Fantômes
par Louis Placide Canonge
L’Abeille
Vendredi, 15 fév. 1839, p.1
Il se nommait Arthur; son âge était
dix-sept ans! dix-sept ans et des déceptions! Créole à
la tête ardente, aux désirs passionnés, jeune encore
il avait quitté son pays natal pour aller chercher sur des rives
étrangères ce qu’il désirait de toutes ses forces,
une éducation qui put le mettre à même de prendre un
rang dans une société, dont les préjugés allaient
maintenant filtrer dans ses veines comme un poison subtil!
Enfant que n’as-tu gardé ta première
ignorance! présomptueux, pourquoi sacrifier à toutes tes
affections de famille, le plaisir de connaître les hommes d’une autre
terre?
Paris était la ville que son
instinct lui désigna pour aller y couler les jours de son enfance!
Paris cette mère perfide qui sèvre ses enfants avant l’âge,
de tous les plaisirs et qui les étouffe dans ses bras impitoyables
en les poursuivant jusques sur la tombe d’un rire sardonique!
Enfant de dix ans, il arrive dans cette
capitale, lui qui ne connaissait de la nature que ses forêts vierges,
ses sites sauvages! et qui croyait qu’être né Créole,
c’était déjà du bonheur! À peine arrivé
dans la grande cité, où désormais il devait habiter,
les portes d’un collège vinrent se fermer sur lui! Oh! pourquoi
ces années n’ont-elles pas duré plus longtemps, pourquoi
trop tôt le laissait-on goûter aux plaisirs qu’il n’avait jamais
imaginés?
Il passe sept ans enfermé; puis
la liberté lui fut donnée! Mais quand il se vit seul, sans
parens, sans soutien, au milieu de ce Paris, de cet immense gouffre, où
l’avenir de tant de jeunes gens va sans cesse s’engloutir….il eut peur…il
trembla le pauvre enfant….
Il se prit à regretter son collège
(qu’il maudissait naguère), il regretta ces amis d’un jour, avec
lesquels il avait cru devoir passer sa vie! Oui, la peur s’empara de lui!
Puis, peu à peu, de triste, de
rêveur qu’il était, il devint gai, il était heureux,
il le croyait du moins! Lié avec ce que la capitale offrait de jeunes
gens distingués, il goûtait tous les plaisirs! femmes, bals,
orgies, rien n’y manquait!
Lui, si simple autrefois dans ses goûts,
ne pouvait maintenant plus comprendre comment il avait pu concevoir un
seul instant le désir de retourner vers les lieux de sa naissance!
Paris, c’était son bonheur! Paris,
c’était son rêve, son rêve de jeune homme! Paris c’était
le centre de ses illusions!
Paris, oh que c’est beau pour celui
qui sait modérer ses désirs, pour celui qui sait déjà
ce que c’est que jouir, mais Paris pour celui dont les passions sont encore
jeunes, ardentes, Paris pour un jeune homme sans réflexion, Paris
enfin pour un Créole, oh c’est la mort!
Un an s’était passé dans
les les plaisirs; toutes les jouissances possibles, il les avait goûtées,
et saturé déjà de ce qu’il appelait son bonheur, la
tristesse vint ternir ses traits! Il n’avait pourtant que dix-hit ans alors!
Une idée le poursuivait maintenant:
c’est que loin de sa famille qu’il chérissait au suprême degré,
il manquait toujours quelque chose à son bonheur, il sentait que
s’il demeurait plus longtemps dans ce Paris que jadis il n’eut pas quitté
pour une couronne, sa vie allait couler triste, et honteuse peut-être…
Le remords le torturait:
Il songeait que ce qu’il avait éprouvé
pour ces femmes de joie dont il subissait les viles et coûteuses
caresses, n’était pas ce sentiment sublime, cet avant goût
du bonheur céleste, l’amour! Il sentait qu’il lui fallait une de
ces femmes, comme lui, aux impressions vives, passionnées! il ne
devait, pensait-il, ne la trouver qu’aux bords de son pays! c’était
encore un de ses rêves, pauvre jeune homme!
