Ne craignez pas
de me lire: je ne viens pas me plaindre, je n’en ai pas le droit,
mais il me sera permis, je crois, de vous exprimer toutes les angoisses
de mon cœur.
J’étais
heureuse auprès de ma mère, douce créature que
n’avait que moi pour toute affection. Je l’aimais de toute
la puissance de mon âme, de tout ce qu’il y avait en moi
de force et de vie; pour son cœur j’étais elle et pour
mon cœur elle était moi. Ma vie s’écoulait heureuse
et sereine comme un printemps entre elle et Dieu.
Un jour, jour à
jamais maudit, je passais près de vous, vous vous retournâtes
pour me suivre du regard, je ne sais quelle attraction me fit retourner
la tête aussi, je vis votre regard et je sentis tressaillir toutes
les fibres de mon âme. Etait-ce pressentiment . . . . je ne sais
. . . . mais j’eus peur et sans me rendre compte de mon action
je hâtais le pas, je voulais vous fuir . . . . Vous me suivîtes.
Eperdue, bouleversée,
le sein palpitant de terreur, car il me semblait qu’un danger
immense, incommensurable me menaçait, j’entrai dans une
église, mes genoux fléchissaient sous mon émotion,
je priai et je pleurai . . . . . Au bout d’une heure, je me levai
un peu réconfortée . . . . j’allais sortir, --mon
bon ange m’avait sons doute abandonnée—car vous étiez
là encore. Vous vîtes le trouble dans lequel votre présence
me jetait et vous me dîtes quelques mots que je ne pus entendre.
Vous m’assuriez de votre respect et vous me demandiez pardon .
. . .Je ne sus que vous répondre, et je m’en allai soulagée
de sentir une distance entre vous et moi.
J’espérai
que vous oublierez la pauvre enfant qui avait attiré vos regards
et que vous ne connaissiez point. Le lendemain, et les jours suivants
je vous revis encore et dès lors, dès cet instant de ma
vie, je vous aimai comme on n’aime pas sur la terre, je vous aimai
comme aiment les anges dans les cieux. C’était ma destinée:
--Je vous aimai et le serment que j’avais fait de n’avoir
pas d’autre affection, mes lèvres seules ne l’avaient
pas prononcé, je vous l’avais assuré avec mon sang
. . . . je l’avais gravé au fond de mon cœur.
Mais vous, qu’avez
vous fait de l’amour de la pauvre enfant qui allait à vous
l’innocence en son cœur. Qui a pu vous faire changer? Rien ne
m’a échappé et je tremble par moment que les prévisions
d’aujourd’hui ne deviennent des réalités demain.
Arthur, je me le suis
demandé dans mes nuits d’insomnie . . . . je n’ose
approfondir l’abandon dans lequel vous me laissez . . . .Que vous
ai je fait? . . . . . .
Tour à tour,
vous m’avez retiré toutes vos affections, tour à
tour, vous avez repoussé mes caresses, eh bien, je ne m’en
plains pas; mais revenez, Arthur, ne me faites pas maudire votre amour.
Tenez, je vous écris
toutes ces choses, et je suis persuadée que j’ai tort de
les écrire. Si votre amour pour moi est le même, si je
me suis trompée, ce doute vous offense, si je n’occupe
plus la première place dans votre cœur, ces lignes ne me feront
rien ressaisir de mon passé! . . . . Oh! mon passé . .
.Arthur, rendez le moi . . . . .revenez à moi . . . .
Carmen Rillon
Mme Duménil
s’arrêta comme pour reprendre haleine; il y eut alors un
silence profond dans ce salon où gémissaient tant de cœurs.
C’était un de ces silences que Dieu seul entend pour y
verser son esprit et sa miséricorde.
Cependant, Mme Duménil
fit un mouvement, prit une seconde lettre en tremblant, l’ouvrit
et s’apprêtait à en commencer la lecture, lorsqu’elle
fut interrompue par une exclamation de douleur et d’effroi que
Lydia ne put retenir; elle était plus livide encore; elle se
leva subitement et vint se jeter à ses genoux et à travers
ses sanglots, elle s’écria en joignant les mains!
—Grâce! Grâce!
pour tant de honte! Oh! pour la mémoire de mon père que
j’ai toujours vénéré, pour la sainteté
de la tombe, ne lisez pas! ne continuez pas!
Il est impossible de
rendre l’impression d’angoisse qui parut sur le front de
Beaufort qui resta pétrifié.
—Je conçois
ta douleurs, lui dit Mme Duménil. Cependant sois courageuse,
chère enfant, dans cette dure épreuve. Écoute jusqu’au
bout; il faut que Beaufort sache apprécier ce trésor de
tendresse et d’amour que renferme ton cœur.
