ROSE BLANCHE

      “Oh! l’amour d’une mère, amour que nul n’oublie!
      “Pain merveilleux qu’un Dieu partage et multiplie!
      “Table toujours servie au paternel foyer!
      “Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier!”
                            -Victor Hugo

Gabrielle Tarlton

CHAPITRE I.


      —Continuez! s’écria l’invalide avec impatience.
      Il était assis tout droit dans son grand fauteuil. Ses longs cheveux blancs, partagés sur le sommet de la tête et retombant sur ses épaules, sa barbe fraîchement faite, sa cravate formant un nœud gracieux autour de son cou, sa redingote brossée avec soin, la blancheur éblouissante de son linge, tout, jusqu’aux mains fines et blanches qui s’appuyaient à la pomme d’argent de sa canne, tout faisait voir les soins minutieux don’t le vieillard était l’objet.
      Sur le plancher, à ses pieds, se tenait une enfant d’une dizaine d’années. De ses deux bras, elle entourait ses genoux sur lesquels était appuyé son menton. De temps à autre elle élevait vers le paralytique un long regard rempli de tendresse et de dévouement: ce regard que le chien fidèle attache sur son maître qu’il adore.
      A quelque pas du fauteuil, on pouvait voir une jeune fille, à demi couchée sur le sofa. La tête appuyée à sa main, elle écoutait avec attention, tandis que, debout à côté de la cheminée, une autre jeune fille écoutait comme sa sœur, dans la même attitude pensive.
       Une troisième femme, assise près de la fenêtre, attachait ses yeux pleines de larmes sur une lettre qu’elle avait laissée tomber sur ses genoux. Celle-ci n’avait pas la fraîcheur de la jeunesse: ses traits pâles et fatigués portaient l’empreinte de la douleur et de la maladie et, au milieu de ses cheveux, autrefois d’un noir de jais, on pouvait voir briller les longs fils d’argent. C’était une mère: on le devinait à sa vive émotion.
     —Continuez! répéta le vieillard avec une impatience croissante et en frappant le plancher de sa canne.
      Madame Moreland releva la tête et recommença la lecture que, quelques moments auparavant, sa vive émotion avait interrompue.
      “Chère vieille mère. Il y a deux ans, tu dois t’en souvenir, que j’abandonnai le foyer paternel, jurant de n’y plus revenir jusqu’au moment où j’aurais fait ma fortune; jusqu’à ce que je pusse rapporter un trésor. Et pourtant, mère adorée, je reviens! J’ai toujours été pour vous tous une source de chagrins, je t’ai fait verser bien des larmes, chère petite mère! mais je reviens avec la ferme intention de te faire oublier ma mauvais conduite d’autrefois. Tu verras comme je vais t’aimer! comme je serai bon pour vous tous! Tu souviens-tu, maman, lorsque, après l’une de mes escapades, je te demandais pardon et promettais de ne plus recommencer? tu jetais tes deux bras autour de mon cou, et tu me disais de ta douce voix que j’aime tant: ?Je te pardonne, mon enfant! Oh! mère chérie! je reviens vers toi et je demande pardon! me repousseras-tu?
      “J’ai mené une terrible vie pendant des deux années qui viennent de s’écouler: j’ai travaillé comme un nègre, j’ai vu la mort de près, mais grâce au ciel et surtout à tes prières, tout cela est terminé. J’ai aujourd’hui une bonne place chez l’un des principaux banquiers de Dallas (Texas), et il a été assez bon pour m’accorder un congé d’un mois. Ce n’est pas une fortune que j’apporte, mais une jolie petite somme que je serai heureux de vous offrir. Quant au trésor, je le possède: ce n’est pas de l’or, mais bien mieux encore! As-tu deviné, maman? Oui, je reviens, mais pas seul: j’amène avec moi mon trésor le plus cher, le plus précieux, ma Rose Blanche, ma petite femme.”
      La mère s’arrêta un moment et son regard rempli d’anxiété, s’éleva vers le paralytique. L’enfant assis sur le plancher, surprit de ce regard, et le sien, comme celui de sa mère, chercha à lire sur la physionomie impassible du vieillard. Avec un soupir, la mère reprit sa lecture.
      “Maintenant, ma chérie, je vais te raconter mon petit roman. Il y a à peine un mois que j’ai rencontré ma Rose Blanche. Elle était employée dans une des écoles publiques de Dallas. Pauvre petit ange! On l’aurait plutôt prise pour une des élèves. Elle est si petite! si frêle! si délicate! Elle me parut si fatiguée que je me suis senti pris du désir de l’emporter dans mes bras, loin du travail et du trouble. Et c’est ce que je vais faire. Mes sœurs, je le sais en raffoleront. Elle est si douce, si aimante, si jolie surtout avec ses grands yeux bleus et ses beaux cheveux blonds tout bouclés qu’elle attache d’un long ruban bleu, absolument comme une petite fille de dix ans. Ses yeux me font penser aux violettes qui poussent dans notre jardin, au pied des orangers. Se petite bouche si rose paraît sérieuse jusqu’au moment où elle s’entr’ouvre pour laisser échapper le doux rire d’un enfant; et alors paraissaient sur ses joues pâles deux petites fossettes, si jolies, si gracieuses qu’on se sent pris du désir de les couvrir de baisers. Vous voyez bien tous que je ne pouvais pas m’empêcher de l’aimer. Elle s’appelle Rose Blanche: ces deux noms la dépeignent si bien! Elle ne voulait pas se marier sans votre consentement et j’ai eu bien de la peine à la décider. Chère maman, ma petite Rose paraissait si fatiguée! Je ne pouvais la laisser travailler davantage. Ensuite, je ne voulais pas perdre une minute de mon congé. Il me faudra voyager à petites journées, ma femme est si délicate! Il me semble qu’un souffle pourrait l’abattre. Le médecin que j’ai consulté me recommande les plus grands soins: la poitrine de ma chère petite femme est faible m’a-t-il dit; mais sous le beau ciel de la Louisiane, sa santé renaîtra, j’en suis sûr, et de plus, chère bonne mère, je sais bien que tes soins ne lui manqueront pas. Je lui ai tant parlé de vous tous qu’elle vous connaît et vous aime. Oh! comme Hilda va chérir sa nouvelle sœurs aux yeux bleus. Mère bien-aimée, tu parleras à mon père, n’est-ce pas? il a toujours été bien dur, bien sévère pour moi et quelque chose me dit que j’aurais de la peine à obtenir son pardon. Mais elle, ma Rose Blanche, pourra-t-il s’empêcher de l’aimer? Saura-t-il lui résister? Ah! espérons que pour elle, il me pardonnera. Adieu vous tous que j’aime! Je serai avec vous trois jours après cette lettre. Il me faudra m’arrêter à Cheneyville pour permettre à Rose de se reposer. Que j’y trouve quelques lignes me disant que je suis attendu. —Ton fils Willie, qui t’aime.”