Chaque jour qu’il passait maintenant
à Paris lui pesait comme un crime!
L’ennui, l’incertitude, le dégoût
le poursuivaient….En vain cherchait-il à s’étourdir, en vain
se voulait-il persuader, qu’il ne pouvait être heureux qu’à
Paris, tout était en vain!
Il entendait sans cesse une voix (celle
de la destinée) qui lui criait impérieuse: va, pars, sous
le beau ciel de ton pays tu joindras ce fantôme après qui
tu cours comme un fou, le bonheur!
Il partit enfin; sans beaucoup de regrets,
il fit ses adieux à la grande ville!
Il partit! Chaque jour de son voyage
lui semblait un siècle! impatiente, son imagination se portait déjà
dans le sein de sa famille, de sa mère qu’il avait quittée
tout enfant, et qu’il revoyait homme aujourd’hui! Il se rappelait avec
ivresse son beau pays, comme lui jeune, mais que la civilisation raffinée
n’avait pas encore terni! Il se rappelait sa ville, grande naguère
pour lui, et qu’il revoyait maintenant comme un village! Enfin le navire
jeta l’ancre. Il arriva dans la maison paternelle, où toutes les
caresses lui furent données: nouvel enfant prodigue, il fut fêté
comme lui.
Alors encore il goûta quelque
moments de vrai bonheur. Ses traits étaient rians! Il maudissait
Paris et il promettait de demeurait à jamais dans cette patrie que
depuis si longtemps il appelait de tous ses vœux et qu’il n’aurait jamais
dû quitter!
Puis quand il eut bien goûté
toutes les douceurs des sentimens de famille, quand il eut retrouvé
ses anciens et ses vrais amis, il se prit alors à réfléchir.
Était-ce là le bonheur tel qu’il l’avait rêvé!
Il se demandait s’il ne manquait pas
quelque chose à son cœur! et ses traits devinrent encore sombres!
C’est qu’il voulait trouver une femme belle, amoureuse, qui put l’inonder
de son amour, dont la destinée fut unie à la sienne, une
femme qui voulut partager et ses joies et ses peines, à lui jeune
homme, qui de la vie ne connaissait encore que les pleurs. Il songeait
que s’il avait quitté Paris, c’est qu’il n’y pouvait rencontrer
l’être pour lequel il se sentait fait, et qu’il croyait fait pour
lui. Car il croyait à sa destinée, car il avait pour principe
que tout arrive par une nécessité qu’insurmontable!
Plusieurs mois s’étaient passés.
Il avait su pénétrer dans plusieurs familles, et rien encore!
personne qui put lui répondre, personne qui put lui comprendre!
Il pensa alors que sa vie ne serait plus qu’un long supplice, et des idées
de suicide s’emparèrent de lui! Des idées de suicide à
dix-huit ans! oh Paris! Paris! cet amour après lequel il courait
en vain étouffait en lui tous les autres sentiments. Ses parents
étaient froissés par sa tristesse! à peine revenu,
et déjà froid, insouciant avec tout le monde, on doutait
de son cœur! était-ce de sa faute à lui, oh non!
Or, un jour que poursuivi par ses sombres
idées, il les voulait repousser loin de lui, il sortit, pale, les
yeux hagards, les traits décomposés….Il errait depuis longtemps
dans les rues, ne donnant son attention à rien qu’à ses rêveries,
quand comme par instinct ses yeux quittèrent la terre sur laquelle
ils étaient sans cesse fixés, et se relevèrent pour
aller se reposer sur un balcon, où ils rencontrèrent les
deux beaux yeux noirs d’une jeune fille contemplant l’expression de ce
malheureux dont elle remarquait les traits ridés quoique respirant
la jeunesse! Mais quand leurs yeux se rencontrèrent, timide elle
baissa les siens! puis, les releva lentement, et rencontra pour la seconde
fois les regards du jeune homme! mais non plus avec cet air sombre, ces
yeux égarés! non sa figure était riante et radieuse!
le plaisir se peignait sur tous ses traits; il s’était arrêté,
et comme malgré lui, ne pouvait détourner sa vue de cet ange
dont les yeux, comme un rayon divin, avaient réchauffé son
cœur glacé quelques instants auparavant!
