Poésies de Victor Ernest Rillieux


AMOUR ET DEVOUEMENT
A Miss Ida B. Wells

Notes sur « Amour et dévouement » par Joy Mettam

Tout pour l’humanité! tout pour Dieu! rien pour soi!
Telle est, du dévouement, l’inextinguible foi!-
Pour calmer la blessure,
Pour essuyer des pleurs, protéger l’orphelin,
Etouffer l’injustice et braver l’assassin,
Il faut une âme sûre!

Pour quelle noble cause, ô divine harmonie,
A tes feux je viens retremper mon génie!
Un (bel) ange des Cieux
Parut à l’horizon! Et sa race flétrie,
Veut que ma faible plume en ce jour lui dédie
Ce chant élogieux.

Jadis, en Béthulie, une vierge candide
Comme toi, pour les siens devint fière, intrépide;
Et le nom de Judith
Terrassant Holopherne, aux murs de la patrie,
Arriva jusqu’à nous! Et sa gloire infinie
Brille encore au Zénith.

Quelques siècles plus tard, au beau pays de France,
Le peuple, en deuil, demande à Dieu sa délivrance:
Jeanne d’Arc apparaît!
Vierge, elle est invincible, -aux combats elle vole!-
Du haut de son bûcher l’éternelle auréole
Lance un brillant attrait!

Mais toi, vierge au teint brun, au pays du Sauvage,
Par la voix, tu combats! Puis, comme en un mirage,
Ton cœur, au premier rang
Fait briller le flambeau de la noble phalange
Sans laisser sur les sols qu’effleurent tes pas d’ange:
Un long sillon de sang.

Oh! jamais! car ta race, abhorrant tous les crimes,
Des deux rôles, choisit le rôle des victimes
A celui des bandits
Dont les rifles, le lynch, le bûcher, la potence
Et les sombres forfaits sont par l’intolérance,
Dans tout le Sud bénits.

Parle donc! Que l’élan de ton âme oppressée
Redise, sans détours, à l’Europe froissée,
L’horrible sort des tiens
Que la jeune Amérique, adepte du supplice,
Immole, chaque jour, au dieu de l’injustice!
Idole des païens!

Judith et Jeanne d’Arc illuminent ta route!
Déjà le White Cap s’émeut et [te] redoute;
Mais pour son Ida Wells,
Un peuple valeureux, courbé pas la souffrance,
Implore avec amour de la Toute-puissance
Les bienfaits éternels.


UNE LARME

A Aristide Mary

 Le cœur, hélas! brisé sous l’émoi qui l’oppresse, 
Je viens, ma lyre en deuil, 
Répandre quelques pleurs, en ce jour de tristesse, 
Mary, sur ton cercueil.

 En vain, pour honorer ta mémoire bénie
Je veux des sons touchants; 
Ma lyre se refuse, et, pour toute harmonie, 
M’offre de faux accents.

 [Oh!] Dieu t’avait donné; tu pouvais vivre en France
Riche, heureux entre tous; 
Mais à la voix des tiens, courbés sous la souffrance, 
Tu revins parmi nous. 
Patriote avant tout; rien, menace ou promesse
D’odieux courtisans, 
De toi n’obtint jamais un moment de faiblesse
Pour leurs indignes plans! 
Sans cesse environné de traîtres, de parjures, 
A chacun de tes pas; 
Le front haut, le cœur libre, à l’abri des injures
Tu t’offrais au trépas! 
La veuve et l’orphelin, en ton âme si pure
Trouvaient pour le bonheur
Et le gîte, et le pain et le mot qui rassure
En donnant la ferveur. 
Oh! que tu savais bien, qu’il est des maux intenses
Que calme un doux regard! 
De ces douleurs, enfin, qui s’envolent aux instances
D’une âme y prenant part. 
Etranger, méconnu par ta propre patrie, 
Tu sus l’aimer toujours! 
Tu voulais, noble cœur, durant ta longue vie
Mériter ses amours. 
Beaux et saints dévouements qui, pour ton âme fière, 
Dans un monde meilleur
Seront, malgré l’église, une sainte prière
Aux yeux du Créateur! 
Nous avons vu, pourtant—infâme sacrilège, 
Plus d’un suicidé
Mourant de déshonneur, béni par le Saint-Siège
En toute humilité! 
Non! il ne brillait plus, ce [vrai] feu de génie
Qui te faisait si beau; 
Quand par l’âge vaincu, cédant à la folie, 
Tu devins ton bourreau! 
Dors en paix, dans ta tombe, hors de la Sainte-Eglise, 
Magnanime martyre! 
Les pauvres, en grand nombre et ta race insoumise
Gardent ton souvenir!