      Le lecture était terminée et les yeux de trois femmes comme ceux de l’enfant s’attachaient remplis d’anxiété sur le visage du vieillard. Un profond silence régna pendant quelques instants dans la chambre et fut bientôt interrompu par un coup sec de la canne sur le plancher.
      —Quelle insolence! s’écria enfin l’invalide en révélant son visage enflammé de colère. Ecoutez-moi bien: je ne veux plus entendre mentionner le nom de ce vagabond. Il parle de repentir et d’affection? Quelle paroles vides de sens! Depuis le moment où cet enfant a essayé ses premiers pas, il ne nous a causé que des larmes et du chagrin; il a été pour nous une source inépuisable de trouble et, comme il le dit bien, vous, dans votre coupable faiblesse, avez toujours été prête à tout pardonner. Il y a deux ans, sans aucune cause, il s’est sauvé et nous a abandonnés… Oui, abandonnés! répéta le vieillard en frappant de nouveau le plancher de sa canne et en arrêtant d’un signe de la main les paroles prêtes à s’échapper des lèvres tremblantes de la mère.
      —Et, continua-t-il, lorsqu’il est parti, nous a-t-il seulement dit où il allait! nous-t-il adressé un mot d’adieu? Suzanne, avez-vous oublié nos nuits sans sommeil, nos terribles anxiétés et toutes les horreurs qu’enfantait notre imagination pendant la lettre de votre frère? Il avait vu notre fils et nous pouvions être tranquilles…tranquilles! l’avons-nous été une minute depuis le moment de son départ? Deux années se sont écoulées et pas un mot de lui n’est venu calmer nos angoisses pendant un long laps de temps! Lui qui devrait être aujourd’hui le chef de sa famille a abandonné son poste sans vouloir comprendre que le soin de cette famille allait retomber sur trois faibles femmes dont le travail devenait notre seule ressource. Le chagrin et le travail vous ont vieillie avant l’âge, Suzanne, ont ruiné votre santé…tandis que nos filles?ah! mon cœur palpite d’indignation en y pensant!?au lieu de s’amuser, d’être heureuse comme le sont les autres jeunes jeunes [sic] filles, sont obligées de consacrer leur jeunesse à une existence de travail et de misère. Toutes, jusqu’à Hilda ont leur part du lot que ce fils dénaturé, ce frère indigne nous a fait. Et quant à moi!…
      —Quant à moi, c’est lui, ou plutôt sa conduite qui m’a fait ce que je suis.
      Il s’arrêta une seconde fois, mais quelle éloquence dans ce silence du vieillard! cette noble tête avec sa couronne de cheveux blanchis avant l’âge! la tristesse et la souffrance de ce visage qui avait dû être si beau aux jours de la jeunesse, ces membres paralysés, ah! tout en lui parlait d’un passé rempli d’horrible désespoir, d’anxiétés et de souffrances supportées avec la patience du chrétien.
      Il reprit en se retournant vers sa femme:
      —Et après tout ce qu’il a fait, il vous écrit qu’il revient, et ceci comme la chose la plus naturelle du monde, comme s’il nous avait quittés, hier seulement. Et savez-vous pourquoi il revient? Ne vous abusez pas… Ce n’est ni le repentir de ses fautes, ni sa tendresse pour vous qui le ramènent; c’est tout simplement parce qu’il a besoin de nous, parce que l’air de la Louisiane est nécessaire à cette femme qu’il épousera sans notre consentement. Lui qui n’a jamais témoigné la moindre affection à sa mère et à ses sœurs, prétend avoir le cœur rempli d’amour pour cette personne qu’il a arrachée au travail auquel sa cruelle indifférence a condamné sa mère et ses sœurs. Oh! je le répète: honte sur lui!
      Emporté par la colère, le vieillard se leva à demi, à l’aide de sa canne; mais, épuisé par cet effort et par l’excitation qui s’était emparée de lui, il se laissa retomber dans son fauteuil en poussant un profond soupir. Une expression d’intense tristesse remplaçait maintenant la rage qui tout à l’heure remplissait ses regards; il les releva vers les trois femmes, les regardant un moment de silence.
      —Je suppose, dit-il, que vous l’attendez avec impatience et que vous êtes toutes prêtes à vous jeter à son cou et à tout oublier. Sans le moindre doute, vous êtes disposées à accueillir sa femme comme une fille, comme une sœur. Ai-je raison? répondez-moi.