Son ange partit en lui souriant, et
il resta seul contemplant encore ce balcon vide maintenant de sa jeune
fille. Il resta quel temps, puis partit en courant comme un insensé!
Il rentra chez lui, et comme s’oubliant, se précipita dans les bras
de sa mère, en lui disant: oh! que ton fils est heureux. je l’ai
trouvée! Ses yeux étaient alors étincelants, et sa
mère en le considérant, eut un instant de frayeur! elle le
crut fou! Il l’était en effet non de folie, mais d’amour! d’amour
pour celle qu’il n’avait fait qu’entrevoir!
Ce qui lui mettait la joie dans l’âme,
c’est qu’il avait compris le regard de cette jeune fille! c’est que dans
ce langage muet ils s’étaient dit beaucoup. L’œil d’une Créole
étincelle toujours des émotions de son cœur.
Il sentait qu’il allait entrer dans
une vie nouvelle, il oublia le passé, pour se jeter dans l’avenir
qu’il entrevoyait de bonheur et d’amour. Il croyait (insensé) qu’il
avait trouvé celle à qui ses jours devaient être unis
à jamais! il pensait qu’il allait être aimé pour toujours.
Il voyait cette jeune fille (comme envoyée de Dieu) qui venait lui
faire oublier dans les délices ses souffrances passées!
Pauvre insensé, sommeille, sommeille
encore, jeune homme! savoure bien toutes les douceurs du rêve, car
le réveil doit être terrible!
(A continuer…)
jeudi 21 février 1839
Sophie, c’était le nom de
la jeune fille, était comme Arthur créole; comme lui ardente,
et comme lui rêveuse. Son âge était le même. Elle
rêvait comme lui d’amour! et cependant, sa vie coulait paisible et
joyeuse. Parfois ses réflexions s’emparaient d’elle, et alors elle
recherchait la solitude, elle voulait demeurer seule, seule avec sa mélancolie.
Elle voulait aimer, mais elle ne rencontrait personne qui pût sympathiser
avec elle. Dieu, dans son cœur de jeune fille, avait semé l’amour,
il lui fallait un soleil qui pût le faire germer. Sophie était
une de ces femmes timides, mais qui pourtant savent se faire respecter
au besoin par l’insolent qui voudrait abuser de familiarités qu’on
aurait d’abord autorisées.
C’était dans un de ces moments
de vagues rêveries, que Sophie avait été se placer
sur son balcon, quand pour la première fois, elle aperçut
notre héros infortuné! Elle avait lu son désespoir
sur tous ses traits, et la pitié avait d’abord glissé dans
son cœur! Puis ce sentiment de pitié avait fait place à un
sentiment plus profond, à mesure qu’elle contemplait Arthur! Au
lieu de le plaindre, elle l’aimait maintenant. C’est si doux l’amour! Qu’est
notre vie sans lui.
Elle n’avait pu jouir de sa présence
que quelques instans, et pourtant ces quelques courts moments avaient suffi
pour faire de profondes impressions dans son cœur! Elle l’aimait déjà,
et déjà revoir Arthur était sa seule pensée,
et le posséder plus tard le but unique de tous ses efforts! Déjà
de l’amour! Oh! Jeune fille, prends garde! Elle ignorait, innocente et
naïve qu’elle était, tous les dangers de l’amour! Elle se laissait
aller au penchant de son cœur. Elle y pensait le jour, elle y rêvait
la nuit à son Arthur, vers lequel sa pensée l’entraînait
sans cesse. Elle fut heureuse quelques jours! Cette douce idée,
qu’elle allait le revoir, qu’il reviendrait, la caressait sans cesse! Sans
cesse elle y pensait. Et pourtant, chaque jour elle se mettait à
sa balcon, et chaque jour finissait aussi triste, aussi sombre que le précédent.
