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Monsieur Paul
Joanni Questy
Un soir je revenais du théâtre
St. Charles.
Monsieur Debar s’était dépassé
dans le rôle « d’Hamlet ».
Je descendais lentement la rue Bourbon,
en fumant, et ressentant encore les diverses émotions que cet
acteur renommé m’avait fait éprouver.
Il était onze heures et demie.
La rue était déserte, bien
qu’il y eût eu une foule immense à issue du spectacle.
Depuis la rue d’Orléans jusqu’à
la rue du Quartier, je ne rencontrai pas un citadin, pas un célibataire
en bonne fortune, pas même l’ombre d’un officier de police.
Le ciel était couvert; les éclairs
se succédaient avec rapidité; au loin l’orage grondait
sourdement par intervalles.
Bientôt disparu derrière
les nuages noirs le disque blafard de quelques rares étoiles,
et la pluie commença à tomber. Je hâtai les pas;
mais je me vis bientôt contraint de m’arrêter au coin des
rues de l’Esplanade et Dauphine où l’inconnu s’était déjà
abrité.
A en juger par sa mise, dont je fis l’inspection
à la clarté fugitive des éclairs, ce devrait être
un homme, sinon riche au moins appartenant à la classe aisée.
La suite fera connaître si je me suis trompé. J’ignorai
quelles impressions je produisais sur lui. Quelques minutes après
qu’il m’eût considéré avec une sorte d’attention
curieuse:
—Monsieur, me dit-il, en souriant, et
sans autres formes de politesse, connaissez-vous une situation plus
affreuse que celle du fumeur qui n’a pas de cigare et que le besoin
de fumer torture?
Je ne fus pas trop surpris de ce procédé,
de ce sans-façon créole, et puis la voix de cet homme
avait quelque chose de singulièrement sympathique ; et le ton
avec lequel il prononça ces paroles, éveilla dans mon
cœur le souvenir d’un ami que je regrettai toujours et que la mort m’a
arraché.
J’offris, avec empressement et presque
avec amitié, deux cigares à mon inconnu qui les accepta
avec une sorte d’avidité.
—Vous me pardonnerez, reprit-il après
qu’il en eut allumé un, vous me pardonnerez ma familiarité,
mon indélicatesse, n’est-ce pas ?
—A votre service ! je connais, monsieur,
la maladie du fumeur.
—Par expérience, sans doute ?
—Par expérience.
Le mal de dent est terrible, le mal d’oreille
insupportable. Mais le besoin de fumeur est le plus cruel, le plus intolérable
des martyres, n’est-ce pas, monsieur ?
Je ne me hasardai pas à combattre
ce paradoxe de mon inconnu ; je me contentai de lui laisser croire,
en m’inclinant d’une manière affirmative, que je partageais son
sentiment.
Cependant la pluie tombait toujours.
Nous restâmes, je crois, plus d’une
heure et demie sous le même abat-vent, et ce temps, si court qu’il
fut, permit à l’inconnu de me parler physique, littérature,
de me raconter les voyages qu’il avait faits dans l’ancien monde, des
tempêtes qu’il avait essuyées, mais brièvement et
selon que le souvenir s’en pressentait à son esprit.
La conversation m’intéressa, me
charma. Je réfléchis aux avantages que la société
d’un tel homme pourrait me procurer.
Je me représentais que de fréquents
tête-à-tête avec lui me dispenseraient du soin pénible
de lire de forts volumes lorsque, s’apercevant qu’il ne pleuvait plus,
il me dit, en s’apprêtant à me quitter :
Je vous verrais avec un bien grand plaisir,
si vous daigniez, monsieur, en passant dans la rue—vous arrêter
au numéro 33. Cette carte, veuillez l’accepter, vous fera connaître
mon nom. Le vôtre, mon libérateur ? Vous êtes créole
?
Je déclinai mon nom et protestai
en riant contre la qualification de libérateur que monsieur Paul,
dans l’excès de sa reconnaissance, m’octroyait si bénévolement.
Mon nom lui était tout à
fait inconnu.
Il me serra la main avec une affection
que je ne pus m’expliquer ; puis, il partit, m’ayant fait promettre
avec beaucoup d’instances de l’aller voir aussitôt que je le pourrais.
Avant d’aller plus loin, je me vois obligé
de déclarer au lecteur que les noms des personnages, qui vont
passer sous ses yeux, ne sont, sans excepter même celui de monsieur
Paul, que de substitutions.
II.
Voulant savoir, à peu près,
quel rang tenait monsieur Paul dans le monde, je questionnai la plupart
de mes amis : aucun ne le connaissait. Avant de me présenter
chez lui, je me rendis deux ou trois fois le soir, vers la maison qu’il
habitait, espérant que le hasard me favoriserait dans mes recherches,
et que je recueillerais, sur le compte de mon inconnu, quelques informations
dont je sentais vaguement la nécessité : Je trouvai ses
portes invariablement fermées.
Enfin, dégoûté de
mes courses infructueuses, poursuivi du curieux désir de revoir
cet homme qui m’appelait déjà son ami, que je me surprenais
à aimer sans savoir pourquoi, et en qui j’espérais trouver
un instructeur, je me décidai un soir à frapper à
sa porte.
