Le Mulâtre
Victor Séjour
Revue des Colonies, mars 1837, pp.
376-392.
Les premiers rayons de l’aurore blanchissaient
à peine la cime noire des montagnes, quand je partis du Cap pour
me rendre à Saint Marc, petite ville de St-Domingue, aujourd’hui
la république d’Haïti. J’avais tant vu de belles
campagnes, de forêts hautes et profondes, qu’en vérité
je me croyais blasé de ces beautés mâles de la création.
Mais, à l’aspect de cette dernière ville, avec sa
végétation pittoresque, sa nature neuve et bizarre, je
fus étonné et confondu devant la diversité sublime
de l’ œuvre de Dieu. Aussitôt mon arrivée, je
fus accosté par un vieillard nègre, déjà
septuagénaire ; ses pas étaient fermes, sa tête
haute, sa taille imposante et vigoureuse ; rien ne trahissait son
grand âge, sinon la blancheur remarquable de ses cheveux crépus.
Selon la coutume du pays, il était coiffé d’un grand
chapeau de paille, et vêtu d’un large pantalon en toile
grise et d’une espèce de camisole en batiste écrue
— Bonjour maître, me dit-il en se
découvrant.
— Ah ! vous voilà…, et je lui
tendis la main, qu’il pressa avec reconnaissance.
— Maître, dit-il, c’est d’un
noble cœur ce que vous faites là… ; mais ne savez-vous
pas qu’un nègre est aussi vil qu’un chien… ;
la société le repousse ; les hommes le détestent ;
les lois le maudissent… Ah ! c’est un être bien malheureux,
qui n’a pas même la consolation d’ être toujours
vertueux… Qu’il naisse bon, noble, généreux ;
que Dieu lui donne une âme loyale et grande ; malgré
cela, bien souvent il descend dans la tombe les mains teintes de sang,
et le cœur avide encore de vengeance ; car plus d’une
fois il a vu détruire ses rêves de jeune homme ; car
l’expérience lui a appris que ses bonnes actions n’étaient
pas comptées, et qu’il ne devait aimer ni sa femme, ni
ses fils ; car un jour la première sera séduite par
le maître, et son sang vendu au loin malgré son désespoir.
Alors, que voulez-vous qu’il devienne ?… Se brisera-t-il
le crâne contre le pavé de la rue ?… Tuera-t-il son
bourreau ?… Ou croyez-vous que le cœur humain puisse se façonner
à de telles infortunes ?…
Le vieux nègre se tut un instant comme
pour attendre ma réponse.
Insensé qui le pense, reprit-il avec
chaleur. S’il vit, c’est pour la vengeance ; car bientôt
il se lève… et, du jour où il secoue sa servilité
, il vaudrait mieux au maître entendre le tigre affamé
hurler à ses côtés, que de le rencontrer face à
face… Pendant que le vieillard parlait, son front s’illuminait,
ses yeux étincelaient, et son cœur battait avec force. Je
ne croyais pas trouver autant d’ énergie sous une aussi
vieille enveloppe. Profitant de cette espèce d’exaltation :
— Antoine, lui dis-je, vous m’aviez
promis l’histoire de votre ami Georges.
— Voulez-vous m’ écouter à
cette heure ?
— Volontiers… Nous nous assîmes,
lui sur ma malle de voyage, et moi sur ma valise. Voici ce qu’il
me raconta :
« Voyez-vous cet édifice qui s’
élève si gracieusement vers le ciel, et qui semble se
mirer dans la mer ; cet édifice qui ressemble, par son originalité
, à un temple, et par sa coquetterie, à quelque palais,
c’est la maison St-M*** . Dans une des pièces de ce
bâtiment, se réunissent chaque jour les flâneurs,
les rentiers et les grands planteurs. Les deux premiers jouent au billard,
ou fument le délicieux cigare de la Havane ; tandis que
les derniers achètent des nègres ; c’est-à
-dire des hommes libres, arrachés par la ruse ou par la force
de leur patrie, et devenus, par la violence, le bien, la propriété
de leurs semblables… Ici, on livre le mari sans la femme ; là
, la sœur sans le frère ; plus loin, la mère
sans les enfans. Vous frémissez ? cependant ces ventes infâmes
se renouvellent à toute heure. Mais bientôt on y propose
une jeune sénégalaise, si belle qu’une même
exclamation s’ échappe de toutes les bouches…
« Qu’elle est jolie ! »
Chacun la voudrait pour en faire sa maîtresse ; mais nul
n’ose lutter contre le jeune Alfred, un des plus riches planteurs
de ce pays, âgé alors de vingt-deux ans.
— Combien demandez-vous de cette femme ?
