L’Histoire d’un Domino

par

Petite Rose

Extrait de La Renaissance Louisianaise,

31 mars 1867: 13; 6 avril 1867: 13-14; 14 avril 1867: 13-15.


I.

     A la fleur il faut le soleil et à la femme la liberté pour qu’elles s’épanouissent. Ce qui fait la fleur sans parfum, c’est l’ombre; la femme sans esprit, c’est la contrainte. Au deux, l’air, le jour, le rayon céleste sont nécessaires pour développer leurs qualités, comme l’espace l’est à l’oiseau pour développer ses ailes. Mais, parce qu’au rosier il fallait un tuteur, on a voulu que la femme eût un directeur, et l’homme, dans sa souveraine puissance, ou plutôt dans son outrecuidant orgueil, s’est adjugé l’emploi.
     Conséquemment, à lui tous les privilèges, à lui tous les droits, à lui toutes les libertés. A nous autres, pauvres femmes, sous prétexte que nous sommes des êtres faibles de la création humaine, restent toutes les lisières, toutes les restrictions, toutes les chaînes... La société a condamné en nous la moitié d’elle-même, la plus belle dit-on, au vasselage cruel. Mais a-t-elle qualité, la société masculine pour nous régir et nous étouffer de sa tutelle? A-t-elle diplôme de capacité pratique accordé par le succès? Les grands résultats qui peuvent seuls amnistier le despotisme ont-ils fait pardonner et accepter ses violences? En un mot, cette orgueilleuse direction du parterre de la vie sait-elle donner les tuteurs qui conviennent à la tige, faire l’assortiment des âmes dont elle a pris charge? C’est avec la douleur d’une victime des abus de la force; c’est avec l’indignation d’une détenue de la cage sociale que je réponds: non! Et ma voix navrée trouvera de longs échos frémissants dans les mystérieux souterrains où la société parque ses esclaves.
     Le vide des galetas, les lambris des boudoirs, les murs de la chaumière, les arcades du palais répéteront en gémissant cette douloureuse réponse: « La direction qui s’impose n’a pas le droit de se tromper et le sexe fort qui dirige la société se trompe, il se trompe souvent. » Sur cent tentatives qu’il fait pour organiser le bonheur individuel, quatre-vingt-quinze échouent. Alors l’injustice masculine éclate dans toute sa brutalité; Il revendique le mérite des cinq bonheurs réussis et rejette sur le libre arbitre ou sur les défauts de la femme la responsabilité des bonheurs manqués! Hélas! j’appartiens à la triste catégorie des 95 échecs. Et cependant, j’étais faite pour le bonheur et pour l’utilité sociale; car, sous ce masque qui me donne de l’assurance et de la liberté, je ne suis nullement l’être chétif que la société croit devoir entourer de lisières avec la même gravité qu’elle met à serrer les fous d’une camisole de force, mais bien l’être fort et pensant qu’anime la sève des aspirations du bien, du beau et du vrai. Pourquoi faut-il donc que, nulle et rabougrie dans ma timide enveloppe, devant le monde qui m’écrase, je me trouve l’âme grande et lumineuse, dès qu’impunément je puis m’émanciper de sa surveillance étouffante? C’est que la femme est, de son essence, la plus haute expression de la création; par sa nature contemplative, elle sent, elle éprouve, elle vit plus que l’homme, car elle est au sommet des superpositions humaines et si elle a le pied dans la matière, elle a le front dans l’idéal. Voilà d’où vient l’auréole qui la fait la plus belle moitié du genre humain, c’est à dire le chef-d’œuvre de la création, se rapprochant le plus du créateur. Et pourtant, une société marâtre et jalouse affecte de considérer la femme comme un être sans force et sans valeur; elle en fait une machine à procréer, un instrument de perpétuation et trop souvent, ô honte! un souffre-caprice... Et, par une étrange contradiction ou le parti-pris d’éterniser sa domination, l’homme loin de chercher à améliorer sa race par la femme, semble prendre à tâche de n’apporter ses soins qu’aux animaux, aux bêtes de somme. Il se livre à la perfectibilité animale; il embellit des chevaux, dresse des chiens et engraisse des bestiaux; il recherche avec passion tous les moyens artificiels et naturels d’amélioration; il extirpe par l’étude des consanguinités les défauts physiques et moraux des bêtes et laisse croître à loisir les hideuses défectuosités de son propre individu. tel est la fonction du directeur qui s’impose à nous avec tous ses préjugés, ses fantaisies et ses ignorances.
     C’est dans l’assortiment conjugal que se révèle le plus désastreusement l’incapacité humaine pour garantir la femme des irréparables malheurs de la vie. Ne lui laissant point de libre arbitre, l’entourant d’une fausse éducation dans laquelle elle se débat plus tard comme une mouche dans une toile d’araignée, l’homme condamne la femme dès sa naissance à tous les maux de la boîte de Pandore. On ne saura jamais combien de femmes meurent de chagrin; combien de suicides moraux se commettent, combien de génies sont éteints, ni combien d’étouffements infâmes ont lieu dans l’ombre des souterrains sociaux sous le genou du despote.
     Profitant du voile de l’incognito qui me rend à l’indépendance naturelle que violent chaque jour les conventions sociales, mes pensées, trop longtemps entassées sous la pression du monde, vont se faire jour et s’exhaler dans l’azur du royaume libre. Sous le masque du domino va parler une femme dans toute la sincérité de son cœur vrai; elle dira son histoire: ses rêves détruits, ses illusions dissipées, ses aspirations incomprises; les souffrances et les luttes que lui ont valu la fausse organisation et surtout la fausse éducation de la créature humaine. Pour la première fois, elle jouira de la consolation complète des confidences garanties,car se confier à tout le monde, c’est ne se livrer à personne.