Un domestique qui vint m’ouvrir, me demanda
mon nom, et il courut m’annoncer à son maître.
Tandis que je montais l’escalier, monsieur
Paul, tout joyeux, venait à ma rencontre, un cigare à
la bouche, mais dès qu’il m’eut vu de bien près, son visage
prit une autre expression ; sa contenance parut visiblement embarrassée,
et, jugeant probablement que je m’en étais trop bien aperçu,
il se hâta de me tendre la main comme pour essayer de me dissimuler
son embarras.
Ah ! c’est vous me dit-il. Pardon…je…je…ne
vous ai pas reconnu tout d’abord. Je croyais…
—Et vous vous êtes trompé,
l’interrompis-je brusquement et en répondant directement à
sa pensée ?
—Je l’avoue… Asseyez-vous donc mon ami.
Je fis semblant de n’avoir pas entendu monsieur Paul.
Il me reprit presque aussitôt la
main avec précipitation, en balbutiant avec émotions de
deux mots seulement : Mon ami !
Nous restâmes ainsi, l’un en face
de l’autre, à-peu-près vingt secondes. Monsieur Paul ressemblait
à la statue du repentir. Ses regards, son attitude, tout en lui
semblait implorer ma piété.
—Me pardonnez-vous ma méprise,
s’écria-t-il enfin, d’un ton affectueux et presque suppliant,
me pardonnez-vous, mon ami ?
—Plaignez-moi. J’ai eu la faiblesse de
céder à l’entraînement d’un préjugé
aussi funeste que stupide : j’ai honte de moi-même et je déplore
amèrement…croyez-le bien…
Sa voix résonna jusqu’au fond
de mon cœur qu’elle attendrit.
Certes, mon nouvel ami m’avait cruellement
froissé, cependant il en était si affligé, il en
avait tant de regret qu’il ne me paraissait plus que j’eusse rien à
lui reprocher, sinon d’exagérer la mortification qu’il m’avait
fait essuyer.
—Monsieur Paul, lui dis-je, vous m’aviez
cru un blanc, n’est-ce pas ? Il fit un signe de tête affirmatif.
Je continuai : Maintenant que vous savez
à quelle classe d’hommes j’appartiens, si vous avez encore pour
moi la bienveillante sympathie que vous me témoignâtes
le soir que le hasard nous fit nous rencontrer ; si la couleur de mon
front n’a rien diminué, comme je le pense, de vos sentiments
pour moi, je m’en réjouis fort et vous m’obligerez agréablement
de ne pas tant vous préoccuper d’un incident que j’ai déjà
oublié.
—Vous êtes bien bon mon ami ! Vous
me rassurez. Notre amitié à peine commencée a failli
être rompue, et cela par ma faute.
—Je vous l’avoue franchement, le soir
de notre heureuse rencontre, j’étais en belle humeur, j’avais
un peu trop bien dîné, vous comprenez ? Hé ! ma
foi ! je vous pris pour un de ces petits blancs créoles, orgueilleuses
nullités en chair et en os dont regorge la ville du Croissant
; je vous donnai ma carte, je vous inviter à me voir vous prenant
pour un de ces orgueilleux-là pensant bien que le lendemain il
oublierait notre rencontre et mon nom : ce n’était qu’une politesse…mais,
brisons là : vous vous êtes demandé, sans nul doute,
comment se fait-il que j’aie pour vous tant de sympathie, quelle est
la cause d’un attachement aussi prompt, aussi soudain ? Oh ! mon Dieu,
que puis-je cous répondre là-dessus, sinon que…je vous
aime…parce que…je vous aime !
Il est assez rare qu’on se prenne d’amitié
aussi facilement pour un inconnu, pour un homme que l’on voit pour la
première fois, surtout moi qui ai été si souvent…mais
il est de ces sympathies qu’on n’est pas libre d’éprouver ni
de repousser de ces attractions impérieuses auxquelles on ne
peut pas se soustraire je le crois, moi ! Ne nous amusons pas, mon ami,
à rabâcher les raisonnements plus ou moins spécieux
de quelques hommes célèbres qui, ne voulant rien ignorer,
ont expliqué, selon la mesure de leur intelligence, les causes
plus ou moins apparentes de ces amours incroyables, de ces amitiés
incompréhensible que le malheur à illustrées, que
la mort seule a pu éteindre.
Mon ami parut jouir de l’attention que
je mettais à l’écouter. Encouragé par mon silence
:
Je suis d’avis, reprit-il, avec ne sorte
de satisfaction, que l’irrésistible attraction qu’exerce un être
sur un autre—qu’on la nomme comme on le voudra—est jusqu’aujourd’hui
inexpliquée et inexplicable, et que, vouloir expliquer une chose
aussi mystérieuse, c’est témérité folle,
c’est orgueil insensé de la part du génie humain ; le
Mississippi coule du lac Itasca au Golfe du Mexique : cela se voit,
se constate, amis ne s’explique pas davantage, selon moi, quoiqu’en
disent nos savants.
