TROIS AMOURS

A MA MERE.

Le Napolitain, avant de quitter le rivage, met sa barque sous la protection de la Madone; moi, mère bien-aimée, je mets ton nom béni en tête de cette petite bluette—faible tribu d’amour et de reconnaissance—comme une égide contre les écueils qui vont surgir sur mes premiers pas dans la vie littéraire. Juillet 1865

 Leila D...t
(Adolphe Duhart)


CHAPITRE I.

         La matinée était magnifique ce jour-là à Mandeville; le soleil qui commençait à peine à se détacher de l’horizon envoyait ses rayons obliques à travers les rideaux de pins, de cyprès et de magnolias bordant la route. Les oiseaux, réjouis par la promesse d’une belle journée, s’abattaient follement dans les branches et saluaient le réveil de l’aurore de leurs plus douces chansons. Quelques-uns se baignaient dans la rosée dont la plaine était inondée, et, secouant l’herbe qui la soutenait, faisaient sautiller autour d’eux des milliers de diamants.
         Un charme indescriptible planait dans l’atmosphère; la nature fraîche, coquette, semblait sortir d’un bain embaumé; la brise, venant de la forêt, toute chargée de fraîcheur, apportait par rafales l’odeur des fleurs du magnolia, du plantain et des fleurs sauvages.
         C’était un de ces moments délicieux où le cœur s’épanouit comme une belle fleur, un de ces moments où l’on est heureux de vivre, où l’on entend au fond de soi une voix mystérieuse qui chante l’amour et l’espérance.
         Dans un riche salon d’une des plus élégantes villas flanquées sur les bords du lac, deux jeunes filles de seize à dix-sept ans sont assises, attentivement occupées à broder, —délicate occupation faite pour leurs mains délicates. 
         L’une est blonde comme une vierge de la Norvège. Ses longs cheveux bouclés lui tombent mollement sur sou cou blanc, diaphane et veiné comme du marbre de Paros; ses yeux sont bleus et limpides, on y pourrait lire jusqu’au fond de son âme; ses lèvres sont fraîches comme la première rose de mai, enfin toute son organisation est si délicate, d’une nature si exquise, si frêle qu’on n’eût pu dire hardiment si c’était un ange oublié sur la terre ou un rêve échappé au délire de quelque poète.
         L’autre est brune avec des cheveux noirs, si richement plantés, que leur poids en lui faisant pencher légèrement la tête lui donnait une grâce de plus; ses yeux sont beaux et veloutés, et leur éclat est tempéré sous de longs cils, sa bouche est rouge, humide et sérieuse, deux jolies petites fossettes se dessinent aux coins de ses lèvres lorsqu’elle rit. Elle est gracieuse dans sa démarche; vive et enjouée, elle chante toujours, et si quelquefois un nuage de tristesse passé sur son front pur—car il n’y a pas de physionomie toujours sereine—sa tristesse ne peut cependant altérer sa gaîté naturelle. Rubens seul, le grand maître, eut pu reproduire ses traits dans toute leur pureté, dans toute leur suavité.
         Elles sont attentivement occupées à broder, avons-nous dit, et comme pour révéler les dispositions différentes de leur nature, de leurs goûts et de leur cœur, la blonde imite des pâles hyacinthes et des lis, tandis que sa compagne amoncelle sur le canevas de roses et des tulipes.
         L’une, en brodant, gazouille comme un oiseau échappé de la cage, et l’autre semble plongée dans une molle rêverie.
         Cependant la porte du salon s’ouvrit doucement et un jeune homme parut sur le seuil; il s’arrêta soudain et contempla cette ravissante scène digne du pinceau de Watteau. Après quelques minutes d’hésitation, il fit quelques pas vers les jeunes filles qui, à ce bruit, se retournèrent brusquement et ne purent réprimer une exclamation de surprise. Une rougeur subite monta du cœur aux lèvres de la frêle blonde, tandis que la jolie brune pâlissait légèrement.
         J’ai eu tort sans doute et je m’en repens, dit le jeune homme avec un léger embarras, en s’approchant vivement de la blonde, je me repens profondément de m’être présenté ainsi sans me faire annoncer, Valentine; mais la familiarité avec laquelle nous avons été élevés, m’a laissé croire que j’étais de la famille.
         Et j’espère bien, Beaufort, répliqua-t-elle, que vous vous considérerez toujours comme tel; vous ne pourriez oublier—le voudriez-vous cependant—les seize ou dix-sept années que nous avons passées sous le même toit….Mais vous n’avez pas adressé un seul mot à Lydia, continua-t-elle après quelques instants de silence embarrassant.
         Beaufort s’approcha avec un sourire de la gracieuse brune et lui dit: Pardonnez-moi Lydia, de ne m’être pas plus empressé à vous présenter mes devoirs; mon entrée intempestive ayant causé quelque effroi à Valentine, j’ai voulu la rassurer, son cri m’avait alarmé; mais croyez bien, bonne Lydia, à mon amitié inaltérable. Si Valentine occupe la première place dans mon cœur, vous, vous avez la seconde.
         Lydia sourit avec un léger signe de tristesse et laissant tomber sa main dans celle qu’il lui présentait et en pensant en elle-même qu’elle avait été aussi émue de sa présence et qu’il ne s’en était pas aperçu.
         Elle resta un moment indécise, un nuage passa sur ses beaux yeux, mais rapide comme l’éclair, puis comme elle le faisait chaque fois que Beaufort venait partager leurs ennuis ou leurs plaisirs, elle se leva et alla à l’autre bout de salon s’asseoir devant son piano. Ses doigts coururent fébrilement sur le clavier, puis comme se conformant à sa pensée, les notes devinrent plus douces, c’était comme une mélodie aérienne, comme la prière d’une amante incomprise, c’était enfin la dernière pensée de Weber qu’elle jouait peut-être sans le savoir—cette dernière et sublime impression, ce dernier rêve du célèbre musicien.

CHAPITRE II.

         Charles Beaufort, dont l’entrée avait surpris les deux jeunes filles, avait vingt-cinq ans. Il appartenait à une bonne famille originaire de Bordeaux. De taille moyenne, il ne portait pas de barbe, mais de fines moustaches noires se dessinaient sur ses lèvres sérieuses et tranchaient admirablement sur son teint mat, sa démarche était simple et distinguée. Orphelin, dès l’enfance, il avait été confié par son père mourant à M. Duménil, son compagnon d’armes.
         M. Duménil, considérant ce legs comme un devoir sacré, eut pour Beaufort toute la tendresse, tous les sentiments d’un père. Il n’épargna ni soins, ni argent pour le rendre digne de la société, et quand il sentit, après une longue et pénible campagne qu’il fit dans le Mexique, alors en guerre avec les États-Unis, quand il sentit courir dans ses fibres les frissons de la dernière heure, il fit appeler Mme Duménil et eut alors avec elle un long entretien.
         —Je meurs, dit-il d’une voix éteinte, je meurs, fidèle compagne de ma vie, mais avant de fermer les yeux pour toujours, promettez-moi d’être l’amie, la mère, l’ange tutélaire de Lydia. Si elle vient à courir quelque danger, sauvez-la. Vous me le promettez, n’est-ce pas?
         —Je vous le jure, lui répondit-elle le cœur navré de douleurs.
         —Et vous, ajouta encore M. Duménil, vous qui avez passé toutes nos heures de dures épreuves, sans fléchir et sans vous plaindre; vous que j’aimée avec une sincère affection, à cette heure solennelle où je sens le froid de la tombe glacer tous mes membres, femme et mère déjà trop éprouvée, soyez bénie! . . . . Souvenez vous, rala-t-il en prenant les mains de Mme Duménil dans les siennes déjà froides et glacées. . . . Lydia. . . .adieu! . . . . puis par un effort suprême, il étendit la main sous son oreiller et en retira un petit paquet froissé et cacheté de noir qu’il laissa tomber aux pieds de Mme Duménil; alors brisé par cet effort, un gémissement sorti de sa poitrine, puis plus rien, il était mort.
         En ce moment même un bruit sourd frappa l’oreille de Mme Duménil, mais toute à sa douleur, elle ne chercha pas à en pénétrer la cause.
         La porte de la chambre était restée ouverte et Lydia, qui venait comme d’habitude auprès de M. Duménil, en entendant prononcer son nom, s’était arrêtée, étonnée, inquiétée, appuyée au chambranle de la porte, et là abîmée, anéantie et comme malgré elle, elle avait écouté! Elle ne perdit pas un mot de cette terrible confession, et pas un seul qui ne l’eût frappé au cœur. Alors éperdue chancelante, elle voulut se retirer, mais son émotion la trahit; épuisée enfin par la lutte que sa volonté livrait à sa douleur, elle tomba à genoux, joignit les mains et pleura.
         …………………………………………………………………………Mme Duménil tint la promesse qu’elle avait faite à son mari mourant, elle aima Lydia avec toute l’affection d’une mère et jamais cette affection ne fut altérée un instant.
         Riche par lui même, jeune, ardent, débordant d’affection, il fut donc impossible à Beaufort de vivre ainsi dans la plus parfaite intimité avec deux jeunes filles sans éprouver pour l’une d’elles un sentiment plus fort que l’amitié, et, sans se rendre compte de sa préférence, il s’éprit d’une violente passion pour Valentine.
         Valentine, fille unique de Mme Duménil, avait, comme nous l’avons déjà dit, une constitution extrêmement délicate et sensitive, et quand son père rendit le dernier soupir, sa mère courbée, affaissée par ce brisement de cœur, lui consacra toutes ses pensées, toutes ses veilles. Elle avait cru découvrir dans l’organisation de son enfant, les premiers symptômes de la phtisie.
         La phtisie, cet ange destructeur qui ne choisit pas la décrépitude et le vice et qui par une subtilité puissante a bravé jusqu’ici toute l’habilité de la science et l’expérience des âges! Pourquoi les êtres crées par Dieu avec le plus d’amour, et doués des plus brillantes qualités sont-ils ceux que sa faux renverse sans pitié? Quand il se révèle, il est toujours trop tard, sa proie est sacrifiée d’avance!
         Aussi la pauvre mère, disait-elle souvent au célèbre médecin qui avait soigné sa fille depuis l’enfance: vous ne savez pas comme cette pauvre créature absorbe mes pensées; elle emporte toute mon âme; si je la perdais, voyez-vous, mon vieil ami, tout périrait pour moi. Que ferai-je au monde sans elle? Je n’aurais plus de lien, plus d’affection, plus d’espérance; . . . elle . . . elle seule peut m’attacher à la vie! . . . Et vous voyez, elle est trop belle, trop bonne pour ce monde; le ciel me l’a laissée quelque temps, mais, hélas! je le sens, ne me l’a pas donnée, et tous les soirs, quand je la vois endormie, il me semble qu’elle ne se réveillera plus! . . . . J’éprouve des sentiments bizarres: il me semble que cette enfant est une vision célèbre qui va m’échapper, et qu’à peine ai-je le droit de réclamer du ciel son plus long séjour parmi nous . . . . Je vis dans l’appréhension continuelle de ce moment, mais qui décidera aussi, je le crois du moins, de ma mort quand il arrivera.
         Bientôt la tendresse de la mère, jointe à la crainte de la perdre, s’accroissant de jour en jour, bientôt ce fut une idolâtrie, une religion de tous les instants, de toutes les heures. Possédant une fortune immense, Mme Duménil consulta les plus célèbres médecins de la ville du Croissant, leur confiant tous les détails relatifs à la naissance de sa fille, et aux craintes qu’elle lui inspirait. Elle leur marqua la teinte pourpre qui tachait parfois ses joues blanches, et l’excessive délicatesse qui la distinguait. Son cœur était oppressé, les larmes brûlaient sous ses paupières, et les sourires de son enfant lui entraient dans l’âme comme ces instruments de torture, inventés par la barbarie du moyen âge, entraient dans la chair palpitante du condamné.
         Mme Duménil aimait donc son enfant avec une telle exclusivité, qu’elle ne pouvait supporter—dans son saint égoïsme—qu’un autre s’occupât d’elle. Nul n’aurait pu décrire les supplices qu’elle endurait quand Beaufort venait près de son enfant . . . . .
         La pauvre mère n’avait pas prévu, ou peut-être avait elle pensé qu’elle pourrait toujours prévenir à temps tous les dangers qui devaient résulter de l’intimité et de l’affection qui existaient entre sa fille et Beaufort. Elle s’était flattée qu’il ne pourrait y avoir d’ailleurs d’autres sentiments entre eux qu’un amour fraternel. Elle avait donc fermé les yeux et les laissait se voir tous les jours. Cependant, un jour elle eut une sorte de pressentiment, elle invita Beaufort à cesser un peu ses visites quotidiennes. Il obéit, quoique à regret il avait conservé à Mme Duménil tous les respects, toutes les tendresses de son cœur. 
         Mais, hélas! la pauvre mère ne devait pas ignorer qu’on ne dispose pas des sentiments, ils vont où Dieu les guide. 