II.

     Je naquis sur les rives du Mississipi durant la grande période de paix et de prospérité qui sépare 1830 de 1845. Mes parents d’ancienne origine française, possédaient un de ces vastes domaines que la munificence de Louis XIV, et de l’indifférence de Louis XV laissent parfois tomber de leurs mains royales pour récompenser les hardis pionniers, qui n’avaient pas craint de traverser les mers et de braver l’inconnu pour venir peupler les solitudes marécageuses de la Louisiane. Ma lignée remonte aux premiers temps de la colonisation, et a pour souche un des nombreux cadets de famille que le droit d’aînesse et l’esprit d’aventure poussaient à la recherche de la fortune sur les plages désertes du Nouveau Monde. Mes ancêtres ont été alternativement sujets de la couronne de France et de la domination Espagnole, jusqu’à la cession finale de la Louisiane aux Américains, en 1803.
     Mon aïeul, trop attaché à la France, avait trempé dans la conspiration destinée à secouer le joug de l’Espagne et que le féroce O’Reilly étouffa dans le sang; il eût péri dans le supplice avec les principaux conjurés, sans le dévouement d’un serviteur nègre, qui le prévint que le complot était découvert et le fit fuir à temps dans un camp indien. Plus tard, son fils, qui devint mon père, fut un des chefs de l’insurrection que souleva la cession, par la France, de la Louisiane aux Etats-Unis; la population ne voulait point changer de drapeau; elle disait que, n’ayant pas été consultée sur la transaction qui disposée de son sort, elle n’entendait pas se soumettre à un nouveau gouvernement comme un troupeau de moutons à un nouveau berger. Cet attachement à la mère-patrie est resté longtemps vivace dans ma famille.
     Peuplée par les ruines de la régence, par les aventuriers du système du Law et, plus tard, par les réfugiés de la Révolution française, la Louisiane a eu pour première couche de population un composé où tous les caractères et toutes les classes se sont confondus. Alluvion jeté sur la rive par le grand courant civilisateur, ce mélange a vécu sur lui-même, s’est amalgamé et a fini par former une société homogène. Mais son passage sous l’influence espagnole et son indifférence pour la culture de l’esprit lui ont laissé des préjugés et des aveuglements qui sont comme des boulets embarrassant la marche.
     Fille d’un père faible et d’une mère idolâtre que la fortune héréditaire entretenait dans l’opinion que la richesse est une supériorité qui passe avant le mérite, je fus élevée dans le confort et le luxe des gens riches qui ne comptent pas avec les sacrifices pour tenir leur rang et pour flatter leur amour-propre. On ne m’habitua à aucun refus, à aucune privation; on ne refusait rien à mes volontés; mes désirs faisait loi et jusqu’à mes caprices, tout était en moi sujet d’admiration pour mes parents. J’étais leur miroir, leur réflecteur, et depuis que j’analyse ce passé, je me demande si ce n’était pas plutôt leur propre personnalité que la mienne qu’adoraient aussi les auteurs de mes jours.
     Mon éducation morale fut, comme ma vie matérielle, livrée à mes instincts et à mes fantaisies. Me voyant entourée de tant d’admiration adulatrice qu’un fétiche en eût été jaloux, je me crus un petit prodige et, pas plus qu’à mes parents, il ne me vint à l’idée qu’au-dessus de la naissance et de la fortune est un bien qui devait m’être nécessaire, indispensable plus tard: l’instruction. Je possédais toutes les grâces, tous les charmes de l’enfance; j’étais dans un milieu peu instruit et encore moins idéal: on me crut parfaite, on me laissa ignorante. Il répugnait du reste à l’étrange orgueil de mes parents d’admettre que je pûsse avoir besoin d’un inférieur, recourir à plus pauvre que moi pour m’instruire; c’était reconnaître qu’il manquait quelque chose à leur idole, ils ne le souffrirent point. J’eus des frères; ils ne furent pas mieux élevés, et, suivant la pente tracée, nous fimes tous du foyer paternel un petit cercle d’admiration mutuelle. Nulle autre part n’existait une aussi adorable enfant que moi; à cent milles à la ronde on ne pouvait trouver d’aussi vaillants, d’aussi parfaits cavaliers qu’eux. Avec tant de qualités superlatives, une belle plantation, un nombreux personnel d’esclaves, à quoi eût pu servir l’éducation!
