Les Chants de Maldoror

Comte de Lautréamont
(1846-1870)

Chant II (extrait)

          Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la trouver. Je fouillais tous les recoins de la terre  ma persévérance était inutile. Cependant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait quelqu’un qui approuvât mon caractère  il fallait quelqu’un qui eû t les mêmes idées que moi. C’était le matin  le soleil se leva à  l’horizon, dans toute sa magnificence, et voilà  qu’à  mes yeux se lève aussi un jeune homme, dont la présence engendrait les fleurs sur son passage. Il s’approcha de moi, et, me tendant la main  : " Je suis venu vers toi, toi, qui me cherches. Bénissons ce jour heureux."  Mais, moi  : " Va-t’en  je ne t’ai pas appelé  : je n’ai pas besoin de ton amitié..."  C’était le soir  la nuit commenç ait à  étendre la noirceur de son voile sur la nature. Une belle femme, que je ne faisais que distinguer, étendait aussi sur moi son influence enchanteresse, et me regardait avec compassion  cependant, elle n’osait me parler. Je dis  : " Approche-toi de moi, afin que je distingue nettement les traits de ton visage  car, la lumière des étoiles n’est pas assez forte, pour les éclairer à  cette distance."  Alors, avec une démarche modeste, et les yeux baissés, elle foula l’herbe du gazon, en se dirigeant de mon cô té. Dès que je la vis  : " Je vois que la bonté et la justice ont fait résidence dans ton cœur  : nous ne pourrions pas vivre ensemble. Maintenant, tu admires ma beauté, qui bouleversé plus d’une  mais, tô t ou tard, tu te repentirais de m’avoir consacré ton amour  car, tu ne connais pas mon âme. Non que je te sois jamais infidèle  : celle qui se livre à  moi avec tant d’abandon et de confiance, avec autant de confiance et d’abandon, je me livre à  elle  mais, mets-le dans ta tête, pour ne jamais l’oublier  : les loups et les agneaux ne se regardent pas avec des yeux doux."  Que me fallait-il donc, à  moi, qui rejetais, avec tant de dégoû t, ce qu’il y avait de plus beau dans l’humanité& nbsp   ! ce qu’il me fallait, je n’aurais pas su le dire. Je n’étais pas encore habitué à  me rendre un compte rigoureux des phénomènes de mon esprit, au moyen des méthodes que recommande la philosophie. Un navire venait de mettre toutes voiles pour s’éloigner de ce parage  : un point imperceptible venait de paraî tre à  l’horizon, et s’approchait peu à  peu, poussé par la rafale, en grandissant avec rapidité. La tempête allait commencer ses attaques, et déjà  le ciel s’obscurcissait, en devenant d’un noir presque aussi hideux que le cœur de l’homme. Le navire, qui était un grand vaisseau de guerre, venait de jeter toutes ses ancres, pour ne pas être balayé sur les rochers de la cô te. Le vent sifflait avec fureur des quatre points cardinaux, et mettait les voiles en charpie. Les coups de tonnerre éclataient au milieu des éclairs, et ne pouvaient surpasser le bruit des lamentations qui s’entendaient sur la maison sans bases, sépulcre mouvant. Le roulis de ces masses aqueuses n’était pas parvenu à  rompre les chaî nes des ancres  mais, leurs secousses avaient entr’ouvert une voie d’eau, sur les flancs du navire. Brèche énorme  car, les pompes ne suffisent pas à  rejeter les paquets d’eau salée qui viennent, en écumant, s’abattre sur le pont, comme des montagnes. Les navire en détresse tire des coups de canon d’alarme  mais, il sombre avec lenteur... avec majesté. Celui qui n’a pas vu un vaisseau sombrer au milieu de l’ouragan, de l’intermittence des éclairs et de l’obscurité la plus profonde, pendant que ceux qu’il contient sont accablés de ce désespoir que vous savez, celui-là  ne connaî t pas les accidents de la vie. Enfin, il s’échappe un cri universel de douleur d’entre les flancs du vaisseau, tandis que la mer redouble ses attaques redoutables. C’est le cri qu’a fait pousser l’abandon des forces humaines. Chacun s’enveloppe dans le manteau de la résignation, et remet son sort entre les