Le désir

Léona Queyrouze

Gran duol mi presse al cor.
           Dante. Inferno.

Perchè cantando il duol si disacerba.
           Petrarca.

Un baiser que jamais la lèvre ne saisit,
Une étoile attirant le papillon caprice,
Jusqu’à ce que son vol se lasse et s’alourdisse
Un appel insensé que l’écho nous redit;

Une ombre qui fait signe et dans l’ombre s’enfuit;
Fantôme que l’on nomme Idéal, Béatrice;
Espérance enlacée au regret, précipice
Où flottent Paolo, Francesca dans leur nuit:

O désir! monstre ailé, phalène sidérale!
O démon qui nous tends une toile infernale
Où l’insecte, la fleur, l’homme vient expirer:

Que de genoux meurtris, que de mains étendues!
Que l’homme est malheureux, vivant pour t’adorer,
Et quels soleils naîtront de nos larmes perdues.

Comptes-rendus de l’Athénée Louisianais. 1 mars 1885. P. 132.


Vision


A Armand Mercier

Par un matin d’avril à l’heure où tout palpite,
Que la nature émue en un frisson s’agite,
Souriant au réveil sous son manteau d’azur,
Et que l’âme des fleurs s’exhale dans l’air pur,
J’errais, le front courbé, l’âme lasse et meurtrie,
Suivant vers le passé ma morne rêverie,
Et je sentais en moi le blasphème gronder
Et tout un océan de mépris déborder;
Et je songeais toujours, quand des fleurs et de l’herbe
Surgit devant mes pas comme une blanche gerbe
Faite de larges fleurs étoilant le gazon:
C’était un cimetière.
Etrange floraison!
Un rayon pâle et doux qui dorait un vieil arbre,
Mettait une auréole au front d’un saint de marbre;
Le zéphyr, en passant, réveillait les rameaux,
Courbant sous son baiser la fleur des blancs tombeaux.
Et dans ma sombre nuit tout à coup vint à luire
Un peu de cet azur qui semblait me sourire.
Le blasphème impuissant se heurtait à la mort;
Sereine elle disait : “Silence! ici tout dort.”
Un charme amer et doux me retint immobile;
Haletant, j’écoutais comme il faisait tranquille,
Mystérieuse étreinte où la mort frissonnant,
Troublée en son repos par ce jour rayannant,
Se réchauffait, livide, aux amours printanières
L’air vibrait, tout chargé de baisers, de prières;
A l’autel de la Mort, la vie en triomphant
Secouait sur le monde un flambeau dévorant.
Je sentis ma douleur s’envoler de mon âme,
Comme un oiseau funèbre effrayé de la flamme;
J’oubliai ces longs jours noirs de doute et d’horreur,

Où seul, désespéré, maudissant son erreur,
Pleurant l’illusion si trompeure et si belle,
L’homme déçu toujours, confiant et fidèle,
S’affaisse dans la lutte, accablé, tout sanglant,
Le coeur plein de débris, et l’âme de néant.
Je n’étais plus qu’un marbre au regard immuable,

Fixé sur l’invisible, et du froid ineffable
De ces gardiens des morts mon être s’engourdit,
Pénétré doucement d’un sommeil de granit!
Je vis avec l’esprit se presser dans l’espace
Le semis fécondant des âmes que Dieu chasse
Dans le nouveau sillon, germes de l’avenir,
Fragments de l’infini.

Puis vint le Souvenir,
Vision du Passé, dont le masque est étrange:
Extase et cauchemar, souriant profil d’ange
A la paupière humide, et soudain grimaçant,
Haineux, sombre et tragique.

Un chaos menaçant
Fait d’éclairs et de nuit, de choses innommées,
Envahit l’horizon, larmes inanimées,
Informes et dormant au sein de l’avenir
Jusqu’à l’éclosion qui doit les réunir.
Une puissante main dans l’espace étendue
Tenait un arc immense, et, de loin entendue,
Une voix cria l’heure, et la flèche vola:
C’était l’arc du Destin.

Mon esprit se troubla,
Etreint par l’invisible, à cette voix profonde
Tombant dans l’infini comme un écho qui gronde.
Je ne vis pas peser nos sombres passions,
Et je n’entendis pas le cris des nations.
Comme un torrent gonflé, débordant sur la plaine,
Ravage la moisson, l’espoir de tant de peine,
Et, brutal, la mutile aux cailloux de son lit,
Ainsi le Temps rapide abat, brise et détruit
Les projets mûrissants, l’idéal, l’espérance,
Et roule dans son cours la joie et la souffrance,
Les peuples éperdus, broyés en tourbillon
Jusqu’à l’éternité.

L’orgueil, l’ambition,
Le fracas des plaisirs, tout s’éteint et tout passe,
Indistinctes vapeurs s’effaçant dans l’espace.

L’Abeille, le 11 janvier 1885


Retour à la Bibliothèque Tintamarre