     La domesticité esclave a de tout temps contribué à créer ces déplorables erreurs de l’orgueil humain; car, elle possède au suprême degré l’art de la basse flatterie, de l’adulation corruptrice, doit pour obtenir des récompenses, gagner des faveurs; soit pour esquiver des reproches, éviter des châtiments.
     Je grandis ainsi dans l’étroite et dangereuse sphère du personnalisme et de l’ignorance. N’ayant point de contact avec les gens supérieurs, et ne connaissant du monde extérieur que ce que j’apprenais par hasard des voyageurs étrangers que l’hospitalité recueillait chez nous, j’arrivai à l’âge de quinze ans sans rien savoir de la vie et sans me douter qu’au-delà de ma paroisse se trouvait une société qui fait le progrès et qui réclame de ses membres autre chose que des prétentions. J’étais bien douée par l’esprit et le cœur; je comprenais par intuition qu’il me manquait quelque chose et souvent les forces inconnues de l’aspiration tendaient à percer l’épaisse nuit qui pesait sur mon intelligence.
     Je savais à peine lire, et ne possédais que les rudiments vulgaires du français et de l’anglais, les deux langues qui s’entrechoquent dans l’usage ordinaire. ma famille, songeant à me marier, se décida à m’envoyait en ville passer un hiver, afin de voir le monde. Je vins demeurer chez une tante qui me conduisit dans une première soirée. J’étais bien faite, assez développée pour mon âge, on me disait que j’étais belle, je me promis du succès. On me fit surtout entendre que, riche et de bonne famille, je ne devais pas tarder à trouver des aspirants à ma main. En effet, à ma première entrée dans les salons, je vis s’abattre autour de moi une foule de papillons mondains en quête de miel; mais hélas! dès que l’on m’entendit parler mon jargon de campagne, que l’on vit ma gaucherie rurale, le ton impérieux de mes paroles et la vulgarité de mes manières, on s’éloigna de moi et bientôt je compris, à ma honte, tout ce que l’ignorance a d’humiliant. Tandis que d’autres jeunes filles brillaient à la danse et au piano; qu’elles étaient entourées d’admiration et de causeurs, je restais presque seule, abandonnée. Je rongeais intérieurement le frein de ma confusion, et faisais de vains efforts pour dissimuler ma douleur, lorsqu’une voix douce me dit: « Vous souffrez, mademoiselle? » Je me retournai. Cette voix était celle d’un jeune homme assis à côté de moi, et qui avait gardé le silence pendant la scène où je m’étais montrée assez ridicule pour faire fuir les jeunes volages. Sa contenance était gracieuse, sa figure sympathique et distinguée. Son regard me témoignait un tendre intérêt. Pour la première fois, je perdis l’assurance et l’aplomb qui présidaient à toutes mes actions. Je me troublai et balbutiai
     une réponse inarticulée. « Pardonnez-moi, » reprit-il, « si, sans vous connaître, je commets l’indiscrétion de m’intéresser à vous, mais la souffrance d’une femme m’émeut toujours. Vous venez d’éprouver le supplice de l’initiation au monde et cela parce qu’on ne vous à pas préparée à l’épreuve. C’est le tort qu’on a eu envers vous; mais c’est à vous de le réparer. Voulez-vous me permettre de vous donner un conseil? Faites tourner à votre avantage cette première déception.
     Prenez dès à présent la résolution de vous instruire vous-même, de vous donner l’éducation qui vous manque et bientôt vous rayonnerez d’un bien plus vif éclat que celles qui vous éclipsent ce soir. » En disant ces mots, il se retira, comme pour n’être pas plus longtemps témoin de mon embarras. Je ne le revis plus; mes yeux le cherchèrent longtemps dans la foule, comme un ami bienfaisant. Je n’osai m’informer de lui; mais mon cœur agité le représentait sans cesse à mon imagination. Dès ce jour, je me mis à suivre ses conseils, à penser à lui; il devint le directeur invisible de mon esprit, l’idéal de ma pensée. Les aspirations dont la sève avait parfois jeté des éclairs dans les ténèbres de ma vie passée, se développaient chaque jour dans mon âme avec les lumières qu’y versait l’étude.
     Depuis l’échec essuyé à ma première entrée dans le monde, j’étais revenue chez mes parents en y apportant les regrets douloureux de mon humiliation et les souvenir caressant de l’inconnu. la souffrance avait adouci les angles de mon caractère impérieux, et l’espérance entretenait dans mon cœur le culte du beau.
     Je me berçais depuis un certain temps dans les rêves et la contemplation d’un amour naissant à mon insu, lorsqu’un jour mon père m’apprit que des ouvertures d’alliance lui avaient été faites par un sien voisin et ami qui avait un fils à marier; il ajouta que le parti paraissant avantageux, il ne doutait point que je ne l’acceptasse.
