Le Triomphe d’une femme.

par 

Dr. Octave Huard


« Une éducation forte donne à l’âme une noble énergie ».

 I.

         Lorsque, mûs par les irrésistibles élans du patriotisme, les fils du Sud se rangèrent en phalanges serrées sous ces drapeaux confédérés qui portaient dans leurs plis tant de radieuses espérances, il y avait environ cinq ans que les liens du mariage avaient uni M. et Mme de Lestang, et qu’ils vivaient heureux dans une de nos plus agréables campagnes riveraines. Ils étaient, alors, dans le printemps de la vie; tout leur souriait; la fortune les comblait de ses faveurs; Paris, où ils avaient été élevés, les avait rendus à notre patrie riches d’une éducation excellente; leur influence sociale était considérable; l’estime de tous augmentait leurs félicités; les pauvres les adoraient et les surnommaient leur Providence; deux charmantes petites filles les inondaient, incessamment, de leurs douces caresses;—bref, leur bonheur terrestre était complet, et ils ne rêvaient que « jours tissés d’or et de soie. » 
         Ce fut peu de temps après son retour de France que le jeune M. de Lestang fit la connaissance de celle que la Providence lui destinait pour femme; et, à peine avait-il entendu la voix d’or de la douce et ravissante créature, qu’il s’en éprit éperdument et l’aima de cet amour pur, sincère, désintéressé qui fait partie des qualités morales des Louisianais. En ce temps-là, les salons de notre métropole étaient brillants; non seulement parce que la beauté et l’amabilité des séduisantes créoles y régnaient en souveraines, mais, aussi, parce que l’élégance essentiellement française de tous ceux qui y figuraient les rendait incomparables sous bien des rapports. 
         Lorsque s’ébruita la rumeur des fiançailles de ceux qui devinrent M. et Mme de Lestang, toutes les voix proclamèrent, à l’unisson, qu’ils avaient été « créés l’un pour l’autre »; que le bonheur de deux êtres aussi complets serait éternels; que leur immense fortune les placerait, à jamais, au-delà des coups de l’adversité; qu’aucun nuage n’obscurcirait le sérénité de leur existence; qu’ils connaîtraient de la vie que les côtés riants; que leur nature aimable et sympathique leur gagnerait des légions d’amis; enfin, qu’ils ne seraient jamais troublés par ces souffrances morales et physiques qui forment le triste apanage de ceux que les événements précipitent du faîte des richesses dans l’abîme de la misère! 
         Et, pouvait-on croire autrement? Quand on voit deux êtres jeunes, bien-nés, instruits, aimables, généreux, beaux et riches débuter aussi brillamment dans la vie, peut-on supposer qu’un jour viendra où ils seront dépossédés condamnés à demander au travail, — même manuel, parfois, — le pain quotidien? Non, la possibilité d’une semblable transformation ne s’offre pas à l’esprit; et, difficilement, nous permettons aux faits de chaque jour de nous convaincre de l’instabilité des richesses et de leur remplacement par les cris douloureux de la faim!… aussi, quand après la cérémonie religieuse de leur mariage M. et Mme de Lestang reçurent les nombreuses et sincères félicitations qui leur furent adressées, tout les autorisait à croire que leur douce ivresse ne se dissiperait jamais. 

 * * * * * 

         Hélas! rien ne dure en ce monde! les heureux de la veille sont, souvent, les infortunés du lendemain! Les déshérités de l’avenir compteront, dans leurs rangs, un grand nombre des opulents d’aujourd’hui! —le riche de notre époque pourra bien figurer parmi les nécessiteux des temps très prochains!… c’est que certains événements sociaux, dont les sévérités sont parfois accablantes, opèrent des métamorphoses qui changent, presque subitement, bon nombre de Crésus en autant d’indigents. 
         Mais, s’il est indiscutablement vrai que le favorisé de ce jour pourra bien être, demain, classé parmi ceux luttant contre la misère, il est également incontestable que les chutes sociales, comme les chutes physiques du reste, sont d’autant plus douloureuses, d’autant plus cruelles, que la victime tombe du plus haut, et qu’elles frappent ceux que leur rang dans la hiérarchie sociale semblait indiquer comme devant toujours occuper les sphères élevées. 
         De ces sphères élevées, notre révolution précipita dans le gouffre de la pauvreté M. et Mme de Lestang. La guerre civile les arracha, brutalement, de cette campagne qu’ils adoraient parce qu’ils y étaient heureux; leur existence luxueuse fut échangée contre des jours dont chaque heure, chaque minute, augmentait leurs souffrances morales et physiques; —leurs amis semblaient les avoir oubliés! et, pour lutter contre les rudes coups de l’adversité, pour ne pas exposer leurs enfants à être dévorées par l’inanition, ils devaient, désormais, ne compter que sur l’éducation supérieure qu’ils possédaient et sur l’aide de ce Dieu de bonté qui répète, incessamment, aux désespérés « que l’heure la plus sombre de la nuit est celle qui précède l’aube ». 
         —Douce consolation, disait la jeune femme à son mari en lui rappelant cette vérité. Ne désespérons donc pas; mais invoquons le travail, et si nos efforts sont constants le travail nous dotera des forces qui nous seront nécessaires pour lutter victorieusement, pour nous refaire une position des plus honorables et pour que nous servions de modèles salutaires à ceux qui s’abandonnent au découragement. 
         M. de Lestang, en présence d’une semblable résignation, d’un courage moral aussi complet, sentait grandir en lui son admiration pour la noble femme que Dieu lui avait donnée;… mais n’anticipons pas… et renvoyons au prochain numéro des Comptes-rendus de l’Athénée les scènes dramatiques qu’il nous faudra faire connaître aux lecteurs avant d’arriver à cette partie de notre travail où nous établirons,—nous l’espérons du moins,—que la femme créole, comme épouse et comme mère, n’a pas d’obstacles pour une mère qui a du cœur et une intelligence cultivée.

