MILA

ou 

LA MORT DE LA SALLE

Drame

En trois actes et en vers 

par

C.-O. Dugué

Nouvelle-Orléans,

IMPRIMERIE DE J. L. SOLLÉE

 1852

Acte I                 Acte II                 Acte III


Acte Second.

Scène 1 - Scène 2 - Scène 4 - Scène 5

La scène représente l’emplacement où se trouve la tente de La Salle, surmontée du drapeau français qui flotte au vent. À l’entour, des tentes moins considérables. Dans l’enfoncement on aperçoit le village des Nassonites, où se passait la scène précédente.
 
Scène I.  La Salle, L’Abbé Cavelier, le Père Athanase. La Salle.

C’est vraiment, amis, que votre voix me presse
De parler à Mila d’amoureuse tendresse;
[à part.]
Si je suivais mon cœur au lieu de mon devoir,
Né sensible à l’amour, j’aimerais à la voir,
À l’entourer toujours d’une affection tendre;
J’essaierais de lui faire et sentir et comprendre
Les charmes délicats d’une sainte union!
(Haut.]
Mais je dois avant tout écouter la raison.
L’amour amollirait mon trop faible courage;
Je remettrais encor mon important voyage:
Aux champs des Illinois il me faut parvenir,
Et Dieu sait si jamais j’en pourrai revenir!
Quant au sublime honneur de posséder un trône,
Mon front n’a point été formé pour la couronne;
Du suprême pouvoir je n’aime point l’éclat,
Et Dieu ne m’a point fait pour régir un État.
Les offres de Tello, dites-le-lui, mon frère,
M’honorent grandement; que son âme si fière
Du refus que j’en fais n’aille pas s’offenser,
Mais… à cette union je ne saurais penser.
 
L’Abbé Cavelier.

Hélas! j’avais l’espoir que, par mon entremise,
Ici serait planté l’étendard de l’Église!
Ce paisible étendard que nous nommons la croix,
Et qui, sans coup férir, a subjugué nos rois.
Ainsi que St.-Rémy, dans d’illustres paroles,
Quand il fit à Clovis abjurer ses idoles,
J’espérais à Mile dire, en vous unissant:
Brûle tes manitous, mon Dieu seul est puissant!
 
La Salle, ébranlé et changeant de contenance.

Il serait beau pourtant d’aider, avec mon frère,
À la diffusion de la sainte lumière!
Il serait beau qu’un jour on nous dût cet honneur
D’avoir en ces déserts introduit le Sauveur!
Cavelier voit fort loin; le Saint-Esprit l’inspire.
[Cavelier se promène et semble absorbé dans le découragement.]
 
La Salle, au Père Athanase.

Et…vous le cacherai-je…ardemment je soupire
Après les doux loisirs que m’offre un tel hymen;
Mais irai-je à présent m’arrêter en chemin?
À moins qu’à ce repos Louis ne m’autorise,
Ne dois-je pas à fin mener mon entreprise?
 
Le Père Athanase.

Cher La Salle, quittez un scrupule trop vain:
Notre roi comprendra qu’en ce pays lointain,
Parmi tous ces dangers qui menacent nos têtes,
Vous n’aurez pu pousser plus avant vos conquêtes.  [Mila paraît.]
 
La Salle.

Mais qui vient?…C’est Mila! Quelle aimable fierté
Mêlée à sa douceur rehausse sa beauté!
 
Le Père Athanase, à l’Abbé Cavelier, bas.

Sortons; laissons-les seuls; ce qu’il vient de me dire
De Mila sur son cœur a trahi tout l’empire.
Ne perdons point l’espoir de les unir un jour,
Cher ami; l’on peut tout, assisté par l’amour.
[Il veut se retirer tout-à-fait.]
 
L’Abbé Cavelier.

Attendons! pour le voir notre élève est venue:
Examinons l’effet qu’il ressent à sa vue.
[Ils se cachent pour tout examiner à travers les toiles de la tente.]
 

Scène II.

 La Salle, Mila.

La Salle.

Salut! belle Mila!
 

Mila.

                                Salut! puissant guerrier!
Accepte de Mila le don hospitalier:
Neuf jours avec grand soin j’ai tressé cette natte
Pour toi….
 
La Salle.

                Charmante enfant!
                                 [À part.] Faut-il que je combatte
Le penchant qui me dit de lui parler d’amour!
[Haut.]
Puis-je offrir à Mila quelque chose à mon tour?
[Il se dirige vers un coffre d’où il tire des objets de valeur.]
 
Mila, à part.