En disant ces derniers mots, monsieur
Paul alluma son deuxième ou son troisième cigare. Voulant,
sans nul doute, effacer entièrement de son esprit le souvenir
de la mortification qu’il m’avait fait essuyer à mon entrée,
et jugeant qu’il n’avait pas atteint complètement à son
but, il continua un peu sur ce ton, puis il tomba, je ne sais à
quel propos, sur la littérature française. Ses poètes
favoris étaient Victor Hugo, Lamartine, Béranger et La
Fontaine. Son enthousiasme pour ces deux derniers surtout était
effréné son admiration ne connaissait pas de bornes.
Lamartine, disait-il, c’est plus que
Job et plus que Moïse. Hugo, c’est plus que Jérémie
et Isaïe ; Béranger plus que Tibulle, Anacreon et Tyriée.
Avec lui, la chanson a dit son dernier mot. Ce spirituel railleur des
tyrans, ce chantre adorable de l’amitié et de la patrie ne sera
jamais surpassé. De même que Lamartine est resté
le roi de la Fable, Béranger restera le dieu de la chanson.
Le reste de la soirée se passa
ainsi. Je dois avouer que monsieur Paul seul en fit tous les frais.
Sa conversation fut variée, parfois poétique, éloquente
; ses théories, souvent singulières ; ses opinions paradoxales,
excentriques presque toujours. Durant tout le temps qu’il parlait, quoi
qu’il fît pour paraître calme, il me sembla néanmoins
que quelque chose auquel il songeait l’occupait profondément.
L’expression de son visage témoignait l’existence de luttes intérieures,
et quelquefois, lorsqu’après une pause, il présentait,
d’une main distraite, son cigare, qu’il croyait éteint, à
la flamme d’une allumette chimique, on eut cru voir comme un nuage de
tristesse envelopper toute sa personne.
Cet homme qui, à en juger sur
les apparences, paraissait revêtu d’une forte cuirasse de stoïcisme,
rompu aux tempêtes de la vie humaine, chancelait évidemment
sous le poids de quelque grande douleur morale. Redoutant, sans doute,
une chute désastreuse, il cherchait autour de lui quelqu’un sur
qui il put s’appuyer, qui lui tendît une main secourable.
Présumant que je pouvais bien
être l’ange consolateur que la Providence envoyait à
mon ami, et acceptant avec joie le rôle que j’allais remplir
auprès de lui, j’essayai adroitement de provoquer une confidence
quelconque, la révélation de quelque chagrin domestique,
mais il se tint obstinément renfermé dans les bornes d’une
discrétion que ressemblait fort à de la défiance.
Je me retirai à une heure assez
avancée de la nuit. Monsieur Paul m’accompagna jusqu’à
un demi-îlet de sa maison. On avait joué soir-là
le Prophète au théâtre d’Orléans. Plusieurs
groupes de personnes de différent sexe venaient en se dirigeant
de notre côté. Nous nous rangeâmes pour les laissez-passer.
En ce moment, je remarquai que mon ami jetait autour de lui des regards
interrogateurs, qu’il se retournait fréquemment à droite
et à gauche comme poussé par une curiosité inquiète.
Enfin, au moment de nous séparer,
il ne manque pas de me témoigner, de nouveau, le plaisir qu’il
aurait de me revoir et le regret qu’il éprouvait de m’avoir causé
tant de peine par sa méprise.
Plus tard, ajouta-t-il, en terminant,
et en hésitant, et puis comme s’il eût craint d’être
entendu d’un autre que moi, plus tard, quand vous m’aurez mieux connu,
vous me plaindrez mon ami. Adieu. Bonne nuit.
III.
Six jours après cette visite,
Georges vint chez moi, à quatre heures de l’après-midi,
et me remit un billet de la part de mon maître qui me priait de
venir chez lui. Je m’empressai d’y aller.
De loin je le vis debout sur le seuil
de sa porte, où deux hommes le quittèrent après
l’avoir salué obséquieusement. Quand j’arrivai
il était à son secrétaire occupé à
écrire. Je dis à Georges de ne le pas déranger,
mais seulement de l’avertir, quand il aurait fini, je j’étais
là. Je fis quelques tours dans le parterre. Un instant après,
monsieur Paul était venu décharger un pistolet par une
des fenêtres qui donnent sur la cour ; m’aperçut
: Ha ! vous êtes là, s’écria-t-il, un peu
surpris : montez, montez donc !
Je montai.. Il essuyait avec un morceau
de drap noir un peu gras la batterie du pistolet. Un autre auquel il
avait sans doute fait subir la même opération était
couché dans une belle boîte ouverte et posée sur
un guéridon.
Tandis que j’examinais les riches
ciselures de ses armes, il descendit l’escalier et revint aussitôt,
ayant fermé la porte derrière lui, comme s’il eut
craint qu’il n’y eût quelqu’un aux écoutes.
Il tira d’une armoire cinq rouleaux
de papier qu’il mit sur le guéridon puis un volume de «
Dernier jour d’un Condamné » duquel il tira une lettre
; puis, en abaissant le ton de sa voix :
Je vous ai fait venir, ami ; D’abord
pour vous confier ceci, me dit-il, en me montrant les rouleaux, ensuite,
cette lettre que vous remettrez à son adresse un jour si le sort
n’en décide pas autrement. Vous ne refuserez pas d’être
mon exécuteur testamentaire ?