(À continuer.) 

« Le patriotisme est une fièvre sublime qui, dans ses accès, triomphe de la nature la plus timide ».—Young.

II.

         Non, n’anticipons pas; mais, procédons avec ordre, car la méthode est l’art de concilier la plus grande clarté et la plus grande précision avec toutes les beautés dont un sujet est susceptible. 
         Disons, donc, que quand, aux noms des droits constitutionnels méconnus, le tocsin de la guerre civile convia le peuple du Sud aux armes, les franco-louisianais ne furent pas les derniers à répondre à notre section outragée. Ce fut par légions qu’ils coururent aux rendez-vous désignés, prouvant, par leur empressement, qu’ils n’avaient pas dégénéré, et qu’ils étaient bien les descendants de ces preux chevaliers français qui firent de la Louisiane un terrain convenable à la fructification permanente des sentiments les plus élevés. 
         L’ardent patriotisme des femmes créoles, à cette époque, était là, du reste, pour s’opposer à toutes les timidités, à toutes les hésitations, s’il s’en fût trouvé, et pour enseigner que, de toutes les vertus, le dévouement à la patrie est la plus sublime. Toutes les louisianaises furent, alors, admirables d’abnégation et d’enthousiasme: leur âmes, animées par les passions les plus nobles, ne rêvaient que la victoire et formaient des vœux pour que tous leurs compatriotes suivissent l’exemple que leur donnait l’illustre héros de Manassas. 
         Oui; nos mères, nos femmes et nos filles furent au-dessus de tout éloge en ce temps mémorable; et toutes, riches comme pauvres,—et à quelque dénomination religieuse qu’elles appartinssent,—avaient, pour ainsi dire, confondu leurs cœurs en un seul organe dont chaque battement, large et précipité, affirmait que l’amour du sol natal est un sentiment profondément empreint dans le cœur humain, et que ce sentiment triomphe de la nature la plus douce, la plus timide. Toutes,—la femme des salons les plus somptueux comme celle qu’abritait la cabane rurale—conquirent de réels titres de noblesse par les sacrifices inouïs qu’elles s’imposèrent et par l’intensité patriotique, que si elles avaient pu apprendre, sans douleur, la mort au combat de ceux qu’elles aimaient, leur fermeté eût égalé celle des femmes spartiates! Mais, le cœur si bon, si sympathique, si aimant de la louisianaise, quoique susceptible de grands dévouements, saigne et pleure facilement alors qu’il plaît à la Providence de lui ravir même ceux dont une mort glorieuse a terminé les jours!… Nous ne nous élèverons pas contre cette tendresse, qui est l’éloquente mesure de la sincérité de l’amour de nos aimables compatriotes. « Qui ne sait pleurer, ne sait aimer »; dit un proverbe oriental. 

 « Les mêmes souffrances unissent plus que les mêmes joies ». LAMARTINE.
 


III.

