Gouaches louisianaises
Ma Tante Louise
U. Marinoni Jr.
Comptes Rendus de l’Athénée Louisianais
pp. 150-159
Durant la semaine qui
précède la Toussaint, tante Louise allait et venait avec
une agitation fébrile et une inquiétude sans cesse croissante.
Son petit chapeau à brides, qui ne voyait le soleil qu’en
de rares occasions, coiffait à toute heure sa chevelure blanche,
et ses gants en filoselle, posés à tout hasard et traînant
un peu partout, ainsi que son parasol, témoignaient d’une
préoccupation inaccoutumée.
Car tante Louise ne perdait pas son temps,
voulant rendre visite à toutes ses cousines, afin de s’entretenir
sur le sujet annuel de la manière la plus efficace et moins dispendieuse
d’orner les tombes pour le grand jour de la Toussaint; c’était
à qui donnerait un meilleur avis.
Pendant cette semaine, toute affairée
et nerveuse, tante Louise avait donc, bien que ménageant ses
visites, commandé des couronnes en jais d’un beau noir
d’ébène luisant, des couronnes en verroterie blanche
qu’elle destinait à des parents, et de celles en fleurs
artificielles, d’un très joli modèle, mais suranné,
comme on en déposait autrefois sur la tombe des ancêtres.
Des chrysanthèmes, elle n’en voulait pas; c’était
trop moderne, disait-elle; mais le vieux jardinier lui avait promis
des dahlias aux couleurs mordorées, aux fleurs tuyautées,
qu’elle déposerait en gracieuses pyramides dans chacune
de ses urnes. L’avant-veille même, elle avait eu le bonheur
de retrouver son vieux nègre, qui, chaque année, crépissait
à la chaux son petit mausolée, contrat d’ailleurs
que tante Louise n’accordait jamais sans regimber sur le prix.
«Vous êtes si chérant,
disait-elle; au temps de ma grand’mère, on n’aurait
payé que la moitié.» Aussi, avait-elle fait la loi
au petit moricaud qui devait sabler l’allée et fourbir
le devant de la tombe. C’était bien entendu que l’allée
serait propre, le sable orné de petits dessins géométriques
tracés au bâton, et les antiques urnes en marbre polies
et luisantes, remplies d’eau pour les dahlias; quant à
la grille, le vieux nègre devait la peindre d’un beau noir.
Le marbrier avait relevé la plaque, et retouché quelques
inscriptions un peu effacées par l’âge; tout marchait
donc à merveille. Pour les visites, elles ne manqueraient pas,
toutes les cousines ayant promis de venir dire une petite prière.
Même Céleste, celle qui avait épousé un riche
Américain, sûrement viendrait avec ses garçons pour
vénérer la demeure funèbre de ses arrières
grand-parents. Ce fut donc avec le calme du devoir accompli que la tante
Louise s’endormit la veille de la Toussaint.
Elle s’éveilla plus tôt
que de coutume, et fit sa toilette des grands jours; sa robe de soie
bien brossée, son petit fichu, son châle drapant ses épaules
fines et un peu voûtées, sa coiffure bien relevée,
tout allait fort bien, et, satisfaite, elle se regarda au miroir. Elle
vit une petite vieille de soixante douze ans, alerte encore, d’une
apparence distinguée malgré sa mise du vieux temps; ses
cheveux blancs, abondants et lisses, encadraient un visage ovale et
sympathique, où les rides du temps et les ombres des tristesses
passées n’avaient pu ternir l’éclat des yeux
encore brillants, ni flétrir un sourire toujours aimable et gracieux.
cependant tante Louise ne connaissait que trop le revers de la médaille;
fille d’un riche planteur, enfant gâtée, elle avait
joui d’un luxe sans bornes et presque fantastique, et son enfance
n’avait jamais connu de refus. Mais la débâcle survint
avec la guerre, la fortune engouffrée dans un désastre
inouï, son fiancé et ses deux frères morts sur le
champ de bataille, son père paralysé par le choc brutal,
elle s’était trouvée livrée à ses
propres ressources à l’âge où la jeune fille
ne rêve encore que bonheur; et seule, sans appui, plongée
du jour au lendemain du faîte des délices en l’abîme
du désespoir, elle avait lutté vaillamment, aidant de
son mieux ceux qui combattaient pour la cause sainte, et travaillant
ensuite avec courage et résignation pour gagner son pain quotidien.