      Les deux mains appuyées à sa canne, il promena son regard de l’une à l’autre, attendant une réponse. Leur silence, leurs yeux baissés, leur pâleur, tout en elles lui dit qu’il avait deviné la vérité.
      Emportée par son émotion, la mère se leva et marcha vers lui, lui posant doucement une main sur l’épaule.
      —William, dit-elle avec une élégance suprême dans ses yeux baignés de larmes, supposons que tout ce vous venez de dire soit vrai, cela l’empêche-t-il d’être notre enfant?… notre premier né? C’est Dieu qui nous l’a donné et y a-t-il quelque chose au monde qui puisse altérer nos relations et notre responsabilité?
      —En voilà assez! répondit l’invalide en repoussant avec impatience la main appuyée à son épaule; tous vos grands sentiments m’ennuient et me fatiguent.
      La pauvre mère poussa un soupir et sortit en essuyant se larmes.
      Alors, la jeune fille assise sur le sofa se leva et s’avança vers le fauteuil de l’invalide. Son visage pâle trahissait les anxiétés de son cœur.
      —Mon père! dit-elle à demi-voix en joignant les mains. Les regards du vieillard étaient restés fixés sur le foyer; aux sons de la voix de sa fille, ils les releva vers elle.
      —Vous aussi! s’écria-t-il en fronçant ses sourcils; franchement, je vous croyais dépourvue de ces sentiments ridicules, Edith. Qu’avez-vous à me dire?
      —Rien, répondit Edith. Elle comprenait qu’en cet instant toute prière devenait inutile, et, comme l’avait fait sa mère, elle quitta l’appartement.
      La seconde sœur n’y demeura que quelques instants après elle. Sans dire une parole, elle arrangea le feu, toucha, comme pour les mettre en ordre, aux ornements de la cheminée et jetant un regard autour d’elle, alla rejoindre sa mère et sa sœur.
      Le vieillard demeura seul avec l’enfant. Mais celle-ci avait écouté en silence et qui avait suivi de ses yeux secs ce qui venait de se passer, se leva subitement et s’élança vers son père. Ses poings crispés, la rougeur de son visage, tout faisait voir la colère qui l’agitait.
      —Oh! le méchant papa! s’écria-t-elle en frappant du pied, le méchant papa qui fait pleurer tout le monde! Vous devriez avoir honte de vous-même.
      Le vieillard haussa des épaules.
      —En voilà assez! Hilda, dit-il, je ne suis guère en humeur de jouer avec vous.
      —Ni moi non plus! répondit l’enfant. J’aurais cru que vous auriez été enchanté d’apprendre que Willie revenait et nous amenait une petite sœur aux yeux bleus… et, au lieu de cela… ah! vous êtes un vieux vilain vous et je vous déteste!
      La colère, ou plutôt l’émotion de notre petite Hilda arrêta ses paroles; elle éclata en sanglots et, montrant le poing à son père, sortit comme un ouragan en fermant la porte avec un bruit formidable.

CHAPITRE II.

      Resté seul, le vieillard demeura quelques instants immobile dans son fauteuil, les yeux fixés sur la flamme du foyer. Peu à peu l’expression de dureté qui tout à l’heure remplissait son regard s’adoucit et, relevant ce regard, il le promena lentement autour de lui; tout-à-coup, il le laissa tomber sur la lettre que sa femme avait oubliée et qui reposait sur le plancher, à quelques pas seulement de l’endroit où il était assis. En l’apercevant, l’invalide tressaillit légèrement. Se soulevant à demi, il s’appuya de la main gauche au bras de son fauteuil et, à l’aide de sa canne, tira à lui la lettre de son fils. Il la regarde pendant quelques instants en silence, la retournant entre ses main comme s’il n’osait l’ouvrir. L’attendrissement le gagnait malgré lui. Enfin, déployant le papier, il le posa sur son genou, y passa plusieurs fois la main et en commença la lecture. Ce fut du regard d’abord qu’il en parcourut les caractères, mais bientôt, s’arrêtant à une phrase ou à une autre, il les lut à demi-voix: on devinait qu’il cherchait à vaincre l’émotion qui le gagnait de plus en plus. Arrivé au petit roman que Willie racontait à sa mère, il ne put s’empêcher de sourire.
      —Rose Blanche! dit-il doucement, c’est un joli nom… et elle doit être jolie et petite Rose Blanche avec ses yeux bleus et ses gentilles fossettes… Mais qui donc ai-je connu avec de semblables fossettes?
      Et il porta la main à son front comme pour rappeler un souvenir lointain.
      —Ah! oui, je me souviens, reprit-il; Suzanne… c’est elle qui montrait deux jolies petites fossettes chaque fois qu’elle riait… hélas! elle ne rit plus et les fossettes ont disparu... Ma pauvre Suzanne!
      Il reprit la lettre qu’il avait oubliée un moment, et, cette fois, il lut avec amertume la phrase suivante:
      “Mon père a toujours été bien dur et bien sévère pour moi.”
      Le vieillard répéta ces mots plusieurs fois, et un profond soupir s’échappa de sa poitrine. Il replia la lettre lentement, presque religieusement et la posa sur la table qui se trouvait à côté de lui. Son regard se porta une fois encore sur la flamme du foyer, mais ce regard n’avait plus rien de la dureté qui l’animait tout à l’heure et, si un observateur se fut trouvé dans la chambre qu’il aurait pu voir briller une larme dans les yeux que le paralytique tenait fixés sur lui. Tout-à-coup, il tressaillit; un souvenir du passé venait de porter un choc électrique à son cœur. Il se redressa et regarda autour de lui; ses regards s’arrêtèrent sur un bureau placé entre deux fenêtres, de l’autre côté de l’appartement. C’était vers ce bureau qu’il voulait aller…mais comment?…Où donc était Hilda, son soutien habituel? Hélas! il l’avait chassée par son courroux… elle était partie en colère et Dieu seul sait quand elle reviendra…
      —Allons! se dit-il avec un soupir, il faut agir seul.