— Quinze cents piastres, répondit
le vendeur.
— Quinze cents piastres, répéta
machinalement Alfred.
— Oui, Monsieur.
— Au juste ?
— Au juste.
— C’est horriblement cher.
— Cher… répartit le vendeur avec
un signe d’ étonnement ; mais vous ne voyez donc pas
comme elle est jolie, comme sa peau est luisante, comme sa chair est
ferme. Elle a dix-huit ans au plus… Tout en parlant, il promenait ses
mains impudiques sur les formes puissantes et demi-nues de la belle
Africaine.
— Elle est garantie, dit Alfred, après
un moment de réflexion ?
— Aussi pure que la rosée du ciel,
répondit le vendeur ; mais, au reste, vous pouvez la faire...
— Non, non… c’est inutile, reprit
Alfred en l’interrompant, j’ai confiance en vous.
— Je n’ai jamais vendu de mauvaises
marchandises, répartit le vendeur, en relevant ses favoris d’un
air triomphant. Quand l’acte de vente fut signé et toutes
les formalités remplis, le vendeur s’approcha de la jeune
esclave :
— Cet homme est maintenant ton maître,
lui dit-il, en désignant Alfred.
— Je le sais, répondit froidement
la négresse.
— En es-tu contente ?
— Que m’importe… lui ou un autre…
— Mais cependant — balbutia le
vendeur, en cherchant une réponse.
— Mais cependant quoi ? reprit l’Africaine
avec humeur, et s’il ne me convenait pas ?
— Ma foi, ce serait un malheur ; car
tout est terminé…
— Alors, je garde ma pensée pour
moi.
Dix minutes après, la nouvelle esclave
d’Alfred monta dans un tombereau qui prit le chemin des guêpes,
route assez commode qui mène à ces délicieuses
campagnes, groupées autour de Saint-Marc comme de jeunes vierges
au pied de l’autel. Une sombre mélancolie enveloppait son
âme ; elle pleurait. Le conducteur comprenait trop bien ce
qui se passait en elle, pour essayer de la distraire ; mais quand
il vit la blanche habitation d’Alfred se dessiner dans le lointain,
il se pencha involontairement vers la pauvre infortunée, et d’une
voix pleine de larmes, il lui dit :
— Sœur, quel est ton nom ?
— Laïsa, répondit-elle, sans
lever la tête.
— À ce nom, le conducteur frissonna, mais
maîtrisant son émotion, il reprit :
— Ta mère ?
— Elle est morte…
— Ton père ?
— Il est mort…
— Pauvre enfant, murmura-t-il…
— De quel pays es-tu, Laïsa ?
— Du Sénégal…
Les larmes lui vinrent aux yeux ; il venait
de rencontrer une compatriote.
— Sœur, reprit-il, en s’essuyant
les yeux, tu connais sans doute le vieux Chambo et sa fille…
— Pourquoi, répondit la jeune fille
en relevant vivement la tête ?
— Pourquoi, continua le conducteur avec
angoisse ; mais le vieux Chambo est mon père, et…
— Mon Dieu, s’ écria l’orpheline,
sans lui laisser le temps d’achever ; tu es ?…
— Jacques Chambo.
— Mon frère !
— Laïsa !…
Ils se jetèrent dans les bras l’un
de l’autre. Ils étaient encore entrelacés, quand
le tombereau entra dans la partie principale de l’habitation d’Alfred.
Le gérant y était… Qu’est-ce que je vois, s’
écria-t-il, en déroulant un fouet immense, qu’il
portait toujours pendu à sa ceinture, Jacques qui embrasse à
mes yeux la nouvelle venue… quelle impertinence !… Sur ce, des
coups de fouet tombèrent sur le malheureux, et des flots de sang
jaillirent de son visage.
II.
Alfred était peut-être bon, humain,
loyal avec ses égaux ; mais, à coup sûr, c’
était un homme dur, méchant, envers ses esclaves. Je ne
vous dirai pas tout ce qu’il fit pour posséder Laïsa ;
car celle-ci fut presque violée. Pendant près d’une
année, elle partagea la couche de son maître ; mais
déjà Alfred commençait à s’en lasser ;
il la trouvait laide, froide, insolente. Vers ce temps, la pauvre femme
accoucha d’un fils qu’elle nomma Georges. Alfred
le méconnut, chassa la mère de sa présence, et
la fit reléguer dans la plus mauvaise cabane de son habitation,
quoique convaincu, autant qu’on peut l’ être, qu’il
était le père de cet enfant.