CHAPITRE III.

         Ainsi depuis quelques mois, Beaufort se conformant à la prière de madame Duménil venait moins souvent à la villa; il croyait que la froideur que sa mère adoptive lui témoignait, venait de ce qu’il ne lui avait pas avoué son amour pour Valentine, aussi il avait pris la résolution de lui en faire l’aveu, et il venait ce jour-là dans cette intention.
         Il n’avait point besoin de consulter Valentine: Ils s’étaient jurés d’être l’un à l’autre depuis longtemps.
         —Valentine, dit-il, pendant que Lydia laissait courir ses doigts sur le piano, nous ne pouvons plus être seuls maintenant. Est-ce votre mère qui le veut ainsi? Je n’en sais rien, répondit-elle; mais croyez bien que j’en souffre autant que vous, Beaufort, et cette contrainte nous fait voir que nous n’avions pas apprécié notre bonheur alors que nous nous voyions tous les jours, à toute heure. Maintenant nous sommes séparés, mais vous le savez, ami, le rayon du soleil ne paraît jamais si beau qu’après l’orage.
         —Oh! reprit-il en lui prenant les mains, vous le savez aussi, je suis moi, un enfant déshérité de tout amour fraternel; je ne suis heureux qu’auprès de vous, eh bien, je me priverai, je vous le jure, de cet instant de bonheur que je passe avec vous, plutôt que vous voir ainsi devant des. . . .indifférents qui vous font déguiser la voix et composer le maintien . . . . Eh! tenez il n’y a que Lydia avec nous; elle n’ignore pas notre affection mutuelle, et cependant elle me gêne; sa présence me blesse.
         Valentine lui sourit doucement, et après un moment d’hésitation, elle se leva.
         —Beaufort, lui demanda-t-elle, d’une voix enjouée, voulez-vous m’accompagner au jardin et m’aider à cueillir quelques fleurs; celles qui me servent de modèle sont flétries et fanées; il m’en faudrait de fraîches. Allons, venez-vous?
         Beaufort, la remercia avec un regard plein de reconnaissance et d’amour, et lui offrit le bras avec vivacité. 
         Ils allaient sortir, mais Lydia, quittant brusquement le piano, dit à Valentine, en lui faisant un signe d’intelligence: tu sais bien qu’il ne t’est pas permis de sortir ainsi par ce temps humide: reste avec Beaufort, j’irai te cueillir les roses que tu désires; puis avant même que Valentine étonnée lui eut répondu, elle disparut par la porte donnant sur le jardin.
         —Maintenant, chère Valentine, dit Beaufort, dès qu’ils furent seuls, je peux vous ouvrir mon cœur sans contrainte. Vous savez combien je vous aime, continua-t-il d’une voix plus douce; je vous aime comme mon avenir dans cette vie, comme mon seul espoir de bonheur! Votre nom, Valentine, fait palpiter mon cœur de joie et d’espérance; il est si doux quand je la prononce que je voudrais que les syllabes fussent éternelles, et je voudrais l’enfouir, le cacher au fond de mon cœur . . . . . Je vous aime tant que je donnerai pour vous tout mon sang, goutte à goutte; toute ma chair, lambeau par lambeau et toute mon éternité, heure par heure! . . . .
         ¾Oh! répétez-le moi, murmura-t-elle toute rougissante. Il est si doux d’aimer et d’être aimé! Répétez-le moi souvent, continua-t-elle en lui laissant voir tout le trouble qui l’agitait, dites-moi toujours que vous m’aimez, il me semble à moi, pauvre sensitive, que je puise la vie et le bonheur dans notre amour.
         —Chère bien-aimée, répliqua-t-il tristement, le bonheur de notre existence dépend maintenant de votre mère, et depuis quelque temps, j’ai cru remarquer de la froideur dans son affection pour moi. Cependant il faut que je lui en demande la cause. Consentira-t-elle à nous unir? consentira-t-elle à exaucer nos vœux les plus chers?
         —Ah! Beaufort, s’écria-t-elle, comment pouvez-vous douter de ma mère et supposer un refus? Si je le pensais un seul instant tout mon cœur se briserait! Je vous ai juré d’être à vous ou à Dieu, eh bien! si ma mère repoussait nos prières, je conserverais à Dieu le reste de mes jours; mais par bonheur, vous vous trompez et vous vous alarmez à tort.
         —Je voudrais partager votre douce conviction, Valentine; mais vous-même, vous cherchez à nous tromper, vous avez comme un pressentiment de ce malheur, si bien que tout à l’heure encore, ma présence vous avait causé une trop vive émotion.
         —C’était la joie de vous voir, Beaufort, votre présence ne m’a pas surprise ainsi que vous le pensez. Je vous attends toujours; vous êtes toujours présent à ma pensée; mais vous le savez je suis si nerveuse que la moindre émotion trahit ma nature irritable. Cependant ne vous attristez pas; chassez ce vilain nuage que je vois sur votre front, continua-t-elle avec un accent plein d’enjouement; ne gâtez pas le seul bonheur que nous ayons . . . . Je vous aime, ami, et je me puis être heureuse qu’avec vous.
         ¾Je vous crois, chère Valentine, s’écria-t-il en lui pressant passionnément les mains sur ses lèvres.
         En ce moment les deux amants entendirent un bruit derrière eux, ils se retournèrent et, sur le seuil de la porte de communication du salon à l’appartement de Mme Duménil, ils virent celle-ci qui les examinait avec un air froid et sévère.
         —Vous ne m’aviez pas comprise, Beaufort, fit-elle après un moment de silence pénible pour tous, vous ne m’aviez pas comprise, quand je vous ai signifié que vos visites étaient trop fréquentes à la ville. Riche, jeune et beau, vous ne devez pas perdre ainsi votre temps auprès de jeunes filles: ce qui était tolérable dans votre enfance, devient ridicule à votre âge. Vous compromettez l’avenir et le bonheur de ma fille; j’avais cru que vous le comprendriez, mais je vois malheureusement qu’il vous faut encore un autre avis . . . . une autre prière, reprit-elle en voyant la pâleur de Beaufort.
         —Pardon, ma mère, répliqua-t-il, respectueusement, j’avais compris; mais si j’ai enfreint la prière que vous m’avez faite c’est que, j’ose vous l’avouer, j’aime Valentine avec toute la religion de mon âme, et je venais aujourd’hui vous prier de m’accorder sa main.
         Mme Duménil allait sans doute répliquer sévèrement, mais ses regardes s’arrêtèrent sur Valentine qui, livide et chancelante, lui tendait les mains suppliantes.
         —Mon Dieu! mon enfant! fit-elle dans un cri de suprême douleur . . . . Oh! vous me la tuerez.
         Puis rapide comme la pensée elle enlaça Valentine, comme eut fait une hyène de sa proie, et l’emporta hors du salon.
         Beaufort éperdu, fou de douleur, la suivait en gémissant. 
         —Arrêtez-vous ici, lui dit Mme Duménil avec un ton de commandement. Arrêtez-vous . . . .c’est ma fille! Je réponds de ses jours devant Dieu! Sortez! je n’ai point besoin de vous.
         Beaufort s’arrêta immobile sur le seuil de l’appartement qu’il n’osât franchir, les mains crispées sur sa poitrine haletante.
         Lydia rentrait en ce moment; en la voyant ainsi, elle jeta les fleurs qu’elle apportait et courut à lui.
         —Qu’avez-vous? Qu’est-il arrivé mon Dieu? Où est Valentine?
         —Elle est là, mourante peut-être, et je ne puis la voir, je ne puis lui demander pardon de la douleur que je lui ai causée. 
         —Pourquoi dites-vous cela Beaufort?
         —Parce que Mme Duménil a entendu nos aveux, parce que dans un moment de colère sans doute, elle si bonne, elle m’a chassé . . . . Adieu, Lydia! dites à Valentine que je ne l’oublierai jamais! Adieu! il ne me reste plus qu’à mourir.
         Alors chancelant comme un homme qui va se trouver mal, et sentant sa pensée vaciller dans son cerveau, il saisit son chapeau et s’élança à tour comme un insensé, hors du salon.
         Lydia resta un instant pensive, rêveuse, les mains comprimant les pulsations violentes de son cœur. Elle semblait souffrir un mal étrange, cruel. En quelques heures, la joyeuse fille était bien changée.
         —Ai-je assez souffert, mon Dieu! fit-elle à travers les sanglots qui l’étouffaient. Vous n’avez pas voulu me donner cette joie suprême d’être aimée de lui . . . . J’aurais été trop heureuse . . . . Eh bien, mon Dieu! je souffrirai sans me plaindre, mais je l’aimerai toujours . . . . Son souvenir planera comme un nuage doré au-dessus de mes douleurs; je prierai pour lui . . . . et jamais avec lui . . . .
         Elle était belle ainsi se courbant sous le poids de son illusion et de son abnégation; puis oubliant ses larmes, elle jeta au destin un sourire de résignation comme un défi orgueilleux.
         Elle était forte parce qu’elle avait la religion du sacrifice; les sensations qu’elle éprouvait étaient profondes, mais les sentiments nés une fois dans son cœur d’or, n’y devaient mourir jamais. Elle était forte; la lutte était finie, et puis dans les plus grandes afflictions, on garde toujours un reste d’espérance; quelque cachée qu’elle soit, on finit par la découvrir, c’est une fleur d’automne ensevelie sous les débris du feuillage.

CHAPITRE IV.

