Tirées des Comptes-rendus de l’Athénée
louisianais
Soleil couchant
Notes
sur le poète et commentaire sur le poème
Le soleil disparaît dans l’ombre du couchant,
Mélancolique adieu d’un jour de notre vie;
Et ce jour qui s’éteint dans sa calme agonie,
N’est plus qu’une lueur au bord du noir néant.
Et la Terre qui flotte et vogue dans l’espace,
Laisse loin derrière elle et nos ans écoulés
Et nos ambitions, nos projets écroulés,
Dans un muet sillage où tout s’enfuit et s’efface.
C’est l’heure où notre esprit évoque le passé,
Abîme sur lequel le souvenir surnage;
Et je vois resplendir, comme dans un mirage,
Un essaim de beautés que rien n’a remplacé.
Je les vois dans ce bal, dont l’éclat magnifique
Éclipsait tous les bals renommés jusque-là;
Ivres de leur printemps, d’amour et de musique,
Pour elles cette nuit bien vite s’envola.
Bientôt, elles aussi, loin de nous s’envolèrent
Dans les bras de la Mort, de l’envieuse Mort;
De leurs admirateurs les uns les oublièrent,
D’autres en vieillissant pleuraient toujours leur sort.
Pour en garder la douce et triste souvenance,
Moi seul reste ici-bas. Quand mon dernier soleil,
S’éteignant dans la paix de l’éternel silence,
Aura fermé mes yeux pour leur dernier sommeil,
Qui parlera de vous, ô jeunes trépassées?
Qui vous ranimera dans vos tombes glacées?
Qui vous fera renaître à la clarté du jour,
Avec vos yeux remplis de pensée et d’amour?
Ô Zulmé, qui peindra tes yeux d’orientale,
Ta danse harmonieuse et tes pieds andalous?
Ismérie au front blanc, au beau port de vestale,
Quelle main dénouera tes cheveux fins et roux?
Et toi, dont le nom est un secret qui s’impose,
Vivante poésie, âme aimante, cœur pur
D’où montait l’éloquence à des lèvres
de rose,
Rayon d’or égaré dans un village obscur,
Femme admirable et sainte, héroïque victime
Qu’attendait à l’affût le sort le plus brutal,
Tu passas inconnue, et ce monde banal
Ignore encor les dons de ton esprit sublime.
Entre deux infinis-le passé, l’avenir-
Le globe qui nous porte avec indifférence,
Poursuit son cours sans trêve, et laisse l’Espérance
Amuser nos douleurs qu’elle prétend guérir.
Ô Terre, un jour la vie apparut dans tes ondes,
Sur tes verts continents, dans tes vallons fleuris :
Elle disparaîtra lorsque, sous un ciel gris,
La glace étouffera tes semences fécondes.
Alors, cadavre morne, inutile désert,
Compagnon d’un soleil aux flammes expirantes,
Tu rouleras sans but tes ruines errantes
Dans ce vide sans borne où notre esprit se perd.
Et tu te dissoudras, et tu seras réduite
Comme nous en poussière, et, comme nous, un jour
Au gouffre d’où tout sort, où tout se précipite,
Tes restes dispersés rentreront à leur tour.
Alors, qui sera là pour dire : «Il fut un monde
Où la beauté fleurit, où l’amour s’alluma;
La Terre était son nom; la vie était féconde
En elle; mais la Mort plus forte la tua.»
Non, pas un souvenir, pas la plus mince trace
Ne restera de toi, Terre, éphémère abri.
Et l’homme ose rêver, en sa risible audace,
Que tout l’univers a les yeux fixés sur lui.
Esprit charmant
Esprit charmant, aux yeux voilés
De langueur et de rêverie,
Réponds-moi: quelle est ta patrie?
Descends-tu des cieux étoilés?
Ton nom? dis-le-moi, je t’en prie;
Es-tu né du sein virginal
D’une fleur, ou dois-tu la vie
Au rayon du soleil matinal?
Qui que tu sois, dans ton sourire
À la fois si triste et si doux
Quel est ce secret qui m’attire?
Un lien existe entre nous.—
Éphémère créature, homme,
Tu veux savoir quel est mon nom?
J’en ai deux; tantôt je me nomme
Joie, et tantôt Affliction.
Des baisers je bois la rosée,
De l’absence je bois les pleurs;
Dans une heure à peine épuisée
J’éprouve toutes les douleurs.
Le feu dont mon âme s’embrase,
De soupirs est alimenté;
Dans une minute d’extase
Je vis toute une éternité.
Le cœur humain est ma patrie.