Le doute venait alors la torturer, pauvre enfant!
Elle se prit à réfléchir
que peut-être, elle avait mal interprété le regard
de son Arthur! que peut-être ce jeune homme qu’elle n’avait fait
qu’entrevoir, dont elle ignorait même le nom, n’avait jeté
sur elle que des yeux indifférents? Elle se prit à réfléchir,
que sans doute ce qu’elle ressentit au fond de son cœur, Arthur lui, ne
le sentait nullement! Elle s’imaginait que maintenant il ne pensait plus
à la jeune fille au balcon, sur laquelle il avait fixé ses
regards! Et ses pleurs la suffoquaient!
Jeune fille, elle entrait dans la vie,
et le poison de l’amour aller décolorer son visage! déjà
elle allait fuir tous les plaisirs, car rien désormais, sans Arthur,
n’aurait d’attrait pour elle. Ce que c’est pourtant que l’amour! Nous renonçons
à tout pour un sentiment qui souvent n’est que le ver rongeur, que
le supplice de notre vie ici bas!
Sophie souffrait et cependant, elle
était obligée de dévoiler ses douleurs! car ainsi
va le monde, nous hommes égoïstes, nous pouvons aimer, nous
pouvons promener notre tristesse (chez nous elle est presque à l’ordre
du jour) mais une pauvre jeune fille, il faut qu’elle refoule jusqu’au
fond de son cœur les sentiments qui l’affectent! il faut qu’elle garde
ses souffrances pour elle seule.
Il faut souvent, par convenances, qu’elle
réponde d’un regard dédaigneux à celui pour lequel
elle donnerait sa vie et plus encore peut-être…
Sophie souffrait vivement, car chez
la femme un des sentiments les plus vifs, les plus profonds, est l’amour-propre,
et le sien était humilié et froissé de ce qu’Arthur,
cet être dont elle était devenue pour ainsi dire l’esclave,
ne se donnait même pas la peine de repasser devant elle.
Elle n’eût pas tant souffert si
elle eût pu voir dans l’intérieur d’une chambre, un jeune
homme couché, malade et souffrant au moral et au physique, ce jeune
homme, c’était Arthur! que nous laisserons maintenant pour aller
le retrouver plus tard rétabli, et guéri, du moins des souffrances
physiques.
Un jour qu’appuyée sur son balcon,
elle voulait tâcher d’oublier cet être dont le souvenir la
poursuivait sans cesse comme un remords, elle aperçut à quelque
distance un jeune homme qui regardait comme quelqu’un qui cherche. Elle
reconnut son Arthur, et n’en douta plus quand celui-ci l’aperçut
et s’arrêta pour la regarder encore. L’émotion de Sophie fut
telle qu’elle craignit de la faire trop paraître et rentrant, ferma
violemment la fenêtre.
Ce que souffrit Arthur, il faut l’avoir
souffert pour pouvoir l’apprécier.
Insensé; il croyait que blessé
de son regard, elle avait voulu le lui faire comprendre en se retirant
aussitôt!
Enfant, il eut comme elle cette pensée
que sans doute il avait été l’objet de l’attention de cette
jeune fille, mais que comme une personne indifférente, on l’avait
aussitôt oublié! Et cependant il sentait qu’il ne pouvait
plus renoncer à elle.
Il rentra chez lui poursuivi par ses
réflexions….
Quelques jours après, il se décida
à repasser devant le balcon! Sophie y était encore!…Arthur,
pour cette fois, n’osa plus relever les yeux! et il passait immédiatement
sous ce balcon quand il vit tomber à ses pieds un gant, celui de
la jeune fille! alors, il leva ses regards vers elle! elle était
honteuse, et semblait dire, oh! n’allez pas croire que je l’ai fait par
intention! Arthur ramassa le gant! il était au comble du ravissement!
il semblait qu’en cette occasion la providence l’eût servi; en effet,
il avait sur lui un billet adressé à Sophie, sur ce billet
étaient ces seuls mots:
Je vous aime, Arthur…
Il l’enveloppa soigneusement dans le
gant, qu’il rejeta, et se mit à courir sans oser regarder derrière
lui, craignant de voir sur les traits de son ange une expression de sévérité,
craignant enfin qu’elle ne fut offensée de son message, enfant!