Georges avait grandi sans jamais entendre
nommer le nom de son père ; et s’il essayait parfois de percer le
mystère qui enveloppait sa naissance, il trouvait sa mère
inflexible et muette à ses questions. Une fois seulement elle lui
dit :
— Mon fils, tu ne sauras son nom qu’ à ta vingt-cinquième année ; car alors tu seras un homme ; tu seras plus capable de garder un pareil secret. Tu ne sais donc pas
qu’il m’a défendu de te parler de lui, sous peine
de te haïr… et vois-tu, Georges… la haine de cet homme, c’est
la mort.
— Qu’importe, s’ écriait impétueusement
Georges ; je pourrais du moins lui reprocher sa conduite infâme…
— Tais-toi… tais-toi, Georges… les murs
ont des oreilles, et les broussailles savent parler, murmurait la pauvre
mère en tremblant…
Quelques années après, cette
malheureuse mourut, laissant pour tout héritage à Georges,
son fils unique, un petit sac en peau de daim, dans lequel se trouvait
le portrait de son père ; mais à la seule promesse de ne
l’ouvrir qu’ à sa vingt-cinquième année.
Puis elle l’embrassa, et sa tête retomba sur l’oreiller…
elle était morte… Le cri de douleur que jeta l’orphelin
attira les autres esclaves… Ils se mirent à pleurer, à frapper leur poitrine, à arracher leurs cheveux de désespoir.
Après ces premières marques de douleur, ils lavèrent
le corps de la défunte, et l’exposèrent sur une
espèce de table longue, soutenue par les tréteaux. La
morte est couchée sur le dos, le visage tourné vers l’Orient,
vêtue de ses meilleurs habits, et les mains croisées sur
sa poitrine. À ses pieds se trouve une petite coupe pleine d’eau
bénite, sur laquelle surnage une branche de jasmin ; enfin, aux
quatre coins de la couche mortuaire, s’ élèvent des
flambeaux… Chacun, après avoir béni les restes de la défunte,
s’agenouille et prie car la plupart des races nègres, malgré leur fétichisme, croient profondément à l’existence
de Dieu. Cette première cérémonie terminée,
une autre non moins singulière commence… ce sont des cris, des
pleurs, des chants ; puis des danses funèbres !…
III.
Georges avait toutes les dispositions nécessaires
à devenir un très honnête homme ; mais c’
était une de ces volontés hautaines et tenaces, une de
ces organisations orientales qui, poussées loin du chemin de
la vertu, marchent sans s’effrayer dans la route du crime. Il
aurait donné dix ans de sa vie pour connaître le nom de
son père ; mais il n’osait violer la promesse solennelle
faite à sa mère mourante. Comme si la nature le poussait
vers Alfred ; il l’aimait, autant que l’on puisse aimer
un homme : tandis que celui-ci l’estimait, mais de cette
estime que l’ écuyer porte au plus beau et au plus vigoureux
de ses coursiers. À cette époque, une horde de brigands
portaient la désolation dans ces lieux ; déjà
plus d’un colon avait été leur victime. Une nuit,
je ne sais par quel hasard, Georges fut instruit de leur projet. Ils
avaient juré d’assassiner Alfred. Aussitôt l’esclave
court chez son maître.
— Maître, maître, s’
écria-t-il… au nom du ciel, suivez-moi.
Alfred fronça les sourcils.
— Oh ! venez, venez, maître,
continua le mulâtre avec intérêt.
— Par le ciel, répondit Alfred ;
je crois que tu me commandes.
— Pardon, maître… pardon… je suis
si troublé… je ne sais ce que je dis… mais, au nom du ciel, venez,
suivez-moi… car…
— T’expliqueras-tu, dit Alfred, d’un
ton colère…
Le mulâtre hésita.
— Je le veux ; je l’ordonne,
reprit Alfred, en se levant d’un air menaçant.
— Maître, on doit vous assassiner
cette nuit.
— Sainte Vierge, tu mens…
— Maître, ils en veulent à
votre vie.
— Qui ?
— Les bandits.
— Qui te l’a dit ?
— Maître, c’est mon secret…
dit le mulâtre d’une voix soumise.
— Es-tu armé , reprit Alfred, après
un moment de silence ?
Le mulâtre repoussa quelques haillons
qui le couvraient, et laissa voir une hache et une paire de pistolets.
— C’est bien, dit Alfred en s’armant
précipitamment.
— Maître, êtes-vous prêt ?
— Partons…
— Partons, répéta le mulâtre
en faisant un pas vers la porte…
Alfred le retint par le bras.
— Mais, où allons-nous ?
— Chez le plus près de vos amis,
M. Arthur.
Ils allaient sortir, lorsque la porte cria sur
ses gonds.
— Enfer, murmura le mulâtre, il est
trop tard…
— Que dis-tu ?