LE TIMIDE

 Musique de Lawrens Dubuclet 

Chaque jour, je la vois, charmante, gracieuse, 
Au milieu de ses fleurs, sous l’oranger fleuri; 
Mais quand de son doux chant la note harmonieuse
Vient raviver les feux de mon cœur attendri, 
Pourquoi, timide, il faut qu’en mon ivresse extrême
Je ne puisse jamais dire à celle que j’aime: 
Chante toujours, 
O mes amours! 
Chante, chante toujours?

 Ravi, brûlant d’amour à ses côtés, j’admire
Ses grâces, sa beauté, son regard enchanteur; 
Pourtant, quand de sa lèvre un suave sourire, 
Comme un reflet du Ciel vient embraser mon cœur, 
Pourquoi, timide et faible, en mon extase même
Je n’ose dire, hélas! à la dive que j’aime: 
Souris toujours
O mes amours! 
Souris, souris toujours?

 Le soir dans son hamac, j’aime à la voir rêveuse.— 
Oh! quand elle murmure, en un souffle amoureux
Un nom, un tendre aveu qu’en mon âme joyeuse
J’écoute, avec amour, comme un chant des Cieux; 
Pourquoi, croyant, doutant, à ce moment suprême, 
Je ne puisse, oh! mon Dieu, dire à l’ange que j’aime: 
Rêve toujours, 
O mes amours! 
Rêve, rêve toujours? 


LE BERCEAU ET LA TOMBE

Ecrit au moment où, recevant une invitation pour un baptême, j’apprenais en même temps la mort de Monsieur Jérémi Desdunes.

 Le Berceau! le Tombeau! double et terrible extrême! 
Frais, radieux Lever! Coucher mystérieux! 
Qui jamais résoudra cet éternel problème
Que le Ciel, chaque jour, vient offrir à nos yeux?

 Le Berceau, le Tombeau! sources de la souffrance! 
L’un en son blanc manteau vient rajeunir nos cœurs! 
L’autre sous son linceul nous montrant l’espérance
Nous arrache des pleurs!

 Quand de la nuit des ans, franchissant la pénombre, 
Le chérubin paraît, jette un cri de douleur!— 
Qui sait s’il n’entrevoit, dans ce présent si sombre: 
Un avenir d’horreur!

 Naître, souffrir, mourir! telle est la destinée
Que prépare, pour nous, l’impénétrable sort! 
Du nouveau-né, pourtant, l’on fête l’arrivée
Et l’on pleure sa mort!

 Pour sa mère, pour tous, sa vie est incertaine! 
Mais chacun à sa vue, adresse à Dieu ses vœux; 
Car de ses doux baisers, la caressante haleine
Fait rêver aux cieux!

 Qu’il souffre tous les maux! [Que] des larmes sans cesse, 
Arrosent le chemin que parcourent ses pas! 
Mais ô cruelle Mort! songe à notre tendresse! 
Ne nous le prend[s] donc pas!

 Sa douleur est la nôtre! Et sa morne tristesse, 
Grâce à nos tendres soins, bientôt disparaîtra! 
Puis de son jeune cœur bannissant la détresse
Son printemps reviendra!

 Oui, mais si la mort vient à l’âge d’innocence, 
Avant qu’il ait connu les tourments, les regrets, 
Pleurez! puisqu’il le faut! Mais de la Providence
Bénissez les arrêts.

 Car, dans ce prompt départ est l’éclatante preuve
Que les rares instants passés à vos côtés, 
Pour sa barque n’étaient qu’une légère épreuve
Sur les flots agités!

 Pleurez! pleurez plutôt sur le frais berceau rose
Où se roule et sourit le joyeux chérubin! 
Demain, demain son front peut devenir morose
Sous plus d’un noir chagrin!

 Mais auprès d’un cercueil! quand une âme s’envole, 
Laissant loin ses douleurs et ses tourments affreux; 
Dans ce départ voyez l’éternelle auréole
D’un voyageur heureux.

 Si coupable elle fût! gardez la certitude
Que naissant imparfaite et faible en ses efforts, 
Ce n’est qu’au pur séjour de la béatitude
Qu’elle vaincra ses torts. 

En lui donnant le jour et son degré de force
Dans le bien et le mal qui, chez nous, sont innés, 
Dieu ne peut la livrer à ce supplice atroce
Du séjour des damnés.

 Par des faibles moyens laissés à son partage, 
Comment donc, pouvait-elle, au fort de l’ouragan, 
Diriger sa nacelle, et surmonter l’orage
Sur l’horrible Océan?—

 A-t-elle demandé le droit de l’existence? 
Ignorant le passé, l’avenir, le présent
Elle est!—cherchant, en vain, la raison, la science; 
Puis s’envole en cherchant!

 Car quel est le mortel, conçu par une femme, 
Qui sût jamais sonder l’insoluble inconnu? 
Oh! quel que soit le rang qui l’honore et l’enflamme, 
Son art est confondu!