         Le lendemain, Lydia entra dans l’appartement de Mme Duménil, et la trouva absorbée dans une sombre rêverie. Elle ne troubla pas pendant quelques instants cette grande douleur qui était empreinte sur ses traits fatigués, mais voyant jaillir des larmes de ses yeux et ruisseler sur ses joues pâlies par l’insomnie, elle s’élança vers sa mère adoptive, et lui prenant les mains, elle lui dit d’une voix pleine de respect et d’amour:
         —Vous êtes jalouse de Beaufort, ma mère, et cette . . . .
         —Moi, jalouse! s’écria Mme Duménil en l’interrompant brusquement; puis retirant ses mains, elle essuya ses yeux, et continua avec un sourire contraint: comment veux-tu que je sois jalouse, enfant; est-ce qu’un mère peut-être jalouse de son enfant . . . . Tu as fait un mauvais rêve, Lydia.
         —Pardon, chère mère, vous êtes jalouse de l’affection de Valentine pour Beaufort, et ce sentiment vous rend injuste et cruelle. Vous si bonne, vous n’avez plus cette tendresse inaltérable pour vos enfants. Votre cœur est froid, sévère, et sans prendre garde à leurs souffrances, vous leur brisez sans pitié leur espoir!
         —Mais, méchante enfant, reprit-elle avec étonnement, sans pouvoir cependant réprimer la vive émotion que trahissait sa voix, je ne te comprends pas. De qui veux-tu parler?
         —Chère mère, répondit-elle résolument, vous savez bien de qui je veux parler . . . . pardonnez mon insistance . . . . ils s’aiment tant; ils veulent être unis et ils ont mis tout leur bonheur de leur vie dans ce doux rêve de leur cœur. Oh! mère bien-aimée, songez à l’organisation maladive de Valentine . . . songez que votre refus la tuerait . . . . je vous en prie, pitié pour leur amour! Conservez Valentine à notre affection!
         —Oh! mon Dieu! je n’ose te comprendre, dit la pauvre mère en essayant de garder un air calme, et après un moment de silence, elle murmura doucement: Si tu te trompais?
         —Je ne me trompe pas, répondit-elle sourdement; cessez de vous bercer de chimères dont votre excellent cœur n’est pas même la dupe.
         —Ainsi il faudra quitter mon enfant . . . . il faudra la voir sourire aux caresses d’un autre amour; mais c’est impossible! . . . . Mon Dieu retirez ce calice amer de mes lèvres . . . . Oui! Mon enfant, ce doux bien que je cachais comme l’avare son trésor, ce seul espoir de mes vieux jours . . . . je la verrai suivre un autre . . . . et répondre à ses tendresses par d’autres tendresses, je la verrai lui donner enfin toutes ses affections, toutes ses pensées, et à moi, à moi qui lui ai donné la vie, à moi qui préserve son existence de tout le dévouement de mon cœur; à moi, comme les autres font l’aumône, elle viendra quelquefois jeter par pitié une froide caresse, un mot d’affection menteuse! . . . . Oh! c’est impossible te dis-je . . . . tu t’es trompée. Beaufort ne peut aimer Valentine.
         Comme pour venir en aide à Lydia, à ce moment, la porte s’ouvrit et un domestique remit à Mme Duménil une lettre qu’on venait d’apporter en toute hâte.
         Mme Duménil la prit, et ayant jeté les yeux sur l’enveloppe, elle tressaillit; et froissa longtemps cette lettre entre ses doigts crispés, puis elle l’ouvrit avec une colère mal contenue.
         Lydia avait reconnu l’écriture de Beaufort sur l’inscription; elle trembla quand elle vit Mme Duménil prête à déchirer la lettre sans la lire. Alors leurs regards se rencontrèrent; il y avait tant de supplication dans celui de Lydia que la malheureuse mère, fléchissante, fut enfin vaincue. Elle lut la lettre d’un bout à l’autre tout d’une traite, puis elle la laissa tomber à ses pieds.
         Lydia la releva et la cacha dans son sein; c’était un souvenir, une consolation qu’elle apportait à Valentine.
         Cependant, Mme Duménil assise, le bras appuyé au dossier de sa chaise, laissa tomber sa tête dans sa main froide, glacée, et resta inerte, les yeux sans regards comme sans pensées, puis, après un moment, ses traits se contractèrent, un éclair passa sur son front, elle murmura lentement, avec une intonation saccadée:
         C’est avec de tels mots . . . . c’est avec de telles phrases que ces faiseurs de sentiment enlèvent les enfants à l’affection de leur mère . . . . Elles préfèrent, les malheureuses, cette froide rhétorique, à notre dévouement de tous les jours, de toutes les heures.
         —Ma bonne mère, dit Lydia avec une voix pleine de reproche, détrompez-vous. Vous ne voyez dans cette lettre qu’un sentiment froid, indifférent peut-être, j’y vois, moi, une angoisse cruelle, poignante; croyez-moi, je vous le dis, Beaufort aime Valentine d’un amour sérieux, fort et dévoué. Ne vous faites pas de fausses illusions, donnez votre consentement à leur union, Valentine ne peut être heureuse qu’avec Beaufort. Ma mère, je vous supplie encore, pitié pour ma pauvre sœur qui est dans une attente mortelle . . . . pitié pour tant d’amour! . . . . . pitié pour la douce enfant que votre refus ferait pencher vers la tombe, comme la fleur brisée par la tempête. Et puis . . . . oh! pardon! Dit-elle en s’agenouillant . . . . si Valentine, au lit de mort où vous la poussez, si Valentine ne pardonnait pas à sa mère . . . .
         Elle était sublime d’abnégation et de dévouement, son front se couvrit de pâleur, son sein se soulevait sous les sanglots qu’elle retenait, enfin une larme jaillit sous sa paupière et disparut aussitôt; un ange l’avait prise sans doute, cette larme précieuse, et l’avait apportée à Dieu sur ses blanches ailes.
         Cependant, Mme Duménil gardait un morne silence et après un moment de lutte impossible à décrire, elle dit en sanglotant: Je me résignerai, puisque ma fille n’a pas assez de l’amour de sa mère, puisque cet amour est un obstacle à son bonheur, je le refoulerai jusqu’au fond de mon cœur . . . . Meurent donc toutes mes illusions! meurent donc toutes mes espérances!
         Puis, raffermissant sa voix, elle releva Lydia qui était restée à ses genoux, l’attira sur son sein et l’y tint longtemps embrassée.
         —Toi, mon enfant chérie, je le sais, tu me garderas ton affection . . . . . sois bénie! . . . . Maintenant, laisse moi . . . . j’ai besoin d’être seule.
         Alors, faible comme un enfant, pressant sa tête sous ses mains crispées, des larmes amères ruisselèrent à travers ses doigts. Elle resta ainsi toute une heure, puis, essuyant ses yeux, comprimant sa poitrine, ses traits reprirent leur douceur, leur témérité, et alla, le sourire sur les lèvres, mais la mort dans le cœur, dans la chambre où reposait Valentine.
         La pauvre mère pouvait répéter ce cri échappé à la sainte martyre de la divine Épopée: « O vous qui passez par le chemin, regardez et voyez s’il est une douleur comme ma douleur. »

CHAPITRE V.

         Depuis cet instant fatal où Mme Duménil avait si vertement parlé à Beaufort, la vie de Valentine ne tenait plus qu’à un fil. L’ange de la mort semblait frapper son front pâle de ses ailes funèbres. Il veillait sa proie, mais la pauvre mère veillait aussi.
         Dans cette heure de lutte suprême qu’elle avait eue avec son cœur, elle avait tout supporté et était restée persuadée qu’en se refusant à l’union de ses enfants, c’était briser tous les liens qui le tenaient à la vie. Elle refoula ses larmes et commanda à son cœur de se taire. Elle donna enfin son consentement à leur mariage, et il fut convenu que quelques jours après la bénédiction nuptiale, ils traverseraient les mers et iraient demander la vie au beau ciel d’Italie.
         Depuis les préliminaires du mariage arrêté—l’amour est quelquefois un bon médecin—Valentine était plus joyeuse; elle semblait renaître à la vie; le sentiment du bonheur semblait avoir augmenté sa force physique. On la voyait souvent avec Beaufort cueillant des fleurs dans le jardin, se promenant en bateau sur le lac limpide. La mort semblait l’avoir oubliée. Mais aux yeux de la mère vigilante et dévouée, aux yeux du célèbre médecin qui la soignait depuis son enfance, il y avait des symptômes qui révélaient que la maladie n’avait pas lâché sa proie.
         Les couleurs étaient revenues sur les joues pâles de Valentine, mais ces couleurs se concentraient trop sur la pommette des joues; elle toussait un peu et quelquefois une transpiration froide l’étonnait elle-même; elle avait eu aussi quelques nuits d’insomnie, mais elle les attribuait en riant à la pensée continue qu’elle avait de Beaufort.
         Rien n’était si charmant que cette jeune fille délicate, vêtue de mousseline blanche, dont l’éclat singulier de ses yeux bleus révélait à tous la jeunesse et l’amour, et qui était un présage certain de mort. 
         Cependant, au bout de quelques semaines, après quelques courses dans les prairies, après quelques promenades sur le lac, Mme Duménil, voyant son enfant plus forte, et peut-être aussi pour tromper de trop cruels pressentiments, résolut de donner un bal; mais il fut convenu que Valentine, encore convalescente, ne valserait pas. Le docteur craignait l’émotion que résulte toujours de cette danse passionnée. 
         Beaufort était auprès d’elle en ce moment, et voyant une légère teinte de contrariété dans ses yeux, il lui dit à voix basse: Je ne valserai pas, non plus.
         —Merci, fit-elle avec un regard plein de langueur. Je ne valserai donc pas; d’ailleurs, je n’en ai nulle envie; mais vous, Beaufort, vous devez respecter les usages du monde, et continua-t-elle avec enjouement, je vous autorise à danser, seulement j’exige, entendez-vous, que vous veniez de temps en temps près de moi, jouer le rôle passif auquel me condamnent et ma mère et ce méchant médecin.
         Le bal eut lieu. Pendant les premières heures, tout alla à merveille. Mme Duménil souriait et son cœur renaissait à l’espoir. Valentine, malgré sa pâleur, était d’une beauté suprême et sa toilette lui seyait si bien, elle était si distinguée dans tout son ensemble qu’elle était la reine entre toutes les ravissantes beautés réunies ce soir-là; Lydia seule pouvait lui en disputer la suprématie.
         Beaufort tint pieusement sa parole. Il ne figura que dans deux ou trois quadrilles à de longs intervalles avec quelques dames, avec lesquelles il eut été impoli en ne les invitant pas, et était venu souvent près de Valentine, qui le remerciait par une pression de main ou par un doux regard.
         De temps en temps aussi, Lydia s’approchait de Valentine, comme une vassale rendant hommage à sa souveraine, et échangeait avec elle quelques sourires moqueurs ou quelques observations malignes que suggère toujours une grande réunion.
         Après une de ces pauses que faisait Beaufort près de Valentine, il lui dit: Ne croyez vous pas qu’il est de mon devoir de faire danser Lydia?
         —Lydia, fit-elle en bondissant sur sa chaise comme frappée par l’éternité, puis recouvrant ses sens, vous ayez raison, répond-elle, allez mon ami, Lydia pourrait m’en vouloir.
         —Vous en vouloir, fit-il avec étonnement?
         —Elle dira que c’est moi qui vous empêche de la faire danser.
         —Je ne partage pas votre opinion; Lydia est trop affable, trop généreuse pour qu’une pareille pensée puisse lui venir, elle ne lui viendra jamais, je m’en porte garant.
         —Vous avez encore raison, répondit-elle avec un peu d’aigreur dans la voix; ce serait a 
         Empressez vous, car elle est entourée d’adorateurs et vous seriez fort empêché en arrivant trop tard. 
         Beaufort, sans remarquer l’amertume avec laquelle Valentine lui avait répliqué, alla vers Lydia, et après quelques minutes de conversation, il retourna près de Valentine. 
         —Eh bien! lui demanda-t-elle de l’air plus naturel qu’elle put prendre, qu’a-t-elle répondu à votre tardive prière? car vous avez prié, je vous regardais, et je l’ai deviné à votre air suppliant.
         —Si vous êtes la reine de ces lieux, répondit-il sans avoir observé la demande de Valentine, il parait que Lydia en est la vice-reine. Son carnet est plein d’invitations, et il n’y a pas eu place pour moi.
         —Alors vous ne danserez pas, fit-elle avec un élan de joie qu’elle ne put réprimer.
         —Pardon, je lui ai dit que je venais en votre nom, et alors, alors seulement, elle me fit une faveur dont je lui suis reconnaissant; elle biffa le nom d’un de ses danseurs et y inséra le mien à la place.
         —Quelle danse sera-ce?
         ¾Je ne m’en suis pas informé encore. C’est la No. 5, je crois.
         —Mais alors, ce sera une valse, dit-elle en jetant les yeux sur le carnet que tenait Beaufort.
         —C’est possible, répondit-il négligemment.
         Dès ce moment, Valentine parut rêveuse, souffrante, elle répondait à peine à Beaufort; elle regardait avec une attention vraiment étrange la belle Lydia qui, excitée par la musique et par les parfums répandus dans le salon, portait le bonheur partout où elle passait.
         Mme Duménil la regardait justement en ce moment, elle vit ce regard et comprit que sa fille souffrait, elle s’approcha d’elle alors et la pria avec instance de quitter un instant le salon où toutes ces émanations trop fortes pour elle la faisaient souffrir, peut-être.
         —Vous vous trompez, chère maman; je me suis rarement sentie si bien, ajouta-t-elle avec un sourire contraint, je m’amuse tant . . . .
         Lydia, cette noble fille, avait vu aussi ce regard défiant, jaloux, attaché sur elle; par une perspicacité divine, elle devina ce qui se passait dans le cœur de son amie, et avec une bonté touchante, elle vint s’asseoir près d’elle et chercha à détourner de son esprit cette pensée qui le torturait. Elle vit alors que Valentine désirait quelque chose qu’elle n’osait pas demander.
         —Tu voudrais bien faire un ou deux tours de valse, n’est-ce pas? lui demanda-t-elle.
         A ces mots, Mme Duménil se pencha inquiète sur son enfant. Que désires-tu? lui demanda-t-elle à son tour. Aussi, bien, fais ce que tu veux, chère enfant, cette contrainte te fatigue . . . . et te fait trop souffrir.
         —Quoi? s’écria-t-elle avec la plus vive excitation, je pourrai valser avec Beaufort?
         —Comme tu voudras, mon enfant, mais prends garde, fais un tour seulement, un seul, tu m’entends; puis elle murmura bien bas: Faites, ô mon Dieu! que ce ne soit pas son dernier bonheur!
         Beaufort s’approcha au prélude de cette valse si désirée et offrit sa main à Lydia, mais elle lui refusa la faveur qu’elle lui avait faite, prétextant un peu de fatigue; mais ajouta-elle, Valentine voudra bien me remplacer.
         Il n’osait croire à son bonheur, mais Mme Duménil lui ayant fait un signe d’assentiment et lui ayant renouvelé ses recommandations, il enlaça Valentine et tous les deux, ivres de joie et d’amour, entrèrent dans le cercle des valseurs.
         C’était une délicieuse valse créole, composée par un Louisianais, musicien plein d’originalité et de goût qui cache ses productions avec un peu trop de sévérité: nous avons nommé S. Snaer. C’était une valse, ardente et sérieuse à la fois, dont les mouvements transportent et ravissent. Le rythme, faible, lent, onduleux d’abord, s’animant par degré jusqu’à ce que l’impulsion devînt plus vive, emportait les valseurs comme ces fantômes de la légende allemande. Valentine supporta les premières mesures avec assez de force, et quand ils passèrent près de Mme Duménil, elle leur cria d’arrêter. Cette recommandation passa au-dessus de leur tête.
         Rien n’était si gracieux que ce beau couple enlacé et glissant voluptueusement sur le plancher. Valentine, molle, svelte, laissait pencher sa taille délicate et pure sur le bras de Beaufort qui, transporté par une sensation inouïe, surhumaine, oubliant la recommandation de Mme Duménil, tournait dans un délire étrange. Entraînés par cette fièvre terrible, les objets tournoyaient autour d’eux; ils voyaient le salon comme un éblouissement qui les enveloppait dans un cercle lumineux. Ils allaient . . . . . . . ils allaient sans entendre les cris d’angoisses de Mme Duménil . . . . ils allaient ou plutôt ils volaient suivant au hasard cette route tracée par ce cercle infernal, lui la soutenant de son bras avec une force surnaturelle, elle, haletante, oppressée, mourante; et bientôt ses jambes, fermes comme l’acier, trouvant une agilité inouïe, à mesure que le transport lui montait au cerveau, ils furent emportés dans un tourbillon, affreux, horrible.
         Alors, par une réaction rapide comme la pensée, et sentant sa compagne fléchir dans ses bras, la recommandation de Mme Duménil lui revint à la mémoire . . . . il ralentit ses mouvements et, dans cette minute s’arrêta, le front baigné de sueur et tremblant comme la feuille que soulève la tempête.
         Un cri déchirant, un cri pareil à celui du Christ expirant sur le calvaire, traversa le salon, et Mme Duménil, chancelante, éperdue, regarda autour d’elle avec un air égaré, puis par un élan soudain, et comme si un éclair inattendu l’eût frappée, elle se précipita sur sa fille, l’enlaça de ses bras, la pressa sur son sein et prolongea, en poussant des sanglots, cette étreinte convulsive. Enfin, affolée par cette douleur violente, aiguë, elle enleva son enfant et l’emporta dans sa chambre.
         Beaufort et Lydia l’avaient suivie dans un paroxysme de désespoir impossible à décrire.
         Une heure après un silence profond régnait dans la villa. Tout le monde s’était retiré, la tristesse dans le cœur.