      S’appuyant d’une main à sa canne, de l’autre aux meubles qui se trouvaient sur son passage, le pauvre paralytique réussit à se traîner jusqu’au bureau. Arrivé là, il se laissa tomber, avec un soupir de soulagement, sur le tabouret de cuir placé devant le meuble.
      Il demeura silencieux, immobile, pendant quelques instants: il fallait se remettre de la fatigue qu’il venait d’éprouver. Enfin, il tira une clef de sa poche, ouvrit le bureau et abattit la planche qui formait la devanture du meuble. A l’aide d’une seconde clef, il tira à lui le tiroir qui se trouvait à sa droite et en retira plusieurs objets qu’il posa l’un après l’autre sur la planche du bureau: parmi ces objets se trouvaient quelques boîtes renfermant des daguerréotypes; c’était ce que cherchait le vieillard. Il prit une de ces boîtes et l’ouvrit: elle renfermait le portrait d’une toute jeune femme tenant entre ses bras un enfant âgé de quelques mois seulement. Si les années avaient effacé la beauté de cette jeune mère, elles l’avaient respectée sur la planche que l’invalide examinait avec un attendrissement croissant. Il reconnaissait ces traits purs et charmants embellis encore par l’expression de tendresse infinie qui remplissait ces yeux attachés sur la petite créature pressée avec tant d’amour sur le sein de sa mère. Le vieillard éleva ce portrait vers la lumière et ses regards fascinés s’y attachèrent longtemps.
      —Oh! Suzanne! murmura-t-il en refermant la boîte et en la remettant dans le tiroir.
      Il prit un second portrait: c’était celui d’un petit garçon de six ans habillé de son premier pantalon. Ses deux petites main s’enfonçaient dans ses poches. Sur le sommet de sa tête, une grosse boucle de cheveux bruns ajoutait à la beauté incomparable de l’enfant. Oh! que de souvenirs ce portrait rappelait au père attendri! Comme il se souvenait du moment où sa femme lui avait amené leur fils tout fier de sa première paire de kindergartens! Et comme en le voyant, il s’était écrié:
      —Suzanne, il faut faire tirer son portrait, juste comme il est là.
      Lorsque le vieillard remit ce portrait dans le tiroir, ses mains tremblaient, et de grosses larmes coulaient de ses yeux.
      Cette fois, c’est une photographie qu’il examine: celle d’un beau jeune homme de dix-huit ans, au regard franc et gai, à la bouche rieuse, surmontée de l’ombre d’une moustache.
      —Willie! Willie!… mon fils! s’écria le paralytique paralytique suffoqué par ses larmes et par sa violente émotion.
      Le tiroir renfermait d’autres trésors: la main du père les en retira l’un après l’autre; une toupie, une balle toute déchirée, un cahier de compositions, un essai de mécanisme composé d’un bouchon, d’épingles à cheveux et de quelques bobines vides, enfin un billet roulé si petit que le dehors pouvait à peine en contenir l’adresse: papa.
      Monsieur Moreland prit ce billet et l’ouvrit si doucement qu’on aurait pu croire ses doigts paralysés comme le reste de son corps. C’était tout simplement un morceau de papier déchiré dans un cahier d’écriture, bien sale, bien chiffonné et rempli de grossières fautes d’orthographe; tel qu’il était, ce billet devait être bien difficile à déchiffrer, car le père resta longtemps absorbé dans sa lecture et, plus d’une fois, passa sa main sur ses yeux. Voici ce qu’il contenait:
      “Mon cher papa. Je vé vous zécrir pour vous prié de me pardonnez ma vilène conduite de se matin. Je suis bien faché d’avoire touchez à votre razoir et je vous promé de ne plus jamais zouvrir votre tiroir. Maman dut que vous avé pensey qye j’était comptant d’avoir été méchant et que cé pour ça que je n’ait pas pleurez quant vous m’avé frappez avec votre canne. Mais non, papa, ce n’été pas pour ça… Seulement, je ne voulait pas être un lache et pleuré comme une fille pour quelques coux de canne. Si vous aviez cassé votre baton sur mon dos, je n’aurais pas pleuret. Mais vré, papa, je suis facher d’avoir été méchant et je vous prie de me pardonner.
      “Votre fils Willie qui vous aime bien.”
      Le billet tomba sur la planche du bureau; la tête blanche du vieillard se cacha un moment entre ses mains et l’on aurait pu voir de grosses larmes couler entre ses doigts et tomber sur ce petit papier sale et déchiré.
      —Battu! s’écria-t-il enfin; battu à coups de canne!.. Lui, mon enfant! Oh! que Dieu me pardonne!
      En cet instant d’angoisse, chaque coup qu’il avait porté à son fils lui revenait à la pensée et lui remplissait la cœur d’une cruelle agonie. Il revoyait devant lui ce petit visage pâle et indomptable, ces yeux secs qui le regardaient avec une expression de reproche qui, en ce moment, lui lacérait le cœur, comme, alors, il avait lacéré le corps de son enfant. Oh! terrible agonie du souvenir! le malheureux père se souvenait et il pleurait comme il n’avait jamais pleuré auparavant.

CHAPITRE III.

      —Echec et mat!
      Et Hilda se leva en frappant ses mains l’une contre l’autre et en attachant sur son père un regard rempli de joie moqueuse.