Lydia s’efforça
de répondre, mais l’altération de sa voix, étranglée
au fond de sa gorge, décelait le choc intérieur qui venait
de bouleverser sa sainte résignation.
Enfin, après
avoir calmé ce triste tumulte des peines de son enfant, Mme Duménil
continua ainsi, en rouvrant la seconde lettre:
"Maintenant je comprends
votre lâche abandon. J’ignorais au commencement la cause
de ma confusion, d’autres me l’ont apprise. Vous ne m’avez
jamais aimé.
J’ai vécu
vite depuis quatre mois; mon intelligence s’est agrandie par mon
malheur? j’ai tout su. Vous m’avez déshonorée
. . . . J’ai voulu mourir . . . . on m’a engagée
à vivre: j’ai obéi comme une enfant; mais quels
tourments que ma vie! que de désespoirs! . . . . Avilie dans
toute l’innocence de mon âme, ma main se glace, ma vue se
détourne quand la main de ma mère m’effleure et
quand son regard inquiet s’attache sur moi. Je n’ai que
des remords à lui offrir en échange de son dévouement
et des caresses.
Ma position est fausse,
elle est affreuse, car je ne l’ai pas méritée.
Que pensera-t-on de
moi?
Arthur, me rendrez
vous l’honneur que vous m’avez ravi? ô mon Dieu! non
jamais! . . . . . . Le lâche préjugé qui régit
votre société vous le défend . . . .on vous en
ferait un crime . . . . car je ne suis, moi qu’une fille de sang
mêlé . . . . . . et contre votre crime plus horrible encore,
je n’ai aucun recours.
Ainsi pour une faute
dans laquelle vous m’avez entraînée, je fais le malheur
de celle dont je chéris la vie, la bonté, la tendresse.
A la fin, elle s’apercevra
de ce mystère de ma vie: c’est ma crainte; elle me chassera
de son cœur . . . . elle maudira sa fille menteuse et perdue!
Arthur, dans cette
maison fatale, à cette heure où égarée par
mon amour, je vous écoutais, vous m’avez volé dans
l’ombre, sans hésitation, sans pitié ma réputation
et mon honneur!
Que vous avais-je fait?
. . . . . Vous ne m’aimiez pas, pourquoi m’avoir hypocritement
trompée? Pourquoi ne m’aviez vous pas laisser fuir? . .
. . J’étais une enfant, disiez vous, quand je voulais me
défendre, vos lèvres sur les miennes en feu . . . .Oh!
je ne l’oublierai jamais! . . . . Vous me teniez les mains, vous
trembliez, vous soupiriez, vous frémissiez et moi, j’étais
folle, je ne savais rien . . . . oui, ma raison n’y était
pour rien . . . . votre enivrement me gagnait . . . . . . Arthur, vous
avez été bien infâmé! . . . . . . .
Après, mon Dieu!
j’étais horriblement pâle . . . . je ne pouvais plus
vous regarder sans me sentir mourir de honte . . . . vous me faisiez
horreur . . . . La lumière s’était faite en moi
. . . . Je comprenais . . . . Oh! malédiction sur vous! . . .
. Je ne vous pardonnerai jamais!
Maintenant s’il
me fallait, pour réparer ma faute, traverser une plaine de feu,
je le ferais, mais hélas! s’en est fait de moi! Le mal
est consommé, il ne m’a pas épargnée. La
pâleur, le changement de mes traits ont levé tous les doutes
. . . . Je vais être mère . . . .Je ne vous dirai pas toutes
mes tortures . . . . Que vous importe? . . . . Et pour mettre le comble
à mon supplice, ma mère mourante m’a maudite et
m’a chassée . . . . Que sa malédiction retombe sur
vous!
C.R.
Beaufort avait
écouté, avec des tressaillements douloureux, cette lettre
pleine de lamentables misères. Son âme généreuse
se révoltait contre cette odieuse lâcheté, contre
cet outrage fait à l’innocence, à la justice et
à la divinité.
La situation de Lydia
était plus difficile, elle sentait le souffle lui échapper,
un malaise insurmontable lui pesait sur sa poitrine haletante et des
larmes silencieuses roulaient sur sa figure.
Ma pauvre mère,
murmura-t-elle!
Mme Duménil
en voyant cette prostration de son enfant, n’osait plus continuer,
enfin après quelques hésitations, elle déplia la
troisième lettre.
C’est la dernière,
dit-elle, courage donc, ma fille: Les anges te regardent et te tiendront
compte de tes larmes. La voici:
« Je vous ai appelé,
vous n’êtes point venu . . . . je vous écris maintenant
pour la dernière fois, et c’est dans mon lit de douleur
où je souffre seule, délaissée de tout ce qui m’était
cher.