CHAPITRE VI.

         Quelques semaines après, à cette heure mystérieuse qui n’est ni le jour ni la nuit, le temps s’était éclairci, le ciel ne pleurait plus, et sur son front d’azur couraient de légers nuages faiblement éclairés par les derniers rayons du soleil déjà disparu, passant du jaune au rose, du rose au rouge, au pourpre, au violet, reflétant ainsi toutes les couleurs du prisme.
         Le lac pur, uni comme un miroir, reflétait ce beau ciel, et sur sa surface quelques voiles grises se détachaient comme des goélands attardés.
         Toute la nature était calme et sereine.
         Dans cet appartement où Mme Duménil avait porté sa fille, et dont les détails exquis de l’ameublement encore plus élégant que riche, —disons encore en passant, dût sa modestie s’en alarmer, que cet ameublement, vrai bijou d’ébénisterie, vrai nid d’oiseau, sortait des ateliers de notre compatriote et ami D. Barjon, artiste plein de goût et de suavité, —dont les détails, disons-nous, ressortaient tamisés par la lumière confuse d’une lampe veilleuse posée sur une table chargée de médicaments; à cette lumière vacillante, on pouvait distinguer sur un lit aux draperies de couleurs douces, Valentine paraissant endormie.
         Tous ses traits avaient cette régularité de la beauté portée à son suprême degré. Son sein se soulevait péniblement, et sur son front, couvert de la pâleur de la mort, perlait une sueur abondante et froide. Elle ressemblait, la pauvre enfant, à ces fleurs qui naissent un jour d’orage; leurs têtes se penchent, leurs tiges se flétrissent, un rayon passager les fait renaître, puis les nuages couvrent le soleil, elles retombent et ne se relevant plus. La jeune infortunée était perdue. Tous les médecins appelés de la Nouvelle Orléans étaient d’accord: la main de Dieu seul pouvait la sauver. L’émotion qu’elle avait ressentie en valsant avec Beaufort, n’avait pas peu contribué à précipiter les quelques jours qu’elle avait à vivre; mais il eut été aussi dangereux de ne point la laisser satisfaire son désir: un sentiment nouveau venait de naître au sein de la malheureuse enfant; elle était jalouse de Lydia. Ce qu’elle souffrit d’angoisses, de torture, alors qu’elle sût que Beaufort valsait avec Lydia, nulle langue humaine ne saurait le dépeindre.
         Quels accents pourraient rendre l’expression juste d’une peine du cœur, lorsqu’elle atteint le dernier degré que la force humaine peut supporter? Cette angoisse de l’âme qui trouble, paralyse le cerveau . . . . cette douleur aiguë qui part du cœur, se répand comme une lave ardente, dévaste, consume et tue.
         Lydia avait remarqué ce nouveau supplice de son amie d’enfance. Sa tendresse devinait tous les mystères de son âme, aussi pour ne pas froisser son cœur endolori, pour ne point rouvrir la plaie encore saignante, elle évita Beaufort; elle lui montra la plus parfaite indifférence, et si elle souffrit elle-même, nul ne s’en aperçut.
         Tendre, patiente et vigilante elle ne quittait pas le lit de Valentine, et s’empressait avec un dévouement angélique à répandre autour d’elle toutes consolations, toutes les douceurs, que lui suggérait son affection.
         Beaufort n’était plus le même. Pâlie par l’insomnie, une fièvre continue lui tenait lieu de force; ses yeux rougis par les larmes, le désordre de sa toilette, tout en lui enfin témoignait d’un grand désespoir.
         Penchée sur son enfant, Mme Duménil faisait pitié à voir. Elle ne quittait plus la chambre de sa fille. Elle éprouvait mille tortures en la voyant étendue dans ce lit où veillait l’ange des derniers adieux.
         Pour la première fois, la pauvre mère, qui s’était pliée avec tant d’abnégation aux épreuves les plus fortes, semblait atteinte de doute et de désespoir. Un trouble moral venait encore en aide à ses chagrins et les rendait plus amers.
         Ce jour donc, Valentine, comme reprenant un peu de force, soutenue par Lydia et tenant les mains de Beaufort dans ses mains amaigries, appela sa mère qui la regardait depuis quelques instants avec tout l’amour de son âme.
         Mme Duménil s’approcha alors, et Valentine lâchant les mains qu’elle tenait, embrasse sa mère dans une étreinte plus que passionnée, puis un sourire d’une étrange douceur effleura ses lèvres; elle regarda une dernière fois tous ceux qui l’entouraient et soupira doucement et laissa pencher sa blonde tête . . . . .
         Tout était fini . . . . .L’ange était remonté aux cieux.
         Alors cette malheureuse mère dont toute l’existence s’était assimilée à celle de son enfant, se livra sans réserve au plus affreux désespoir.
         Valentine! fit-elle avec un cri de suprême douleur. Valentine! . . . . Morte, mon Dieu! . . . . mon enfant chérie . . . . le seul espoir de ma vieillesse. . . . . . .douce fleur qui répandait son parfum sur mes mauvais jours . . .. .Valentine, le seul gage de toute affection qui m’était resté . . . . te voilà endormie pour toujours, et pour la première fois, tu ne répondras pas à ma voix! . . . . . . O mon enfant voilà seize ans que je fais de ton regard ma vie, de ton sourire, ma joie, de ton soufflé mon âme . . . . et te voilà morte, froide, raide . . . . couvert d’un linceul! . . . . Valentine! . . . . Valentine! . . . .
         Et comme si ce cri eut tout brisé en elle, elle se pencha sur son enfant et lui donna un long baiser.
         Mon Dieu! vous me l’aviez donnée; vous me la reprenez, que votre volonté soit faite!. . . . . .reprit-elle d’une voix mourante, en s’agenouillant au pied du lit, et en courbant son front jusqu’à terre, Mais vous, mère sublime qui avez vu votre fils cloué sur la croix au calvaire, vous dont le cœur fut abreuvé de fiel, intercédez pour moi . . . . . Soutenez moi dans cette dure épreuve où mon âme est prête à succomber . . . . . . . . . . . . . . 
         Alors une fièvre ardente s’empara d’elle, et son corps tressaillait sous les attaques du frisson; ses yeux étaient noyés de larmes, son front était brûlant et les mots courant au hasard sur ses lèvres, tenaient du délire.
         Elle épuisa la langue des supplications les plus ardentes, ayant recours à tout ce que savait son cœur de tendre et connu de Valentine pour être celle qui la rendait à la vie, pour être la voix qui ressuscite la harpe d’or qui rappelle les morts du sépulcre.
         Enfin, elle se releva par un effort prodigieux, essaya quelques pas alourdis trébucha et serait tombée, si elle ne s’était retenue au lit de ses mains crispées. Epuisée alors par la lutte que sa volonté engageait contre sa douleur, elle tomba brisée comme un roseau foulé au pied.
         Beaufort et Lydia la relevèrent et la portèrent dans un assoupissement léthargique. 
         Lorsque tomba cette fièvre nerveuse qui suit l’excitation produite par la lutte, un abattement profond parut et resta sur le visage déjà ridé de Mme Duménil . . . . .