      Le vieillard, penché l’échiquier, l’index de la main droite étendu, suivait avec attention les divers points de la grande bataille qui venait d’avoir lieu, et cela avec l’air d’un véritable général d’armée. Cette profonde attention excita l’indignation de Mlle Hilda.
      —A quoi sert ce que vous faites-là? s’écria-t-elle en frappant du pied. Vous savez bien que vous avez perdu la partie… mais vous n’en conviendrez jamais, et c’est tous les jours la même chose. Lorsque, il y a une année, vous avez regretté de ne plus pouvoir aller faire votre partie d’échec, au café, je vous ai demandé de m’enseigner le jeu… et, dites, est-ce ma faute, si aujourd’hui l’élève en sait plus que le maître? d’ailleurs…
      L’enfant n’acheva pas sa phrase: une voiture venait de s’arrêter devant la maison. Oubliant son infirmité, il paralytique fit un mouvement pour se lever et, en retombant dans son fauteuil, renversa toutes les pièces de l’échiquier qui roulèrent de tous côtés sur le plancher.
      —Hilda! Hilda! s’écria-t-il d’une voix vibrante d’émotion, les voilà! Cours à la fenêtre et dis-moi…
      J’ai oublié de dire que trois jours s’étaient écoulés depuis le moment où la lettre de Willie avait été reçue et qu’aujourd’hui la famille attendait les chers voyageurs.
      Penchée sur le fenêtre, le petite fille regardait de tous ses yeux. Elle ne resta là qu’une minute et revint bientôt vers son père avec une petite moue de désappointement.
      Ce n’est que le marchand de lait, dit-elle. Mais après tout, papa, à quoi pensons-nous donc? Les premiers chars ne seront ici qi’à midi et la dépêche envoyée par Willie annonce son arrivée pour trois heures! Recommençons notre partie, voulez-vous papa?
      —Ce que tu dis est vrai, petite, répondit le vieillard en remettant les pièces en place à mesure que Hilda les ramassait. Mais qui sait si Willie ne veut pas nous surprendre? Ils seront ici à midi… j’en suis certain et mon impatience…
      Il y avait une tradition dans la famille qui assurait que seule, Hilda avait le droit de dire tout à son père sans attirer son mécontentement, et la chère enfant, par sa tendresse et son dévouement pour le pauvre paralytique, méritait bien cette preuve d’attachement.
      —Votre impatience! s’écria-t-elle en reprenant sa place vis-à-vis du vieillard, vraiment papa, il faut avouer que vous-être [sic] un homme bien singulier. Il y a à peine trois jours que vous ne vouliez pas entendre parler de Willie et de sa petite Rose Blanche, et vous voilà tout de feu aujourd’hui… Vous croyez les entendre venir à tout instant, et vous vous impatientez et renversez les échecs… dites donc, papa, est-ce que vous ne seriez pas devenu un peu fou?
      —Je ne crois pas, répondit-il en souriant. Mais commençons.
      Au moment où il élevait sa main, il s’arrêta tout-à-coup pour écouter un bruit de pas qui, de temps à autre, se faisait entendre à l’étage supérieur.
      —Hilda, demanda-t-il, que se passe-t-il donc en haut? Depuis quelques jours, j’entends un va et vient qui excite ma curiosité.
      —Comment, vous ne savez pas? s’écria l’enfant, alors je vais tout vous dire, cela vous amusera.
      Et, poussant doucement du côté la table de l’échiquier, elle s’agenouilla sur le tabouret qui soutenait les pieds du vieillard et, prenant ses mains dans les siennes:
      —Voici ce que c’est, dit-elle: maman et mes sœurs arrangent la chambre des mariés.
      —En haut, dans les mansardes? s’écria le vieillard.
      —Mais oui; et c’est bien certainement la plus jolie chambre de la maison, avec ses lucarnes qui donnent sur la rue; et maman et Lucie ont tout nettoyé et elles ont si bien frotté les meubles que, vrai, ils paraissent neufs. Elles ont visité toutes les chambres, excepté la vôtre, bien entendu, et maman a pris son lit de plumes pour le porter en haut et aussi sa jolie table à ouvrage. Edith a donné la garniture bleue de son lavabo, et maman a mis me petite chaise au coin du feu à côté de la table à ouvrage, en disant que la petite sœur aux yeux bleus ne devait pas être plus grosse que moi. Il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres; alors Edith a pris cinq piastres qu’elle avait mises de côté pour s’acheter un chapeau neuf et elle a couru acheter de la mousseline blanche, et elle et Lucile ont fait les rideaux qu’elles ont doublés avec la robe de percaline bleue à pois blancs que Lucile n’avait pas encore taillée, et elles les ont relevés avec des nœuds bleus. Il restait quelques yardes de mousseline avec laquelle Edith a drapé la toilette, et comme je voulais donner quelque chose aussi, j’ai été chercher mon joli ruban bleu et me couronne de première communion et Lucile a fait un beau nœud qu’elle a placé sur le haut du miroir, au milieu des roses de la couronne. Et j’ai donné aussi cette paire de pots-à-fleurs qui me viennent de ma marraine; mes sœurs y ont mis des roses blanches et les ont placées de chaque côté de la cheminée et maman a rempli deux soucoupes de cristal avec de beaux bonbons roses et les a mises sur la toilettes. La petite sœur aux yeux bleus doit aimer les bonbons, n’est-ce pas, papa?
      —Certainement, répondit le vieillard que le babillage de l’enfant amusait.