Ils sont là , répondit Georges
en montrant la porte…
— Ah !…
— Maître, qu’avez-vous ?
— Rien… un malaise…
— Ne craignez rien, maître, avant
d’arriver à vous, ils me marcheront sur le corps, dit l’esclave
d’un air calme et résigné .
Cet air calme, ce noble dévouement étaient
susceptibles de rassurer le mortel le plus lâche. Cependant, à
ces dernières paroles, Alfred trembla davantage ; car une
horrible idée l’accablait : il se figurait que le
généreux Georges était le complice de ses assassins.
Tels sont les tyrans ; ils croient le reste des hommes incapables
d’un sentiment élevé , d’un dévouement
sans bornes ; car leurs âmes sont étroites et perfides…
C’est une terre inculte, où ne croissent que la ronce et
le lierre. La porte trembla violemment… Cette fois, Alfred ne put maîtriser
sa lâcheté , il venait de voir sourire le mulâtre ;
était-ce de joie ou de colère ? Il ne se fit pas
cette question.
— Misérable ! s’ écria-t-il,
en s’ élançant dans une pièce voisine ;
tu voulais me faire assassiner ; mais ton attente sera trompée,
et il disparut... Georges se mordait les lèvres de rage ;
mais il ne put faire aucune réflexion, car la porte s’ouvrit
tout à coup, et quatre hommes se dressèrent sur le seuil.
Aussi prompt que l’ éclair, le mulâtre arma ses pistolets,
et s’accola contre le mur, en criant d’une voix de stentor :
— Infâmes ! que voulez-vous ?
— Nous voulons te parler en face, répondit
l’un d’eux, en tirant Georges à bout portant.
— Bien tiré , murmura convulsivement
celui-ci.
La balle lui avait fracassé le bras gauche.
Il lâcha son coup. Le brigand tourna trois fois sur lui-même
et tomba raide mort. Un second le suivit de près. Alors, comme
un lion furieux harcelé par des chasseurs, Georges, la hache
au poing et le poignard entre les dents, se précipite sur ses
adversaires… Une lutte affreuse s’engage… Les combattants se pressent…
se heurtent… s’entrelacent… La hache brille… le sang coule… le
poignard, fidèle à la main qui le pousse, laboure la poitrine
de l’ennemi… Mais pas un cri… pas un mot… pas un souffle ne s’
échappe de ces trois bouches d’hommes qui se ruent entre
des cadavres comme au sein d’une enivrante orgie… À les
voir ainsi, pâles et sanglants, muets et désespérés,
on se figure trois fantômes qui se heurtent et s’entre-déchirent
au fond d’un tombeau… Cependant Georges est couvert de blessures ;
il se soutient à peine… Oh ! c’en est fait de l’intrépide
mulâtre ; la hache tranchante se lève sur sa tête…
Tout à coup deux détonations se font entendre, et les
deux brigands tombent en blasphémant Dieu. Au même moment,
Alfred rentre, suivi d’un jeune nègre. Il fait transporter
le blessé dans sa cabane, et ordonne de lui amener son médecin.
Pendant ce temps, apprenez comment Georges fut sauvé par le même
homme qui l’accusait de trahison. À peine éloigné,
Alfred entend le bruit d’une arme à feu, et le cliquetis
du fer ; rougissant de sa lâcheté , il réveille
son valet de chambre, et vole au secours de son libérateur. — J’avais
oublié de vous dire que Georges avait une femme, nommée
Zélie, qu’il aimait de toute la puissance de son âme ;
c’ était une mulâtresse de dix-huit à vingt
ans, à la taille cambrée, aux cheveux noirs, au regard
plein d’amour et de volupté . Georges resta douze jours
entre la vie et la mort. Alfred l’allait voir souvent ; poussé
par je ne sais quelle fatalité , il s’ éprit de
Zélie ; mais, malheureusement pour lui, ce n’ était
pas une de ces femmes qui vendent leur amour, ou qui en font hommage
à leur maître. Elle repoussa avec une humble dignité
les propositions d’Alfred ; car elle n’oubliait pas
que c’ était le maître qui parlait à l’esclave.
— Au lieu d’en être touché de cette vertu si
rare parmi les femmes, surtout parmi celles qui, comme Zélie,
sont esclaves, et qui voient chaque jour leurs impudiques compagnes
se prostituer aux colons, et alimenter leur libertinage ; au lieu
d’en être touché, dis-je, Alfred s’irrita… Quoi !
lui, le despote, le bey, le sultan des Antilles, se voir méprisé
par une esclave… quelle ironie !… Aussi a-t-il fait le serment
de la posséder… Quelques jours avant la convalescence de Georges,
Alfred fit demander Zélie dans sa chambre. Alors, n’écoutant
que ses désirs criminels, il l’enlace de ses bras, et dépose
sur sa joue un brûlant baiser ; la jeune esclave prie, supplie,
résiste ; mais en vain… Déjà il l’entraîne
vers la couche adultère ; déjà… Alors, la
vertueuse esclave, pleine d’une noble indignation, le repousse
par un dernier effort, mais si brusque, mais si puissant, qu’Alfred
perdit l’ équilibre et se fracassa la tête en tombant.