 

CHAPITRE VII

         Après la mort de Valentine, Beaufort parut absorbé; son front se pencha; ses joues ce creusèrent. Il fuyait le monde, gardant toujours un morne silence, et semblait écouter une voix intérieure. Il sentait un vide immense dans son cœur et voulait le remplir avec son désespoir.
         Il n’y a rien de plus triste, de plus décoloré que le calme qui succède à une grande passion. Il faut jeter un voile sur ces brisements de cœur, ils sont si profonds, si sombres que nul ne peut les sonder dans toute leur étendue dans toute leur amertume. C’est un sanctuaire bien sacré, bien auguste que la douleur . . . . .
         Beaufort consterné, anéanti par ce malheur immense, ne pouvait plus voir les lieux qui lui étaient si chers; il résolut de les fuir, et un matin, triste, mais plein de courage et de résolution, il vint faire ses adieux à Mme Duménil et à Lydia qui lui sourirent amèrement. En effet rien ne déchire le cœur comme de rester dans mêmes lieux où l’on a vécu avec des personnes aimées; tout ce qui vous entoure, tous les objets qui viennent s’offrir à vous, rendent plus sensible l’absence d’un cœur aimé.
         Il partit. Pendant deux ans, il visita toutes les contrées de la vieille Europe, en laissant à chaque étape quelque lambeau de sa tristesse. Cependant, se remettant peu à peu du choc violent qui l’avait frappée, il recommença par relever la tête, respira plus librement, et fut étonné lui-même de voir la vie se renouveler en lui. De jour en jour, sans y prendre garde, d’abord, puis après par habitude, il revint dans le monde, prit intérêt à ce qui se passait autour de lui et un jour . . . . il se trouva à l’Opéra.
         Est-il à blâmer? Les émotions violentes lorsqu’elles ne tuent pas subitement, s’absorbent d’elles- mêmes. 
         Beaufort avait été violemment frappé, il avait été violemment torturé et tellement malheureux enfin, qu’il sentait le besoin de s’étourdir pour faire diversion à la pensée incessante qui le minait intérieurement.
         Le délire passé, il reprit naturellement ses habitudes. Quelquefois, dans ses pérégrinations, il recevait une lettre de Lydia; cette lettre de l’amie de Valentine, tout était pleine de souvenirs, loin de lui rouvrir ses plaies à peine cicatrisées, lui était un baume bienfaisant et lui apportait toujours sinon du bonheur du moins une douce consolation.
         A la ville, tout était morne, tranquille comme au champ du repos éternel. 
         Dans la maison, Mme Duménil, vêtue de grand deuil, faible, digne, blanchie aux peines de sa perte et de ses souffrances, allait s’asseoir au tombeau de sa fille et promenait sur son front ridé ses mains amaigries; elle ne relevait plus ses yeux qui révélaient autrefois l’énergie de son âme; une pensée éternelle paraissait assiéger son esprit. Elle était toute à sa douleur. Lydia seule pouvait l’arracher à ses sombres réflexions par ce reflet de piété filiale et par la chaste douceur qui animait son gracieux visage.
         Après les premiers moments d’une juste douleur, elle sut modérer son affection, non que la blessure fut moins profonde, mais elle s’efforça de faire paraître un calme qui était loin de son âme, afin d’amener une diversion à la douleur de celle qui était avec elle. Oh! si l’on savait ce que coûte un sourire quand le cœur est brisé, et ce qu’il faut de courage pour cacher la douleur, on plaindrait ces personnes dévouées et courageuses qui peuvent parler raison à leur cœur. 
         Lydia ne se laissa pas abattre par le malheur, qui imprimait dans sa vie un cachet de deuil et de tristesse; son âme fortement trempée se raidit contre le chagrin; elle accepta avec courage la mission qui lui était donnée par le Providence. Désormais appelée à consoler l’existence de Mme Duménil, elle s’occupa de toute la force de son âme. Elle veillait autour de cette mère infortunée, comme auprès d’une convalescente que l’air salubre de la campagne doit rappeler à la vie. Elle lui faisait silence et repos. Sa pâleur et sa mélancolie demandaient les mêmes soins.
         Lydia n’avait jamais paru si belle, si dévouée, si affectueuse aux yeux de la mère martyre. Tantôt vive, presque joyeuse, elle la comblait de prévenances délicates, tantôt triste, mélancolique, elle lui rappelait Valentine, mais sa voix était si douce, si suave que la résignation lui allait au cœur, et elle bénissait la Providence qui lui avait envoyé, au milieu de ses tribulations sans nombre, cet ange consolateur.

CHAPITRE VIII.

         Deux ans après ces événements, le soleil, déjà assez élevé sur l’horizon, s’était complètement dégagé des brumes du matin et noyait ses scintillants rayons d’or dans les eaux du lac. Les barques des pêcheurs et les bateaux des baigneurs commençaient à quitter le rivage. Un bateau à vapeur se dessinait à l’horizon et s’approchait du warf en faisant bouillonner la vague sous ses roues. Il semblait régner là en souverain, insoucieux de sa faiblesse, comme toutes les puissances de ce monde, et s’occupait peu si le flot en se retirant, allait noyer quelque pauvre petite barque; il avançait toujours, laissant son large sillon dans les eaux et son capricieuse panache de fumée dans les airs.
         Ce jour-là, Lydia et Mme Duménil étaient assises dans ce même salon où Valentine s’était évanouie. Toutes deux étaient bien changées: la chevelure de Mme Duménil formait sur sa tête cette nappe argentée qui fait un diadème au front des vieillards. Elle avait perdu de son activité physique et acceptait les petits soins dont Lydia, avec son inaltérable patience, l’entourait, comme quelqu’un qui sent que la douleur bien plus que l’âge les a rendus nécessaire; mais le temps qui avait épargné le cœur, et l’expression de sa noble tête attestant, que là se trouvait un foyer d’indestructible amour.
         Lydia était devenue plus gracieuse encore. Chaque jour avait ajouté un charme de plus à sa beauté: ses grands yeux noirs étaient mélancoliques; ses traits avaient un peu pâli, sa démarche, si vive autrefois, était empreinte maintenant d’une ondulation plus douce, et quand elle parlait, sa voix était si mélodieuse que nul ne pouvait l’entendre sans être profondément ému.
         Elles étaient assises toutes deux dans le salon, disions-nous, Mme Duménil triste et pensive, et Lydia essayant pour la millième fois à la distraire, lorsque des pas précipités firent crier le sable de l’allée, et des exclamations de surprise se firent entendre en même temps dans le jardin.
         —C’est Beaufort, ô mon Dieu! . . . c’est lui! . . . . s’écria Lydia sans pouvoir retenir une violente émotion.
         En effet, c’était lui qui venait de descendre du bateau à vapeur et qui arrivait haletant. Dès qu’il entra, Lydia fut la première qui frappa ses regards, il courut à elle, l’enlaça de ses bras et l’embrassa avec toute l’effusion de son cœur. A cette étreinte passionnée, la première qu’elle reçut de lui, Lydia trembla comme la feuille d’automne sous les coups du mistral; elle tressaillit jusqu’au fond de son âme; Beaufort ne remarqua pas cette vive émotion tant il était ému lui même, et allant à Mme Duménil, il s’agenouilla devant elle en lui baisant les mains et en y laissant tomber en même temps une larme.
         —Mère, dit-il d’une voix mélancolique, j’étais parti pour oublier. . . . .pour soulager mon cœur trop endolori . . . . .Je reviens encore avec le souvenir . . . . . puis cachant son visage dans ses mains, il se mit à pleurer par sanglots comme un enfant.
         Lydia le releva et chercha à le calmer. A cette voix si chère, Beaufort tressaillit et se releva.
         Alors elles purent voir combine il était changé aussi. Les chagrins, sans altérer ses traits, y avaient laissé une trace de mélancolie. La solitude avait mûri son front et la couleur mate de son teint ajoutant un charme indescriptible à sa belle tête.
         Lydia le regardait et son sein se soulevait violemment. Une rougeur subite lui monta aux joues.
         Mme Duménil, vivement agitée, pleurait doucement.
         Beaufort n’était pas moins agité par tous les souvenirs qui se réveillaient en son cœur. C’était le même salon où il avait vu tant de fois Valentine joyeuse, heureuse de son amour, c’était la table où gisait la tapisserie inachevée, c’était le fauteuil inoccupé. Toute sa vie lui revenait à la mémoire, il se rappela cette nuit fatale où Valentine était tombée mourante dans ses bras et ce souvenir lui fut si cruel, si poignant, qu’il fut obligé de sortir pour cacher les larmes qui lui brûlaient les paupières.
         Il erra pendant quelque temps dans le jardin, comme un insensé, puis machinalement, poussé peut-être par l’habitude, il alla sous les treilles où naguère il s’asseyait heureux à côté de Valentine. Sa poitrine sifflante, convulsive, saccadée, se soulevait brusquement et secouait son corps tout entier. Enfin les larmes qui l’étouffaient ruisselèrent sur ses joues brûlantes. Il resta ainsi quelques instants plongé dans une grande stupeur, puis il sembla se clamer; sa respiration était plus douce, ses larmes moins amères.
         Là encore le souvenir lui revenait au cœur, mais plus tender, c’était bien le même treillis, il lui sembla entendre encore la voix enfantine de Valentine. Les senteurs qu’il respirait, la brise qui passait sur sa tête, les grappes de glycines qui tombaient autour de lui, le clapotement des eaux du lac, le chant des oiseaux, tout enfin la lui rappelait et l’illusion était si complète, qu’il releva la tête, étendit les mains en murmurant doucement . . . . Valentine,
Valentine. . . . 
         Une main saisit sa main étendue et la tint pendant un moment suspendue, puis la laissa tomber.
         Ce n’est pas Valentine, lui dit alors une voix suave comme une mélodie, c’est moi, moi qui vient vous arracher à vos douloureuses souvenances, moi qui viens vous dire:
         —Beaufort, il est encore pour vous de beaux jours dans la vie; à notre âge, on ne doit jamais désespérer ainsi. Dieu a mis cette douce consolation dans nos âmes, comme il a mis l’arc-en-ciel après l’orage.
         Beaufort se leva tout à fait à cette voix amie qui lui arrivait jusqu’au fond de son âme—la voix de la femme a été notée pour embaumer nos souffrances, la voix de la femme est un écho du ciel.
         —Oh! je vous remercie d’être venue; vous êtes bonne comme un ange, Lydia! dit-il en essuyant ses larmes.
         C’était Lydia en effet qui, inquiète, était venue au jardin et l’avait surpris abîmé dans sa rêverie. 
         —Vous voulez me rattacher à la vie, continua Beaufort, après un moment de silence, à quoi bon . . . . Tout est désenchantement pour moi . . . . Pourquoi ne suis je pas mort enfant . . . . j’aurais déjà joui de la vie et n’en aurais pas connu les regrets . . . .
         Tous deux se regardèrent alors, lui avec une résolution sombre, fatale, et elle avec un tendre intérêt.
         —Beaufort, reprit-elle enfin, je vous comprends, mais revenez à vous. Valentine vous crie: consolez vous et espérez . . . .
         Alors Beaufort vaincu, presque consolé par cette douce assurance que lui donnait Lydia s’en retourna avec elle auprès de Mme Duménil qui n’avait point quitté le salon.

CHAPITRE IX.

