L'Héroïsme de Poucha-Houmma

Tragédie

Leblanc de Villeneufve

Acte Premier

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Scène I.

Poucha-Houmma,Tchilita-Bé, Le Peuple

Poucha-Houmma

Augustes descendants d’un peuple sans pareil, 
Très illustres enfans des enfans du Soleil 
Voici enfin le jour, où la saison prospère 
Va payer vos travaux d’un précieux salaire: 
Ce jour, vous le savez, jadis par nos ayeux, 
Fut toujours mis au rang des jours les plus heureux. 
Je n’ai jamais manqué d’en célébrer la fête, 
Depuis soixante hivers écoulés sur ma tête. 
Que vos coeurs satisfaits s’expriment par vos chants; 
La terre, sous vos yeux, a placé ses présens : 
A notre bienfaiteur offrez-en les prémices. 
Puisse-t-il agréer vos pieux sacrifices! 
Pour moi, triste jouet d’un sort le plus cruel, 
Je ne puis présider à l’acte solennel. 
L’ancien de nos vieillards pourra prendre ma place, 
Je dois me retirer, je le demande en grâce. 
     (À part.) Malheureux que je suis, un rêve me confond!… 

Tchilita-Bé

Mon frère, quel souci subjugue ta raison?
J’ai vu couler tes pleurs longtemps avant l’aurore; 
Le Soleil a paru, tes pleurs coulaient encore.
Quel motif en ce jour allarme ton grand coeur?

Poucha-Houmma

Ne m’interroge pas, respecte ma douleur.

Tchilita-Bé

Quoi! je ne puis savoir l’objet de tes allarmes?… 
De tes yeux, à regret, je vois couler des larmes;
Tu ne nous montres plus qu’un courage abattu.
O mon frère, mon chef, que devient ta vertu?
Qu’a dit ton MANITOU dont ta douleur s’irrite?
Parle, ne cache rien du trouble qui t’agite. 

Poucha-Houmma

Son farouche regard met mon coeur aux abois.
Je l’interroge en vain, il est sourd à ma voix:
Et cet oiseau, dont l’oeil veille sur cette terre,
Sombre, silencieux, se complaît à se taire.

Tchilita-Bé

Ce présage, jadis, eut paru malheureux;
Mais instruits par le tems, ouvrons enfin les yeux.
De ces mortels nouveaux, adoptés par nos pères,
Des Français, en un mot, empruntons les lumières.
Un calumet en main les trouva-t-on jamais
Consultant un oiseau sur la guerre ou la paix?
Et d’un signe trompeur, saisissant l’apparence,
Sonder de l’avenir la profondeur immense?
Je vois avec regret où te conduit l’erreur;
Je t’aime, tu le sais, je vais t’ouvrir mon coeur.
Heureux, si je pouvais, au gré de mon envie,
Bannir de ton esprit le poison de ta vie,
L’absurde préjugé, la superstition,
Qui fascinent tes yeux et troublent ta raison.
Il faut te l’avouer sans que ton coeur se blesse,
Je rougis en secret de toute ta faiblesse;
Le mensonge, l’erreur, font, hélas! ton tourment:
De la crainte à l’espoir, tu passes à l’instant;
Et l’aigle inanimé dont tu fais ton idole,
Ou t’afflige soudain, ou soudain te console.
Ah! mon frère, sois sûr qu’ici-bas il n’est rien
Qui nous puisse annoncer ou le mal ou le bien:
Du moment qui nous luit jouissons sans allarmes:
L’avenir contre nous n’a que de faibles armes.
L’homme dans un instant peut se soustraire au sort,
Et le malheur n’a lieu que quand on craint la mort.

Poucha-Houmma

Hoummas, retirez-vous…Au gré de votre envie,
Voyez si tout est prêt pour la cérémonie.

Scène II.