Une sombre terreur
s’empare de moi en ce moment suprême; et cependant je souffre
avec délice . . . .Mes maux vont finir . . . . je me traîne
aux pieds de la mort . . . . Oh! grâces vous soient rendues, mon
dieu! qui abrégez enfin mes tortures! . . . . Dans un moment,
. . mon enfant verra le jour . . . . mais elle ne connaîtra pas
sa mère—la maternité est chose sacrée et divine.
Dieu n’a pas voulu que j’en connusse les joies . . . . il
accorde cette douce consolation à la femme pure . . . . et je
ne suis moi, qu’une fille perdue! . . . . . . .Seigneur! J’accepte
votre décret avec résignation! . . . . . .
Dans un moment, je
ne serai plus, Arthur, encore une prière, et ce sera la dernière,
n’abandonnez pas cet enfant comme vous avez abandonné la
mère. . . . je vous le demande au nom de ce que vous avez de
plus cher, au nom de celle qui m’a remplacée dans votre
cœur.
J’emporte avec
moi la honte que vous avez versée sur ma vie . . . . un jour
Dieu vous en demandera compte! . . . . Adieu! je meurs vaincue par le
malheur et par le présentement d’un avenir de misères
et de souffrances . . . . Adieu!, Arthur, si la femme dont vous avez
brisé l’existence vous a maudit, la mère, en apprenant
que vous avez adopté son enfant, du fond de la tombe vous bénirait
encore! Adieu! pour toujours.»
C.R.
Dès
que Duménil reçut cette lettre fatale, il courut pour
tâcher de réparer la faute qu’il avait commise; mais
il était trop tard! la mort tenait déjà sa victime;
cependant au bruit des pas de Duménil, une angoisse indescriptible
se répandit sur tous les traits de l’agonisante, ses paupières
qui commençaient déjà à se déprimer,
tressaillirent et se levèrent légèrement, pour
donner passage à des larmes qui coulèrent lentement et
semblèrent se figer au contact de ses joues déjà
glacées, elle fit un effort et murmura, en désignait son
enfant du regard:
Adieu et merci!
Elle avait pardonné;
car dans les transes inouïes, dans les larmes de sang, partout,
Dieu a mis le pardon.
Alors cette âme
flétrie qui avait flotté indécise jusqu’à
l’arrivée de Duménil au dessus de la limite qui
sépare la vie céleste de l’humanité, ne tarda
pas à dépasser la ligne et s’envola pour toujours
dans les sphères inconnues.
Un moment après,
Duménil sortit le cœur navré de cette maison où
s’était passé ce lugubre drame en emportant entre
ses bras une enfant qu’il n’osait embrasser . . . . et cette
enfant, c’était toi, Lydia acheva-t-elle avec une voix
altérée.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lydia ne disait rien,
elle était trop accablée; toujours aux genoux de Mme Duménil,
elle cachait son front dans son sein; quelquefois de légers soubresauts
de ses épaules faisaient supposer qu’elle pleurait, et
qu’elle tachait de comprimer ses sanglots.
Quant à Beaufort,
nulle langue humaine n’aurait pu rendre la plaintive et douloureuse
torpeur avec laquelle il regardait Lydia.
Il y eut alors un lugubre
et profond silence. On pouvait entendre les chocs violents de ces trios
cœurs qui palpitaient sous l’étreinte de leur douleur.
Enfin Lydia, dit d’une
voix brisée:
—Ai-je assez souffert,
mon Dieu? Le calice est-il épuisé jusqu’à
la lie?
Comme si ces paroles
eussent réveillé Beaufort, il s’élança
vers la pauvre jeune fille et lui dit avec une intonation impossible
à rendre:
—Oui, vous avez assez
souffert . . . . chère Lydia, mais votre destinée n’est
pas de toujours gémir . . . . Écoutez moi. Au nom de ce
que notre cœur vénère le plus au monde, au nom de votre
mère, au nom de vos douleurs même, pour réparer
le crime odieux de mon père adoptif, qui m’approuvé
dans sa tombe, Lydia, je vous en conjure encore, accordez-moi votre
main. Laissez-moi vous consacrer le reste de mes jours pour vous faire
oublier vos cruelles souffrances. A vous le bonheur! à moi l’expiation!