S’il me doit ses plus noirs tourments,
C’est moi qui sur sa triste vie
Sème quelques heureux moments.—
Esprit charmant, vivante flamme,
Je sais ton vrai nom: ton séjour
Tu l’as bien dit, est dans notre âme;
Et là tu t’appelles Amour.
CRAL, 1er nov. 1885 (260)
La Houle
La tempête est finie;
Sur la mer aplanie
Dort la tranquillité;
Au ciel pas un nuage;
Les bois, les monts, la plage,
Ruissellent de clarté.
On dirait un doux rêve,
Où dans l’azur se lève
Le soleil d’un beau jour;
L’âme avec confiance
S’ouvrant à l’espérance,
Se berce encor d’amour.
Soudain, tout se transforme;
La mer devient énorme,
Le ciel gris, lourd et bas;
Sur les galets la houle
Se précipite, roule
Et tombe avec fracas.—
Quand dans une accalmie
De mon âme meurtrie,
Tu dors, ô mon chagrin,
L’oublie me trompe encore,
Et je crois à l’aurore
D’un jour calme et serein.
Tout à coup ressuscite
Dans mon cœur qui palpite
Un amer souvenir;
Je sens dans ma détresse
Que ma nuit de tristesse
N’est pas près de finir.
CRAL, 1er nov. 1885, 260—261
L’Étranger
Assis dans l’ombre de la plage,
Un homme au front ridé par l’âge
Ne m’entendit pas approcher.
Dans son impassible attitude,
Au milieu de la solitude,
De loin on eût dit un rocher.
Il semblait, au-delà de l’onde,
Écouter la voix moribonde
Du passé s’éloignant toujours.
Je lui parlai sans défiance;
Mais lui, plongé dans son silence,
De ses pensers suivit le cours.
Insistant avec courtoisie;
« Quelle est, dis-je, votre patrie?
« Venez, chez moi vous dormirez.
« Quand de l’aube l’haleine fraîche
« Humectera la terre sèche,
« Reposé, vous repartirez ».
L’étranger, toujours immobile,
De son regard fixe et tranquille
Sondait l’horizon embrumé.
Et moi, baissant la voix: « Pardonne,
Dis-je, si je te questionne;
Vieillard, as-tu jamais aimé ?»
Il frissonna, comme la tige
Des blés mûrs quand le vent voltige;
Une ombre passa sur son front.
Vers moi se tournant, sans rien dire,
Il répondit à mon sourire
Par un regard doux et profond.
Dans ses yeux, sur ses lèvres closes,
Que de mystérieuses choses
J’entrevis dans un demi-jour:
Tendres aveux, extases craintes,
Espoirs déçus, amères plaintes,
Tout le poème de l’amour!
Oh! s’il voulait parler, disais-je,
Que d’éclairs luiraient sous la neige
Qui couronne son front pensif;
Que de faits, à cette lumière
Sortant de la nuit de mystère,
Frapperaient mon œil attentif!
Une vois étrange, inconnue,
Du fond de l’Océan venue,
Me dit: « Il ne parlera pas ».
Et moi, surpris de ce prodige,
« Connais-tu son nom? » répondis-je.
« Oui » dit la vois parlant plus bas.
J’écoutai. Sur l’immense plaine
Je sentis passer une haleine;
Ces mots, pareils au vent léger
Qui, la nuit, dans l’air se balance.
Vinrent m’effleurer: « LE SILENCE!
Tel est le nom de l’étranger ».
CRAL, 1er nov. 1885, p.261—262.
Lolotte
Heureuse petite Charlotte,
Avec sa tête de linotte,
Avec son cœur de papillon!
Devant son miroir elle danse,
Et regarde avec complaisance
L’éclat doré de son chignon.
Dans la rue elle s’imagine
Qu’à chaque pas elle fascine
Tous les beaux garçons qu’elle voit.
Au bal elle fait la coquette,
Et réponde d’une voix distraite
Aux compliments qu’elle reçoit.
Heureuse petite Lolotte,
Elle s’aime, elle se dorlote;
Le sort la fit pour le plaisir.
Pourquoi donc, à la fleur de l’âge,
S’enterrer dans la mariage?
Elle a bien le temps de choisir.
Prenons part à toutes les fêtes;
Faisons tourner toutes les têtes.
Tant pis pour les fous sérieux,
Qui nous traiteront de perfide,
Et commettront un suicide,
En laissant de tristes adieux.
Heureuse petite Lolotte,
Depuis trois mois elle toussote,
Elle toussote et rit toujours.