         Après les premiers épanchements passés, Beaufort, sans s’en apercevoir, reprit ses anciennes habitudes, il venait souvent à la ville.
         Mme Duménil, toujours plongé dans sa douleur, n’y portait aucune attention, elle ne voyait ni Lydia, ni Beaufort. Le souvenir de Valentine occupait toute sa pensée.
         Lydia semblait plus joyeuse, on la surprenait quelquefois à fredonner comme elle le faisait naguère. Le bonheur semblait renaître à la ville. Bientôt Beaufort fut toujours aux côtés de Lydia, il ne sortait plus, il paraissait n’avoir d’autre désir. Lydia voulait-elle une livre, une fleur, une musique, le lendemain, elle les trouvait sous sa main; voulait-elle sortir, ou aller en bateau sur le lac, il était là, toujours là, compagnon fidèle et patient. Il cherchait à deviner ou à prévoir ses moindres désirs. Ce n’était peut-être pas de l’amour, mais cela y ressemblait fort. Il voulait rester fidèle, disait-il au souvenir de sa fiancée morte et ne croyait jamais pouvoir ressentir d’autre amour. Mais. . . . . . . . . . . .
         Cependant leurs regards interceptés, leur cruel embarras, leur contrainte et leur inquiétude, lorsqu’ils se séparaient, frappèrent les quelques amis qui avaient continué leurs visites à la ville, ils donnèrent un nom à leur affection.
         Beaufort, quoiqu’il ne voulut pas approfondir lui-même le sentiment qui le poussait vers Lydia, quoiqu’il fit pour tenir le serment qu’il s’était fait à lui-même, aimait Lydia avec passion.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Mystères sacrés du cœur qui soudera jamais vos abîmes infinis? D’où naît l’affection? Comment vient-elle et comment s’enfuit-elle? Pourquoi tantôt l’amitié devient-elle amour, l’amour devient-il amitié? Pourquoi? . . . . Triste nature! . . . . . triste vie . . . .Aimer sans pouvoir s’en défendre et ne pas même savoir pourquoi l’on aime! ne pas même savoir quand son cœur se prend et s’affole, pourquoi son cœur se prend et s’affole ainsi.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Beaufort n’avait pas pu voir Lydia si belle, si gracieuse, sans ressentir de jour en jour pour la jeune fille une admiration extraordinaire.
         Chaque jour il s’étonnait de découvrir en elle une qualité nouvelle. Chacune de ses actions était inspirée par quelques vertus, et à mesure qu’il s’habituait à sa beauté, il lui trouvait des charmes divins. En effet, son dévouement, son air modeste et bon, un peu langoureux, ne lui rappelait plus la blonde Valentine. Lydia était à la fois enjouée et renfermée, pleine d’expansion et de réserve. Il sentait, en causant avec elle, qu’elle ne lui laisserait jamais lire jusqu’au fond de son âme, et cependant son cœur débordait d’affection et de tendresse.
         L’amour de Beaufort n’avait fait qu’augmenter à mesure que se fortifiait l’intimité entre lui et Lydia. Il résolut, emporté par la violence même de son amour, il résolut de lui révéler ses sentiments; mais le moment venu, il ne put articuler un mot. Il eut peur de l’air calme de Lydia. Il pensa qu’elle ne pouvait l’aimer. S’il lui parlait, elle l’écoutait avec une douce patience, mais elle affectait ne ne pas le regarder. Elle le traitait enfin comme un ami, et si Beaufort dépité s’avisait parfois de lui dire quelque mots couverts sur ce qu’il éprouvait pour elle, elle l’interrompait avec surprise comme si elle ne comprenait pas.
         Beaufort en arriva à se demander si réellement ce serait une chose heureuse pour lui d’aimer une jeune personne qui semblait ne vouloir lui accorder que la paisible affection d’une sœur. Il arrive à penser qu’elle aimait un autre peut-être et cette pensée lui faisait froid au cœur. 
         Un jour donc il se mit avec acharnement à lutter contre lui-même. Il pensait avec raison que c’était une sottise à lui de s’entêter à adorer une jeune fille qui probablement ne l’aimerait jamais, et n’ayant rien à lui reprocher, ni perfide encouragement de parole, ni un regard sans éprouver du ressentiment, mais avec un peu d’amertume il s’exerça péniblement à la détacher de sa pensée. Ce fut vainement, il ne put.
         Après quelques semaines de lutte, d’angoisses, d’espoir suivi de découragement, il s’avoua à lui-même qu’il était vaincu et qu’il aiment toujours, et que la seule ressource qui lui restait, pour étouffer sa passion, c’était de fuir celle qui, sans s’en douter, l’avait fait naître. Mais toute courageuse qu’était cette résolution, il ne put la prendre sans éprouver un déchirement de cœur. L’amour, en s’emparant de lui cette fois encore, l’avait comme la première fois, blessé profondément, et il se sentait d’autant plus malheureux que Lydia était plus belle à ses yeux.
         Cependant, il voulut, avant de partir, revoir ces lieux où autrefois il avait été si heureux. Le ciel était tout d’azur d’un bout de l’horizon à l’autre, la lumière était pure, claire, une odeur d’essences et de fleurs qui s’exhalait des orangers, des roses et des œillets passaient incessamment avec la brise fraîche, communiquant à l’âme une douce ivresse. Deux moqueurs chantaient leurs amours dans le feuillage épais et sombre des magnolias. Il y avait dans l’air une mollesse qui portait à la rêverie. Il semblait que toutes choses autour de lui conspirassent pour le combattre.
         Beaufort, moitié chagrin, moitié charmé, s’enfonça dans le treillis qu’il semblait affectionner et bientôt il resta absorbé dans une pénible pensée.
         Il était là depuis un quart d’heure à peine, lorsqu’une voix le fit tressaillir en le sortant de sa rêverie, il releva la tête, Lydia était devant lui.

CHAPITRE X.

         —Je vous ai deviné, Beaufort, lui dit-elle rapidement, vous souffrez quelques chagrins nouveaux et vous voulez nous quitter encore . . . .
         En voyant l’air sinistre du jeune homme, la pauvre enfant se sentit troublée de tristes pressentiments, et avec cet instinct pénétrant, cette merveilleuse perspicacité que possèdent les femmes, Lydia avait deviné que Beaufort voulait s’enfuir.
         Beaufort se leva, ne lui répondit pas et voulut sortir de treilles, mais elle l’arrêta.
         —Lydia, lui dit-il alors, il faut que je quitte ces lieux, vous l’avez deviné; tant de souvenirs sont venus se heurter dans mon cœur, qu’ils ont ouvert mes plaies mal cicatrisées. Je souffre . . . . mais que vous importe après tout, maintenant, que je reste ou que je parte? Tandis qu’il parlait ainsi, sa voix prenait un ton d’amertume. Que vous importe? . . . . .vous êtes heureuse, vous! . . . . votre cœur est froid à toute affection . . . Laissez moi passer! . . . . .
         Lydia le regarda étonnée.
         —Vous aussi, s’écria-t-elle enfin dans une explosion de douleur, vous me jugez comme le monde m’a jugée . . . . Parce que j’ai caché mes larmes, parce que je n’ai point laissé voir mes souffrances, parce que j’ai commandé à mon cœur de se taire . . . . vous n’avez pu croire que je n’en avais pas, et que je ne pouvais aimer.
         Beaufort eut un frisson, et Lydia eut voulu reprendre la parole prononcée, tant fut amère et soudaine l’expression d’amertume qui vint se peindre sur le visage du jeune homme.
         —Oh! Lydia! . . . .dit-il, les larmes dans la voix, je ne vous demandais pas cela . . . .Laissez-moi partir. . . . Je vous en prie! . . . .
         Oh mon Dieu! murmura-t-elle avec anxiété, il croit que j’aime un autre . . . . puis après un moment de silence, elle dit avec un accent plus ferme, restez, Beaufort, je vous en prie à mon tour, votre départ affligerait Mme Duménil.
         —Je ne le puis, reprit-il vivement en l’interrompant, je dois partir, il le faut, j’aime notre mère adoptive de toutes les forces de mon âme, vous le savez bien, et je venais la revoir encore une fois, puis quand je l’aurais vue, quand j’aurais dit adieu à tous ces lieux si chers à mon cœur, il sera temps de mourir.
         Beaufort se tut. Lydia restait immobile et la tête baissée. Beaufort attendait un mot de consolation ou de tendresse; ce mot, Lydia ne le prononçait point.
         —Maintenant, dit-il, en faisant un effort pour assurer sa voix, je vous ai revue; . . . .je vais voir ma mère adoptive à son tour, ma mère qui prie sans doute pour vous, pour que vous soyez heureuse. Adieu, Lydia . . . . je souhaite le bonheur à celui que vous aimerez, et je vous prie de ne pas me plaindre, car moi, désormais . . . je ne souffrirai pas longtemps.
         Il se pencha pour baiser la main de la jeune fille; mais elle le releva tout à coup. Alors il vit le beau visage de Lydia tout chargé de larmes.
         —Écoutez, chère Lydia, je sens que je dois vous faire de la peine. Vous étiez habituée à me voir tous les jours, et dans cette minute vous vous êtes attachée à moi comme une sœur à son frère, mon départ si précipité vous est donc pénible. Vous me verrez partir . . . .et demain qui sait si mon souvenir réveillait votre affection . . . .mais moi, Lydia, continua-t-il décidé cette fois à tout lui avouer, mais moi depuis huit ou dix mois que je suis de retour et que je vis pour ainsi dire sous le même toit que vous, il ne s’est point passé un jour, une heure sans que j’ai pensé à vous, je n’ai pu habiter auprès de vous sans distinguer les qualités qui font de vous une femme accomplie . . . . Je vous aime, Lydia! vous êtes tout pour moi, vous . . . . âme, vie, existence; Je vis en vous et je compterais les battements de mon cœur en mettant la main sur le vôtre. Oh! si vous m’aimiez comme je vous aime, vous seriez, tout à moi comme je suis tout à vous. Son regard était plein d’une telle passion qu’il apparaît une rougeur subite sur les joues de la jeune fille.
         Vous m’aimez, dit-elle enfin toute troublée, et ne pouvant pas ajouter un seul mot, tant son émotion était forte. Cependant, elle ne voulait as le laisser partir; elle hésitait à lui ouvrir son cœur dans lequel se livrait un pénible combat.
         Beaufort, remarquant le trouble dans lequel son aveu avait jeté Lydia, attendait dans la plus vive anxiété . . . . . . il allait, sans doute, parler encore, dans l’espoir de lui arracher son secret; mais elle le prévint. 
         Vous dites que vous m’aimez, Beaufort, continua-t-elle précipitamment, eh bien! je vous écoutais; si je consentais à unir ma destiné à la vôtre et que cette union nous rendit malheureux plus tard, dites, Beaufort, ne maudiriez vous pas cet instant fatal où tous deux, nous aurions pu conjurer le malheur qui pèserait sur nous?
         A ces mots, le jeune homme fit un mouvement, comme s’il allait répondre, mais il baissa la tête plus bas encore et ne dit rien.
         Comment vous n’avez pas compris, reprit-elle avec une sorte d’égarement, que j’avais un devoir cruel à remplir envers vous que . . . . j’aime et à qui cependant, je ne puis donner mon cœur, sans appeler sur votre avenir d’amers regrets.
         Beaufort était atterré.
         Ils restèrent tous deux abîmés dans leur émotion et dans leurs pensées, ils n’entendirent pas Mme Duménil qui était venue depuis un instant et qui les écoutait.
         Enfin, craignant de laisser échapper son secret, Lydia prit les mains de Beaufort et chercha à lui donner quelque consolation.
         —Écoutez bien, lui dit-elle d’une voix douce comme une prière; la situation dans laquelle nous nous trouvons placés tous deux est très grave. Si nous n’obéissons qu’à nos cœurs, je vous le répète, nous nous préparions des regrets pour toute notre vie. Faites comme moi, Beaufort, soyez fort pour suivre les conseils de la raison qui vous a déjà dit de me fuir . . . . . . Vous souffrirez, puis un jour viendra—je prierai le seigneur avec tant d’ardeur, qu’il m’exaucera—un jour viendra où plus heureux que moi, avec le temps vous parviendrez à m’oublier, et peut-être aussi, continua-t-elle douloureusement à répandre sur une autre l’affection que vous m’offrez aujourd’hui.
         —Jamais! Lydia, non, jamais, je ne pourrais vous oublier! Qui vous a aimée une fois ne peut vivre qu’avec vous . . . . . ou mourir, s’écria-t-il dans un paroxysme d’amour et de désespoir impossible à rendre.
         —Croyez-moi, mon ami, ne vous faites pas de chimères trompeuses reprit-elle; ayez un peu plus de courage, et nous nous épargnerons bien des remords. Pour moi, condamnée à n’aimer plus, je mènerai une existence désillusionnée, sans consolation, que le souvenir amer de mes espérances déçues. Croyez bien qu’il m’en coûte de lutter contre mon affection, d’étouffer mes pensées, et d’en arriver à sourire au milieu des supplices qui me broient le cœur. Ne m’accablez donc pas de votre douleur, je ne veux pas que vous souffriez par moi et pour moi. C’est assez de mes peines, n’y ajoutez pas les vôtres. Et si vous m’aimez, par pitié pour moi, pour vous même, soumettez-vous à la destinée. . . .Beaufort, partez . . . .fuyez-moi! . . . .
         —Vous fuir maintenant que je sais que vous m’aimez, vous fuir quand je vois le ciel s’entrouvrir pour moi . . . . mais qu’importe la souffrance . . . . . j’aimerais la vie avec vous, fut-elle en enfer . . . . mais sans vous que deviendrai-je? . . . . N’êtes vous pas l’âme de ma vie? . . . . .
         —Croyez moi, reprit-elle en l’interrompant, la voix pleine de larmes, évitez-moi. . . . .pitié . . . .partez!
         —Mais quel est le motif de votre répulsion? Pourquoi voulez-vous que je fuie! . . . . . Je vous aime Lydia avec toute la puissance de mon âme . . . .Je ne suis qu’un peu de poussière que vous soulevez en marchant, une ombre qui vous suit, une plante qui végète sous vous pied; Lydia, ne me repoussez pas! . . . . . . . .Oh! je vous aime! et mon cœur ne contient pas une parcelle de l’amour comme comprennent les autres hommes . . . .Vous ne me croyez pas . . . .Eh bien, examinez mon passé; quelle est l’heure qui m’a donné la foi ou l’espoir? . . . . . .Cependant j’ai persisté . . . . J’ai pleuré, mais j’ai bu mes larmes . . . . . En ce moment où vous voulez que je vous fuie, en ce moment où mes paroles, toutes brûlantes, n’éveillent point votre cœur, mon âme est pleine de vous . . . .Je vous aime, Lydia! sans vous, sans votre amour . . . . je ne puis vivre! . . . . . . . .
         Lydia était toute troublée; son cœur volait vers Beaufort. Un combat inouï, atroce, se livrait en son sein, enfin elle lui dit avec une voix éteinte:
         —Pauvre ami en vous parlant ainsi, j’y suis obligée pour ne pas vous laisser un espoir qui serait trop tôt démenti-- . . .Il est des secrets qu’on ne voudrait pas même confier à Dieu—Je vous aime, Beaufort, je vous le répète, mais un devoir impérieux m’oblige à m’éloigner de vous . . . à tout briser entre vous et moi!
         —Un devoir! fit Beaufort dans la plus grande stupeur.
         Un devoir! cria un voix vibrante, et Mme Duménil pâle, émue, les yeux brillants, apparut derrière eux.
         On n’a pas oublié qu’elle les écoutait depuis un instant.
         —Oui . . . . mon devoir . . . . Ni vous, ni moi n’avons le droit de nous engager irrévocablement . . . . Vos lois le défendent . . . . . et je ne consentirais jamais à unir ma destinée à la vôtre . . . . Tout ce que je demande au ciel, c’est qu’il vous donne le bonheur dont vous êtes digne; dussé-je en mourir de douleur . . . . . . . . je vous aime assez pour me sacrifier!
         —Et vous, ma mère, continua-t-elle en s’agenouillant, vous que j’ai toujours vénérée, pardon! . . . . . et sa voix était pleine de sanglots de honte et de douleurs . . . . Pardon! . . . . je voulais vous cacher ce secret que j’ai surpris par hasard . . . . Je sais tout . . . . .j’ai tout entendu de la confession que mon père vous fit à son lit de mort . . . . je voulus fuir . . . . mais mes forces me trahirent oh! pardon! . . . . et la pauvre enfant cachait sa noble figure dans ses mains tremblantes.
         —Malheureuse enfant s’écria Mme Duménil en la relevant et en l’attirant sur son sein; malheureuse enfant . . . .que tu as dû souffrir!
         La foudre éclatant dans un ciel sans nuage et tombant aux pieds de Beaufort lui eut causé une stupéfaction moins grande. Il sentait aux oscillations de sa pensée qu’il était prêt à perdre la raison. Il resta inerte, irrésolu; la secousse était si forte, . . . . . .la blessure si profonde qu’il croyait n’en pouvoir guérir jamais. 
         Plusieurs minutes se passèrent ainsi; enfin Mme Duménil les prit par la main et leur dit, comme si elle venait de prendre une grande résolution:
         ¾Venez, enfants; suivez-moi.
         Ils sortirent alors du treillis et un moment après, ils rentrèrent dans le salon, où Mme Duménil les laissa seuls, elle reparut Presque aussitôt tenant à la main un paquet froissé et cacheté de noir.
         Alors Beaufort tomba accablé sur une chaise placée près de lui et cacha son visage entre ses mains.
         Lydia, assise non loin de lui, était dans un tel abattement, qu’elle parut à peine entendre le retour de Mme Duménil;
         Mme Duménil, non moins émue, commença enfin en ces termes: il y a de cela environ dix-neuf ans. Je n’était pas encore marié. M. Arthur Duménil, cependant, avait demandé ma main. Jeune, beau et riche, il était recherché de la société où, par ses manières distinguées, il avait su conquérir la première place, aussi, mon frère ne lui refusa pas sa demande. Nous fûmes fiancés. A cette époque, toute la jeunesse louisianaise courait joyeusement aux armes. Les Etat-Unis avaient déclaré la guerre au Mexique. Arthur fut un des premiers à partir. Blessé dans l’affaire de Cerro Gordo, il revint ici, et dès qu’il fut convalescent, il pressa notre mariage.
         Cependant quelque jours auparavant, je le voyais triste, la tête inclinée, elle cherchait à cacher la rougeur de son front et les sanglots convulsifs qui l’étouffaient. Préoccupé, il semblait même anxieux. Cette tristesse m’étonnait je lui en demanda la cause, alors il me prit les mains et me dit avec un regard suppliant et avec une émotion indéfinissable:
         Vous êtes un ange, Ernestine, et je compte sur votre cœur. Je puis donc vous adresser une prière: Une amie, à son lit de mort, m’a confié sa fille, j’ai accepté ce legs de la tombe, maintenant, j’ose espérer, quand nous serons unis, que vous donnerez à cette enfant un peu de votre affection.
         Je ne lui promis et j’acceptai ce devoir nouveau pour moi avec un sentiment de douce pitié. J’aimais déjà sans la connaître cette petite déshéritée de tout amour maternel.
         Quelque temps donc, après notre mariage, et à ma prière, Duménil alla chercher la pauvre orpheline; je l’adoptai.
         J’ignorais le secret de ta naissance, et tu sais, chère enfant, comment je l’appris. Je n’entrerai pas dans tous les détails de la catastrophe qui vint te priver des caresses de ta mère infortunée, du reste ces lettres nous l’apprendront. Chère enfant, je vais rouvrir bien des plaies à peine cicatrisées dans ton cœur, sois courageuse; il me faut te réhabiliter à tes propres yeux; tu es une noble fille; tu as été sublime de dévouement et d’abnégation; tu as souffert sans jamais te plaindre, et tu as pleuré amèrement celui qui te fit orpheline, et comme ta malheureuse mère, tu lui as pardonné. Je ne puis m’empêcher de t’admirer et de te bénir!
         Lydia restait immobile et silencieuse, sa respiration devenait de plus en plus forte, ses traits se couvraient de la pâleur des tombeaux, son sang affluait à son cœur, elle avait un bourdonnement autour des temps.
         Enfin, Mme Duménil brisa le cachet fatal et retire de l’enveloppe une première lettre et en commença la lecture avec une intonation mal assurée. 