Qu’ai-je vu! mais il est de son neveu l’image!
C’est le même œil d’azur! c’est le même langage!
L’autre jeune homme était moins haut, assurément;
Mais un instant j’ai cru retrouver mon amant!
[Elle le regarde encore avec un étonnement et une admiration croissante.]
Quels yeux ont vu jamais pareille ressemblance!
Mais le cœur fait sans doute entre eux la différence
L’autre brûlait d’amour! brûle-t-il celui-là!
S’il savait comme l’autre aimer aussi Mila!
Aux arrêts de Tello ma pauvre âme peut-être
Serait heureuse un jour d’avoir dû se soumettre!
[À La Salle qui lui apporte de magnifiques présents.]
Guerrier blanc! si Mila jamais orne son front
De ces merveilles d’or, tous les hommes diront
Que ton cœur pour Mila brûle.
 
La Salle

                                Eh bien oui, je t’aime!
   
Mila, à part.

Eh quoi! le cœur chez eux serait aussi le même!
[Elle veut fuir.]
 
La Salle.

Oh! reste encore, enfant! permets-moi de te voir,
De m’enivrer des feux que lance ton œil noir;
Et, puisque tu sais tout, ô douce Sauvagesse!
Puisque ton seul aspect m’a ravi ma sagesse;
Puisque les feux secrets qui consumaient mon cœur
Viennent de se trahir sous ton regard vainqueur,
Ah! ne fuis pas ainsi sans me laisser connaître
Si de ton jeune cœur un autre amour est maître.
 
Mila.

Écoute, guerrier blanc: sur le lac de mes pleurs
Le Manitou d’amour vient de jeter des fleurs;
Et je vois, dans le fond de l’onde un peu calmée,
D’un front semblable au tien flotter l’image aimée.
Souvent la même image est présente à mes yeux,
Sans doute, c’est la main du Grand-Esprit lui-même
Qui dispose ainsi tout pour qu’un jour Mila.
 
La Salle, achevant.

                                                M’aime! Il lui donne un baiser qu’elle se laisse ravir.]
 
Mila.

Mais maintenant je dois vers Tello m’en aller;
C’est son heure à présent de venir te parler.
Je ne veux pas ici qu’on vienne nous surprendre.  [Elle sort.]
 
Scène IV  Tello, La Salle.

Tello.

Cher La Salle, salut! Tello t’est venu voir,
Pour t’offrir en son nom, en celui des Trois Sages
Qui dans le cœur du Chien lisent tous les présages,
En celui des vieillards, des femmes, des guerriers,
L’honneur de chasser l’Ours en nos bois de lauriers.
[Il lui présente un arc.]
Si, t’aidant de cet arc que le Conseil t’envoie,
Ta main du premier coup fait succomber la proie;
Satisfaite de toi, toute la nation,
Afin de te prouver son admiration,
Au milieu des honneurs d’une splendide fête,
Par la main de Tello veut couronner ta tête.
Puis, nous te donnerons, pour régner avec toi,
La nièce de Tello, fille du dernier roi.
Votre union eût fait le bonheur d’Outougame.
La Salle consent-il que Mila soit sa femme?
 
La Salle.

Tello, mon cœur avait quelque temps balancé,
Mais auprès de Mila je me suis avancé
Déjà trop, pour tenter de repousser encore
L’offre dont par ta voix tout un peuple m’honore.
[Lui montrant une flèche.]
Si ce trait, dont le daim fut tant de fois percé,
Ne trahit pas un œil par toi-même exercé,
Je gagnerai le prix promis à mon adresse.
Ensuite, cher Tello, pour toute la tendresse
Dont envers un ami tu fais preuve aujourd’hui,
Tu resteras du trône et le guide et l’appui;
Car, de bien gouverner n’ayant point la science,
Il me faudra, Tello, ta vieille expérience.
 
Tello.

Frère, adieu! car je dois aller tout concerter
Pour les pompeux honneurs qu’il t’a plû d’accepter.
[Il sort.]
 
Scène V.

La Salle.

Oh! comme hors de nous l’amour nous précipite,
Et comme, malgré moi, tout cela s’est fait vite!
Mon cœur n’est donc plus libre
Mon cœur n’est donc plus libre! il a donné sa foi!
Des grandeurs, de l’amour il va subir la loi!
Mais, à m’y décider puisqu’ici tout conspire,
Les conseils d’hommes saints en qui la Foi respire,
De la belle Mila le langage charmant,
Et de mon propre cœur le doux entraînement;
Puisque du grand Tello l’admirable génie
Saura dans mes États maintenir l’harmonie,
Puisque même le ciel paraît aussi vouloir
Borner ici mes pas, en m’ôtant tout espoir
De terminer jamais ma course aventureuse;
Eh bien, sachons jouir! Mon âme, sois heureuse!
Amour, étoile d’or, gloire, brillant flambeau,
Brûler de votre flamme est un destin si beau!
Ah! dans ces doux pensers fermons notre paupière,
Jusqu’à ce que du jour éclose la lumière!
 
Fin du second acte


Acte I                 Acte II                 Acte III

Retour à la Bibliothèque Tintamarre