C’est de trop rire qu’elle tousse;
De sa voix presque éteinte et douce
Elle vous le dit tous les jours.
Heureuse petite Lolotte,
Elle a fait comme la marmotte
Qui s’endort de son long sommeil.
La marmotte n’est qu’engourdie;
Lolotte, à jamais refroidie,
Ne reverra plus le soleil.
CRAL, 1er sept. 1886, p.216-217.
Gentille Suzette
Suzette, la gentille
Et folle jeune fille,
D’un pied mignon sautille,
Et va le nez au vent.
Abeille qui bourdonne
Sans souci de personne,
Légère, elle fredonne
Une valse en rêvant.
Le rêve qui trottine
Dans sa tête lutine,
Est la joie enfantine
Qui lui procurerait
Un fichu de dentelle.
Dont la forme est nouvelle,
Et qui, porté par elle.
Si bien l’embellirait.
Au seul mot d’amourette,
La gentille Suzette
Fait une pirouette,
Et rit de tout son cœur.
Fi des soupirs! toilette,
Bonbons, danse, opérette,
Fins soupers, pour Suzette
Voilà le vrai bonheur.
Dites-lui qu’elle songe
Que la vie est mensonge,
Et qu’au chagrin qui ronge
Nous sommes condamnés;
La gentille Suzette,
Sans tambour ni trompette,
S’en ira, la follette,
En vous riant au nez.
CRAL, 1er sept. 1886, 217
La Curée
Ils tournent, ils tournent dans l’air,
Les corbeaux au gosier vorace,
Ainsi qu’une trombe qui passe,
Toute noire dans un ciel clair.
Ils montent, ils plongent, ils crient,
Vainqueurs de la rage du vent;
Il semble, en leurs ébats, qu’ils rient
Disant: « En avant! en avant »!
Ah! pour eux aujourd’hui c’est fête,
Grande fête et régal sans fin;
Leur Providence leur apprête
Un banquet digne de leur faim.
Dans les vallons et dans la plaine,
Des troupeaux d’hommes furieux,
Par une tempête de haine
Lancés, s’exterminent entre eux.
Le canon gronde, la mitraille
Fauche des bataillons entiers;
Des corps morts, sanglante semaille,
Jonchent les champs et les sentiers.—
Ils hurlent dans les bois, ils sortent,
Les loups, les loups aux crocs aigus,
Comme les flots que les vents portent
Et jettent sur les rocs pointus.
Affamés, ardents, innombrables,
Ils bondissent de tous côtés,
Montrant leurs dents insatiables
Et leurs yeux aux rouges clartés.
Hourra! pour eux, loups, quelle aubaine!
L’homme, leur ennemi puissant,
Leur sert une chair fraîche et saine,
Et de grandes mares de sang.—
« Nous arrivons comme un nuage,
Nous aussi, mouches aux corps verts:
À nous une part du carnage;
Après nous, mangeront les vers.
« Corbeaux, loups, mouches, vers, ensemble,
Chacun dans sa langue, chantons!
Chantons le jour qui nous rassemble;
Buvons, suçons, déchiquetons.
« Quarante mille hommes par terre:
Pour nous quel splendide festin!
Pendant une semaine entière,
Nous reviendrons chaque matin.
« Race convoiteuse et méchante,
Race humaine, race de sots,
Ton goût du meurtre nous enchante;
Tu nous sers de mets par monceaux ».—
Ils tournent, tournent dans l’espace,
Les noirs corbeaux au bec rapace.
Ils hurlent les loups affamés,
Les loups aux grands yeux enflammés.
« Preste! accourons comme un nuage,
Nous aussi, mouches aux corps verts;
À nous une part du carnage:
La fin de l’orgie à vous, vers!
« L’homme naquit pour tuer l’homme:
— La gloire ! — ainsi cela se nomme.
Corbeaux, loups, mouches, vers rampants,
Tant mieux! vivons à ses dépens ».
CRAL, 1er nov. 1886, p.253-254
L’Homme - L’araignée
L’homme
Le jour approche de sa fin;
Les bras croisés, dans ma boutique,
J’attends vainement la pratique;
Je suis sans argent, et j’ai faim.
L’araignée
Au ciel brillait encor l’étoile,
Lorsque je tendis mon filet.
Pas un moucheron sur ma toile;
Déjà la nuit, jeûne complet.
L’homme
Si cette vile araignée
Était un plus gros animal,
Cite elle serait empoignée,
Et je m’en ferai un régal.
L’araignée
Si j’avais un corps gigantesque,
Ce bipède blême et grotesque,
Faute de mieux, par moi mangé,
Calmerait mon ventre enragé.