      —Et, continua celle-ci, il y a la pelotte, la jolie pelotte de satin bleu… Vous ai-je déjà parlé, papa? Non?… Eh bien! je me suis mise à la recherche des épingles et, avec celles que j’ai trouvées, un peu partout, j’ai formé deux lettres au beau milieu de la pelotte: un R et un W. Vous comprenez, n’est-ce pas cher? R pour Rose et W pour Willie.
      —Mais le tapis de cette chambre?… il était bien déchiré, autant que je m’en souviens, remarqua le paralytique.
      —C’est vrai, mais maman l’a tout décousu et, avec les meilleurs morceaux qu’elle a lavés dans du thé, elle a fait une descente de lit et a placé le reste devant le foyer, devant la toilette, enfin un peu partout. Et vous savez, ce vilain portrait de George Washington qui était sur la cheminée?.. Edith l’a enlevé et a mis à sa place la jolie Madone que vous avez donnée à maman avant de vous marier. Edith dit que cette image de la Vierge doit ressembler à notre Rose Blanche: elle a comme elle a des yeux bleus qui font penser aux violettes du jardin et des cheveux si blonds et si doux. Oh! papa! vrai, la chambre est jolie comme vous n’avez pas d’idée… Il y a des roses blanches partout et tout y est bleu et blanc. Je suis sûre que ce sont les couleurs préférés de la chère petite sœur; ne le croyez-vous pas? papa?
      —Mais, oui! répondit le vieillard en souriant de l’enthousiasme de l’enfant. Tu l’aimes donc bien, ajouta-t-il au bout d’un moment.
      —Oh! de toute mon âme! répondit Hilda avec feu; autant que j’aime Edith et Lucile. Et vous, papa, l’aimez-vous?
      L’invalide hésita un moment:
      —Oui, je l’aime! répondit-il avec une sorte de solennité dans la voix, je l’aime, cette chère petite Rose aux yeux bleus et aux gracieuses fossettes. C’est une autre fille que le ciel nous envoie!
      Et, au bout d’un moment:
      —Hilda! s’écria-t-il, est-ce par hasard on aurait oublié le feu?
      —On n’a oublié, papa, et le feu encore moins. Comme si cette chère petite Rose Blanche, si délicate, pourrait se passer de feu? Il n’est pas allumé par exemple, c’est trop tôt. Mais il est convenu que dès qu’on apercevra la voiture, Lucile montera et avec une allumette, mettra le feu au charbon.
      —Hilda, appela le vieillard, viens ici, mon enfant, regarde sur la cheminée et donne-moi la petite goëlette que ton frère a faite lorsqu’il avait à peine dix ans. Et voyant que la petite fille hésitait: regarde, dit-il, là… tout à côté de la pendule.
      Hilda se leva sur la pointe des pieds et remit à son père un bâtiment, grand comme la main et auquel rien ne manquait: cordages, mâts, voiles, tout y était; mais tant d’années avaient passé sur ce joujou, tant de main l’avaient touché, qu’il paraissait aujourd’hui passablement démantibulé et même sale; mais, tel qu’il était, c’était un trésor pour le pauvre vieux paralytique qui le gardait avec soin comme l’oeuvre de génie de son fils.
      —Appelle ta mère, continua-t-il en s’adressant à sa petite fille.
      Celle-ci, un peu étonnée, ne fit cependant aucune observation et courut au pied de l’escalier pour dire à sa mère que son père désirait la voir.
      Le moindre souhait du vieillard était un ordre pour chaque membre de sa famille, on volait au-devant de ses désirs, on y obéissait, quels qu’ils pussent être, sans la plus légère discussion. Madame Moreland ne se fit pas attendre, elle s’avança doucement vers le fauteuil de son mari et, passant une main caressante dans ses cheveux:
      —Vous m’avez fait appeler, cher? demanda-t-elle. Vous n’êtes pas fâché contre moi, n’est-ce pas? mais j’ai été forcée de vous négliger depuis quelques jours… il fallait arranger le nid des nouveaux mariés. Vous ne vous êtes pas trop ennuyé, n’est-ce pas? je suis sûre qu’Hilda a pris bien soin de vous.
      —Oui, oui, répondit le vieillard, Hilda est une bonne petite fille qui aime son vieux père… mon Dieu! que ferais-je sans elle? Ce n’est pas pour me plaindre que je vous ai appelé, Suzanne; vous avez bien fait en essayant de recevoir nos enfants confortablement dans notre pauvre demeure. Voilà ce que je veux de vous: cette petite goëlette que Willie a fabriquée, il y a quinze ans, il faut la mettre dans la chambre de sa femme. Je suis sûr qu’elle aimera à regarder cet ouvrage de son mari. Ne le croyez-vous pas, chère?
      —Certainement, répondit Madame Moreland en prenant le vieux joujou des mains de son mari et en se penchant sur son front pour y déposer un baiser.
      —Et surtout, Suzanne, reprit la paralytique, mettez ce petit bâtiment bien en vue, il faut que l‘enfant le voie en entrant dans sa chambre. Vous me comprenez, n’est-ce pas?
      —Parfaitement, mon ami.
      Et, en entrant dans cette petite chambre qu’elle et ses filles avaient arrangée avec tant de soins, où tout resplendissait de propreté et même d’élégance, madame Moreland, sans la moindre hésitation, marcha droit à la cheminée et y plaça le vieux joujou, au pied de la Madone, au milieu des jolies bagatelles dont elle avait orné cette cheminée.
      —Je raconterai à Rose l’histoire de cette goëlette, dit-elle à ses filles, et nous lui dirons en même temps, pourquoi elle se trouve là.

CHAPITRE IV.

      Oh! comme les heures s’écoulaient lentement pour ce père, cette mère, ces sœurs qui attendaient avec tant d’impatience les chers voyageurs qui n’arrivaient pas. Tout en prêtant l’oreille au babillage d’Hilda, l’invalide écoutait avidement tous les bruits de la rue et, à chaque heure que sonnait la pendule, il relevait la tête espérant entendre une voiture s’arrêter devant sa porte.
