MILA

ou 

LA MORT DE LA SALLE

Drame

En trois actes et en vers 

par

C.-O. Dugué

Nouvelle-Orléans,

IMPRIMERIE DE J. L. SOLLÉE

 1852

Acte I                 Acte II                 Acte III


Acte Troisième.

Scène 1 - Scène 2 - Scène 3 - Scène 4 - Scène 5 - Scène 6 - Scène 7 - Scène 8 - Scène 9

La scène représente : d’un côté, la nef et l’autel du temple des Blancs, élevé dans les forêts par La Salle; l’autel et la nef occupent la moitié de la scène. De l’autre, autour du temple, des arbres, la forêt; au fond une savane.
        

Scène I.

Mila, se dirigeant vers le temple, en sortant à la droite des acteurs.

Voici le temple saint que le Cacique blanc
A bâti dans nos bois, sous le chêne géant!
C’est ici que la voix des bons prêtres que j’aime
Célèbre chaque jour leur dieu, le dieu suprême!
Athanase m’a dit de l’attendre en ce lieu;
Il m’a longtemps parlé des bontés de son dieu,
De Jésus, doux auteur de la divine grâce;
Il veut que dans mon cœur je l’adore à la place
De mes vains Manitous trop longtemps vénérés;
Il va venir, vêtu de vêtements sacrés,
Laver mon jeune front dans une eau pure et sainte;
Puis il déposera dans mon sein plein de crainte
Un céleste aliment fait exprès pour nourrir
Ceux qui savent pour Dieu se soumettre et souffrir.
[Le Père Athanase entre.] Voici le prêtre saint! sur son front quel feu brille!
La grâce l’illumine!

Scène II.

 Le Père Athanase, Mila, la Foule. Le Père Athanase.

                Allons, ma chère fille,
Voulez-vous être admise au nombre des enfants
Qu’embrasse Jésus-Christ dans ses bras triomphants?
 

Mila.
Je veux être chrétienne.
 
Le Père Athanase, lui versant de l’eau sur la tête.

                Eh bien, Au nom du Père,
Du fils, du Saint-Esprit, que l’antique misère
Attachée à Mila par le crime d’Adam
Ne soit plus! Que le Dieu tout-bon et tout-puissant
Dans les sentiers du bien sans cesse vous conduise,
Ma fille, et que toujours sa lumière vous luise!
[À la foule.]
Il nous faut laisser seuls; que l’on s’éloigne un peu!
Mila va confesser ses fautes devant Dieu.
Vous pourrez approcher quand je l’aurai bénie,
Si vous la voulez voir prendre la sainte hostie.
[La foule s’éloigne.]
[À Mila.]
Ma fille, sur ce sol posez vos deux genoux;
Voulez-vous que Jésus, tendre, invisible époux,
Contracte avec votre âme une chaste alliance?
 
Mila.
Oui, mon père!
 
Le Père Athanase.

                Eh bien, prouvez votre innocence,
Car Jésus n’entre point dans un cœur corrompu.
Avez-vous fait le bien lorsque vous l’avez pu?
De tout mauvais penchant préservez-vous votre être?
Avec docilité savez-vous vous soumettre,
Lorsque l’ordre vous vient de plus sage que vous?
Dites tous vos péchés, Mila, dites-les tous.
 
Mila.

Mon père, de Mila l’âme est-elle coupable?
Elle a fait tout le bien dont elle était capable.
Mais, dis-moi, cependant, est-ce un crime d’aimer?
Hélas! d’un feu secret je me sens consumer!
L’amour vient de renaître en mon âme encor neuve:
Hier elle pleurait, triste comme une veuve;
Aujourd’hui dans mon cœur je brûle de nouveau,
Comme si mon amant n’était plus au tombeau!
L’oncle de Morangie est l’objet de mon rêve;
Cet amour à mon cœur ne laisse point de trêve;
Oui, je l’aime, le ciel se mire dans ses yeux;
Ainsi que son azur ils sont profonds et bleus!
Dieu sans doute a connu que son âme était pure,
Puisqu’il met dans ses yeux la céleste nature!
 

Le Père Athanase.