Sophie reçut son gant et s’aperçut
qu’il contenait quelque chose! elle regarda, et y trouva le petit papier
qu’elle déploya avec vivacité! oh! qui pourrait décrire
le plaisir qui vint se peindre sur ses traits quand elle eut lu ces quelques
mots! je vous aime! enfin elle était comprise! ses sentiments avaient
un écho dans le cœur d’Arthur, enfin elle connaissait le nom de
cet être qui maintenant était l’objet de ses rêves,
et la nuit et le jour.
Oh merci, mon Arthur, merci s’écria-t-elle!
Pour lui, son seul désir fut
maintenant de se faire introduire chez la jeune fille!
Enfin il trouva quelqu’un qui connaissait
cette jeune personne; c’était un de ses amis, et promesse lui fut
faite d’être présenté sous peu!
En effet, huit ou dix jours après
cette dernière aventure, on annonçait dans les salons de
Madame P….(la mère de cette jeune fille) le jeune Arthur.
Comment dépeindre l’émotion
des deux amants, d’Arthur et de Sophie, de ces deux êtres qui quoiqu
ne s’étant vus qu’à peine, se connaissaient déjà
beaucoup, et ne vivaient que l’un pour l’autre.
Assis l’un près de l’autre, ils
étaient silencieux; Arthur qui se sentait le courage de tout faire
pour sa Sophie, Arthur ce jeune homme si passionné, Arthur était
là, tremblant devant elle, comme un coupable devant Dieu. Enfin
il surmonta sa timidité, et se mit à parler avec elle; peu
à peu la conversation s’anima, et enfin Arthur en vint jusqu’à
oser demander à Sophie, l’avez-vous lue? Elle comprit aussitôt
et baissa les yeux avec un air de timidité, mêlé de
bonté, qui fit comprendre à Arthur qu’il ne l’avait pas fachée.
Il se leva, et partit la joie dans l’âme, se promettant de la revoir
fréquemment.
Il était heureux maintenant,
ce que c’est pourtant que l’amour!
Un seul regard nous rend plus heureux
que tout au monde, un regard suffit pour nous enchaîner, et nous
ne réfléchissons pas que souvent l’amour tue, ou du moins
rend notre vie malheureuse! supplice mille fois pire que la mort! Cependant
les visites se multiplièrent et chaque visite augmentait leur amour;
tous les jours Arthur était plus familier, et enfin il obtient de
Sophie la permission de lui écrire! Oh jours de bonheur! Poursuis,
jeune homme, poursuis! goûte bien l’amour, jouis bien de ce que tu
possèdes, chacun de tes jours maintenant, abrège ta vie de
dix ans!
Arthur écrivit, et cette fois
il reçut une réponse!
Arthur, vous m’aimez, vous me l’assurez,
je le crois, je ne sais cependant ce qui vous charme et vous captive en
moi, je vous remercie de me vouer votre amour; il me rend fière,
il me rend heureuse! Durera-t-il aussi longtemps que le mien? Je le souhaite,
et je jure de vous aimer toujours, et de n’être qu’à vous,
pensez à moi. Adieu, Arthur….Sophie.
O vous qui savez ce que c’est que l’amour,
vous sentirez facilement ce que produisait sur ce jeune homme cette lettre
qui lui assurait l’amour de sa Sophie, de cet être dont il craignait
de ne pas être aimé comme il le désirait.
Il la lut, prit une plume et écrivit:
Tout et toujours à toi; avec
toi, c’est la vie, sans toi, c’est la mort.
Il remit lui-même ce papier à
sa Sophie. Et ce jour ils furent seuls quelques instants. Arthur osa déposer
sur sa main un baiser, baiser brûlant d’amour!et ils se firent le
serment d’être toujours l’un à l’autre. Ils le jurèrent
devant Dieu!
