Rayon de Soleil

Bussière Rouen


     Le petit village de *** est très pittoresque ; vu de loin, on dirait un sillon au milieu des champs cultivés, car il a été bâti en longueur et ne possède qu’une grande rue sur laquelle sont rangées des maisonnettes propres, de vrais nids rustiques. Chaque habitation a son verger et ses terrains en pleine culture et tout le monde est content, car, ce qui a été acquis, l’a été avec l’aide de bras vigoureux et infatigables.
     Mais laissons de côté le joli village, et, suivant la route pendant à peu près un kilomètre, nous nous trouverons en face d’une construction assez grande qui a dû appartenir à toutes les époques et qui par son apparence singulière attire tout de suite l’attention de l’étranger. Cette maison a été une auberge, à en juger par l’enseigne presque effacé qu’on peut voir au-dessus de l’entrée principale laquelle porte ces mots :

     AU RAYON DE SOLEIL

     Mais l’auberge a fait place à une résidence dont les propriétaires doivent jouir d’une certaine aisance.
     Voyons donc ce qui se passe à l’intérieur un certain soir de mai.
     Dans une chambre assez spacieuse se trouve réunie la famille du père Jean, un brave homme à l’air intelligent et bon, un vrai campagnard qui a toutes les bonnes qualités du paysan sans en avoir les défauts ; très grand mais un peu voûté, il est un peu vieux pour travailler, mais il passe généralement son temps à entretenir la maison et à jouer avec ses petits enfants, pendant que son fils travaille aux champs.
     Le fils vient d’entrer avec sa femme ; lui aussi a l’air bon ; c’est un garçon d’une quarantaine d’années et sa femme est une grosse paysanne active qui aime bien ses marmots, comme elle appelle ses enfants.
     Ils s’assoient tous, et comme tous les soirs, on cause de choses et d’autres et dans un coin les marmots s’amusent à leur façon, c’est-à-dire en faisant assez de bruit.
     L’aîné des enfants, un garçon d’une douzaine d’années se lève tout à coup et vient réclamer de son grand-père un de ces contes qu’il sait si bien dire.
     Mon cher enfant, répond le vieux ; j’ai épuisé ma petite collection ; pourtant je connais une histoire que je vais vous dire et que je ne vous ai jamais racontée auparavant, c’est celle du rayon de Soleil ; et le vieux s’allongea dans son grand fauteuil, alluma sa vielle pipe et commença :