     Je repoussai vivement l’idée de ce mariage qui, en aucun cas, ne pouvait sourire à mon cœur rempli de la pensée d’un autre. A mon émotion subite, je découvris que j’aimais l’inconnu de la soirée; son image, comme pour protester, se révéla plus douce et plus belle à mon souvenir. Ses tendres paroles résonnèrent de nouveau avec tout leur charme à ma mémoire et je le revis triste et souriant à travers le prisme radieux de mon imagination éprise. C’était à lui que je devais la lumière et la première marque d’affection; c’était à lui que je rêvais pour être mon guide dans la vie et le directeur de mas aspirations. Toute jeune fille passe par ces petits mystères du cœur; ce sont les préliminaires des grands combats de l’amour.
     Cette concentration vers mon idéal, la réclusion studieuse à laquelle je m’étais condamnée, m’avaient rendue romanesque et sensible. Le doux sentiment qui dominait dans mon cœur m’avait considérablement modifié l’état moral et le caractère. je n’étais plus l’enfant frivole et volontaire d’autrefois; la sécheresse de mon cœur et la dureté de mon esprit avaient disparu sous l’ineffable influence de l’amour. Mes raideurs s’étaient assouplies, mon orgueil s’était dissous, mon âme s’était épanouie au rayon mystérieux descendu dans l’obscurité de mon être. C’est que, pour la première fois de ma vie, je souffrais et comprenais la souffrance de mes semblables. Je ne pouvais plus entendre sans pitié les cris déchirants de l’esclave se tordant sous les lanières cruelles d’un fouetteur impitoyable, et j’eus des hontes et des remords poignants au souvenir de l’insensibilité atroce que j’avais montrée jusque là à ces malheureux en assistant sèche et froide à leur supplice. L’un de ces regrets rongeurs ne m’a pas encore quittée, c’est d’avoir souffert un jour que, pour une faute non impardonnable, on fouettât jusqu’au sang, et sous mes yeux, ma nourrice, pauvre vieille négresse qui avait entouré ma jeunesse de soins et de dévouements. Maudite mille fois soit une institution qui dessèche et pétrifie ainsi le cœur d’une femme. Ah! je le vois aujourd’hui, mieux vaut la pauvreté, la misère même, qu’un bien-être acquis par un système dont la direction et la discipline exige tant de cruautés, et dont le résultat moral n’est que vice et corruption. On ne mesurera jamais l’étendue des ravages affreux qu’à faits la lèpre de l’esclavage dans le domaine moral des populations qui en ont été affligées.
     Réel ou idéal, il faut un objet d’amour à la femme, autrement son existence n’a plus raison d’être; elle n’est faite que pour aimer. Inondée du mystérieux amour que j’avais conçu pour un homme à peine entrevu, et que je ne savais où revoir, ma vie, jusque là nulle et matérielle, avait un culte, un poésie, une idole enchâssée dans un secret. la proposition d’un mariage avec un autre me sembla donc une profanation, et je résistai.
     Depuis cet envahissement de mon cœur, m’étant montrée douce, docile, et réservée, ma résistance étonna et irrita mes parents. J’eus alors la douleur de voir qu’ils n’avaient toléré jusque là mes défauts que parce que cela excusait les leurs... Trouvant, dans l’union proposée, la fortune, la convenance,la position et tout ce qui était propre à flatter l’ambition de la famille, ils combattirent ma répugnance par tous les moyens d’usage en pareil cas. Mon père fit valoir son autorité et ma mère son influence sur moi. Ils avaient tous les deux beaucoup d’empire sur ma volonté, car je n’avais jamais eu de fermeté réelle que pour les futilités et les enfantillages; la force de caractère me manquait avec le discernement.
     Devant la puissance de toute la famille, et surtout de ma mère, liguée contre mes refus, ma résolution fut bientôt battue en brèche. Je cédai par manque de courage aux bonnes raisons que l’on fit valoir, raisons d’orgueil et de cupidité. C’était pour l’avantage de la famille et non pour mon bonheur que l’on me mariait. On ne me demanda même pas si mon cœur était libre et si j’aimerai mon prétendu. On déclara que c’était un bon établissement don il ne fallait pas laisser échapper l’occasion. Enfin, autant par lassitude que par persuasion, je cédai. Coupables parents, criminelles influences, vous avez fait ce jour-là le malheur de ma vie.