—Monsieur Paul !
—Demain je me bats en duel ; je puis
être tué. Demain matin, à sept heures, je me bats
derrière l’Hôpital Luxembourg. M Vous y serez ?
Vous me surprenez, monsieur Paul. Quel
est le nom de votre adversaire ?
—Ernest Day. Le connaissez-vous ?
—Non. Ces deux messieurs qui viennent
de vous quitter…
—Sont ses témoins.
—Et les vôtres ?
—Jean Delotte et William Brewer.
—Deux marchands commissionnaires ?
—Justement. Maintenant, mon ami, je ne
vous prouverais qu’à demi la confiance que j’ai mise
en vous, si je m’abstenais plus longtemps de révéler
le mystère de ma situation et les causes qui ont amené
ce duel. Il soupira et allumant un cigare, il reprit ainsi :
J’ai traversé trente ans,
toujours courant après ces chimères qu’on appelle
l’amour, le bonheur ; nulle femme ne m’a aimé et
je n’ai connu le bonheur que de nom. Je suis devenu riche sans
le couloir, pour ainsi dire. L’or est venu à moi avec une
sorte de partialité étonnante à laquelle l’habitude
m’a rendu indifférent.
Cependant, au milieu de mes trésors,
je m’agitais sans cesse, le cœur toujours vide, et en proie au
besoin d’aimer et d’être aimé. Cent fois je
tentai d’être l’objet de quelque affection sincère.
Je prodiguai mon or, mes bienfaits à d’indigentes et innocentes
beautés, à d’éminentes conquêtes, dans
l’espoir qu’une d’elles, touchée de reconnaissance,
sinon d’amour me ferait peut-être l’aumône de
quelques douces illusions, s’attacherait à moi. Hé
bien, chose incroyable, mon ami, je ne fis que de magnifiques ingrates
!
La vertu austère et enchanteresse
pour laquelle j’osais brûler un encens adultère,
comptant sur un bonheur qui m’échappait toujours, resta
insensible à mes larmes, sourde à mes soupirs, ou bien
elle ne les entendit qu’avec horreur ! Je fus donc vertueux par
force. Un sort inexorable me promena tellement de déception en
déception qu’un jour je vins à me trouver en face
d’une terrible et désespérante vérité
: C’est que j’étais réellement un centre déplorable
de répulsion pour ceux que m’entouraient.
Impuissant contre la fatalité
qui pesait sur moi, je ne cédai pas pourtant ; toujours à
la poursuite de mon rêve, j’allais, j’entrais partout
où l’or pouvait me donner accès : bals publics,
théâtres, maisons de jeu, maisons de prostitution ; aussi,
à nul plus qu’a moi, il n’a été donné
de voir toute l’horreur, de mesurer toute la profondeur de ces
abîmes d’immoralité, dans l’atmosphère
desquelles vont s’asphyxier tant d’angéliques natures
!
Enfin, un jour, une enfant, une orpheline—ma
vie date de cette époque bénie—une orpheline vint réjouir
mon foyer désert, m’enrichir de son amour, moi si longtemps
pauvre malgré tout mon or.
Confiant, éperdu, fou de joie,
je m’endormis dans ses bras après l’avoir reçue
sous mon toit. Dans l’enivrement de ma passion je l’entourai
avec une frénétique idolâtrie, de toutes mes tendresses.
Je tremblais pourtant à l’idée
de voir s’évanouir tout à coup son amour, de me
voir bientôt abandonné d’elle. De secrètes
et cruelles inquiétudes traversaient mon cœur de temps en temps.
La peur rend l’homme superstitieux
et lui donne de la hardiesse quelquefois.
Pour m’assurer la jouissance tranquille
de la femme qui m’aimait, je fis bénir secrètement
notre union par un prêtre—un mariage de conscience—croyait que
ses prières seraient comme un rempart autour de mes amours. Le
préjugé de couleur, avec sa réprobation terrible,
ne peut m’arrêter dans mon fanatisme amoureux. Quand j’épousais
Athénais, je prends Dieu à témoin, mon ami, je
me considérais légitimement et éternellement lié
à elle.
Eternellement !
Comme nous nous abusons ici-bas !
Deux enfants mirent successivement le
comble de mon bonheur. Oh ! alors le souvenir de mes malheurs s’effaça
complètement de mon cœur ! Etre père, mon ami, savez-vous
ce que c’est ? Quel plus doux moment que celui où la femme
que vous aimez vous dit, pour la première fois : Tu es père,—et
où, au son magique de ces paroles, vous sentez s’opérer
intérieurement comme l’invasion mystérieuse de l’amour
paternel ! Mais, hélas ! mes pensées s’arrêtent
avec trop de complaisance sur des rêves à jamais écoulés.
Le temps impitoyable a déjà emporté sur son aile
toutes ces illusions !
Si je fus jaloux, mon ami, j’ai
le courage de l’avouer. J’aimais Athénais comme un
fou ; je ne vivais que pour elle, que par elle ; sans elle je n’avais
plus, selon moi, aucune raison d’être; enfin, je nous croyais
un, si je puis m’exprimer ainsi. Toutes mes pensées, toutes
mes affections, toute mon âme s’était concentrée
sur cet ange de bonheur. Ma vie s’alimentait de son parfum, du
son de sa voix, de la flamme de ses regards, de sa présence ininterrompue
dans ma demeure.