À cette vue, Zélie s’arracha les cheveux de désespoir,
et pleura de rage, car elle avait compris, la malheureuse, que la mort
l’attendait pour avoir fait couler le sang d’un être
aussi vil. Quand elle eut bien pleuré , elle se rendit près
de son mari. — Celui-ci rêvait sans doute d’elle ;
car il avait le sourire sur les lèvres.
— Georges… Georges… s’ écria-t-elle
avec angoisse.
Le mulâtre ouvrit les yeux ; le premier
besoin qu’il sentit fut de sourire à sa bien aimée.
Zélie lui conta ce qui vient de se passer. Il ne voulut rien
y croire ; mais bientôt il fut convaincu de son malheur ;
car des hommes entrèrent dans sa cabane et garrottèrent
sa femme qui pleurait… Georges fit un effort pour se lever ; mais
trop faible encore, il retomba sur la couche, les yeux hagards, les
mains crispées, la bouche haletante.
IV.
Dix jours après deux petits créoles
blancs jouaient au milieu de la rue.
— Charles, disait l’un d’eux : on dit que cette
mulâtresse qui voulait tuer son maître sera pendue demain ?
— À huit heures, répondit l’autre.
— Iras-tu ?
— Sans doute.
— Ce sera gentil de la voir pirouetter entre
ciel et terre reprit le premier, et ils s’ éloignèrent en
riant.
Cela vous étonne d’entendre deux
enfants de dix ans s’entretenir si gaiement de la mort d’autrui ;
c’est une conséquence peut-être fatale de leur éducation.
Dès leur bas-âge on leur répète que nous
sommes nés pour les servir, cré és pour leurs caprices,
et qu’ils ne doivent nous considérer ni plus ni moins qu’un
chien… Or que leur importent notre agonie, et nos souffrances ?
ne voient-ils pas souvent mourir leurs meilleurs chevaux ? Ils
ne les pleurent pas, car ils sont riches, demain ils en achèteront
d’autres… Pendant que ces deux enfants parlaient, Georges était
aux genoux de son maître.
— Maître, grâce… grâce…
s’ écria-t-il en pleurant… ayez pitié d’elle…
maître, sauvez-la… Oh ! oui sauvez-la, car vous le pouvez… oh !
parlez… vous n’avez qu’un mot à dire… un seul… et
elle vivra. Alfred ne répondit pas.
— Oh ! par pitié… maître…
par pitié dites-moi que vous lui pardonnez… oh ! parlez… répondez-moi,
maître… n’est-ce pas que vous lui pardonnez… et le malheureux
se tordait de douleur…
Alfred, toujours impassible, détourna
la tête…
— Oh ! reprit Georges en suppliant, répondez-moi…
un seul mot… mais répondez donc ; vous ne voyez pas que votre
silence me torture le cœur… me tue…
— Je ne puis rien y faire, répondit
enfin Alfred d’un ton glacé .
Le mulâtre essuya ses pleurs, et se
releva de toute sa hauteur.
— Maître, continua-t-il d’une voix creuse,
vous souvenez-vous de ce que vous me disiez, quand je me tordais sur mon
lit d’agonie.
— Non…
— Eh bien ! moi je m’en souviens…
le maître dit à l’esclave : tu m’as sauvé
la vie, que veux-tu pour récompense ? veux-tu ta liberté… ?
maître, répondit l’esclave, je ne puis être
libre, quand mon fils et ma femme sont esclaves. Alors le maître
reprit : si jamais tu me pries, je jure que tes vœux seront
exaucés ; et l’esclave ne pria point, car il était
heureux d’avoir sauvé la vie à son maître…
mais aujourd’hui qu’il sait que dans dix-huit heures sa
femme ne vivra plus, il court se jeter à vos pieds, et vous crier :
maître, au nom de Dieu, sauvez ma femme. Et le mulâtre,
les mains jointes, le regard suppliant, se remit à genoux et
pleura des flots de larmes…
Alfred détourna la tête…
— Maître… maître… par pitié répondez-moi… oh ! dites que vous voulez qu’elle vive… au
nom de Dieu… de votre mère… grâce… miséricorde…
et le mulâtre baisait la poussière de ses pieds.
Alfred garda le silence.