L’homme
Si j’osais traverser la rue,
Je volerais cette chair crue
Qui vient d’être accrochée au clou,
Et fuirais au loin comme un loup.
Mais à travers la crépuscule,
Un homme aux épaules d’Hercule
Fixe sur moi son œil cruel;
C’est mon ennemi naturel,
Mon créancier, la bête fauve
Partout présente où je me sauve
Comme un tigre il me saisirait,
Et, furieux, m’étranglerait.
L’araignée
Si je sortais de ma retraite?
Si je m’aventurais, en quête
D’un insecte endormi? Mais non,
La guêpe au terrible aiguillon
Est là qui voltige et me guette.
Enfonçant son dard dans ma tête,
Elle injecterait dans mon corps,
Pour en engourdir les ressorts,
Un venin subtil et rapide;
Puis, aux crocs de sa bouche avide
M’attachant, elle me mettrait
Dans le trou profond et secret
Où bientôt ses petits vont naître;
Je serais là pour les repaître.
L’homme
Mourir de faim vaut encor mieux
Que d’être étranglé par ce gueux.
L’araignée
Mourons faute de nourriture,
Plutôt que d’être une pâture.
CRAL, 1er juillet 1887, p.389-390
Tawanta
Près de Niagara l’on rencontre un village
Peuplé par les débris d’une tribu sauvage.
Ces bons Tuscaroras que j’allais voir un jour,
Vivent paisiblement des travaux du labour.
Ils ne pratiquent plus la chasse ni la guerre;
Car ils ont pour sachem un homme de prière,
Un patriarche aimable, un indulgent pasteur,
Qui les a convertis au Christ libérateur.
J’arrivai vers midi. Le prêtre vénérable
Me reçut au grand air, à l’ombre d’un érable.
Des femmes, au regard mélancolique et doux.
Allaitaient leurs enfants à quelques pas de nous.
D’autres tressaient le jonc ou s’occupaient à coudre.
De jeunes Indiens, aussi vifs que la poudre,
S’amusaient en faisant de grands bonds de chevreuil.
Bref, tout cela formait un ravissant coup d’œil.
Causant sans règle, au gré de notre fantaisie,
Nous parlâmes de tout, même de poésie;
Si bien que la pasteur me dit naïvement
Qu’il avait un sujet qui lui semblait charmant.
« L’histoire s’est passée à Niagara
même »,
Me dit-il. Là-dessus il déroula son thème.
Pensant que j’aurais tort d’orner la vérité,
Je dirai simplement le fait qu’il m’a conté.
— Une indienne aimait un jeune et beau sauvage,
Et bientôt ils devaient s’unir en mariage.
Alors tout le pays de bois était couvert;
Et quand un étranger visitait ce désert,
C’était un indien qui lui servait de guide.
Le nôtre qu’on nommait le Nuage-Rapide,
Eut donc occasion, pendant quinze ou vingt jours,
De monter la cascade avec ses alentours
Au colonel Clinton, qui, pour toute famille,
Conservait une jeune et gracieuse fille.
Elle avait la peau blanche et les yeux bleus du nord.
Et quand on la voyait on l’aimait tout d’abord.
Le Nuage-Rapide en eut l’âme blessée;
La pauvre Tawanta fut par elle éclipsée:
Elle s’en aperçut. Dans son dépit secret,
Elle jura tout bas qu’elle se vengerait.
Elle s’en allait seule, et, comme une panthère
Qui poursuit une piste en effleurant la terre,
Elle glissait sans bruit derrière son amant,
Saisissant d’un coup-d’œil son moindre mouvement,
En guettant un moment où contre le parjure
Elle pourrait tirer une vengeance sûre.
Ce moment vint enfin. Un jour qu’il faisait chaud,
L’indien s’endormit au fond de son canot.
C’était au pied d’un arbre, au point où
la rivière
Coule insensiblement sur sa couche de pierre,
Et recueille ses eaux, dans un moment d’arrêt,
Pour prendre son élan et tomber tout d’un trait.
Tawanta s’approche jusqu’au bord du rivage,
Et d’un air attristé contempla son sauvage.
Celui-ci qu’un doux rêve emportait loin de là,
Sourit en murmurant le nom d’Arabella:
Ce sourire et ce nom décident de sa vie.
L’indienne se baisse, ivre de jalousie,
Et, dénouant sans bruit le lien du bouleau,
Doucement elle livre à la pente de l’eau
La pirogue d’écorce. Ensuite elle se lève,
Et d’abord l’indien ne sent pas qu’elle fuit.