Lydia tressaillit dans
tout son être, elle se retourna vers celui qui lui donnait cette
marque d’amour. Elle tremblait et n’osait pas répondre,
enfin après un violent combat qu’elle semblait livrer à
son cœur, elle répondit d’une voix éteinte:
—Je ne puis accepter
ce bonheur que vous m’offrez . . . . il n’est point fait
pour moi . . . . Je vous afflige sans doute, mais pour votre avenir
. . . .
—Lydia, interrompit-il
avec tant de prière dans la voix que Mme Duménil en fut
bouleversée elle même, Lydia, je vous aime et vous aimerai
malgré vous. Je vous entourerai de tant d’adorations, de
tant de respects qu’il faudra bien que vous vous laissiez fléchir
. . . . et je vous élèverai si haut dans mon amour que
nul ne pourra vous voir sans vous adorer et vous connaître sans
vous bénir!
Il s’écoula
quelques instants avant qu’aucun des trios ne rompit le silence,
enfin Mme Duménil relevant la tête de Lydia, lui donna
sur le front un long et tender baiser.
—Chère enfant,
lui dit-elle, la mort de Valentine m’a porté un coup cruel,
je ne veux rien exagérer, tes soins si excellents, si pieux ont
soulagé un peu ma pénible existence, mais s’il me
fallait, vois tu, te quitter pour toujours avant de t’établir,
ce serait trop affreux pour moi! Voilà pourquoi, je m’attachais
à l’espoir de te voir répondre à l’amour
de Beaufort, je voyais son affection pour toi avec joie, car à
défaut de moi, tu aurais eu quelqu’un pour te protéger,
pour assurer ton avenir, et acheva-t-elle en la couvrant de baisers:
Va fille adorée, aux cœurs bons et sincères, Dieu réserve
le bonheur.
A ces consolantes paroles
de sa mère, Lydia eut un sourire indéfinissable, un sourire
que fut comme ces éclaircies de nuages par lesquelles, après
la tempête, on croit voir le paradis s’ouvrir.
Beaufort, bouleversé,
éperdu, fou d’espoir, tomba à son tour aux genoux
de Mme Duménil en prenant les mains de Lydia dans les siennes
qui tremblaient comme la feuille sous le souffle de l’ouragan.
Mme Duménil
leur dit avec douceur:
—Soyez heureux, mes
chers enfants, du haut de ciel Carmen sourit à votre amour et
vous bénit, ajouta-t-elle en étendant les mains sur leur
tête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
EPILOGUE
Trois mois après.
Le passage
des heures avait changé l’aspect de la campagne, mais n’en
avait pas diminué le rayonnement; à l’état
magnifique du jour succédaient les langueurs irritantes de la
nuit; les étoiles semblaient remplir les horizons silencieux
de clartés plus limpides, comme les brises chaudes de la jeune
saison remplissaient les bois de plus de caresses. La création
s’imposait à l’homme et lui communiquait sa fièvre.
Le ciel avait tous les tons lumineux et les splendeurs. Les bougeons,
animés d’une vie intense, couvraient les noirs rameaux
d’une verdure jeune et frissonnante, l’air chaud hâtait
le réveil de l’été, la sève qui bouillonnait
sous l’écorce, tout chantait, tout bourdonnait, tout frémissait,
l’insecte, le rameau, l’oiseau, la fleur; c’était
dans l’espace comme un ruissellement de vie, sur la terre un épanouissement,
le lac, lui-même, semblait caresser amoureusement le rivage, on
respirait des senteurs enivrantes, on se baignait dans la lumière,
une atmosphère pénétrante vous envahissait de toutes
les choses extérieures une exubérance de force qui montait
du cœur au cerveau. Toute la création criait: Amour! amour!
Dans la villa, dans
une chambre mystérieusement éclairée, Beaufort
et Lydia, que Mme Duménil venait de quitter, murmurait comme
un écho: Amour! amour!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mme Duménil,
restée, seule, s’enveloppa d’une mantille et se dirigea
vers le cimetière; arrivée à la tombe de Valentine,
elle se prosterna et dit d’une voix saccadée:
Seigneur! nous
devons adorer vos décrets suprêmes.
A Carmen, trahie
dans ses plus saintes affection, vous avez envoyé l’ange
de la dernière heure pour abréger son agonie.
A Beaufort et
à Lydia, après de cruelles épreuves, vous donnez
une existence pleine d’amour et de promesse.
A moi, Seigneur,
je le sens au froid que envahit mon cœur et qui pénètre
dans mon sang, à moi vous donnez consolation et espérance
. . . . . Valentine, attends-moi, je viens . . .
Rachel pleura
sur la montagne, mais comme Rachel aussi, la pauvre mère ne voulut
pas être consolée, bientôt elle s’en alla vers
les célestes demeures, emportant son amour avec elle.
Leila D . . . . T.
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