     III.

     Si les amants abandonnés ou délaissés connaissaient la puissance qu’exerce l’entourage sur un cœur crédule, sans soutien et inhabitué à la lutte, ils seraient moins prompte à croire au parjure, et au lieu de blâmer, ils plaindraient la victime du sacrifice; car ils sauraient que c’est par obéissance ou faiblesse mais non par lâcheté que l’on a cédé à la pression.
     Mon futur était un Américain, un de ces hommes froids et compassés qui suivent la direction de l’intérêt avant celle du sentiment. Voisins, et nous rencontrant souvent, nous nous connaissions trop ou trop peu. Il n’y a jamais eu que de la politesse et de la réserve dans nos relations. Nos caractères intimes n’avaient jamais fait connaissance. Il avait 28 ans; n’était ni beau, ni laid, ni spirituel, ni sot. Il manquait de contraste et de caractère propres comme un tableau d’une seule couleur. C’était un type d’uniformité et d’insignifiance. Aucune passion n’avait jamais dérangé l’équilibre parfait de ses facultés, nulle émotion ne pouvait troubler sa sérénité et l’on me vantait cette surface plane et unie comme étant la sécurité du vrai bonheur. Si les mollusques sont heureux, et si je parvenais à entrer dans l’écaille, je devais en effet être heureuse.
     Il ne m’inspirait ni amour, ni haine, ni désir, ni répulsion; il ne se dégageait de sa froide nature aucun sentiment communicatif, sauf peut-être la contagion du froid engourdissement. Du reste, il s’occupa très peu de savoir ce qu’il m’inspirait. Il faisait « une affaire. » Désespérant de revoir jamais celui que j’aimais, manquant du point d’appui de son amour, et quelque peu dépitée de ce qu’il n’eût rien fait pour se rapprochait de moi, qu’il eût dû deviner, je tombai dans une sorte d’abattement qui me fit indifférente à tout ce qui se passait. Je me laissai conduire à l’autel comme une chose inerte et je prononçai le oui fatal avec la plus complète insouciance. Jamais ce grand acte de la vie ne fut conclu avec plus de froideur et d’insignifiance.
     Dès ce moment, mon existence décolorée se traîna dans l’ornière des regrets et des chagrins; je payai par la souffrance de l’esclavage, par l’effacement de mon individualité, par l’étouffement des joies que j’avais rêvées, et la destruction, jour par jour, de mes aspirations, la satisfaction que s’était donnée ma famille en me faisant épouser un homme que je n’aimais point. Erreur fatale de croire que l’amour naît toujours dans le mariage.
     Je remonte à une correspondance que j’entretins alors avec ma tante pour me retracer les impressions que j’éprouvais de cette malheureuse union.
     « Vous me félicitez, ma bonne tante, du brillant mariage que, selon vous, je viens de faire, et en même temps, vous me donnez des nouvelles d’une personne qui, dites-vous, avait conçu pour moi une secrète affection, et que ce mariage a vivement chagrinée. Il attendait que sa position fût faite avant de me révéler et sa délicate discrétion a brisé ses espérances. Vous avez cru, par cette lettre complimenteuse, flatter mon amour-propre et caresser mon cœur du souffle de la coquetterie qu’éprouvent les femmes en ce sachant aimées sans espoir. Hélas! vous ne sauriez vous imaginer le double supplice que vous m’avez infligé; vous avez versé du poison dans ma vie. Ce dont vous me félicitez est une chaîne de galérien, et ce dont vous me flattez fera désormais le tourment de mon existence.
     J’ai été sacrifiée à la vaine raison sociale; je n’éprouvais aucun sentiment tendre pour celui auquel on m’a livrée. Je l’ai subi. L’amour n’ayant point préparé mon cœur, ni endormi mes plus intimes délicatesses, je n’ai recueilli de l’hymen que l’humiliation et la souffrance. Le rivement de ma chaîne a été d’une brutalité de geôlier pour les criminels, et j’ai conçu pour l’homme dont je suis l’esclave et la chose le même sentiment qu’éprouve le prisonnier pour sa cellule.
     Et, cependant, cet homme paraîtrait probablement bon à toute autre; il est uni, simple et tranquille comme un lac figé. Il semble n’avoir aucun défaut, sauf à mes yeux, celui d’être le poteau qui me fait captive; mais ses qualités ne se montrent pas davantage. C’est le type de la négation en bien et en mal, l’incarnation de la nullité. Il obéit en tout à la simple nature, comme un homme primitif. Il parle peu, agit avec une régularité mathématique, comme un automate vivant. Point d’orage à craindre pour mon intérieur; tout y sera calme, compassé, silencieux, car c’est un cloître de monotonie, un tombeau d’ennui. Ah! plutôt les risques de la vie active, les alternements de la joie et de la douleur, les anxiétés et les espérances du voyage accidenté que cette mort anticipée dans cette étouffoir, dans ce néant factice!
     Pour comble d’infortune, dans le bonheur des richesses que l’on m’envie, mes sentiments religieux ne sont pas plus d’accord avec lui que mes sentiments d’amour; il est protestant, et la rigidité glaciale du puritanisme méticuleux que je respire dessèche jusqu’aux effluves de mon âme catholique, c’est à dire pleine d’effusion, de tendresse et de poésie contemplative.
     On n’a donc pas seulement détourné mon bonheur de son cours naturel, en me jetant dans le sein d’un homme qui, n’étant ni de ma race, ni de ma foi, ne peut éprouver ce que j’éprouve, ni comprendre ce que je comprends; on a aussi désassorti mes croyances et ma religion.