      Il avait été convenu qu’on attendrait les voyageurs pour dîner et là, dans la salle où se trouvait le vieillard, une table de sept couverts avait été mise.
      Tout à coup la pendule sonna trois heures. Le paralytique, tout pâle, tout tremblant, se dressa à demi dans son fauteuil, tandis que la petite fille s’élançait vers la fenêtre.
      —Calmez-vous, papa, dit-elle, je vous avertirai dès que je les apercevrai.
      A la lucarne des mansardes, la mère et ses deux filles regardaient aussi avec une impatience comparable seulement à celle du vieillard.
      —Ah! j’entends le sifflet de la locomotive! s’écria Hilda; voilà les chars!
      Et notre petite fille se mit à danser dans la chambre.
      —Oh! papa! s’écria-t-elle, est-ce bien possible? Ils seront ici dans quelques minutes! mon frère que je n’ai pas vu depuis deux ans! et cette chère petite Rose Blanche aux yeux bleus! Mon Dieu! que je suis heureuse!
      —Oh! comme mon cœur bat! disait madame Moreland en se penchant sur la lucarne.
      Hilda était retournée vers la fenêtre. Elle s’écria tout à coup:
      —Oh! j’aperçois quelque chose de jaune entre les arbres. C’est l’omnibus qui amène les voyageurs… Le voilà qui tourne le coin… l’entendez-vous papa?… Mon Dieu! comme vous êtes pâle!… une minute encore et l’omnibus sera à notre porte… Le voilà! le voilà! il va s’arrêter… Mais, mon Dieu!… L’omnibus passe… il ne s’arrête pas… il ne s’arrête pas… il est passé! Oh! Seigneur! Qu’est-ce que cela veut dire?
      Et l’enfant tout pâle de désappointement s’avançait les bras tendus vers son père, lorsque Mme Moreland, suivie de ses filles, se précipita dans l’appartement!
      —Oh! William! s’écria-t-elle toute tremblante, que peut-il leur être arrivé?
      —Rien du tout, répondit le vieillard qui essayait de cacher ses inquiétudes sous un masque d’insouciance. Un peu de fatigue peut-être, mais il est inutile de nous tourmenter. Ils viendront demain, vous verrez. Nous aurons probablement une dépêche de Willie avant la fin de la journée.
      On dîna en silence. les yeux du père et de la mère ne quittaient point ces deux places vides où ils avaient espéré voir s’asseoir le fils prodigue et sa jolie petite femme.
      Comme l’avait prédit monsieur Moreland, un télégramme fut apporté à huit heures du soir. Il était de Willie. Voici ce qu’il contenait:
      “Arrêtés à Lafayette. Rose est malade. Aurez une lettre demain.”
      Oh! quelle nuit d’anxiétés passèrent les parents qui, la veille, faisaient de si doux projets de réunion. Personne, excepté Hilda, ne dormit dans la maison.
      Le lendemain, au moment où Edith sortait pour aller donner ses leçons de musique, elle rencontra le facteur au pied de l’escalier; il lui remit une lettre. La jeune fille remonta en tout hâte, et voyant sa mère, elle la lui présenta. Madame Moreland l’ouvrit d’une main tremblante et lut à haute voix:
      “Mes chers parents. A peine avions-nous quitté Cheneyville, que Rose fut prise de frissons et d’un violent mal de tête. Elle tousse beaucoup. Il a fallu nous arrêter à Lafayette. J’ai fait appeler un médecin: Rose, dit-il, a une forte fièvre et est menacée de pneumonie. Maman, mes sœurs, priez pour moi.”
      —Oh! mon Dieu! s’écria la pauvre mère; cette chère petite! si frêle, si délicate! malade dans un lit d’auberge!… loin de sa mère!… oh! c’est affreux!
      —Suzanne, dit la paralytique, vous oubliez qu’elle est la femme de votre fils et qu’il est près d’elle. Je suis convaincu qu’aucun soin ne lui manquera. Il est inutile de s’alarmer d’avance. Espérons pour le mieux. Dans quelques jours, bien certainement, nos enfants seront avec nous.
      —Puissiez-vous dire vrai! s’écria madame Moreland en essuyant ses larmes.
      Après la réception de la lettre de Willie, trois jours se passèrent sans apporter aucune nouvelle. Les parents comme leurs filles comprenaient que la jeune femme devait être bien malade et que son mari n’osait la quitter pour écrire ou télégraphier à sa famille. Edith, d’après l’ordre de son père, envoya un télégramme à son frère.
      “Comment est Rose?” demandait ce télégramme. La réponse attendue avec tant d’anxiétés ne contenait que ces trois mots: “Au plus mal.”
      Deux jours se passèrent encore. Oh! qui peut décrire l’agonie et le désespoir de ces cinq journées. Edith oubliait ses leçons de musique et, pâle, désolée, allait de l’un à l’autre, cherchant quelques paroles de consolation pour adoucir leurs inquiétudes qu’elle ne partageait que trop, hélas! La machine à coudre restait fermée et l’ouvrage envoyé par une des grands magasins de la ville, s’entassaient sur les chaises du salon. Enfermées dans la chambre des mariés, Lucile et sa mère passaient leur temps à pleurer et prier.
      Dans le salon d’en bas, le vieillard et l’enfant restaient silencieux. Hilda, assise aux pieds de son père, détournait la tête pour cacher les larmes qu’elle essuyait furtivement, et par instant attachait sur le cher paralytique ce long regard qu’il connaissait si bien et demandait doucement:
      —Va-t-elle mourir, papa?