Hélas ! cet enivrement ne devait
pas durer !
La fatalité qui me poursuivait,
encore, après m’avoir accordé une trêve simulée
de cinq années, versa tout à coup un déluge d’amertume
dans la coupe où je buvais l’amour. Maintenant, je vois
combien j’aurais vécu en paix, dans mon heureux esclavage
si, prudent, j’avais tenu ma porte, aussi bien que mon cœur, fermé
au monde !
Que voulez vous ? Le bonheur assourdit
l’homme aveugle!
Je laissai, sans défiance aucune
l’amitié hypocrite pénétrer dans le sanctuaire
de mes affections ; la trahison victorieuse, une fois installée
chez moi, finit malheureusement par attacher l’infamie à
mon seuil, et depuis... depuis,... tous ces murs, tous ces meubles,
voyez-vous, semblent avoir emprunté une voix pour me rappeler
ma honte.
A mesure que monsieur Paul avait parlé,
son front s’était graduellement rembruni. Par moments,
il avait paru comme hors de lui. Des éclairs avaient semblé
jaillir de ses yeux aux bords desquels je crus voir cependant poindre
comme une larme. Selon toute apparence, le sentiment de son déshonneur
l’abandon de sa femme, la pensée qu’elle était
dans les bras d’un autre, tout remplissait son cœur d’amertume
et d’aspirations à la vengeance. Il ferait des efforts
surhumains pour dominer son agitation, mais il ne put y parvenir. Après
une petite pause, il continua d’un ton plus calme et d’une
voix sensiblement altérée.
Après m’avoir déshonoré
ils sont partis, emportant avec eux mes enfants témoins innocents
de leur crime, et sur le front desquels ils ont imprimé une flétrissure
éternelle. Durant toute une semaine, Georges et moi, nous cherchâmes,
savez-vous ! Je croyais qu’ils avaient quitté la Nouvelle
Orléans, lorsque avant-hier, j’aperçu sur le levée,
au milieu d’un groupe d’hommes, mon ennemi, mon rival Ernest
Day !
J’allai droit à lui.
Je fus néanmoins assez maître
de moi, ou assez lâche, si vous le voulez, pour ne pas lui brûler
la cervelle d’un coup de revolver. Il fit un pas, en souriant
et en me tendant la main, l’hypocrite ! Je le renversai d’un
soufflet ; il tomba évanoui sur des pierres contre lesquelles
il se meurtrit la figure.
Maintenant où est Athénais
? Je n’en sais rien. Où sont mes enfants ? Pas davantage.
Au moins si je les avais là auprès de moi. Ils ont tous,
femme et enfants, si bien désappris à m’aimer !
Et puis enfance est si oublieuse !
En achevant ces derniers mots, monsieur
Paul sembla vouloir s’abandonner à de sérieuses
réflexions ; mais, levant presque aussitôt la tête
qu’il avait laissée tomber dans ses deux mains, sa vue
s’arrêta sur les rouleaux et la lettre qui étaient
encore sur le guéridon.
Ecoutez, mon ami, me dit-il en me les
désignant du doigt : dans le cas où je serais tué,
vous ne ferez la remise à ma femme et à mes enfants de
cet argent que je vous confie pour eux, que deux ans après ma
mort. C ’est une précaution qu’exige les circonstances
déplorables dans lesquelles nous place la loi maudite de ce maudit
pays. A peine mort, moi, on posera les scelles partout : la loi inflexible
et tyrannique de vote pays ne reconnaît pas la validité
de mon mariage : le consul français me trouvera bien quelque
parent, quelque héritier perdu dans un département quelconque
de France, c’est bien sûr. Vous avez, là dans les
cinq rouleaux, neuf mille piastres en billets de banque. Au reste, vous
verrez dans une autre lettre, que je vous remettrai tout à l’heure,
tout ce je désire que vous laissez pour moi, si le génie
du mai, qui m’a toujours si bien servi dans ces occasions solennelles,
vient `a me trahir cette fois, comme j’en ai le pressentiment.
Il faut laisser s’écouler
deux années, entendez-vous, entre le jour de ma mort et celui
de la remise de cet argent à mes chers héritiers, afin
de leur donner le temps de me bien calomnier, de me bien maudire ! C’est
ainsi que je prétends me venger d’elle ! Surtout, oh !
surtout, ayez soin que cette recommandation soit ignorée d’eux
jusque-là. Qu’elle me déchire à belles dents
! Gardez-vous de me défendre, mon ami ! Je veux qu’un jour
ils aillent pleurer sa faute sur ma tombe ! Je veux qu’un jour
elle aille demander à mes cendres pardon de son ingratitude,
de sa trahison, et que, pour le reste de sa vie, toujours chargée
du fardeau de ses remords, elle ne puisse jamais nourrir aucune pensée
d’amour !
J’interrompis ici monsieur Paul.
Je lui exprimai, avec tous les ménagements que je lui devais
dans la situation où il se trouvait, la répugnance que
j’éprouvais à m’acquitter de la partie du
rôle odieux qu’il m’imposait.