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     « J’ai lu avec chagrin, ma chère nièce, la triste narration de ta nouvelle existence. Ce qui me navre le plus, c’est que j’aurais pu t’arrêter sur les bords de l’abîme si je me fusse doutée de l’état de ton cœur; mais qui s’attendait à la transformation qui s’était opérée en toi si promptement? Qui pouvait croire du terre à terre où tu traînais si insoucieusement ta vie toute vulgaire, tu allais t’élever tout à coup dans la sphère éthérée, et donner à ton esprit l’aile des idées les plus dilatées!
     « Je ne suis pas seul à souffrir de ton malheur; lui pleure avec moi; il a lu ta lettre et l’a arrosée des larmes cuisantes des plus poignants regrets. Sa douleur retombe aussi comme des reproches amers sur ma coupable discrétion. Car, il faut te l’avouer, il m’avait confié qu’il t’aimait, mais j’avais vivement combattu son amour, parce qu’il ne pouvait pas t’offrir le bonheur matériel pour lequel je te croyais exclusivement faite. C’est pourquoi j’ai toujours éludé de répondre à tes questions à son sujet. J’ai cru devoir te laisser dans l’ignorance de ce qu’il est, et de ce qu’il a ressenti à première vue pour toi, craignant de te faire manquer l’établissement fortuné que ta famille rêvait.
     « C’est un jeune Créole plein d’intelligence et de savoir; fils d’un ancien émigré noble, il a été élevé dans les vrais principes de l’honneur et de la dignité de l’homme. Son père, autrefois très riche, a sacrifié les débris de sa fortune pour lui faire donner une éducation brillante et solide en France, d’où il venait d’arriver quand tu l’as rencontré.
     « N’ayant pas encore de position assurée, mais désirant s’en faire une par le travail, la noblesse de ses sentiments et la fierté de son caractère lui ont de prime abord fait comprendre mieux que mes raisonnements la réserve qui lui était imposée envers toi. De là sa discrétion et son apparente indifférence jusqu’au moment où il a soudainement appris avec désespoir ton mariage.
     « Je le vois aujourd’hui, vous étiez faits l’un pour l’autre; vos âmes se cherchaient dans les mystérieux courants de la pensée, et c’est ce qui me rend cruellement malheureuse avec vous deux. Mais, qu’y faire? »