ARTHUR,

         Ne craignez pas de me lire: je ne viens pas me plaindre, je n’en ai pas le droit, mais il me sera permis, je crois, de vous exprimer toutes les angoisses de mon cœur.
         J’étais heureuse auprès de ma mère, douce créature que n’avait que moi pour toute affection. Je l’aimais de toute la puissance de mon âme, de tout ce qu’il y avait en moi de force et de vie; pour son cœur j’étais elle et pour mon cœur elle était moi. Ma vie s’écoulait heureuse et sereine comme un printemps entre elle et Dieu.
         Un jour, jour à jamais maudit, je passais près de vous, vous vous retournâtes pour me suivre du regard, je ne sais quelle attraction me fit retourner la tête aussi, je vis votre regard et je sentis tressaillir toutes les fibres de mon âme. Etait-ce pressentiment . . . . je ne sais . . . . mais j’eus peur et sans me rendre compte de mon action je hâtais le pas, je voulais vous fuir . . . . Vous me suivîtes.
         Eperdue, bouleversée, le sein palpitant de terreur, car il me semblait qu’un danger immense, incommensurable me menaçait, j’entrai dans une église, mes genoux fléchissaient sous mon émotion, je priai et je pleurai . . . . . Au bout d’une heure, je me levai un peu réconfortée . . . . j’allais sortir, --mon bon ange m’avait sons doute abandonnée—car vous étiez là encore. Vous vîtes le trouble dans lequel votre présence me jetait et vous me dîtes quelques mots que je ne pus entendre. Vous m’assuriez de votre respect et vous me demandiez pardon . . . .Je ne sus que vous répondre, et je m’en allai soulagée de sentir une distance entre vous et moi.
         J’espérai que vous oublierez la pauvre enfant qui avait attiré vos regards et que vous ne connaissiez point. Le lendemain, et les jours suivants je vous revis encore et dès lors, dès cet instant de ma vie, je vous aimai comme on n’aime pas sur la terre, je vous aimai comme aiment les anges dans les cieux. C’était ma destinée: --Je vous aimai et le serment que j’avais fait de n’avoir pas d’autre affection, mes lèvres seules ne l’avaient pas prononcé, je vous l’avais assuré avec mon sang . . . . je l’avais gravé au fond de mon cœur.
         Mais vous, qu’avez vous fait de l’amour de la pauvre enfant qui allait à vous l’innocence en son cœur. Qui a pu vous faire changer? Rien ne m’a échappé et je tremble par moment que les prévisions d’aujourd’hui ne deviennent des réalités demain.
         Arthur, je me le suis demandé dans mes nuits d’insomnie . . . . je n’ose approfondir l’abandon dans lequel vous me laissez . . . .Que vous ai je fait? . . . . . .
         Tour à tour, vous m’avez retiré toutes vos affections, tour à tour, vous avez repoussé mes caresses, eh bien, je ne m’en plains pas; mais revenez, Arthur, ne me faites pas maudire votre amour.
         Tenez, je vous écris toutes ces choses, et je suis persuadée que j’ai tort de les écrire. Si votre amour pour moi est le même, si je me suis trompée, ce doute vous offense, si je n’occupe plus la première place dans votre cœur, ces lignes ne me feront rien ressaisir de mon passé! . . . . Oh! mon passé . . .Arthur, rendez le moi . . . . .revenez à moi . . . .