Ma fille, Dieu permet un raisonnable amour.
Mais c’est assez… [à part.]
                Son cœur est pur comme le jour!
[Il lui donne la bénédiction; puis il prend une hostie et la lui présente. La foule s’approche.]
Ma main t’offre à présent le pur froment des anges
Qui te préservera de nos terrestres fanges.
[Après la cérémonie, Mila se lève; la foule se retire.]
Allons, ce beau guerrier cher à ta passion
A reçu comme toi ma bénédiction;
Bientôt, Tello lui-même est venu m’en instruire,
Un soleil tout-nouveau sur nos têtes va luire:
De La Salle avec toi se prépare l’hymen,
Et Cavelier tous deux vous unit ce matin.
[Ils sortent.]

Scène III.

Liotot, on le voit venir avec précaution derrière le temple parmi les arbres de la forêt.

Oui, j’aurai tout le temps de bien ourdir ma trâme!
Oh! qu’on me connaît mal! Elle croit, simple femme,
Que je suis un enfant qui laisse le remords
S’emparer de mon âme et briser ses ressorts!
Non, le remords n’est rien, si je sauve ma tête!
Rose m’apprend aussi qu’une union s’apprête
Entre Robert La Salle et la belle Mila…
Le nuage à présent s’amoncellerait là!
La Salle veut venger la mort de Morangie;
D’en connaître l’auteur il montre tant d’envie,
Que, si de l’Indienne il devenait l’époux,
Je n’aurais plus d’espoir d’échapper à leur coups.
Car, bien qu’elle aime mieux d’une longue vengeance
Par la main du remords châtier mon offense,
Mila, dans l’abandon de son nouvel amour,
À La Salle dirait mon crime quelque jour…
Et pour Mila d’ailleurs ma flamme n’est pas morte!
Pourrais-je me la voir enlever de la sorte!
Ah! mon orgueil qu’on froisse et mes jours menacés,
Pour me déterminer en voilà assez!
Oui, tout en me vengeant je préserve ma tête!
J’ai trouvé le moyen d’écarter la tempête!
Bientôt Uncas ici doit m’amener Duhault;
Son penchant à l’ivresse est son moindre défaut.
Quand cet homme est en proie à la liqueur traîtresse,
De répandre du sang un sourd besoin le presse.
Je le connais pour tel. Il faut donc l’enivrer;
Puis à de noirs soupçons aussitôt le livrer;
Puis du sombre besoin d’une prompte vengeance
J’assiégerai son cœur et son intelligence.
Le voici!
[Viennent Uncas et Duhault.]
 

Scène IV.

Liotot, Duhault, Uncas.  

Liotot, à Duhault.

                Ton ami veut te voir un moment.
[À part.]
Aisément d’une dupe on fait un instrument.
[Il l’attire à part; ils disparaissent dans le bois. Uncas les regarde s’en aller avec surprise.]

Scène V. Uncas, seul.

Que lui veut-il? ses yeux sont remplis d’un feu sombre!
Sur lui le crime semble avoir jeté son ombre…
On dirait qu’il médite…Oh! je saurai pourquoi
Pour parler à ce Blanc il se cache de moi!  

On le voit qui approche, à la manière des Sauvages, de l’endroit où Liotot et Duhault se sont dirigés. En ce moment des chants retentissent, et l’on voit passer et repasser dans le lointain une procession avec tous les appareils du triomphe et de la victoire. Ces évolutions durent un certain temps.
 

Scène VI.

Duhault, pris d’eau-de-feu.

Oh! qu’il est bon d’avoir un ami si fidèle!
Rose!..Oh! qui l’aurait dit! Je sais bien qu’elle est belle;
Je sais que son regard peut inspirer l’amour…
Mais toujours elle sut me payer de retour!
Cependant Liotot m’affirme…Oh! c’est infâme!
User de son pouvoir pour m’enlever ma femme!
Perfides! c’en est fait! Oui, dans le sang je veux
Me laver sans retard d’un affront trop honteux!
[Uncas reparaît; Duhault se retire.]

Scène VII.

Uncas, seul.