Poucha-Houmma, Tchilita-Bé

Poucha-Houmma

Tu blâmes, sans motif, l’excès de ma douleur:
Connais donc l’affreux trait qui déchire mon coeur;
Je le sens, il le faut, du coup qui nous menace
Je dois parler enfin, ma constance se lasse;
Mais ne te flatte point que, prompte à m’alarmer,
D’une vaine terreur je me laisse opprimer.
Du trouble où tu me vois qui pourrait se défendre?
Mon frère, sans frémir, pourras-tu bien m’entendre?

Tchilita-Bé

Tu me connaîtrais mal, si tu pouvais penser
Qu’il fût quelque péril qui pût m’intimider.
Contre les coups du sort mon âme est affermie;
Je peux braver la mort, je méprise la vie;
Heureux, si ce malheur qui te glace d’effroi,
Epargne mon pays et n’accable que moi.
Parle sans différer, tu pourras me surprendre;
Mais du moins sans frémir,je saurai bien t’entendre.

Poucha-Houmma

Ta farouche vertu te fait illusion.

Tchilita-Bé

Ton Manitou, sans cesse, égare ta raison.

Poucha-Houmma

Je connais ton erreur, elle va disparaître.
Apprends, mon frère, enfin, apprends à me connaître.
Depuis quarante hivers, intrerprête des Dieux,
Je commande en leurs noms et gouverne ces lieux.
Ministre respecté de nos sombres mystères,
Mon pouvoir est le fruit du culte de nos pères:
Mais ne t’y trompe point, mon esprit combattu
De la nécessité se fit une vertu.
Je connais tout le faux de ce culte frivole,
Et méprise en secret et le culte et l’idole.
Tu parais interdit…Je vois ton embarras…

Tchilita-Bé

J’ai lieu d’être surpris, je ne m’en défends pas.
Ta conduite toujours démentit ce langage:
Pourquoi désavouer l’objet de ton hommage?

Poucha-Houmma

Tu sauras mon secret, je vais le dévoiler.
Je n’ai rien maintenant à te dissimuler.
Le vulgaire, toujours de nouveautés avide,
Vers le bien constamment a besoin qu’on le guide.
À ses yeux, avec soin, il faut en imposer;
Ce n’est qu’en le trompant qu’on le peut maîtriser.
Né superstitieux, il reste dans l’enfance;
Son bonheur, cependant, tient à son ignorance.
S’il s’éclaire jamais il devient furieux,
Il outrage les lois, il renverse ses Dieux.
Il faut donc subjuguer sa raison vacillante;
Lui faire révérer le frein qu’on lui présente:
Offusquer son esprit, lui tracer son devoir;
En le faisant trembler, soutenir son espoir;
À ses sens engourdis présenter le prestige,
De son illusion propager le vertige;
Dans son aveuglement toujours l’entretenir,
Et flatter ses penchans pour mieux l’assujettir.

Tchilita-Bé

Ce discours, en effet, a lieu de me surprendre;
Mais, ai-je bien compris ce que je viens d’entendre?
Si ton esprit enfin a reconnu l’erreur,
Quel augure aujourd’hui peut affliger ton coeur?

Poucha-Houmma

Je rougis à tes yeux de ma faiblesse extrême.
Malheureux Cala-Bé, fils coupable que j’aime!…
À peine je goûtais les douceurs du sommeil…
O nuit! affreuse nuit…O plus affreux réveil!
Pourquoi faut-il, hélas! que ma faible paupière
Puisse s’ouvrir encore… O fatale lumière,
À ce jour désastreux, ce jour si redouté,
Refuse, s’il se peut, ta funeste clarté.

Tchilita-Bé

Tu doutes de mon coeur…Me crois-tu sans courage?
Je ne te conçois pas, et ta douleur m’outrage;
Par des mots ambigus, cesse de m’affliger,
De mon zèle surtout, apprends à mieux juger.
Que je sache du moins ce qu’il faut que je fasse;
Compte sur tout mon sang, compte sur mon audace.

Poucha-Houmma

O rêve trop affreux, avec juste raison
Tu répands sur mon coeur le plus cruel poison.