mains de Dieu. On s’accule comme un troupeau de moutons. Le navire en détresse tire des coups de canon d’alarme  mais, il sombre avec lenteur... avec majesté. Ils ont fait jouer les pompes pendant tout le jour. Efforts inutiles. La nuit est venue, épaisse, implacable, pour mettre le comble à  ce spectacle gracieux. Chacun se dit qu’une fois dans l’eau, il ne pourra plus respirer  car, d’aussi loin qu’il fait revenir sa mémoire, il ne se reconnaî t aucun poisson pour ancêtre  mais, il s’exhorte à  retenir son souffle le plus longtemps possible, afin de prolonger sa vie de deux ou trois secondes  c’est là  l’ironie vengeresse qu’il veut adresser à  la mort... Le navire en détresse tire des coups de canon d’alarme  mais, il sombre avec lenteur... avec majesté. Il ne sait pas que le vaisseau, en s’enfonç ant, occasionne une puissante circonvolution des houles autour d’elles-mêmes  que ce limon bourbeux s’est mêlé aux eaux troublées, et qu’une force qui vient de dessous, contre-coup de la tempête qui exerce ses ravages en haut, imprime à  l’élément des mouvements saccadés et nerveux. Ainsi, malgré la provision de sang-froid qu’il ramasse d’avance, le futur noyé, après réflexion plus ample, devra se sentir heureux, s’il prolonge sa vie, dans les tourbillons de l’abî me, de la moitié d’une respiration ordinaire, afin de faire bonne mesure. Il lui sera donc impossible de narguer la mort, son suprême vœu. Le navire en détresse tire des coups de canon d’alarme  mais, il sombre avec lenteur...avec majesté. C’est une erreur. Il ne tire plus des coups de canon, il ne sombre pas. La coquille de noix s’est engouffrée complètement. O ciel  ! comment peut-on vivre, après avoir éprouvé tant de voluptés  ! Il venait de m’être donné d’être témoin des agonies de mort de plusieurs de mes semblables. Minute par minute, je suivais les péripéties de leurs angoisses. Tantô t, le beuglement de quelque vieille, devenue folle de peur, faisait prime sur le marché. Tantô t, le seul glapissement d’un enfant en mamelles empêchait d’entendre le commandement des manœuvres. Le vaisseau était trop loin pour percevoir distinctement les gémissements que m’apportait la rafale  mais, je les rapprochais par la volonté, et l’illusion d’optique était complète. Chaque quart d’heure, quand un coup de vent, plus fort que les autres, rendant ses accents lugubres à  travers le cri des pétrels effarés, disloquait le navire dans un craquement longitudinal, et augmentait les plaintes de ceux qui allaient être offerts en holocauste à  la mort, je m’enfonç ais dans la joue la pointe aiguë  d’un fer, et je pensais secrètement  : " Ils souffrent davantage  !"  J’avais, au moins, ainsi, un terme de comparaison. Du rivage, je les apostrophais, en leur lanç ant des imprécations et des menaces. Il me semble qu’ils devaient m’entendre  ! Il me semblait que ma haine et mes paroles, franchissant la distance, anéantissaient les lois physiques du son, et parvenaient, distinctes, à  leurs oreilles, assourdies par les mugissements de l’océan en courroux  ! Il me semblait qu’ils devaient penser à  moi, et exhaler leur vengeance en impuissante rage  ! De temps à  autre, je jetais les yeux vers les cités, endormies sur la terre ferme  et, voyant que personne ne se doutait qu’un vaisseau allait sombrer, à  quelques milles du rivage, avec une couronne d’oiseaux de proie, je reprenais courage, et l’espérance me revenait  : j’étais donc sû r de leur perte  ! Ils ne pouvaient échapper  ! Par surcroî t de précaution, j’avais été chercher mon fusil à  deux coups, afin que, si quelque naufragé était tenté d’aborder les rochers à  la nage, pour échapper à  une mort imminente, une balle sur l’épaule lui fracassât le bras, et l’empêchait d’accomplir son dessein. Au moment le plus furieux de la tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec des efforts désespérés, une tête énergique, aux cheveux hérissés. Il avalait des litres d’eau, et s’enfonç ait dans l’abî