Carmen Rillon

         Mme Duménil s’arrêta comme pour reprendre haleine; il y eut alors un silence profond dans ce salon où gémissaient tant de cœurs. C’était un de ces silences que Dieu seul entend pour y verser son esprit et sa miséricorde.
         Cependant, Mme Duménil fit un mouvement, prit une seconde lettre en tremblant, l’ouvrit et s’apprêtait à en commencer la lecture, lorsqu’elle fut interrompue par une exclamation de douleur et d’effroi que Lydia ne put retenir; elle était plus livide encore; elle se leva subitement et vint se jeter à ses genoux et à travers ses sanglots, elle s’écria en joignant les mains!
         —Grâce! Grâce! pour tant de honte! Oh! pour la mémoire de mon père que j’ai toujours vénéré, pour la sainteté de la tombe, ne lisez pas! ne continuez pas!
         Il est impossible de rendre l’impression d’angoisse qui parut sur le front de Beaufort qui resta pétrifié.
         —Je conçois ta douleurs, lui dit Mme Duménil. Cependant sois courageuse, chère enfant, dans cette dure épreuve. Écoute jusqu’au bout; il faut que Beaufort sache apprécier ce trésor de tendresse et d’amour que renferme ton cœur.
         Lydia s’efforça de répondre, mais l’altération de sa voix, étranglée au fond de sa gorge, décelait le choc intérieur qui venait de bouleverser sa sainte résignation.
         Enfin, après avoir calmé ce triste tumulte des peines de son enfant, Mme Duménil continua ainsi, en rouvrant la seconde lettre:
         "Maintenant je comprends votre lâche abandon. J’ignorais au commencement la cause de ma confusion, d’autres me l’ont apprise. Vous ne m’avez jamais aimé.
         J’ai vécu vite depuis quatre mois; mon intelligence s’est agrandie par mon malheur? j’ai tout su. Vous m’avez déshonorée . . . . J’ai voulu mourir . . . . on m’a engagée à vivre: j’ai obéi comme une enfant; mais quels tourments que ma vie! que de désespoirs! . . . . Avilie dans toute l’innocence de mon âme, ma main se glace, ma vue se détourne quand la main de ma mère m’effleure et quand son regard inquiet s’attache sur moi. Je n’ai que des remords à lui offrir en échange de son dévouement et des caresses.
         Ma position est fausse, elle est affreuse, car je ne l’ai pas méritée.
         Que pensera-t-on de moi?
         Arthur, me rendrez vous l’honneur que vous m’avez ravi? ô mon Dieu! non jamais! . . . . . . Le lâche préjugé qui régit votre société vous le défend . . . .on vous en ferait un crime . . . . car je ne suis, moi qu’une fille de sang mêlé . . . . . . et contre votre crime plus horrible encore, je n’ai aucun recours.
         Ainsi pour une faute dans laquelle vous m’avez entraînée, je fais le malheur de celle dont je chéris la vie, la bonté, la tendresse. 
         A la fin, elle s’apercevra de ce mystère de ma vie: c’est ma crainte; elle me chassera de son cœur . . . . elle maudira sa fille menteuse et perdue!
         Arthur, dans cette maison fatale, à cette heure où égarée par mon amour, je vous écoutais, vous m’avez volé dans l’ombre, sans hésitation, sans pitié ma réputation et mon honneur!
         Que vous avais-je fait? . . . . . Vous ne m’aimiez pas, pourquoi m’avoir hypocritement trompée? Pourquoi ne m’aviez vous pas laisser fuir? . . . . J’étais une enfant, disiez vous, quand je voulais me défendre, vos lèvres sur les miennes en feu . . . .Oh! je ne l’oublierai jamais! . . . . Vous me teniez les mains, vous trembliez, vous soupiriez, vous frémissiez et moi, j’étais folle, je ne savais rien . . . . oui, ma raison n’y était pour rien . . . . votre enivrement me gagnait . . . . . . Arthur, vous avez été bien infâmé! . . . . . . .
         Après, mon Dieu! j’étais horriblement pâle . . . . je ne pouvais plus vous regarder sans me sentir mourir de honte . . . . vous me faisiez horreur . . . . La lumière s’était faite en moi . . . . Je comprenais . . . . Oh! malédiction sur vous! . . . . Je ne vous pardonnerai jamais!
         Maintenant s’il me fallait, pour réparer ma faute, traverser une plaine de feu, je le ferais, mais hélas! s’en est fait de moi! Le mal est consommé, il ne m’a pas épargnée. La pâleur, le changement de mes traits ont levé tous les doutes . . . . Je vais être mère . . . .Je ne vous dirai pas toutes mes tortures . . . . Que vous importe? . . . . Et pour mettre le comble à mon supplice, ma mère mourante m’a maudite et m’a chassée . . . . Que sa malédiction retombe sur vous!

C.R.

         Beaufort avait écouté, avec des tressaillements douloureux, cette lettre pleine de lamentables misères. Son âme généreuse se révoltait contre cette odieuse lâcheté, contre cet outrage fait à l’innocence, à la justice et à la divinité.
         La situation de Lydia était plus difficile, elle sentait le souffle lui échapper, un malaise insurmontable lui pesait sur sa poitrine haletante et des larmes silencieuses roulaient sur sa figure.
         Ma pauvre mère, murmura-t-elle!
         Mme Duménil en voyant cette prostration de son enfant, n’osait plus continuer, enfin après quelques hésitations, elle déplia la troisième lettre.
         C’est la dernière, dit-elle, courage donc, ma fille: Les anges te regardent et te tiendront compte de tes larmes. La voici:
         « Je vous ai appelé, vous n’êtes point venu . . . . je vous écris maintenant pour la dernière fois, et c’est dans mon lit de douleur où je souffre seule, délaissée de tout ce qui m’était cher.
         Une sombre terreur s’empare de moi en ce moment suprême; et cependant je souffre avec délice . . . .Mes maux vont finir . . . . je me traîne aux pieds de la mort . . . . Oh! grâces vous soient rendues, mon dieu! qui abrégez enfin mes tortures! . . . . Dans un moment, . . mon enfant verra le jour . . . . mais elle ne connaîtra pas sa mère—la maternité est chose sacrée et divine. Dieu n’a pas voulu que j’en connusse les joies . . . . il accorde cette douce consolation à la femme pure . . . . et je ne suis moi, qu’une fille perdue! . . . . . . .Seigneur! J’accepte votre décret avec résignation! . . . . . .
         Dans un moment, je ne serai plus, Arthur, encore une prière, et ce sera la dernière, n’abandonnez pas cet enfant comme vous avez abandonné la mère. . . . je vous le demande au nom de ce que vous avez de plus cher, au nom de celle qui m’a remplacée dans votre cœur.
         J’emporte avec moi la honte que vous avez versée sur ma vie . . . . un jour Dieu vous en demandera compte! . . . . Adieu! je meurs vaincue par le malheur et par le présentement d’un avenir de misères et de souffrances . . . . Adieu!, Arthur, si la femme dont vous avez brisé l’existence vous a maudit, la mère, en apprenant que vous avez adopté son enfant, du fond de la tombe vous bénirait encore! Adieu! pour toujours.»

C.R.

         Dès que Duménil reçut cette lettre fatale, il courut pour tâcher de réparer la faute qu’il avait commise; mais il était trop tard! la mort tenait déjà sa victime; cependant au bruit des pas de Duménil, une angoisse indescriptible se répandit sur tous les traits de l’agonisante, ses paupières qui commençaient déjà à se déprimer, tressaillirent et se levèrent légèrement, pour donner passage à des larmes qui coulèrent lentement et semblèrent se figer au contact de ses joues déjà glacées, elle fit un effort et murmura, en désignait son enfant du regard:
         Adieu et merci!
         Elle avait pardonné; car dans les transes inouïes, dans les larmes de sang, partout, Dieu a mis le pardon.
         Alors cette âme flétrie qui avait flotté indécise jusqu’à l’arrivée de Duménil au dessus de la limite qui sépare la vie céleste de l’humanité, ne tarda pas à dépasser la ligne et s’envola pour toujours dans les sphères inconnues.
         Un moment après, Duménil sortit le cœur navré de cette maison où s’était passé ce lugubre drame en emportant entre ses bras une enfant qu’il n’osait embrasser . . . . et cette enfant, c’était toi, Lydia acheva-t-elle avec une voix altérée.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
         Lydia ne disait rien, elle était trop accablée; toujours aux genoux de Mme Duménil, elle cachait son front dans son sein; quelquefois de légers soubresauts de ses épaules faisaient supposer qu’elle pleurait, et qu’elle tachait de comprimer ses sanglots.
         Quant à Beaufort, nulle langue humaine n’aurait pu rendre la plaintive et douloureuse torpeur avec laquelle il regardait Lydia.
         Il y eut alors un lugubre et profond silence. On pouvait entendre les chocs violents de ces trios cœurs qui palpitaient sous l’étreinte de leur douleur.
         Enfin Lydia, dit d’une voix brisée:
         —Ai-je assez souffert, mon Dieu? Le calice est-il épuisé jusqu’à la lie?
         Comme si ces paroles eussent réveillé Beaufort, il s’élança vers la pauvre jeune fille et lui dit avec une intonation impossible à rendre:
         —Oui, vous avez assez souffert . . . . chère Lydia, mais votre destinée n’est pas de toujours gémir . . . . Écoutez moi. Au nom de ce que notre cœur vénère le plus au monde, au nom de votre mère, au nom de vos douleurs même, pour réparer le crime odieux de mon père adoptif, qui m’approuvé dans sa tombe, Lydia, je vous en conjure encore, accordez-moi votre main. Laissez-moi vous consacrer le reste de mes jours pour vous faire oublier vos cruelles souffrances. A vous le bonheur! à moi l’expiation!
         Lydia tressaillit dans tout son être, elle se retourna vers celui qui lui donnait cette marque d’amour. Elle tremblait et n’osait pas répondre, enfin après un violent combat qu’elle semblait livrer à son cœur, elle répondit d’une voix éteinte:
         —Je ne puis accepter ce bonheur que vous m’offrez . . . . il n’est point fait pour moi . . . . Je vous afflige sans doute, mais pour votre avenir . . . .
         —Lydia, interrompit-il avec tant de prière dans la voix que Mme Duménil en fut bouleversée elle même, Lydia, je vous aime et vous aimerai malgré vous. Je vous entourerai de tant d’adorations, de tant de respects qu’il faudra bien que vous vous laissiez fléchir . . . . et je vous élèverai si haut dans mon amour que nul ne pourra vous voir sans vous adorer et vous connaître sans vous bénir!
         Il s’écoula quelques instants avant qu’aucun des trios ne rompit le silence, enfin Mme Duménil relevant la tête de Lydia, lui donna sur le front un long et tender baiser.
         —Chère enfant, lui dit-elle, la mort de Valentine m’a porté un coup cruel, je ne veux rien exagérer, tes soins si excellents, si pieux ont soulagé un peu ma pénible existence, mais s’il me fallait, vois tu, te quitter pour toujours avant de t’établir, ce serait trop affreux pour moi! Voilà pourquoi, je m’attachais à l’espoir de te voir répondre à l’amour de Beaufort, je voyais son affection pour toi avec joie, car à défaut de moi, tu aurais eu quelqu’un pour te protéger, pour assurer ton avenir, et acheva-t-elle en la couvrant de baisers: Va fille adorée, aux cœurs bons et sincères, Dieu réserve le bonheur. 
         A ces consolantes paroles de sa mère, Lydia eut un sourire indéfinissable, un sourire que fut comme ces éclaircies de nuages par lesquelles, après la tempête, on croit voir le paradis s’ouvrir.
         Beaufort, bouleversé, éperdu, fou d’espoir, tomba à son tour aux genoux de Mme Duménil en prenant les mains de Lydia dans les siennes qui tremblaient comme la feuille sous le souffle de l’ouragan.
         Mme Duménil leur dit avec douceur:
         —Soyez heureux, mes chers enfants, du haut de ciel Carmen sourit à votre amour et vous bénit, ajouta-t-elle en étendant les mains sur leur tête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

EPILOGUE

 Trois mois après.

         Le passage des heures avait changé l’aspect de la campagne, mais n’en avait pas diminué le rayonnement; à l’état magnifique du jour succédaient les langueurs irritantes de la nuit; les étoiles semblaient remplir les horizons silencieux de clartés plus limpides, comme les brises chaudes de la jeune saison remplissaient les bois de plus de caresses. La création s’imposait à l’homme et lui communiquait sa fièvre. Le ciel avait tous les tons lumineux et les splendeurs. Les bougeons, animés d’une vie intense, couvraient les noirs rameaux d’une verdure jeune et frissonnante, l’air chaud hâtait le réveil de l’été, la sève qui bouillonnait sous l’écorce, tout chantait, tout bourdonnait, tout frémissait, l’insecte, le rameau, l’oiseau, la fleur; c’était dans l’espace comme un ruissellement de vie, sur la terre un épanouissement, le lac, lui-même, semblait caresser amoureusement le rivage, on respirait des senteurs enivrantes, on se baignait dans la lumière, une atmosphère pénétrante vous envahissait de toutes les choses extérieures une exubérance de force qui montait du cœur au cerveau. Toute la création criait: Amour! amour!
         Dans la villa, dans une chambre mystérieusement éclairée, Beaufort et Lydia, que Mme Duménil venait de quitter, murmurait comme un écho: Amour! amour!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
         Mme Duménil, restée, seule, s’enveloppa d’une mantille et se dirigea vers le cimetière; arrivée à la tombe de Valentine, elle se prosterna et dit d’une voix saccadée:
          Seigneur! nous devons adorer vos décrets suprêmes.
          A Carmen, trahie dans ses plus saintes affection, vous avez envoyé l’ange de la dernière heure pour abréger son agonie.
          A Beaufort et à Lydia, après de cruelles épreuves, vous donnez une existence pleine d’amour et de promesse.
          A moi, Seigneur, je le sens au froid que envahit mon cœur et qui pénètre dans mon sang, à moi vous donnez consolation et espérance . . . . . Valentine, attends-moi, je viens . . .
          Rachel pleura sur la montagne, mais comme Rachel aussi, la pauvre mère ne voulut pas être consolée, bientôt elle s’en alla vers les célestes demeures, emportant son amour avec elle. 

Leila D . . . . T. 

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