Où donc trouver Mila dans ce moment suprême!
Vainement je la cherche; ah! ma crainte est extrême!
J’ai su les épier… Quelque attentat secret
Contre elle se prépare au sein de la forêt…
J’ignore ce que c’est, mais il faut, sans rien dire,
Que j’aille voir Mila; de tout je dois l’instruire.
Seule elle doit savoir ce que mes yeux ont vu;
D’autres me trahiraient; Uncas bientôt connu
Pour servir à la fois des intérêts contraires
Subirait tôt ou tard d’implacables colères…
Ah! de la rencontrer dois-je perdre l’espoir?
[Après un moment de réflexion.]
Hélas! oui, j’oubliais! nul ne saurait la voir!
Au sein de nos tribus un redoutable usage
Défend qu’une heure avant le sacré mariage
Un homme sur la vierge ose porter les yeux,
Jusqu’au moment suprême où se forment les nœuds!
Si je voyais Tello! mais du dernier mystère
C’est lui qui maintenant règle la pompe austère;
Le Soleil Blanc lui-même est dans ce temple saint,
Et célèbre ce Dieu qu’on reçoit dans son sein.
Lui, l’ami de Telle, lui, que Tello destine
À ceindre dans nos bois la couronne divine,
Sans doute il aurait su plus tard me protéger.
Ah! je suis menacé par un double danger!
Voir Mila, c’est courir à ma perte certaine:
De qui l’oserait voir la mort serait la peine;
Et ne point accomplir ce que j’avais promis,
Ne la point prévenir de complots ennemis,
C’est m’exposer encore à sa haine royale!
Oh! de ma trahison suite horrible et fatale!
[On entend de nouveau des chants et la procession semble approcher du lieu de la scène.]
Mais qu’entends-je! déjà l’innombrable concours
A parcouru nos bois en ses mille détours;
Sous ces portiques saints à se rendre il s’apprête,
Pour unir les époux et célébrer la fête!
[Arrive le concours.]
 

Scène VIII.  

Guerriers, Femmes, Vieillards.

Tout le Chœur.

Chantons, en ce jour d’allégresse,
Et le tendre amour et l’honneur!
Autour d’eux que chacun s’empresse,
Appelons sur eux le bonheur!
 
Les Guerriers.
La Salle d’une immense gloire
Dans nos bois sacrés s’est couvert!
Ornons son front du chêne-vert,
Pour digne prix de sa victoire,
Ornons son front du chêne-vert!

Les Femmes.
Et, pour parfumer sa couronne,
Accordons-lui, selon son cœur,
Mila, rouge et charmante fleur,
Héritière du sacré trône,
Mila, rouge et charmante fleur!

Les Vieillards.

En lui la prudence réside,
En lui règne l’humanité!
Elle, son front pur et candide
Atteste sa virginité,
Atteste sa virginité!

Tout le Chœur.

Chantons, en ce jour d’allégresse,
Et le tendre amour et l’honneur!
Autour d’eux que chacun s’empresse,
Appelons sur eux le bonheur!
 
  Durant ces chants et aux sons éclatants d’une musique guerrière, qui frappe joyeusement les airs après chaque strophe, on dispose tout pour la cérémonie. Un chariot dépose les jongleurs, les dignitaires, les membres du Grand-Conseil. D’autres déposent les riches ornements et appareils de la fête, des guirlandes de fleurs et de feuillage, des sièges recouverts de peaux de tigre et de daim, des tables de cèdre, des vases d’or. Autour de l’Ours sacré, tué par La Salle, d’immenses quartiers de chair sanglante sont exposés à l’ardeur de feux de cèdre allumés de distance en distance. Des outres pleines d’huiles précieuses sont suspendues à des branches d’arbre tout le long des tables. Des fruits variés, des oiseaux de divers plumages qu’on se hâte de dépouiller, des gâteaux de maïs de couleur dorée, etc., etc. Quand les chants ont cessé et que tout est prêt, les portes du temple s’ouvrent de tous côtés pour y laisser pénétrer les regards de la foule avide et curieuse. On voit, près de l’autel, Mila, rayonnante d’une beauté céleste, assise sur un siège d’or, à la droite de Tello; Cavelier et Athanase sont au côté opposé de l’autel et attendent; alors,

Scène IX.