me, ballotté comme un liège. Mais, bientô t, il apparaissait de nouveau, les cheveux ruisselants  et, fixant l’œil sur le rivage, il semblait défier la mort. Il était admirable de sang-froid. Une large blessure sanglante, occasionnée par quelque pointe d’écueil caché, balafrait son visage intrépide et noble. Il ne devait pas avoir plus de seize ans  car, à  peine, à  travers les éclairs qui illuminaient la nuit, le duvet de la pêche s’apercevait sur sa lèvre. Et, maintenant, il n’était plus qu’à  deux cents mètres de la falaise  et je le dévisageais facilement. Quel courage  ! Quel esprit indomptable  ! Comme la fixité de sa tête semblait narguer le destin, tout en fendant avec vigueur l’onde, dont les sillons s’ouvraient difficilement devant lui  !...Je l’avais décidé d’avance. Je me devais à  moi-même de tenir ma promesse  : l’heure dernière avait sonné pour tous, aucun ne devait en échapper. Voilà  ma résolution  rien ne la changerait... Un son sec s’entendit, et la tête aussitô t s’enfonç a, pour ne plus reparaî tre. Je ne pris pas à  ce meurtre autant de plaisir qu’on pourrait le croire  et, c’était, précisément, parce que j’étais rassasié de toujours tuer, que je le faisais dorénavant par simple habitude, dont on ne peut se passer, mais, qui ne procure qu’une jouissance légère. Le sens est émoussé, endurci. Quelle volupté ressentir à  la mort de cet être humain, quand il y en avait plus d’une centaine, qui allaient s’offrir à  moi, en spectacle, dans leur lute dernière contre les flots, une fois le navire submergé? À  cette mort, je n’avais même pas l’attrait du danger  car, la justice humaine, bercée par l’ouragan de cette nuit affreuse, sommeillait dans les maisons, à  quelques pas de moi. Aujourd’hui que les années pèsent sur mon corps, je le dis avec sincérité, comme une vérité suprême et solennelle  : je n’étais pas aussi cruel qu’on l’a raconté ensuite, parmi les hommes  mais, des fois, leur méchanceté exerç ait ses ravages persévérants pendant des années entières. Alors, je ne connaissais plus de borne à  ma fureur  il me prenait des accès de cruauté, et je devenais terrible pour celui qui s’approchait de mes yeux hagards, si toutefois il appartenait à  ma race. Si c’était un cheval ou un chien, je le laissais passer  : avez-vous entendu ce que je viens de dire? Malheureusement, la nuit de cette tempête, j’étais dans un de ces accès, ma raison s’était envolée (car, ordinairement, j’étais aussi cruel, mais, plus prudent)  et tout ce qui tomberait, cette fois-là , entre mes mains, devait périr  je ne prétends pas m’excuser de mes torts. La faute n’en est pas toute à  mes semblables. Je ne fais que constater ce qui est, en attendant le jugement dernier qui me fait gratter la nuque d’avance... Que m’importe le jugement dernier  ! Ma raison ne s’envole jamais, comme je le disais pour vous tromper. Et, quand je commets un crime, je sais ce que je fais  : je ne voulais pas faire autre chose  ! Debout sur le rocher, pendant que l’ouragan fouettait mes cheveux et mon manteau, j’épiais dans l’extase cette force de la tempête, s’acharnant sur un navire, sous un ciel sans étoiles. Je suivis, dans une attitude triomphante, toutes les péripéties de ce drame, depuis l’instant où  le vaisseau jeta ses ancres, jusqu’au moment où  il s’engloutit, habit fatal qui entraî na, dans les boyaux de la mer, ceux qui s’en étaient revêtus comme d’un manteau. Mais, l’instant s’approchait, où  j’allais, moi-même, me mêler comme acteur à  ces scènes de la nature bouleversée. Quand la place où  le vaisseau avait soutenu le combat montra clairement que celui-ci avait été passer le reste de ses jours au rez-de-chaussée de la mer, alors, ceux qui avaient été emportés avec les flots reparurent en partie à  la surface. Ils se prirent à  bras-le-corps, deux par deux, trois par trois  c’était le moyen de ne pas sauver leur vie  car, leurs mouvements devenaient embarrassés, et ils coulaient bas comme des cruches