— Mais parlez au moins à ce pauvre homme
qui vous supplie, reprit-il en sanglotant.
Alfred ne répondit rien.
— Mon Dieu… mon Dieu ! que je suis malheureux…
et il se roulait sur le plancher, et s’arrachait les cheveux de
désespoir.
Enfin Alfred se décida à parler : — Je vous ai déjà dit que ce
n’ était plus à moi à pardonner.
— Maître, murmura Georges toujours en
pleurant, elle sera probablement condamnée ; car vous et moi, seuls,
savons qu’elle est innocente.
À cette dernière parole du mulâtre,
le rouge monta à la figure d’Alfred et la colère à son cœur…
Georges comprit qu’il n’ était plus
temps de prier, car il avait soulevé le voile qui cachait le crime
de son maître ; or, il se leva d’un air résolu. — Sortez… va-t-en, lui cria Alfred.
Au lieu de sortir le mulâtre se croisa
les bras sur la poitrine, et d’un regard farouche, il toisa son maître
du pied à la tête.
— Va-t-en… va-t-en, te dis-je, reprit
Alfred dont la colère croissait.
— Je ne sortirai pas, répondit Georges : — Tu me braves, misérable. Il fit un
mouvement pour le frapper, mais sa main resta collée à sa
cuisse, tant il y avait de fierté et de haine dans le regard de
Georges.
— Quoi ! vous pourrez la laisser tuer,
égorger, assassiner, dit le mulâtre, quand vous la savez
innocente… quand vous avez voulu lâchement la séduire.
— Insolent, que dis-tu ?
— Je dis que ce serait une infamie de la laisser
mourir…
— Georges… Georges…
— Je dis que tu es un scélérat,
hurla Georges en laissant cours à sa colère, et en saisissant
Alfred par le bras… ah ! elle mourra… elle mourra parce qu’elle
ne s’est pas prostituée à toi… à toi parce
que tu es blanc… à toi parce que tu es son maître… infâme
suborneur…
— Georges, prends garde, répondit Alfred
en essayant de prendre un ton assuré . Prends garde qu’au lieu d’une
victime demain le bourreau en trouve deux.
— Tu parles de victime et de bourreau,
misérable, hurla Georges… cela veut donc dire qu’elle mourra…
elle… ma Zélie… mais tu ne sais pas que ta vie est attachée
à la sienne.
— Georges !
— Mais tu ne sais pas que ta tête ne
tiendra sur tes épaules qu’autant qu’elle vivra.
— Georges… Georges !
— Mais tu ne sais pas que je te tuerai…
que je boirai ton sang si jamais on arrache un cheveux de sa tête.
Et pendant tout ce temps le mulâtre
secouait Alfred de toute la force de son bras.
— Lâchez-moi, criait Alfred.
— Ah ! elle mourra… elle mourra, hurla
le mulâtre en délire.
— Georges, lâchez-moi !
— Tais-toi… tais-toi, misérable…
ah ! elle mourra… eh bien, que le bourreau touche aux jours de
ma femme… continua-t-il avec un sourire affreux.
Alfred était si troublé , qu’il
ne vit point sortir Georges. Celui-ci se rendit aussitôt à sa cabane, où , dans un léger berceau en liane dormait un
jeune enfant de deux ans, il le prit et disparut. Pour bien comprendre
ce qui va suivre, sachez que de l’habitation d’Alfred on n’avait qu’une
petite rivière à traverser pour se trouver au milieu de ces
forêts épaisses, qui semblent étreindre le nouveau-monde.
Depuis six bonnes heures Georges marchait sans
relâche ; enfin il s’arrêta à quelques pas d’une
cabane, bâtie au plus épais de la forêt ; vous comprendrez
cette espèce de joie qui brille dans ses yeux quand vous saurez
que cette cabane toute petite, tout isolée, qu’elle est,
est le camp des nègres marrons, c’est-à -dire des
esclaves qui fuient la tyrannie de leurs maîtres. En ce moment
toute la cabane était en rumeur, on venait d’entendre la
forêt tressaillir, et le chef avait juré que ce bruit n’ était
causé par aucun animal, or il arma son fusil et sortit… Tout
à coup les broussailles se courbent devant lui, et il se trouve
face à face avec un étranger.
— Par ma liberté , s’ écria-t-il,
en ajustant l’inconnu, tu connaissais trop bien notre niche.
— Afrique et liberté , répondit
Georges sans s’ émouvoir, mais en repoussant de côté le canon du fusil… je suis des vôtres.
— Ton nom.
— Georges, esclave d’Alfred.
Ils se tendirent la main, et s’embrassèrent.