Je lui représentais tout ce qu’il
y avait d’ignoble et d’horrible dans cette vengeance posthume
qu’il comptait exercer contre sa femme et contre ses enfants,
en me donnant l’obligation de ne leur donner l’argent que
deux ans après sa mort. Reconnaissant bientôt la justesse
de mes observations :
Hé bien, oui, dit-il, d’un
air résolu, soyons généreux. La jalousie ne conseille
que des folies, la vengeance que de crimes…Enfin !
Ah ! s’écria-t-il ensuite,
en se levant et en se dirigeant vers son secrétaire, il ne faut
pas oublier Georges ! Tenez, ce rouleau-ci lui appartient aussi bien
que cette lettre : vous la lirez ensemble. Deux mille piastres en billets,
voilà l’héritage de mon…esclave. Une recommandation
spéciale : Mon ami, vous enverrez Georges en Haïti. Brave,
jeune, intelligent, doué d’excellentes qualités,
pas superstitieux, il fera son chemin dans ce pays-là. Georges
a un amour de la liberté à faire trembler, n’oubliez
pas cela, mon ami.
En achevant ces derniers mots, il se
mit à fumer et à suivre de regard la fumée qui
s’échappait de sa bouche en tourbillonnant ; puis, un instant
après, il recommença de me parler de son duel :
Je pressens, lui dis-je, d’un ton
de gaîté qui était bien loin de mon cœur, que votre
duel n’aura pas de résultat fâcheux.
—Je ne pense pas comme vous. Ernest est
bon tireur ; il ne saurait manquer de m’atteindre si je ne l’atteins
pas. Quant à moi, si je le puis, je ne l’épargnerai
point ; d’ailleurs les torts sont de son côté.
Puis, il ajouta, comme s’il était
seul, et qu’il fut dominé par une idée fixe :
Je lui eusse pardonné de me faire
vivre dans la misère, mais, dans la honte, jamais ! jamais !
Il dit ces deux derniers mots en se tournant
vers moi et continua ainsi :
Pour un si monstrueux abus de confiance,
la mort que l’on donne au coupable, en s’exposant follement
soit même à la recevoir de sa main, me semble un châtiment
encore trop doux.
C’est maintenant, oh ! oui, c’est
maintenant que je comprends bien. Thomas Moore : Celui-là, a-t-il
dit qui s’est endormi sous la foi et l’amitié la
plus sincère, est trop heureux s’il n’a jamais été
trahi.
En ce moment on frappa à la porte
: c’était Georges.
Messieurs Jean Delotte et William Brewer
vous avertissent, monsieur, qu’à onze heures et demie,
ils seront ici. Le règlement de comptes qu’ils pensaient
devoir les retenir jusqu’à deux ou trois heures du matin,
sera terminé beaucoup plus tôt. C’est bien Georges.
Sans doute qu’ils se souviennent de mon cognac. Ne manque pas
d’en monter deux ou trois bouteilles afin de réchauffer
leur zèle à me servir.
IV.
Le lendemain, à sept heures du
matin, monsieur Ernest Day était mort et monsieur Paul dangereusement
blessé. Monsieur Day avait été atteint à
la tempe droite et il était tombé, en tournant sur lui-même,
dans les bras de ses témoins qui cueillirent son dernier soupir
avec des larmes dans les yeux. Quant à monsieur Paul, la balle
de son adversaire lui avait assez profondément labouré
le crâne. Il fut transporté chez lui couvert de sang et
sans connaissance.
Ses témoins, qui ne l’avaient
servi dans cette circonstance que pour un motif intéressé,
l’abandonnèrent avec une cruelle indifférence ; peut-être
craignaient-ils d’avoir à démêler quelque chose
avec l’Avocat de la cour criminelle ?
Un médecin que Georges s’était
empressé d’aller chercher, pansa la blessure de monsieur
Paul et lui donnait les soins les plus assidus ; il semblait néanmoins
découragé de n’obtenir aucun bon résultat
de ses efforts : car, durant tout le reste de la journée, le
blessé n’articula pas une seule parole ; seulement de temps
en temps il ouvrait les yeux, il grinçait des dents, et ses regards,
le froncement convulsif de ses sourcils, nous firent penser que, malgré
la gravité de sa situation, il était sous l’empire
d’une violente colère et que peut-être même
il éprouvait un dépit rongeur d’avoir payé
aussi chèrement son triomphe.
Il resta, dans cette espèce de
catalepsie, la langue comme paralysée près de trente-deux
heures au bout de quelles il commença à faire entendre
des gémissements prolongés ; cela continua quelque temps
puis il se tut et parut s’abandonner au sommeil. Le médecin se
retira en nous disant que l’état du blessé ne lui inspirait
plus autant d’inquiétude : il craignait sans doute d’augmenter
nos alarmes.
Cependant, confiant dans cette assurance,
Georges et moi épiions avec la plus vive impatience le moment
où monsieur Paul recouvrerait la parole. Ce moment si désiré
et si ardemment attendu arriva enfin : il était minuit. Monsieur
Paul ouvrit démesurément les yeux, il nous considéra
fixement durant quelques minutes avec une sorte d’étonnement
extatique, et nous tourna ensuite le dos comme saisi d’une terreur soudaine.