Insensés! vous parlez de l’avenir!
Oh parlez du passé; parlez du présent, mais non de l’avenir!
car l’avenir est un mystère effroyable, et savez-vous, enfants que
vous êtes, savez-vous quel sera le vôtre?Savez-vous si c’est
au bonheur ou au tourment de votre vie que vous travaillez maintenant?
Insensés!
Enfin après de fréquentes
visites, Arthur écrivit une dernière lettre à Sophie
pour lui demander si elle consentait à ce qu’il devint son époux,
et sans peine on devinera la réponse.
Quelque temps après, il se rendit
donc chez Mme P…., et cette fois il se rencontra dans le salon avec un
homme de 30 à 35 ans. C’était un cousin de la famille, un
de ces hommes froids, insouciants, qui ne comprennent pas l’amour et ses
rêveries! un de ces hommes enfin qui ne prennent une femme que comme
un meuble indispensable! Ce sont peut-être les plus heureux ceux-là!
Et cet homme qu’Arthur ne faisait que de connaître, cet homme dont
il venait de pressait la main était son plus mortel ennemi, car
il allait être l’époux de Sophie, oui de Sophie, amoureuse,
folle…pourtant d’Arthur.
Il arrivait d’un long voyage et depuis
6 ans il était absent, son mariage avec Sophie était un mariage
de convenances, arrêté depuis la naissance de celle-ci. Et
Sophie n’en savait rien, ou plutôt elle ne l’avait appris que depuis
quelques heures. Aussi quand Arthur entra, remarqua-t-il la pâleur
de son amante et lui même fut pétrifié quand Mme P…
lui fit part du mariage prochain de sa fille! Oh! mère dénaturée!
tu connaîtras plus tard toute l’étendue du crime que tu viens
de commettre!
Ce fut un coup de foudre pour le malheureux
Arthur! il sortit, craignant que son désespoir n’éclatat!
il rentra chez lui, prit une boite, l’ouvrit, en retira un pistolet, dont
il arma la détente!……
Il allait en finir avec l’existence,
quand une pensée lui vint qui fut pour lui ce qu’est l’éclair
au voyageur égaré dans la nuit; sa pauvre mère, son
pauvre père, qu’il allait laisser languir dans le malheur, il réfléchit
que mettre fin à ses jours était un acte d’égoïsme
et de lâcheté…………………………………………………….
Il laissa tomber l’arme fatale! prit
une plume et écrivit! Sophie, vous m’aviez juré de me conserver
votre amour! vous avez manqué à vos promesses; elles étaient
faites devant Dieu pourtant! votre cœur et votre main (je viens de l’apprendre,)
appartiennent à un autre! Soyez heureuse! Jamais on ne vous aimera
comme Arthur vous aima! Je vais subir ma vie! je le dois à ma famille.
Comptez toujours sur Arthur comme sur un ami dévoué.
Sophie reçut cette lettre, et
l’ayant à peine achevée, elle tomba froide inanimée!
Pauvre jeune fille!
(A continuer)
8 mar 1839, vol. 12, no. 3051
Au premier moment, la pauvre enfant fut
atterrée puis quand elle eut repris ses sens, quand elle put réfléchir
sainement, elle versa d’abondantes larmes. Le malheur déjà
si grand d’unir ses jours à quelqu’un qu’elle ne pourrait, qu’elle
ne devait pas aimer, ne suffisait-il donc pas pour l’accabler? Quand tout
le monde l’abandonnait, fallait-il donc que son Arthur la délaissait,
et méconnut ainsi sa conduite? Oh! ces idées lui firent bien
mal! Elle eut presque du mépris pour Arthur qui avait été
aussi cruel. Elle voulut ne plus l’aimer, elle voulut l’oublier, l’oublier!
pauvre insensée! Elle voulut repousser le souvenir de celui qu’elle
ne croyait plus digne de son amour et pourtant elle sentait que malgré
sa faute elle l’aima maintenant plus que jamais, maintenant qu’elle en
avait été séparée pour jamais.