Le lendemain la foule se pressait autour d’une
potence, à laquelle était suspendu le corps d’une
jeune mulâtresse… Lorsqu’elle fut bien morte, le bourreau
descendit son cadavre dans un cercueil en sapin et dix minutes après
on jeta corps et cercueil dans une fosse creusée à l’entrée
de la forêt.
Ainsi cette femme pour avoir été trop vertueuse est morte du supplice des infâmes ; croyez-vous que
ce seul fait ne suffit pas à rendre l’homme le plus doux, méchant
et sanguinaire ?
V.
Trois ans s’ étaient
écoulés depuis la mort de la vertueuse Zélie. Alfred
dans les premiers temps fut très tourmenté ; le
jour, il croyait voir à toute heure une main vengeresse s’abaisser
sur son front, il tremblait la nuit, car elle lui apportait des songes
affreux et terribles ; mais bientôt chassant de son âme,
et le souvenir pénible de la martyre, et la terrible menace de
Georges, il se maria, devint père… Oh ! qu’il fut
heureux, quand on vint lui dire que ses vœux étaient exaucés,
lui qui chaque soir baisait humblement le pavé du temple, en
priant la Sainte Vierge de douleur de lui accorder un fils.
Georges eut aussi sa part de bonheur de
la venue au monde de cet enfant ; car s’il avait espéré
trois ans sans savoir frapper le bourreau de sa femme ; s’il
avait passé tant de nuits sans sommeil, la fureur dans le cœur,
et la main sur son poignard, c’est qu’il attendait qu’Alfred
eût, comme lui, une femme et un fils ; c’est qu’il
ne voulait le tuer qu’au moment où des liens chers et précieux
le retiendraient en ce monde… Georges avait toujours entretenu des relations
intimes avec un des esclaves d’Alfred, il l’allait même
voir toutes les semaines ; or cet esclave n’eut rien de plus
pressé que de lui annoncer l’existence du nouveau-né…
Aussitôt il vole vers la demeure de son ennemi, rencontre sur
son chemin une négresse qui portait une tasse de bouillon à
madame Alfred ; il l’arrête, lui dit quelques paroles
insignifiantes, et s’ éloigne… Après bien des difficultés,
il parvient à se glisser comme une couleuvre dans la chambre
à coucher d’Alfred… là , caché derrière
la ruelle du lit, il attendit son maître… Alfred rentra un instant
après en chantant ; il ouvrit son secrétaire, y prit
un superbe écrin en diamant qu’il avait promis à
sa femme, si celle-ci lui donnait un fils ; mais pénétré
de joie et de bonheur, il s’assit la tête entre les deux
mains, comme un homme qui ne peut croire à un bonheur inattendu ;
mais quand il releva la tête, il vit devant lui une espèce
d’ombre immobile, les bras croisés sur la poitrine, et
deux yeux ardents qui avaient toute la férocité du tigre
qui s’apprête à déchirer sa proie. Alfred
fit un mouvement pour se lever, mais une main puissante le retint sur
la chaise.
— Que me voulez-vous, accentua Alfred
d’une voix tremblante.
— Te complimenter de la naissance de
ton fils, répondit une voix qui semblait sortir de la tombe.
Alfred frissonna du pied à la tête,
ses cheveux se hérissèrent, et une sueur froide inonda
ses membres.
— Je ne vous connais pas, murmura faiblement
Alfred…
— Je m’appelle Georges.
— Vous…
— Tu me croyais mort n’est-ce
pas, dit le mulâtre avec un rire convulsif.
— Au secours…au secours, cria Alfred…
— Qui te secourra, reprit le mulâtre…
n’as-tu pas renvoyé tes domestiques, fermé toutes
tes portes, pour être plus seul avec ta femme… tu vois donc que
tes cris sont inutiles… ainsi recommande ton âme à Dieu.
Alfred s’ était peu à
peu relevé de sa chaise, mais à cette dernière
parole, il y retomba pâle et tremblant.
— Oh ! pitié , Georges…
ne me tuez pas aujourd’hui.
Georges haussa les épaules. — Maître,
n’est-ce pas que c’est horrible de mourir quand on est heureux ;
de se coucher dans la tombe au moment où l’on voit ses
rêves les plus chers se réaliser… oh ! n’est-ce
pas que c’est affreux, dit le mulâtre avec un rire infernal…
— Grâce, Georges…
— Cependant, reprit-il, telle est ta
destinée… tu mourras aujourd’hui, à cette heure,
dans une minute, sans dire à ta femme un dernier adieu…
— Pitié…pitié…
— Sans embrasser une seconde fois ton
fils qui vient de naître…
— Oh ! grâce… grâce.