Oh ! viens, venez, se mit-il à
dire, en nous tendant le bras, je sens que le sol va manquer à
mes pieds, l’air à ma poitrine et que ma tête….Est-ce qu’il
tonne ?
Puis, nous repoussant subitement et avec
violence.
Que voulez-vous, cria-t-il avec une sorte
de rugissement sauvage, que voulez-vous, couple infâme d’hypocrites
? Sortez, sortez d’ici !
Nous essayâmes de l’apaiser ; ce
fut inutile, il ne nous reconnaissait point ; la parole était
revenue, mais la raison avait fui ; et comme, plus nous lui parlions,
plus il s’irritait, nous jugeâmes prudent de nous taire et de
le laisser tranquille.
Il passa la nuit ainsi, criant, chantant,
gesticulant et faisant des menaces multipliées à l’adresse
d’Ernest Day dont il proférait souvent le nom ; parfois
on eût dit qu’il le voyait au pied du lit ; alors, dans
ces occasions-là, il entrait dans une si grande fureur, ses traits
se bouleversaient tellement que, non seulement il devenait tout à
fait méconnaissable, mais il devenait encore terrible à
voir. Vers trois heures du matin il parut moins agité. Georges
courut avertir le médecin de ce qui se passait, et revint aussitôt.
A son retour monsieur Paul était encore beaucoup plus calme,
on n’entendait plus dans l’appartement que le bruit de sa
respiration ; mais, peu après, il s’éveilla, et
immobile, les yeux fermés, il disait à voix basse :
Ils te repoussent du pied, mais, moi,
je te mettrai sur un trône,….entends-tu bien, mon ange ? Qu’importe
la couleur de ton front !…Qui c’est comme cela, on s’aime un jour, puis…plus
d’espérance !…On te trahit…Oh ! viens, viens dans mes bras !
Approche…
Puis, comme si, quand il prononçait
cette dernière parole, l’ombre d’Ernest Day se fût présenté
à sa vie, il cria d’une voix terrible, en sautant précipitamment
en bas du lit, et en se dirigeant à pas lents vers l’endroit
de l’appartement où il lui semblait le voir : Toi, misérable
! Toi ! Encore ! Mais ne fuis donc pas !…Mes pistolets ! Mon revolver
! Et il allait de-ci de-là s’emparant de tous les objets qui
se trouvaient sous sa main, les lançant avec une fureur qui ne
se ralentissait pas, dans la direction où était censé
se tenir son invisible ennemi.
Georges et moi nous restâmes sur
le seuil de la porte que donne sur l’escalier, attendant, dans une douloureuse
inquiétude, le médecin. Il parut. De l’escalier il aperçut
monsieur Paul qui, dans le fonde de l’appartement, s’affaissait sous
lui : il nous en avertit du geste et du regard ; nous nous élançâmes
tous les trois vers lui pour le retenir dans sa chute, mais, malgré
la rapidité de notre élan, nous n’eûmes pas le temps
de l’atteindre et il tomba lourdement la face en bas sur le parquet
où il y eut bientôt une mare de sang. Le médecin
lui prit le pouls et portant la main sur le cœur de l’infortuné
monsieur Paul :
Rien à faire, dit-il, d’un ton
désespéré, la vie s’éteint….Il est mort,
ajouta-t-il ensuite, après un court silence.
n ce moment un cri de suprême désespoir
retentit derrière nous ; nous nous retournâmes tous les
trois, nous restâmes immobiles de surprise : une femme était
là, et cette femme, c’était madame Paul : le remords l’avait
ramenée auprès de celui dont l’amour n’avait pu la retenir.
Conclusion
Quelques jours après ces tristes
événements je m’empressai d’exécuter
les volontés dernières de mon malheureux ami. Je remis
fidèlement à ses héritiers le dépôt
qu’il m’avait confié pour eux. Nous ouvrîmes
la lettre qu’à la recommandation de monsieur Paul, Georges
et moi devions lire ensemble. Elle contenait une révélation
qui nous surprit beaucoup : monsieur Paul déclarait dans cette
lettre que Georges était son neveu et non son esclave ; que la
mère de Georges, esclave d’un habitant de Pensacole, était
morte, trois mois après qu’elle l’eut mis au monde,
et que son père s’était noyé dans le Mississippi
où il était tombé d’un vapeur dont la bouilloire
avait crevé.
Au point où nous sommes arrivé
de notre récit, il se faisait des préparatifs de guerre
dans tout le pays ; la future Confédération du Sud comptait
déjà dans son sein plusieurs états qui avaient
déclaré leur séparation de l’Union. Il était
question à la Nouvelle Orléans de devenir un défenseur
forcé de l’esclavage. Il s’embarqua à bord
de la Laura qui partait pour Port-au-Prince, et fit le serment de ne
jamais revenir dans son pays tant que « l’Institution particulière
» y subsisterait.