Elle entre tout à coup dans ces courants rapides,
Où le flot se hérisse en crinières liquides.
Et là, plus de salut! on vole comme un trait,
On arrive, on bondit, on flotte, on disparaît.
L’indien se réveille1 autour de lui l’eau gronde,
Et la pirogue fuit sur la pente profonde.
Il arme son fusil et se lève à demi;
Il cherche du regard son perfide ennemi:
Une femme est debout près de la cataracte;
D’un rire convulsif sa lèvre se contracte;
Elle frappe des mains comme pour s’applaudir,
Et pousse un cri sinistre en signe de plaisir.
Elle l’insulte en vain; il a l’âme trop fière,
Pour souffrir qu’une femme excite sa colère.
Il jette son fusil, il s’assied froidement,
Et, superbe, il attend son suprême moment.
La pirogue s’avance! elle passe, elle tombe,
Et disparaît au fond d’une écumeuse trombe.
Du beau Tuscarora rien plus rien ne resta,
Et l’on n’entendit plus parler de Tanwanta ».
CRAL, 1er sept. 1887, 451-452
Vieux barde et jeunes filles
Jeunes filles
Vieux barde, au temps de ta jeunesse
Était-ce comme de nos jours?
L’amant à sa chère maîtresse
Jurait-il de l’aimer toujours?
Le regard d’une douce amie
Faisait-il palpiter ton cœur?
Disais-tu: « Vous êtes ma vie;
Votre sourire est mon bonheur ».
Vieux barde
De mon temps, nobles demoiselles,
L’amour dans les cœurs fleurissait.
Le barde chantait pour les belles;
Un baiser le récompensait.
Oh! pourquoi venez-vous, méchantes,
Réveiller ces doux souvenirs?
À ces images caressantes,
Mon sein se remplit de soupirs.
Si vous saviez comme Georgette
Écoutait mes chansons d’amour!
Elle ne fut jamais coquette,
Je lui plus dès le premier jour.
Ô Georgette, tes yeux de flamme
Étaient pour moi le feu divin;
Ils brillent encor dans mon âme,
Ils brilleront jusqu’à ma fin.
CRAL, 1er mai 1883, p.373
Dialogue
Les Soleils
Nous sommes les Soleils,
les vainqueurs de la Nuit ;
Devant nous elle fuit et meurt. À nous l’espace !
À nous l’éternité, nous dont la flamme enlace
L’immensité profonde et partout resplendit !
Gloire à nous,
rois puissants dont le regard féconde
Les sphères décrivant leur orbe autour de nous !
Notre chaude clarté réjouit chaque monde ;
La vie est un bienfait de nos feux purs et doux.
À nous seuls appartient
l’étendue infinie ;
Immortels nous flottons et toujours avançons.
Nés de nos mouvements, des fleuves d’harmonie
Circulent dans l’éther partout où nous passons.
La Nuit
Vous mentez, ô Soleils !
à moi seule appartiennent
L’espace sans limite et l’immortalité.
Au-delà des lointains où vos rayons parviennent,
Mon noir abîme étend sa morne immensité.
Semés de loin
en loin sur mon manteau d’ébène,
Vous ornez pour un temps ma sévère beauté ;
Il n’est permis qu’à moi, moi votre souveraine,
De dire à haute voix : — J’ai toujours existé.—
Qu’êtes-vous comparés
à moi ? des grains de sable.
Vous êtes tous sortis de mon sein ténébreux ;
Tous vous y rentrerez, poussière périssable,
Atomes dispersés dans le désert des cieux.
D’innombrables soleils,
avant votre naissance,
Étincelaient déjà sur l’abîme sans fond :
Où sont-ils aujourd’hui ? qui pleure leur absence ?
Qui cherche leur éclat disparu de mon front ?
Quand vous péririez
tous d’une fin foudroyante,
Je n’en recevrais pas le moindre ébranlement ;
Je n’en serais ni plus ni moins la Nuit puissante
Qui ne meurt pas, et n’eut point de commencement.
Ignorez-vous, Soleils,
qu’il est dans mon empire
Des mondes éloignés d’où vous n’êtes point
vus ?
Qu’importe à leur destin que votre flamme expire ?
Rien ne leur apprendra que vous n’existez plus.
Cessez donc, orgueilleux,
de chanter vos louanges !
Éclairez, échauffez les mondes habités.
Je vous absorberai, passagères phalanges,
Quand par le Temps qui fuit vos jours seront comptés.
CRAL Tome 6, 1889. p.
295-296.
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