 Laissons-les donc partir sans verser trop de larmes, 
Si c’est leur seul bonheur que désirent nos cœurs! 
En ce monde pervers que peuvent bien des âmes
Au sein de tant d’erreurs?

 Le 21 octobre 1894


LE CHANT DU NAUTONNIER 

Barcarolle

Quand mon léger navire, emporté par la brise, 
Glissera sur les flots, au loin vers le Glacier, 
Garderas-tu, dis-moi, la parole promise
Au brave nautonnier?

 Mon cœur, par toi bercé dans une douce ivresse, 
Garde le souvenir des sons mélodieux
Que soupirait pour moi, ta voix enchanteresse
A l’heure des adieux!

 Sur les flots agités, quand éclate la nue, 
Quand le marin blasphème au bruit de l’ouragan; 
Au milieu du danger, tout bas, ma voix émue
Dit ton nom en priant!

 Ah! quand vient le beau temps, quand la pensive aurore
Chasse dans l’infini les ombres de la nuit, 
Ton tendre souvenir que, sans cesse j’implore, 
En mon âme reluit!

 A l’angélus du soir, quand le sifflet ordonne
Aux braves matelots d’honorer le Seigneur, 
Je pense encore à toi, lorsqu’avec foi j’entonne
L’hymne consolateur.

 Si je tombe, frappé loin de ma douce Reine
Et [de] son frais sourire, entre l’onde et les Cieux, 
Mon âme reviendra respirer son haleine, 
Parfum délicieux. 


RETOUR AU BERCEAU MAUDIT

A madame Louisa Lamotte

 Aimable Sévigné d’Orléans la Nouvelle, 
Quand du berceau maudit tu viens revoir les bords, 
Daigne du moins sourire à cette heure cruelle, 
Au modeste tribut que t’offrent les accords
D’une lyre rebelle.

 [Bien] Loin de ce Paris, où ton rare génie
Savait te mériter des honneurs incessants, 
Quel destin envieux de ta gloire infinie
A donc pu reconduire, en ces lieux de tourments, 
Ta nacelle bannie?

 Quelque chère que soit ta charmante présence, 
Rien ne saurait calmer les terribles émois
De nos âmes, en deuil, partageant la souffrance
Que tu dois éprouver, soumise aux viles lois
D’un peuple sans clémence.

 Oh! combien doit saigner ton généreux cœur d’ange, 
Quand tu vois parmi nous des chevaliers français
Se joindre sans rougir à l’infâme phalange
De nos persécuteurs dont les sombres forfaits
Te semblent plus qu’étrange.

 Pars! fuis l’ingrat berceau pour la plage chérie, 
Où la science est tout et la race pour rien! 
Au loin j’écouterai dans mes nuits d’insomnie
Les sons harmonieux de ton luth aérien
Charmant ma rêverie.

 Au faîte de ta gloire, au beau pays de France, 
Laisse parfois vers nous, s’envoler tes baisers
Dont l’éternel parfum, passant la mer immense, 
Pur viendra rafraîchir nos plus sombres pensers, 
Par sa douce influence!

 Oh! quand viendra pour nous la minute sacrée; 
Quand nos âmes, sans force, iront subir leur sort
Vers l’immortel séjour de la voûte éthérée, 
Leur suprême lueur au moment de la mort, 
Te sera consacrée!

 Car quelle autre, à ta place, ayant tout en partage, 
Eût, parmi nous, daigné reconnaître son sang? 
Puis d’une foule amie, acceptant l’humble hommage, 
Eût osé se montrer, brillant au premier rang, 
Sous leur ciel noir d’orage.

 Aimable Sévignée d’Orléans la Nouvelle
Quand du berceau maudit tu viens revoir les bords
Daigne du moins sourire à cette heure cruelle, 
Au modeste tribut que t’offrent les accords
D’une lyre rebelle.

 25 juin 1894 


DERNIER TRIBUT

Au Général Toutant Beauregard

Oh! chez lui l’on peut dire avec toute franchise, 
Qu’en tout temps l’on trouvait un [vrai]ment beau regard
Pour l’humble vétéran, pour la veuve soumise
Aux coups du dur destin, frappant sans nul égard! 
Noble, grand, généreux; durant sa longue vie
Jamais le noir soupçon par son fatal venin
Ne put même effleurer sa gloire, son génie, 
Lui donnant l’une et l’autre un prestige divin! 
Tendre époux, bon soldat et chevalier créole, 
Son nom, dictame saint aux cœurs louisianais, 
Resplendira toujours, ainsi que l’auréole
Qui partant d’un ciel pur brille et ne meurt jamais! 
Sur la tombe où repose un guerrier magnanime, 
Près de ses compagnons morts en braves soldats, 
Je viens y déposer pour tout gage d’estime
Une modeste palme à leur noble trépas! 


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