Pauvre jeune fille! Elle ignorait qu’en
se laissant aller à cet amour sans espoir, elle suçait le
poison de sa vie! Oh! ce que c’est pourtant que le monde! sacrifier à
des conventions tout l’avenir d’une jeune personne, pour ne pas manquer
à une parole. Pour éviter une faute, on commet un crime,
un crime qu’on excuse par ce grand mot de convenances!
Pour Arthur, il s’en voulait maintenant
de ce qu’il avait fait! Il se reprochait cette lettre. Il se demandait
s’il avait le droit de torturer ainsi celle qui lui avait donné
des moments de vrai bonheur! Etait-ce de sa faute à elle pauvre
jeune fille si des parents injustes lui faisaient une loi de payer d’amour
un homme que désormais elle ne pouvait que haïr.
Oh! Arthur sentait bien maintenant que
sa conduite était celle d’un égoïste! Et ses réflexions
le tuaient. Il voulait répare sa faute et résolut de surmonter
tout et d’aller revoir celle qu’il ne devait plus regarder que comme un
ami. Il s’y rendait donc!à peine était-il entré que
Sophie poussa un cri de joie, la surprise, tous ces l’assiégeaient
à la fois! son amour, qui lui brisait la poitrine, avait besoin
d’un cœur pour s’épancher, et la vue de son amant la soulageait,
dans ce seul cri tout ce qu’elle éprouvait, Arthur le comprit et
alors encore il passa quelques doux moments.
Quelques jours s’étaient passés
et Arthur se préparait à aller revoir Sophie, quand il entendait
frapper violemment à sa porte: il ouvrit aussitôt, et fut
surpris en voyant entrer chez lui un homme qu’il ne connaissait pas, ou
du moins qu’il ne fréquentait nullement! Cet homme était
ce cousin dont j’ai parlé plus haut! Depuis quelque temps le soupçon
sur Sophie et sur Arthur le gagnait! Il mit tout en oeuvre pour l’éclaircir,
et parvint enfin à s’emparer d’une de ces lettres tremblantes d’amour
qu’en d’autres temps Arthur envoyait à son amie.
Sa visite d’aujourd’hui était
dans le but de demander une explication, et dans un cas de refus, une réparation!
Arthur dans sa vivacité naturelle, s’importa dès les premier
moment et proposa toute satisfaction possible! Il était heureux!
Oui, heureux d’avoir affaire avec un homme! Enfin quelqu’un allait peut-être
le débarrasser du poids de son existence, ou du moins si la mort
ne voulait point encore l’enlever, il allait enfin se trouvait face à
face avec son ennemi le plus odieux! Avec celui qui lui enlevait avec la
main de sa Sophie, le bonheur de sa vie!
Puis quand il eut bien exhalé
sa colère, il pensa…
……………………………………………………………………………..
Avait-il le droit de se battre publiquement?
avait-il le droit, par un éclat, de publier ce qui s’était
passé entre Sophie et lui? Non, ce qu’il allait faire, était
un acte d’égoïsme et de lâcheté! Il pensa qu’en
se battant, c’était ne montrer que le courage matériel! et
il était plus beau pour lui d’avoir assez de force d’âme pour
s’humilier devant cet homme, et par conséquent sauver l’honneur
de sa Sophie.
Il passa donc par toutes les conditions
qui lui furent imposées! et signa un écrit dans lequel il
déclarait rompre avec Sophie! Oui, il eut la force de le signer!
C’est un beau dévouement jeune
homme, que de savoir surmonter ses ressentiments et sa fierté, et
de s’abaisser pour relever celle qu’on chérit, et dont le bonheur
est votre unique soin! Le monde t’applaudira jeune homme!
Quand Sophie apprit cela, elle ressentit
un sentiment d’admiration pour son Arthur! mais bientôt après,
un désespoir amer s’empara d’elle! Pauvre enfant! son mariage était
fixé à 3 jours de là! elle entrevoyait tout son avenir
passé dans les larmes, et l’abnégation d’elle-même;
elle, heureuse jadis, allait être maintenant flétrie par le
contact d’un être pour lequel elle ne pouvait avoir que du mépris,
et devant lequel son Arthur si fier avait été forcé
de courber la tête, ainsi qu’un esclave devant le maître.