Je partis, peu de temps après
lui, pour le Mexique où je restai cinq ans. Aussitôt après
mon retour à la Nouvelle Orléans je voulus savoir ce qu’était
devenue madame Paul. J’allai aux informations. J’appris qu’après
avoir la vie plus licencieuse, après s’être abandonnée
à toute sorte d’excès, cherchant inutilement à
étouffer les remords dont elle était bourrelée,
elle avait vu mourir ses deux enfants et qu’au bout de trois ans et
demi, s’étant trouvée réduite à la plus
profonde misère, elle avait été recueillie par
son frère devenu libre d’émancipation et auquel, au temps
de sa prospérité, elle avait défendu l’entrée
de sa maison, jugeant dans son orgueil que ce frère, dont elle
rougissait à cause de sa condition d’esclave, ne pouvait que
la compromettre, la rabaisser dans l’opinion du public et aux yeux de
son mari.
Enfin, j’appris que madame Paul, succombant
à la fin sous le poids d’une existence qu’elle n’avait plus la
force de supporter, s’était empoisonnée en avalent une
dose de laudanum, et qu’un matin, elle avait été trouvée
inanimée dans son lit, tenant dans sa main droite la lettre que
monsieur Paul m’avait donnée pour elle en même temps que
les billets de banque, en me disant qu’un jour je la remettrais à
son adresse si le sort n’en décidait pas autrement.
FIN.
Post Scriptum.
—A la Nouvelle Orléans, la littérature
n’est prisée que par un bien petit nombre d’amateurs. Le mercantilisme,
en absorbant, presque tous les esprits, les emporte sans paix ni trêve,
dans un tel tourbillon de positivisme que les poètes louisianais,
disséminés parmi la foule affairée comme d’imperceptibles
sectaires, ont dérobé leurs lyres aux regards des profanes,
et soupirent après des jours meilleurs. En attendant les adorateurs
du dieu Plutus ayant porté une main sacrilège sur un vers
immortel, ne cessent de faire entendre ce cri funèbre :
Le chiffre est un esclave et ne doit
qu’obéir.
Mais, pour relever leurs autels qui s’écroulent,
pour vaincre l’insensibilité, l’indifférence des métrophobes
endurcis, les apôtres de la littérature française
en Louisiane, au lieu de se complaire dans un silence stérile,
ou dans les hauteurs de quelque vague empyrée, n’auraient qu’à
vivre dans notre bruit, autour de nous et avec nous ; ils n’auraient
qu’à descendre dans nos rues où presque chaque jour amène
son drame, sa comédie, sa catastrophe : les tempêtes des
passions, les caprices de la fortune, les fantaisies excentriques du
hasard ou les combinaisons inattendues de la Providence leur fourniraient
une suite de tableaux d’une variété infinie ; ils n’auraient
plus qu’à en faire un choix judicieux ; et ces tableaux, relevés
du coloris d’un habile pinceau auraient le double avantage de plaire
irrésistiblement à toutes les classes de lecteurs,—depuis
le drayman qui sait lire, jusqu’au gros capitaliste qui le sait à
peine, depuis le moindre fonctionnaire public, jusqu’au chef suprême
de l’Etat,—et d’opérer en même temps, une réaction
importante en faveur du goût artistique en Louisiane.
Telle est notre humble conviction.
Un livre, tout plein de saisissantes
actualités et montrant dans des pages éloquentes les causes
d’une foule d’abaissements prodigieux, d’élévations soudaines
; un livre qui révélerait les mystères de la Nouvelle
Orléans, certains faits-accomplis dans l’ombre, certaines aventures
retentissantes auxquelles des hommes encore vivants ont pris une part
active, et dans lesquelles quelques-uns d’eux ont joué les principaux
rôles, un livre dans lequel seraient reproduits, dans toute leur
vérité les infamies surhumaines, les hypocrisies audacieuses,
les ingratitudes sataniques, les sacrifices les plus généreux,
et les plus sublimes dont l’humanité puisse s’honorer, les malheurs
incompréhensibles des amours les plus chastes et les plus saintes,
le long et héroïque dévouement de l’humble et douce
vertu dont nul n’a gardé le souvenir, excepté la calomnie
qui bave encore sur sa tombe ; un livre enfin qui reproduirait tout
cela, intéresserai la curiosité publique au plus haut
degré ; il ne saurait manquer d’illustrer son auteur et d’inaugurer
sur des bases solides, une nouvelle ère de rénovation
littéraire en Louisiane.
Telles sont les réflexions que
fit l’auteur de l’écrit qui va suivre, après qu’il eut
essayé de rapporter médiocrement, mais aussi fidèlement,
qu’il lui a était possible, quelques particularités, peut-être
intéressantes, de la vie d’un homme avec lequel il eut des relations
assez fréquentes pendant quatre ans.
Cette déclaration et les deux
mots, qui sont en tête de cet écrit, suffiront, sans nul
doute, pour qu’on ne l’accuse pas d’avoir eu la prétention de
donner ici un modèle du genre qu’il préconise.
Tout au contraire, il est si bien pénétré
de son incapacité, qu’il ne s’aviserait jamais d’écrire
quoique ce soit ; il n’aurait pour but de stimuler ses compatriotes,
s’il n’était assuré de l’indulgence de quelques rares
lecteurs, en particulier, et de l’indifférence du public en général,
en matière de littérature.
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