Ah, elle en connaissait de rudes, ma tante Louise.
Trottinant de son petit pas allègre
vers la Cathédrale, elle pria avec ferveur pour ses chers morts;
puis, la messe finie, elle se dirigea vers le Marché Français
pour prendre des dahlias et le feuillage que le vieux jardinier réservait
pour elle; elle choisit des roses pour la tombe de celui dont le souvenir
vibrait encore dans son cœur.
Le soleil était déjà
haut lorsqu’elle arriva au cimetière Saint-Louis, et son
cœur battait bien fort, quand, après avoir déposé
son humble offrande sur le plateau de la sœur quêteuse à
l’entrée, elle s’anvança dans le dédale
des allées coquillées. Les tombes resplendissaient du
blanc laiteux d’un frais badigeonnage; il y en avait qui ressemblaient
à de bonnes vieilles accroupies, jasant ensemble; d’autres
se tenaient à l’écart, fières et rigides,
et il y en avait qui s’affaissaient, les briques disjointes, les
noms inconnus ou bien oubliés. Tante Louise les connaissait bien.
Ça et là, elle rencontrait des groupes d’amis, faisant
un signe amical, parfois s’arrêtait, et par des ruelles
arriva ainsi au but. C’était dans un coin écarté
des grandes allées! chaque tombe était petite mais proprette;
il y avait là un air de famille, un cousinage entre toutes, tel
qu’il existait pendant la vie de ceux qui y dormaient; elles faisaient
ainsi une petite communauté à elles seules, et des noms
ronflants marquaient ces sépulcres, des noms héraldiques
figurant dans le Gotha du dix-huitième siècle. Toutes
ces tombes, vêtues d’un même capuchon blanc, ressemblaient
à un petit groupe de religieuses, séparées de la
vie mondaine, et vivant dans leurs souvenirs, dans l’oubli des
choses terrestres.
Tante Louise regarda d’un air satisfait.
Le vieux nègre avait bien fait son ouvrage, le jeune mulâtre
avait aussi travaillé, et elle se promit de leur donner un petit
verre de fine merise, en récompense, lorsqu’ils viendraient
toucher l’argent. Elle dénoua les brides de son chapeau
et se mit à l’oeuvre. Pour sa propre satisfaction, elle
nettoya encore le marbre et les urnes, plaça alors ses dahlias,
attacha les couronnes, retraça les petits dessins dans le sable,
et, la besogne finie, ouvrit d’un grand geste symbolique la porte
de la grille, afin d’y permettre l’accès aux visiteurs.