Une pensée terrible lui vint
alors dans son esprit ….
……………………………………………………………………. Et la pauvre jeune fille jura de nouveau
qu’elle ne serait jamais à d’autre qu’à son Arthur! agir
autrement lui semblait un sacrilège. Deux jours se passèrent
et Arthur reçut une lettre dans laquelle Sophie lui annonçait
que le lendemain, elle allait subir un mariage qui empoisonnait ses jours…
……………………………………………
C’était par une belle matinée
de printemps, les cloches de l’église de*** sonnaient et annonçaient
un mariage.
L’allégresse était sur
tous les visages. De grands préparatifs se faisaient dans une maison
nouvelle montée pour recevoir les jeunes mariés, la foule
se pressait chez Madame P…Mais quelle est cette figure sombre et morne
dont la tristesse fait un triste contraste avec la joie des invités?
Quelle est cette jeune fille qui peut à peine étouffer ses
sanglots?…
Ce jour-là, Arthur était
sorti de grand matin, et était rentré chez lui plus défait
et plus sombre que jamais! Le mariage était fixé pour le
milieu du jour, les heures passaient et les réflexions ne le quittaient
pas. Dans une heure, il perdait Sophie à jamais: il ne pouvait supporter
la vie avec cette idée. Il prit une plume, écrivit à
son père, à sa mère pour leur demander pardon du crime
qu’il allait commettre, jeta pour Sophie quelques lignes sur le papier,
leva les yeux au ciel, prit une fiole dont il but tout le contenu!…
Il tomba…
Puis sentant que ses derniers moments
approchaient, il voulut réunir toutes ses forces pour aller au pied
des autels revoir une dernière fois celle à qui ses jours
étaient voués.
Midi venait de sonner et l’église
de*** était encombrée! les voitures arrivaient à tout
instant, enfin on annonçait la principale; elle s’ouvrit et on en
vit sortir un homme d’un âge mûr et une jeune fille dont l’air
quoique riant, laissait voir à ceux qui la considéraient
avec attention un fond de tristesse, mais de tristesse mortelle! Les portes
de l’église s’ouvrirent devant eux.
Après l’exhortation de coutume,
après avoir parlé des devoirs de la femme envers son mari,
le prêtre conduisit les fiancés au pied de l’autel, et là,
Sophie ne put contenir ses pleurs!
Et ces pleurs de sang, on les prenait
pour des larmes d’attendrissement.
Puis, quand le moment de répondre
à ce OUI fatal qui nous enchaîne souvent au malheur,elle hésita
quelque peu, mais cependant elle le prononça! Prends garde, jeune
fille, tu blasphèmes, tu blasphèmes devant Dieu.
La cérémonie s’achevait,
l’église était plongée dans le calme, et les mariés
se disposaient à se retirer, quand au milieu de l’assemblée,
l’on entendit des gémissements, derniers soupirs d’une âme
qui revole à ses premières demeures.
C’était Arthur, qui content de
l’avoir revue avant de laisser cette terre, venait mourir dans la même
lieu où Sophie, elle, s’unissait à un autre.
La foule à ce bruit se pressa.
Sophie accourut, reçut le dernier soupir de son amant, et alors
encore jura à Dieu de n’appartenir qu’à lui…. Sa figure se
décomposa un instant…Puis reprit son calme, du moins en apparence…Elle
partit…….
Le serment qu’elle avait fait à
Dieu, à son Arthur mourant, l’infortunée y fut fidèle………
Le lendemain dans la même église,
à la même heure, à peu près les mêmes
individus venaient encore assister à un mariage. Mais à ce
mariage ils n’apportaient plus une figure riante et sereine…Les fiancés
étaient Sophie et Arthur unis maintenant par la main de la mort,
pour l’Eternité! Ce que c’est pourtant que la destinée!—Pauvres
enfants!
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