percées... Quelle est l’armée de monstres marins qui fend les flots avec vitesse? Ils sont six  leurs nageoires sont vigoureuses, et s’ouvrent un passage, à  travers les vagues soulevées. De tous ces êtres humains, qui remuent les quatre membres dans ce continent peu ferme, les requins ne font bientô t plus qu’une omelette sans œufs, et se la partagent, selon la loi du plus fort. Le sang se mêle aux eaux, et les eaux se mêlent au sang. Leurs yeux féroces éclairent la scène du carnage... Mais, quel est encore ce tumulte des eaux, là -bas, à  l’horizon. On dirait une trombe qui s’approche. Quels coups de rame  ! J’aperç ois ce que c’est. Une énorme femelle de requin vient prendre part au pâté de foie de canard, et manger du bouilli froid. Elle est furieuse, car, elle arrive affamée. Une lutte s’engage entre elle et les requins, pour se disputer les quelques membres palpitants qui flottent par-ci, par là , sans rien dire, sur la surface de crème rouge. À  droite, à  gauche, elle lance des coups de dents qui engendrent des blessures mortelles. Mais, trois requins vivants l’entourent encore, et elle est obligée de tournée en tous sens, pour déjouer leurs manœuvres. Avec une émotion croissante, inconnue jusqu’alors, le spectateur, placé sur le rivage, suit cette bataille navale d’un nouveau genre. Il a les yeux fixés sur cette courageuse femelle de requin, aux dents si fortes. Il n’hésite plus, il épaule son fusil, et, avec son adresse habituelle, il loge sa deuxième balle dans l’ouï e d’un des requins, au moment où  il se montrait au-dessus d’une vague. Restent deux requins qui n’en témoignent qu’un acharnement plus grand. Du haut du rocher, l’homme à  la salive saumâtre, se jette à  la mer, et nage vers le tapis agréablement coloré, en tenant à  la main ce couteau d’acier qui ne l’abandonne jamais. Désormais, chaque requin a affaire à  un ennemi. Il s’avance vers son adversaire fatigué, et, prenant son temps, lui enfonce dans le ventre sa lame aiguë . La citadelle mobile se débarrasse facilement du dernier adversaire... Se trouvent en présence le nageur et la femelle du requin, sauvée par lui. Il se regardèrent entre les yeux pendant quelques minutes  et chacun s’étonna de trouver tant de férocité dans les regards de l’autre. Ils tournent en rond en nageant, ne se perdent pas de vue, et se disent à  part soi  : " Je me suis trompé jusqu’ici  en voilà  un qui est plus méchant."  Alors, d’un commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l’un vers l’autre, avec une admiration mutuelle, la femelle de requin écartant l’eau de ses nageoires, Maldoror battant l’onde avec ses bras  et retinrent leur souffle, dans une vénération profonde, chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant. Arrivés à  trois mètres de distance, sans faire aucun effort, ils tombèrent brusquement l’un contre l’autre, comme deux aimants, et s’embrassèrent avec dignité et reconnaissance, dans une étreinte aussi tendre que celle d’un frère ou d’une sœur. Les désirs charnels suivirent de près cette démonstration d’amitié. Deux cuisses nerveuses se collèrent étroitement à  la peau visqueuse du monstre, comme deux sangsues  et, les bras et les nageoires entrelacés autour du corps de l’objet aimé qu’ils entouraient avec amour, tandis que leurs gorges et leurs poitrines ne faisaient bientô t plus qu’une masse glauque aux exhalaisons de goémon  au milieu de la tempête qui continuait de sévir  à  la lueur des éclairs  ayant pour lit d’hyménée la vague écumeuse, emportés par un courant sous-marin comme dans un berceau, et roulant, sur eux-mêmes, vers les profondeurs inconnues de l’abî me, ils se réunirent dans un accouplement long, chaste et hideux  !... Enfin, je venais de trouver quelqu’un qui me ressemblât  !... Désormais, je n’étais plus seul dans la vie  !... Elle avait les mêmes idées que moi  !... J’étais en face de mon premier amour  !



    
    

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