      —Oh! non! espérons pour le mieux, répondait le vieillard en essayant de sourire. Mais sa pâleur, le cercle bleu qui entourait ses yeux, démentaient ce sourire et parlaient des nuits sans sommeil et des terribles anxiétés qui, en ce moment même, déchiraient le cœur du pauvre père.
      Je ne m’appesantirai pas davantage sur ces cinq journées qui parurent cinq siècles d’attente et d’agonie à cette famille désolée. Que ceux qui ont souffert de cette même douleur se souviennent, ils comprendront.
      Enfin, le sixième jour une dépêche arriva. Ce fut Hilda qui la reçut; elle la porta à son père qui, aussitôt, fit appeler sa femme et ses filles.
      On eût dit que les doigts du vieillard étaient paralysés comme le reste de son corps, tant il lui paraissait impossible d’ouvrir l’enveloppe dont le contenu allait décider de leur sort; il y réussit cependant au bout de quelques instants. Ce télégramme ne venait point de Willie, mais du médecin qui avait soigné Rose. En voici le contenu:
      “Madame Moreland est morte ce matin à trois heures. Votre fils sera avec vous dès que tout sera terminé.”
      —Oh! Willie! mon enfant! s’écria la pauvre mère; et, sentant le besoin de cacher son désespoir, elle sortit de l’appartement, suivie de ses deux filles.
      Entraînées toutes trois par le même sentiment, elles montèrent à la chambre qu’elles avaient préparées avec tant de soins pour la chère petite sœur aux yeux bleus qui, hélas! ne devait jamais y entrer. Madame Moreland, la tête appuyée au pied du lit, soutenue par Edith agenouillée à côté d’elle, exhalait son désespoir par un déluge de larmes mêlé à cette agonie du cœur, connue des mères seulement. Assise à ses pieds, Lucile essayait de la consoler mais ne pouvait que mêler ses sanglots aux siens. Hilda, après la lecture de la dépêche, était restée debout au milieu de l’appartement, comme pétrifiée par son désespoir. Pauvre petite! c’était la première fois qu’elle se trouvait en présence de la mort! Elle vit sortir sa mère et ses sœurs; elle écouta leurs cris, regarda leurs visages baignés de larmes, sans bien pouvoir sa rendre compte de ce qui était arrivé. Il lui semblait être la proie d’un horrible cauchemar. Elle aurait voulu crier comme se sœurs, mais ses cris s’arrêtaient dans sa gorge. Tout à coup, ses regards tombèrent sur son père et elle lut tant de désespoir, tant de douleur contenue dans les traits hagards et décomposés du vieillard, que, poussant un faible cri, elle s’élança vers lui et lui jeta ses deux bras autour du cou, appuyant sa tête sur sa poitrine afin de mieux cacher ses larmes. Pauvre chère Hilda! elle cherchait à paraître brave et courageuse: elle étouffait ses sanglots et refoulait ses pleurs dans son petit cœur si plein de tendresse et de dévouement pour ce pauvre vieux paralytique qui, en cet instant, paraissait brisé par son désespoir.
      Au bout d’un moment, elle releva la tête et le regarda avec quelque chose qui essayait de ressembler à un sourire, mais accablée par cet effort, elle laissa retomber son front sur la poitrine du vieillard.
      —Cher papa, dit-elle d’une voix qui essayait d’être ferme, je vous en prie, n’ayez pas l’air aussi malheureux. Songez-y! nous ne connaissions pas cette petite Rose Blanche aux yeux bleus, qui nous étions seulement disposés à aimer. Mais, après tout, papa, nous ne l’avons jamais vue et nous ne pouvons la regretter. Certainement, nous sommes fâchés de la savoir morte, mais seulement par rapport à Willie… Et Willie va venir… et nous serons tous si heureux de le voir!… N’est-ce pas, papa?
      Quelque chose qui ressemblait à un léger éclat de rire s’échappa des lèvres de l’enfant, mais elle ne releva pas la tête. Elle resta un moment silencieuse, attendant une réponse. Elle reprit bientôt:
      —Il y a à peine une semaine que nous étions si heureux et si tranquilles! nous ne savions même pas qu’il y eût au monde une petite Rose Blanche… et voilà que Willie nous écrit et nous parle d’elle… eh hien [sic], papa, nous allons recommencer la vie d’autrefois et nous oublierons tout ce qui a rapport à la petite sœur que nous n’avons jamais connue, Edith ira donner ses leçons de musique, maman et Lucile se remettront à la machine à coudre, car enfin, il faut bien manger, même quand on a du chagrin, n’est-ce pas, papa?… et nous deux, nous redeviendrons les bons amis que nous étions: je lirai, je chanterai pour vous, je ferai votre partie d’échecs et nous tâcherons d’oublier pour toujours la petite sœur qui…
      Un sanglot lui coupa la parole; les forces de la pauvre petite étaient épuisées et elle ne put achever la phrase commencée. Le vieillard, trop ému pour parler, pressa l’enfant plus étroitement sur sa poitrine et, la tête appuyée à la sienne ne put que mêler ses larmes à celles de la petite désolée. Pendant quelques instants, on n’entendit dans la chambre que le bruit des sanglots.
      Mais pour qui donc cette douleur déchirante? Pour qui ces larmes? pour qui cette agonie du désespoir qui fait trembler ces deux êtres entrelacés?… Hélas! pour une pauvre petite Rose Blanche, pour une chère petite sœur aux yeux bleus, qu’ils n’ont jamais vue, qu’ils ne connaîtront jamais et que pourtant ils aimaient déjà de toutes les forces de leur âme.
     


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