Tchilita-Bé

Ah! je respire enfin, et contre mon attente,
Je n’en puis plus douter, un rêve t’épouvante;
De tous tes longs discours voilà le résultat;
Une simple vapeur a changé ton état:
Ton bonheur dépendait d’une vaine chimère,
Tu rêves, c’est assez, tu maudis la lumière;
De tes gémissemens le temple retentit.
L’allarme se répand, et ton frère rougit.

Poucha-Houmma

Augmente, s’il se peut, le tourment que j’endure;
Renonce à l’amitié, repousse la nature;
Triomphe de mes maux, ajoute à mon malheur,
Dégrade mes vieux ans, déchire-moi le coeur.
Insensible, cruel, il n’est rien qui te touche;
Le reproche, le fiel sont toujours dans ta bouche;
Et je ne trouve en toi, dans l’état où je suis,
Qu’un censeur obstiné qui comble mes ennuis.

Tchilita-Bé

Dans ce fâcheux instant où ton âme abattue,
Se plaît à s’enivrer du poison qui la tue,
D’un frère, d’un ami qui t’aime tendrement,
Tu ne saurais juger avantageusement.
J’ai voulu rappeler ta raison qui s’égare,
Je suis un indiscret, un tyran, un barbare;
Mon zèle méconnu ne paraît à tes yeux,
Que des soins criminels qui te sont odieux.
Je trahis mon devoir, les droits de la nature,
Et ne suis plus enfin qu’un insigne parjure.

Poucha-Houmma

Ai-je bien entendu? Quel affreux jour me luit!…
Quoi! j’ai pu t’outrager? Quelle horreur me poursuit?…
Pardonne, s’il se peut, excuse ma faiblesse:
Le malheur à l’excès est pire que l’ivresse.
Dans l’état où je suis, ne m’abandonne pas.
Mon frère, mon ami, reçois-moi dans tes bras.

Il se jette dans les bras de son frère, qui le serre contre sa poitrine avec attendrissement, et laisse échapper quelques larmes.

Tchilita-Bé

Placé contre mon coeur, juge s’il te pardonne!…
Instant délicieux, quel trouble t’environne!…
Mon frère dans mes bras, mon frère malheureux!
Achève, sort cruel, ou comble donc mes voeux.
Fais rejaillir sur moi l’effet de ta puissance,
J’ose te défier, éprouve ma constance.
Et toi, qui le premier, as vu couler mes pleurs,
Si j’ai pu partager tes cuisantes douleurs,
Que j’apprenne du moins le motif qui t’accable,
Ce présage cruel, ce rêve détestable;
Parle sans différer, dévoile ce secret.

Poucha-Houmma

Tu le veux, je le dois, tu seras satisfait.
De mes vives douleurs tu connaîtras la source.
Hier, quand le Soleil allait finir sa course,
Que l’éclat presque éteint de son feu rayonnant,
D’une pâle clarté couronnait l’Occident,
Je contemplais d’ici sa mourante lumière,
Quand le sommeil, hélas! vint fermer ma paupière.
Alors, il m’en souvient…O cruel souvenir,
La terre, sous mes pas, me parut s’entrouvrir;
Un abyme aussitôt, à mes yeux se présente;
Une vapeur, soudain, infecte, dégoutante,
Tourbillonne dans l’air, et lance près de moi,
Un cadavre sanglant qui me glace d’effroi.
Je voulus m’éloigner; lorsque sa voix plaintive,
Vint frapper par ces mots mon oreille attentive:
"Malheureux, où vas-tu? je ne veux qu’un regard,
Examine ce flanc, vois ces coups de poignard:
De ton fils Cala-Bé, voilà le digne ouvrage!
Je suis Ittela-Ia, victime de sa rage.
Le traître me surprit…. Sa barbare fureur,
Par des coups redoublés atteignit à mon coeur;
Tu sais qu’en ce climat, un arrêt immuable,
Veut qu’on venge le sang par le sang du coupable.
A demain, c’est assez, ce jour trop attendu,
Na se passera point qu’il n’en soit répandu."
De ses faibles liens, ma languissante vie,
Semblait se dégager d’horreur anéantie,
Le cadavre à mes yeux, à la fin s’engloutit,
Et mon affreux sommeil heureusement finit…