***

     Il y avait une fois, tout prés d’ici, dans une maison que vous connaissez tous, un homme qui demeurait seul avec sa fille. Il était toujours triste et jamais un sourire n’avait effleuré ses lèvres depuis bien des années. Il avait perdu sa femme quelque temps après la naissance de sa fille et cette perte lui avait presque enlevé la raison. Plus les années s’écoulaient, plus la tristesse s’emparait de lui, et malgré les instances de sa fille il ne sortait plus ; au contraire, il s’enfermait dans sa grande chambre, lugubre comme lui-même, en prétendant que la lumière lui faisait mal, manie incompréhensible, et n’en sortait qu’à de rares intervalles pour prendre l’air dans son jardinet.
     Comme vous le voyez, c’était une vie bien monotone que menait la jeune fille. Agée à peine de dix-huit ans, une belle enfant blonde comme les blés des champs, elle était plus sérieuse que ne sont généralement les personnes de son âge.
     La pauvre enfant cherchait par tous les moyens imaginables à égayer son père, à chasser cette obsession qui s’emparait de lui, mais ses efforts ne furent pas récompensés.
     Cette folie de la solitude acquit un tel degré d’intensité chez cet homme étrange, que, pour empêcher toute lumière de pénétrer dans sa chambre, il prit la résolution de fermer à moitié les deux seules fenêtres qui s’y trouvaient et envoya chercher par sa fille le charpentier du village qui arriva en toute hâte, curieux de voir de près cet être qui faisait les frais de la conversation de presque tout le monde des environs.
     Le charpentier était jeune et Mlle Marguerite était jolie, et tout étonné lui-même de cet effet, pourtant bien naturel, le jeune homme regardait bien souvent du côté où brillaient deux grands yeux, lesquels ne se baissaient pas trop.
     Le travail fut long, comme vous le pensez bien, et c’est avec regret qu’il fallut se séparer. Aussi, quelle fut la joie du jeune ouvrier quand un peu de temps après il fut rappelé. C’était pour refaire son travail qui avait été détruit, par qui, personne ne le sut alors. Il répara les dommages de son mieux, ne comprenant plus rien à ce manège inexplicable, et il acquit bien vite la conviction que le propriétaire du logis était tout-à-fait fou.
     Il fut appelé une troisième fois pour le même besogne et tremblant de peur, il se rendit chez la belle demoiselle, croyant aller chez le diable.
     Il fut reçu par une bordée d’invectives de la part du fou, et cette fois l’ouvrage fut rapidement terminé et le charpentier s’en alla tout honteux, comme s’il avait mal agi, après avoir salué bien humblement la jeune fille rougissante et confuse. Son cerveau se mit à créer mille conjectures, les unes plus impossibles que les autres ; heureusement, de temps en temps, sa pensée se reportait sur la jeune fille, il se rappelait sa jolie figure, et, ce souvenir charmant effaçait l’ennui qui lui avait causé son travail détruit par une personne inconnue. Il est vrai qu’il avait causé au village, mais il ne se connaissait pas d’ennemis.
     A quoi donc attribuer tout cela !
     La mort vint, peu de temps après, mettre un terme à l’existence impossible que menait le père de la pauvre marguerite.
     Quand on est amoureux, on est souvent malheureux ; c’est-à-dire que le jeune ouvrier construisait nombre de château en Espagne qui s’écroulaient les uns après les autres ; et puis l’amoureux, en pensant à sa bien-aimée, se disait qu’elle était toute seule dans la grande maison de son père et éloignée de tout secours. Ne fallait-il pas la protéger, elle si douce et si bonne ? n’avait-il pas son métier et des économies ? pourquoi donc ne pas mettre fin tout de suite à ses inquiétudes ? Il résolut d’épouser Marguerite, mais pour cela il fallait faire la demande, il fallait être agrée, il fallait avoir le courage de lui parler de ses projets, et il lui semblait que ce courage lui manquerait ; mais, il était amoureux, aussi amoureux qu’on puisse l’être, et vous apprendrez plus tard mes enfants, contre la force de l ;’amour, la résistance est impossible, et tout doit se soumettre à cette puissance délicieuse. Aussi notre homme se dit, comme Henri IV se l’était dit il y a bien longtemps : “Avance donc, poltron.” Et il avança, il avança si bien qu’en moins de trois mois la cérémonie du mariage se célébrait dans l’église du village en présence de tous les amis du jeune homme.
     La jeune fille, elle, n’avait pas d’amis, son père n’en ayant jamais eu ou les ayant mis de côté.

     ***

     Pendant la durée du premier quartier de la lune de miel, les mariés causent toujours beaucoup, et ils parlent souvent des impressions qu’ils ont ressenties mutuellement avant le mariage. Ce sont des riens insignifiants, vous disent les sceptiques ; mais, ces riens insignifiants composent l’histoire gracieuse et unique de l’amour, écrite pour ainsi dire par lui-même, l’histoire de cet amour pur et exempt de tout drame que ressentent les gens simples et bons, registres charmants qui s’agrandissent à mesure que le monde ira et dans lesquels tout être humain serait heureux de laisser son nom.
     Nos deux amis suivaient la règle commune et leur bavardage allait bon train ; tout était rappelé et raconté, rien n’était oublié.
     Un jour qu’ils causaient de la sorte, la jeune femme déclara qu’elle avait à avouer un crime épouvantable mais excusable, et, sans donner à son mari le temps de s’épouvanter, elle lui dit :
     Mon bon Jean, ces malheureuses planches que tu as réparées trois fois, étaient arrachées par moi afin de te revoir quand tu viendrais les reposer. Je demande pardon à mon père du tour que je lui ai joué, mais maintenant qu’il nous voit heureux, je suis sûre qu’il nous bénit.
     Cette confession fut accueillie par un bon baiser qui effaça les pleurs que la fille versait en pensant au père.
     Avec les économies, le couple heureux transforma la maison en auberge ; on arracha les dernières planches posées par Jean, et la lumière du dehors vint éclairer les joies intimes du ménage.
     Comme vous le voyez, mes chers enfants, l’astre du jour qui importunait le père de Marguerite fut la cause du bonheur de deux cœurs qui s’aiment encore. Rappelez-vous tous et toujours l’histoire que votre grand-papa vient de vous raconter, car c’est l’histoire de sa vie et de celle de votre grand’mère ; rappelez-vous aussi, comme morale à ce récit, que, quand on tâche de bien faire et qu’on n’a rien à se reprocher, on ne doit jamais avoir peur d’un rayon de soleil.
     Ne vous étonnez donc pas si vous me voyez souvent regarder du côté où, en se couchant, le soleil teint l’horizon de sa pourpre splendide, car avant de vous quitter tous pour toujours, j’éprouve une grande joie, ne connaissant pas le lendemain à venir saluer mon vieux compagnon et porte-bonheur.

 

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