— Je crois ma vengeance digne de la
tienne… j’aurais vendu mon âme à Satan, s’il
m’avait promis cet instant.
— Oh ! grâce… miséricorde,
dit Alfred en se jetant aux genoux du mulâtre.
Georges haussa les épaules, et leva
sa hache.
— Oh !… une heure encore de vie !
— Pour embrasser ta femme n’est-ce
pas ?
— Une minute…
— Pour revoir ton fils, n’est-ce
pas ?
— Oh ! par pitié…
— Il vaudrait mieux prier le tigre
affamé de lâcher sa proie.
— Au nom de Dieu, Georges.
— Je n’y crois plus.
— Au nom de votre père…
À ce mot la colère de Georges tomba.
— Mon père…mon père, dit le mulâtre la larme
à l’ œil, vous le connaissez… oh ! dites-moi
son nom… comment s’appelle-t-il… oh ! dites, dites-moi son
nom… je vous bénirai… je vous pardonnerai.
Et le mulâtre était prêt
à se mettre à genoux devant son maître. Mais tout
à coup des cris aigus se font entendre…
— Juste ciel… c’est la voix de
ma femme, s’ écria Alfred en s’ élançant
du côté d’où partaient les cris…
Comme rappelé à lui-même,
le mulâtre se souvint qu’il était venu chez son maître,
non pour savoir le nom de son père, mais pour lui demander compte
du sang de sa femme. Retenant aussitôt Alfred, il lui dit avec
un ricanement horrible :
— Arrête, maître, ce n’est
rien.
— Jésus-Maria, tu n’entends
pas qu’elle demande du secours.
— Ce n’est rien, te dis-je.
— Lâchez-moi… lâchez-moi…
c’est la voix de ma femme.
— Non… c’est le râle d’une
mourante.
— Misérable, tu mens.
— Je l’ai empoisonnée.
— Oh !…
— Entends-tu ces plaintes… ce sont
les siennes.
— Enfer…
— Entends-tu ces cris… ce sont les
siens…
— Malédiction…
Et pendant tout ce temps, Alfred s’efforçait
d’ échapper des mains du mulâtre ; mais celui-ci
l’ étreignait de plus en plus ; car lui aussi sa tête
s’exaltait, son cœur bondissait ; il se faisait à
son terrible rôle.
— Alfred… au secours… de l’eau…
je m’ étouffe… cria une femme en s’ élançant
au milieu de la chambre. Elle était pâle et défaite,
ses yeux sortaient de sa tête, ses cheveux étaient en désordre.
— Alfred, Alfred… au nom du ciel, secourez-moi…
un peu d’eau… un peu d’eau… mon sang me brûle… mon
cœur se crispe, oh ! de l’eau, de l’eau…
Alfred faisait des efforts inouïs pour
la secourir ; mais Georges le retenait de son poignet de fer, et
ricanant comme un damné , il lui criait : non pas, maître…non
pas…je veux que cette femme meure… là… à tes yeux… devant
toi… comprends-tu, maître, devant toi, te disant de l’eau,
de l’air, sans que tu puisses la secourir.
— O malheur… malheur à toi, hurlait
Alfred en se débattant comme un forcené .
— Tu auras beau maudire, blasphémer,
répondit le mulâtre, il faut que cela soit ainsi.
— Alfred, murmura de nouveau la mourante,
adieu… adieu… je meurs…
— Regarde, reprit le mulâtre
toujours en ricanant… regarde… elle râle… eh bien ! une
seule goutte de cette eau la ramènerait à la vie. Il lui
montrait un petit flacon.
— Toute ma fortune pour cette goutte
d’eau… cria Alfred.
— Es-tu fou, maître…
— Ah ! cette eau… cette eau…
ne vois-tu pas qu’elle se meurt… Donnez… donnez donc…
— Tiens… et le mulâtre brisa
le flacon contre le mur.
— Soyez maudit, hurla Alfred, en saisissant
Georges par le cou… oh ! ma vie entière, mon âme
pour un poignard…
Georges se débarrassa des mains d’Alfred.
— Maintenant qu’elle est morte, à
ton tour, maître, dit-il en levant sa hache. Frappe, bourreau…
frappe… après l’avoir empoisonnée, tu peux bien
tuer ton pè… La hache s’abaissa, et la tête
d’Alfred roula sur le plancher, mais la tête en roulant
murmura distinctement la dernière syllabe re… Georges
croyait avoir mal entendu, mais le mot père. comme le
glas funèbre, tintait à son oreille ; or pour s’en
assurer, il ouvrit le sac fatal…ah ! s’écria-t-il,
je suis maudit… une détonation se fit entendre ; le lendemain
on trouva près du cadavre d’Alfred celui du malheureux
Georges.
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