IV.

     Qu’y faire? a dit ma bonne tante, après avoir, elle aussi, contribué à mon malheur, sous le prétexte de me rendre heureuse. Le mauvais génie qui se trouvait dans la fausse voie où j’étais engagée, ne se posa pas la même question. Il continua son œuvre de torture.
     Si quelque chose doit consoler des pertes ruineuses causées par l’abolition de l’esclavage, c’est bien la suppression de l’état ravalant et odieux qu’occupait la femme blanche, l’épouse légitime, vis-à-vis des hétaïres
     esclaves. On ne saura jamais par combien de hontes bues, d’humiliations souffertes et d’affreuses jalousies concentrées, en ravageant leur dignité et leur orgueil, les femmes et les mères ont payé le bien-être que leur apportait la servitude des Africaines.
     Un jour, peu de temps après cet échange de lettres intimes, une femme de couleur que j’avais trouvée au service de la maison, et dans les yeux de laquelle j’avais souvent cru lire les mots: haine, espionnage, passa près de moi en me lâchant un sourire sinistre, et vint insolemment jeter une enveloppe cachetée à mon mari, en lui disant: « Vous avez abandonné la jaune qui vous aimait pour la blanche qui vous hait! lisez, maître!... Il rompit le cachet et lut le contenu avec son flegme habituel. C’était la correspondance qu’on vient de lire, et que la jalouse créature s’était procurée pour me perdre. Prévenue, j’eusse été assez forte pour tenir tête à l’orage qui se préparait; prise au dépourvu, je me sentis défaillir, car je savais que sous cette nature froide et concentrée couvait l’orgueil implacable des ressentiments.
     A ma grande surprise, il ne manifesta aucun signe de violence; d’un air impassible et indifférent, comme à l’ordinaire, il me dit:
     « Je vois aujourd’hui, madame, combien notre alliance était moralement impossible; je n’ai pas assez tenu compte des affinités nécessaires à une union intime comme celle du mariage. J’ai fait votre malheur; mais, prenez patience, je réparerai bientôt mes torts. Je vous ferez libre avant longtemps. »
     —Le divorce! m’écriai-je toute émue, « ma religion le défend. » —Oh! elle ne vous défendra pas d’accepter celui que je vous offrirai, murmura-t-il, en se retirant avec une lente froideur.
     Cette résignation triste et glaciale m’épouvanta; une immense pitié envahit mon cœur. Je m’élançai sur ses pas en lui tendant les bras. Il étendit les siens aussi, mais ce fut pour m’arrêter court et faire un geste raide, absolu, me signifiant que tout était fini. Dès ce moment, je ne le vis presque plus; il m’évita constamment et il se fit autour de moi un isolement sépulcral, une solitude affreuse. Cette existence me devint insupportable; je me décidai à quitter le toit conjugal. Je vins me réfugier en ville chez ma tante.
     Le cœur de la femme pure est un composé de toutes les fibres sensibles; il vibre sous la touche des bons sentiments comme le clavier sous les doigts délicats d’un artiste. Il faut qu’un homme soit aussi inhabile qu’inhumain pour me point savoir le diriger; car, il suffit d’un peu de douceur et de tendresse pour amollir ses aspérités et fondre ses répugnances.
     En songeant aux souffrances du malheureux que j’avais laissé triste et reclus, je me pris à éprouver pour lui un si douloureux sentiment de commisération et de sympathie que je me mis à le plaindre et à l’aimer presque. Cette disposition de mon cœur me fit revoir l’autre avec moins de joie que je ne m’en étais promis, avant de partir, et lui-même ne me parut pas d’un enthousiasme aussi vif que je me l’étais figuré. Quoique l’on dise, les absents ont toujours tort chez les amants, surtout quand l’absence consomme un mariage.