Tchilita-Bé

Ce songe plein d’horreur, ce sinistre présage,
De tes perplexités peut bien être l’ouvrage;
Depuis que Cala-Bé s’est rendu criminel,
Le repos s’est enfui de ton coeur paternel:
La lumière à tes yeux a perdu tous ses charmes;
Chaque jour, chaque instant redoublent tes allures,
Et la nuit ton esprit prévenu sans retour,
A pû te retracer les souvenirs du jour.

Poucha-Houmma

En vain ton amitié, qui m’est si nécessaire,
Veut verser sur mes maux un baume salutaire.
Un noir pressentiment trop gravé dans mon coeur,
De tes soins généreux, repousse la douceur.

Tchilita-Bé

Eh bien! au sentiment qui t’agite sans cesse,
Puisque tu dois céder, cède au moins sans faiblesse,
Et de ce jour qui luit, quelle que soit la fin,
Ose l’envisager avec un front serein;
Mais je ne prévois pas que dans cette journée,
Le malheur que tu crains trouble ta destinée:
Cala-Bé par tes soins, échappant aux Tchactas,
Se trouve en ce moment, chez les Attac-Apas.
Je sais que de leur chef, de Panchi ton intime,
Il a gagné le coeur et mérité l’estime;
Qu’il est vu de bon oeil, chez cette nation,
Et qu’on parle déjà de son adoption.
On dit plus: que reçu dans sa propre famille,
En secret ton ami lui destine sa fille.

Poucha-Houmma

Je le sais; mais je le crains…Tu n’eus jamais d’enfans,
Tu ne peux concevoir le trouble de mes sens.

Scène III

 Poucha-Houmma, Tchilita-Bé, Un Guerrier

Le Guerrier

Je viens te prévenir, que plein d’impatience,
Au Temple, en ce moment, le peuple te devance.
Qu’on le voit pénétré de respect et d’amour,
Pour l’astre paternel qui nous donna le jour.
Je dois te dire aussi, qu’à très peu de distance,
Un canot vers ces bords diligemment s’avance:
Qu’il a fait par trois fois le signal des amis,
Et que déjà plusieurs ont reconnu ton fils.

Poucha-Houmma

Que dis-tu?…Cala-Bé…

Le Guerrier

          C’est Cala-Bé lui-même,
Et chacun à le voir prend un plaisir extrême

Poucha-Houmma

O coup inattendu!… trop funeste moment!
Il était donc fondé ce noir pressentiment.

(Il porte la main sur son front, paraît méditer un instant et dit ensuite au guerrier.)

Il suffit…laisse-moi…Je n’ai rien à te dire.
Mon fils est dans ces lieux!… À peine je respire.

Scene IV

Poucha-Houmma, Tchilita-Bé

Poucha-Houmma

Qui pourrait définir ces sentiments secrets,
Qui du sort quelquefois décèlent les décrets.
Et qui nous dévoilant nos tristes destinées,
Anticipent nos maux sur le cours des années?
Mon frère, tu le vois, le ciel dans son courroux,
Me ramène ce fils qu’on croyait loin de nous.
De mon rêve déjà je reconnais la trace.

Tchilita-Bé

Je ne puis à cela voir la moindre disgrâce.
Ton fils qui vient te voir bientôt repartira.
Et s’il faut dès demain il s’en retournera.
Mais sortons un instant; nous le verrons ensuite;
Tu dois lui dérober le trouble qui t’agite.

Poucha-Houmma

Ah! sans doute il le faut; mais comment le cacher, 
Ce trouble que mon coeur ne saurait maîtriser. 

FIN DU PREMIER ACTE.


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