 Mila, Tello, L’abbé Cavelier, Le Père Athanase, Rose, Uncas, l’Assemblée.  

Tello, à l’Assemblée.

La Salle va bientôt se montrer à vos yeux!
[En ce moment une détonation se fait entendre et d’horribles clameurs frappent les airs dans le voisinage de la scène.]

Tello.

Mais qu’annonce un tel bruit? Qui trouble, ô justes dieux!
La pompe des honneurs que pour lui l’on prépare?

Un Officier.

Des auteurs de ces cris qu’à l’instant l’on s’empare!
[Le peuple s’émeut; on court, on s’agite; enfin l’on voit arriver des guerriers qui se sont saisis de Duhault et l’amènent.]

Un Guerrier Blanc.

Prêtres, femmes, guerriers, peuple, écoutez ma voix!
La Salle vient hélas! d’expirer dans ce bois!

Mila.

Ah!
[Elle tombe évanouie dans les bras de Rose et des femmes indiennes qui forment sa suite.]
 
Tello, au guerrier.

                Parle!
La même voix.

                                Des soldats qui composent sa troupe
Il venait entouré, quand, soudain, de ce groupe
Un homme, le voici!
[Montrant Duhault.]
                  Possédé d’eau-de-feu,
Terrible, blasphémant le nom sacré de Dieu,
Sort, et, d’un coup trop prompt, fait rouler sous la balle
Le corps ensanglanté du malheureux La Salle!
[Un long gémissement accueille cette nouvelle.]
 
Tello, avec douleur.

Soldat blanc, dis-tu vrai? quoi! La Salle n’est plus!
[Il aperçoit le corps que l’on apporte couvert d’un vêtement de lin et se précipitant sur lui:]
Ami trop malheureux!

Le Père Athanase, après un silence morne.

                Ô regrets superflus!
[Mila revient alors à elle.

Le Père Athanase, à Cavelier.

Mais qu’un spectacle affreux n’afflige pas la vue
De notre pauvre fille! À ses sens revenue,
Ah! laissons-la pleurer! Un cortège pieux
Va conduire le corps là-bas, loin de ses yeux.
[Mila pleure et sanglote.]
 
L’Abbé Cavelier.

Ô mon Dieu! que ce coup m’est cruel et terrible!

Tello.

Quel est son assassin? Approche, monstre horrible!
À ce crime, réponds, quel motif t’a porté?
Duhault.

De séduire ma femme il eut la lâcheté!
Sous mon bras indigné qu’à son tour elle tombe!
Oui, qu’elle aille l’aimer dans l’horreur de la tombe!
[Il se précipite sur Rose pour la frapper, mais on l’arrête.]
 

Rose.

Que mon sort est affreux!
Duhault.

                Mon ami le plus cher,
Liotot, fut témoin de ton crime d’enfer!
 
Rose.

Liotot!
 

Mila, se levant comme une lionne en furie.

                Que dit-il! quel nom est dans sa bouche!
Il croit à l’amitié de ce tigre farouche!
Ah! que je dise enfin ce que lui-même a fait!
La mort de Morangie est son premier forfait,
Et, dans le nouveau coup qui vient frapper mon âme,
Ah! je reconnais trop sa main, sa main infâme!
 
Tello.

De Rose qu’on produise ici l’accusateur!
 
Plusieurs voix.
Liotot est absent!

Tello.

                Oh! le lâche imposteur!
Qu’à l’instant trois guerriers s’élancent sur sa trace,
Et l’amènent lié! Ce soir, à cette place,
Sur le cadre de feu nous brûlerons leur chair,
Et de leur souffle impur nous nettoierons notre air!
 
Uncas, se présentant.

Je sais dans les forêts sa profonde retraite;
Bientôt il sera pris; j’en réponds sur ma tête!
 
Mila, en pleurs.

J’ai cru que mon amant m’avait été rendu,
Que du ciel pour m’aimer il était descendu;
Hélas! je me trompais: vers la voûte étoilée
L’ombre de mon amant s’est encore envolée!…

 Fin du dernier acte.


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