Elle avait bien chaud, car ce premier de novembre se ressentait d’une
arrière-saison lourde et pluvieuse, et se laissa choir sur un
petit banc tout proche. Machinalement elle relut les noms sur la pierre
tombale; ils étaient tous là, et, par ce fait, elle se
sentait si bien en famille. Le monde commençait à venir;
elle remit son chapeau, car c’était l’heure des visites
traditionnelles. Déjà flottait dans l’air le parfum
des fleurs qu’on plaçait devant les caveaux, et, par bouffées,
venait la suave odeur d’encens et de cierges qui brûlaient;
on entendait le glapissement des marchands de gâteaux, et le bruit
de la foule qui augmentait. Heureusement la retraite de tante Louise,
se trouvant à l’écart, était à l’abri
des curieux; parfois, cependant, quelques couples, ou des flâneurs,
s’avançaient en lisant à haute voix les vieux noms,
tout surpris de cet étalage de noblesse; mais, inconscieusement,
tante Louise, raide dans sa robe noire et avec un air de prêtresse
hiératique, leur en imposait, et ils se détournaient bien
vite. Enfin, commencèrent les visites des parents. Un à
un, ils venaient; ceux-ci très chargés de gerbes de chrysanthèmes;
ceux-là, très pauvres, avec des fleurs modestes; et tante
Louise officiait, les recevait, récitait un bout de prière
avec eux, et leur redisait avec emphase les hauts faits des anciens
parents. Car c’était bien son grand jour; elle se rattachait
à tout ce qui rappelait cette époque disparue, et s’y
cramponnait de toutes les forces de sa petite volonté. Elle revivait
ainsi le passé, le passé de cette vie de grand seigneur,
vie féodale, où le planteur en son domaine reflétait
la vie des riches vassaux du moyen âge. Chaque parent, en se retirant,
serrait respectueusement la main de tante Louise. C’étaient
des condoléances, des sympathies exprimées tout bas en
chuchotant; on aurait dit que les morts venaient de rendre l’âme.
Enfin, arriva la cousine du haut de la ville! Elle amenait ses boys,
et tante Louise dut faire l’aimable en anglais (chose qu’elle
détestait), et leur expliquer un peu cette histoire ancienne
qu’elle savait si bien.
Il y avait maintenant beaucoup de bouquets
devant la tombe; les urnes en étaient pleines; ils étaient
même amoncelés sur le sable, et on en avait attaché
sur les pointes de la grille. le soleil baissait, les visiteurs se faisaient
plus rares dans ce petit coin; quelques vieilles amies de tante Louise,
elles aussi gardiennes de leurs tombeaux, vinrent lui serrer la main,
et tante Louise rendait la politesse. Enfin, exténuée,
elle resta seule; droite encore, s’appuyante sur la pierre tombale,
afin de se trouver plus près de ses chers morts. Sa robe de soie
noire semblait une tache d’encre sur le blanc mat de la pierre;
puis, dans un excès de fatigue, elle s’assit sur le banc.
le ciel était resté couvert
une grande partie de la journée, mais maintenant le soleil, en
son déclin, dardait sur les tombes, caressant d’une fine
poussière d’or leur blancheur d’albâtre, et
magnifiant dans un apothéose l’humble coin où tante
Louise sommeillait. Elle se sentait tellement chez elle avec les siens;
son père, grand seigneur de l’ancien régime; sa
mère, si bonne et si douce; ses deux frères élevés
à Paris, et qui moururent le même jour sur le champ de
bataille de Manassas; son grand-père dont elle avait une vague
souvenance et qui l’amenait, toute petite, sur le pommeau de sa
selle, à travers champs; il y avait là aussi son oncle
Edouard qui ne manquait jamais chaque soir d’Opéra de venir
de Jefferson dans sa grande berline tirée à quatre chevaux;
et voilà que le souvenir de cette berline lui revenait, et des
soupers qu’on faisait assis sur les coussins, pendant qu’à
chaque cahotement les assiettes tombaient, aux grands éclats
de rire des invités; et ainsi les vagues et chers fantômes
surgissaient; c’était Georges son cousin, qui vivait à
Paris; Edmond, grand chasseur et fameux Nemrod; Alfred, qui avait les
plus beaux chevaux de la côte; tout ce monde de jadis, grands
messieurs et dames qui savaient jouir de la vie et en goûtaient
tous les fastes et les splendeurs. Mais voilà que soudain un
visage apparaissait, et, à sa vue, le cœur de tante Louise
tressaillait. C’était bien lui qui venait vers elle, lui,
si bon et si aimé. Oh! elle se rappelait comme si c’était
hier: le printemps venait d’éclore, et ils étaient
tous les deux sur la galerie de la vieille maison de plantation, à
l’heure où les grands magnolias laissaient traîner
dans l’air leurs parfums capiteux, les glysines balançaient
sous la brise tiède leurs fraîches grappes mauves, et les
jasmins alternaient, avec les orangers, leurs bouffées de parfums
enivrants dans une litanie d’amour. Il était venu, par
un soir de baisers et d’ivresses, lui dire un suprême adieu…la
patrie l’appelait, il avait obéi, et son uniforme gris
de Confédéré se noyait dans la pénombre
de la galerie. Tante Louise se revoyait toute jeune dans sa robe blanche,
sanglotant au fond de sa berceuse, abandonnant sa main au fiancé
qui la couvrait de caresses. Le lendemain il partait pour la guerre,
et tendrement ils s’étaient juré fidélité
et amour. Hélas! elle ne devait plus le revoir. Mort sur le champ
de gloire, on renvoyait à la triste fiancée sa photographie
trouvée sur le cœur du héros. De cette douleur profonde,
tante Louise ne s’était jamais remise, et fidèle
au tendre souvenir, elle nourrissait son âme de ce lointain passé.