     Placée entre des sentiments de pitié qui ressemblaient à des remords et d’anciens désirs qui me paraissaient n’être que peu partagés, j’étais plus malheureuse que jamais, et je sentais le désespoir s’emparer de mon âme en voyant les tiraillements perpétuels auxquels ma vie semblait livrée. Je vivais, ou plutôt je mourais à petit feu depuis quelque temps, dans cette tenaillante position, lorsqu’un soir qu’il était auprès de moi, et faisant de vains efforts pour dissiper ma tristesse, la porte s’ouvrit tout à coup, et mon mari parut sur la seuil droit, immobile comme un terme. Une pâleur livide blafardait sa figure amaigrie, ravagée. Ses yeux, mi-éteints, racornis s’enfonçaient dans la cavité plombée de leur orbite et lui donnaient la physionomie d’un spectre. A cette apparition, je jetai un cri d’effroi et me réfugiai tremblante vers mon compagnon, comme vers un défenseur. Oh, ne craignez rien de moi, dit-il, d’une voix faible et traînante en s’avançant et s’asseyant avec lenteur; je ne viens pas ici pour vous faire de la peine. Au contraire, ajouta-t-il avec un sourire amer, je viens remplir ma promesse, vous faire libre. je n’ai plus que vingt-quatre heures à vivre, reprit-il. Nous fîmes un mouvement de surprise. ne vous alarmez pas, ma mort sera naturelle. Voyez, l’œuvre est à moitié faite. Mais, avant de mourir, je veux tâcher de vous assurer, dans l’avenir, le bonheur que je n’ai pu vous donner dans le passé. J’ai eu le tort de croire que les sentiments se font avec les intérêts; je viens réparer l’erreur. Mon testament vous dira mes dernières volontés; promettez-moi tous les deux de les exécuter fidèlement. Après ces étranges paroles, si différentes de ce que nous attendions, il fit une pause, sollicitant notre réponse. Nous promîmes solennellement. Il se retira en nous priant de ne pas le suivre, mais de nous rendre, le lendemain, à l’habitation. Cette scène me jeta dans un état indescriptible; mille sentiments s’agitèrent et se heurtèrent dans mon cœur bouleversé.
     Je ne savais plus que penser de cet homme étrange: sa générosité me donnait des remords, et sa grandeur m’écrasait. Suivant ponctuellement ses instructions, nous partîmes le lendemain. Quand nous arrivâmes auprès de lui, il était mourant.
     —Je vous attendais pour mourir, c’est à dire pour supprimer l’obstacle de votre bonheur: approchez, dit-il d’une voix faible en nous voyant entrer.
     Nous nous approchâmes; il nous prit les mains, les unit en silence, indiqua de la tête un paquet cacheté qui était sur la table, bientôt après, il rendit le dernier soupir.

***

     Je tombai abîmée dans la douleur et les regrets devant une tombe que je m’accusais d’avoir creusée sous les pas d’un homme qui venait de révéler tant de grandeur d’âme. J’eusse préféré une vengeance violente à cette générosité accablante; elle m’eût justifiée et ne m’eût pas laissé au cœur les cuisants remords qui ont fini de flétrir ma jeunesse.
     Après les formalités d’usage, on ouvrit le testament. Le défunt y exprimait le désir de mon union avec celui auquel, avant de mourir, il m’avait tacitement unie, et, afin de lever toute entrave du côté de la fortune, il divisait d’avance tous ses biens entre mon fiancé et moi.
     A l’expiration du délai légal de mon veuvage, les dernières volontés du testateur furent scrupuleusement exécutées. Dès ce moment, commença la seconde et plus intéressante partie de mon histoire. Plus tard, j’en ferai l’objet d’un nouveau récit; il y a encore trop de susceptibilités vivantes à ménager pour que je livre à présent cette phase dramatique à la publicité.

Nouvelle Orléans, mars 1867

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