Il se faisait tard quand tante Louise,
humble et modeste, songea à rentrer; dans les allées coquillées
les fleurs mouraient d’une agonie lente, les cierges s’inclinaient
en versant leurs dernières larmes, et les tombes, sous leurs
manteaux blancs, serraient les rangs, tristes et découragées
par leur réveil d’un jour. Elle s’en retournait pourtant,
la joie dans le cœur; une bénédiction céleste
inondait son âme d’une onction divine; son regard brillait
d’un bonheur indicible; elle, tante Louise, si timide et modeste,
si effacée et tranquille dans sa petite robe de soie noire, avait
vécu une heure de gloire et de rayonnement.
Cependant tante Louise n’est pas
seule dans son humble personnalité. Quoique, dans la grande marche
des événements, dans le bruyant spectacle des guerres
sanglantes et des gouvernements écroulés, dans le panorama
des communautés qui surgissent et se reforment après une
lutte atroce, il n’y ait guère place pour les victimes
innocentes, pour les héroïnes du devoir, pour l’être
qui prend sa part, si petite et humble qu’elle soit; toutefois
tante Louise nous la représente, cette personnalité touchante,
ce dévouement aveugle, cette tendresse sans bornes et cette volonté
opiniâtre, qui distinguèrent la Femme Louisianaise après
la grande guerre. Nous connaissons tout tante Louise;elle est parmi
nous, mais, hélas, nous ne l’apprécions pas encore
à sa juste valeur, et nous ne savons encore mesurer la hauteur
de ses vertus sublimes.
Oh, femme de l’histoire, femmes
fortes et courageuses, qui trônez dans le Valhalla de la gloire;
Lacédémoniennes, Spartiates, Romaines à la voix
courroucée, Gauloises à la chevelure d’or, femmes
des républiques, femmes qui vous battiez sur la brèche,
Espagnoles luttant avec le maure, femmes hardies et patriotes, femmes
françaises qui saviez donner le baiser suprême à
vos fils au son déchirant du clairon en marche, femmes lombardes
qui montiez à l’assaut, Alsaciennes qui ramassiez le fusil
du soldat blessé, femmes du dévouement inébranlable,
de courage héroïque et de vertus civiques, femmes de sacrifice,
mères s’immolant pour la patrie, faites place; laissez
passer; car, lentement, à petits pas, sous sa robe de soie noire,
avec son petit chapeau et son fichu blanc, tante Louise s’avance,
modeste et résignée. Ah, elle ne vous gênera pas,
soyez sûres; elle ne connaît même pas son mérite;
elle a souffert pas devoir, elle s’est dévouée noblement.
mais le jour viendra, qu’un romancier à la parole hardie,
au geste assuré, la fera revivre en consacrant sa mémoire;
un jour viendra, qu’un poète touchera la lyre mélodieuse
en chantant ses vertus, tandis que sur elle tomberont à jamais
les fleurs du regret de sa patrie reconnaissante, et l’astre de
la gloire fera briller sur son front le sceau de l’immortalité
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