         Le canon du fort Sumter, annonça, enfin, le commencement de ces hostilités, durant lesquelles quelques milliers de patriotes mal armés, insuffisamment équipés et n’ayant, pour ainsi dire, aucune communication avec le moindre extérieur, tinrent glorieusement tête à de nombreuses armées ennemies auxquelles rien ne manquait et dont les rangs fauchés, aujourd’hui, par la vaillance confédérée, se comblaient, dès le lendemain, par des légions venues de tous les coins et recoins de la terre étrangère. 
         Dès le début de ces hostilités, M. de Lestang avait endossé l’uniforme sudiste; et, comme la plupart de ceux que comptaient les camps confédérés, il avait abandonné les douceurs d’une vie luxueuse pour les rigueurs de la rude existence du soldat. Mais, quelque pénible que fît cette transition pour les fils de famille qui s’y dévouèrent, la pensée des souffrances à subir s’évanouissait en présence de la fierté qu’ils éprouvaient, tous, de n’avoir pas été sourds à la voix du Devoir. 
         Blessé, grièvement, à la première bataille à laquelle il assista, M. de Lestang obtint un congé de convalescence dont il profita pour revenir sur son habitation et y serrer contre son cœur sa femme et ses enfants. Quelques semaines suffirent pour le rétablissement complet de santé; et, déjà, il pensait à rejoindre au plus tôt son régiment, lorsque de sérieuses considérations s’offrirent à son esprit. 
         —Les guerres, se disait-il, ne profitent jamais à ceux qui possèdent; et s’il est vrai qu’elles comblent, parfois, les desseins des ambitieux qui les font déclarer, elles finissent toujours, par le malheur des peuples! Donc, pour nous gens du Sud, quelle que doive être l’issue de notre prise d’armes, le passé que nous avons connu ne reviendra pas, et si la victoire définitive favorise nos ennemis, alors nous pouvons nous attendre à de véritables cataclysmes dans notre situation financière; à des chutes qui nous précipiterons dans l’abîme de la misère, peut-être. 
         Après ce monologue, il pensa à l’avenir; à ce que cet avenir aurait de sombre pour un grand nombre de familles du Sud si la chance nous était défavorable! —puis, il a indiqua à sa femme le plan à suivre en cas de défaite confédérée, et se disposait à reprendre le chemin de la Confédération,… lorsque la funeste nouvelle se répandit, dans les campagnes, que Butler et son armée étaient maîtres de la Nouvelle-Orléans! 
         Cette nouvelle inattendue lui déchira l’âme. Pour lui, la prise de la métropole louisianaise devait être, inévitablement, suivie de la chute du Sud;… toutefois, la voix du devoir parlant en lui, il dit adieu aux siens et allait s’engager dans la forêt conduisant à son régiment, lorsqu’il devint prisonnier d’une des escouades fédérales que Butler s’était empressé d’envoyer dans les campagnes pour y établir un règne de terreur analogue à celui qu’il avait imposé à la Nouvelle-Orléans! 
         Arraché brutalement à l’amour des siens, M. de Lestang fut conduit à la Nouvelle-Orléans, non pas comme prisonnier du guerre mais sous accusation de trahison! Cet homme, si distingué sous tous les rapports, fut traité comme s’il eût été un vil scélérat; on l’accabla d’injures et il dut se présenter à la Cour Prévôtale les menottes aux poignets! Aux questions des juges, il répondait qu’il était officier confédéré en congé de convalescence, et qu’il subirait toutes les tortures imaginable avant de jurer fidélité à un régime qui répugnait à ses conviction et à son honneur. Cette fière réponse fut suivie d’une condamnation aux fers à l’Ile-de-Vaisseaux, où des mois de souffrance ne purent amollir la solidité de la trame de ce caractère supérieur. 
         Il fut, donc, emprisonné; ses propriétés devinrent la proie des vainqueurs; un boulet d’un poids excessif fut attaché à sa cheville, et il dût se soumettre à l’accablante sévérité de la discipline du bague dont les rigueurs avaient, déjà, creusé la tombe de plus d’un de ses compagnons d’infortune! 
         Un jour, abîmé par les tortures inouïes qu’ils subissait, il résolut de s’en affranchir par le suicide! — et il allait, en effet, lui, si jeune, attenter à ses jours, lorsque le souvenir de sa femme, son devoir envers ses enfants, et son respect pour Dieu lui firent tomber l’arme de la main! 
         Nous ne dirons pas la poignante douleur de madame de Lestang en apprenant le triste sort de son mari;… il faut être femme pour s’en imaginer toute l’acuité; toutefois, cette créole, à l’âme, décida de recourir à tous les moyens, compatibles avec l’honneur, pour soustraire celui qu’elle aimait à la pénible situation faite aux prisonniers de l’Ile-des-Vaisseaux;… et la Providence, dont les desseins sont impénétrables, mais qui ne délaisse jamais ceux qui l’implorent avec ferveur, favorisa, un jour, l’évasion de M. de Lestang qui, vite, reprit le chemin conduisant au lieu où était campé ce 30ème régiments de la Louisiane — dont la vaillance combla de gloire notre Etat et les armes confédérées.—(A continuer.) 

IV.

« Hélas! que de misères engendrent les guerres civiles! »

          Nous l’avons déjà dit: les propriétés de M. de Lestang furent confisquées. Sa famille en fut chassée!… sa femme et ses filles, hier encore les favorisées de la Fortune, durent aller grossir, à la Nouvelle-Orléans, le nombre des victimes de la guerre civile! Là, dans cette bonne ville qu’il nous faut d’autant plus chérir qu’elle fut toujours un foyer ardent de bonté et de générosité, là, disons-nous, trouva asile la jeune épouse qui, à l’époque de son mariage, semblait devoir toujours ignorer les douleurs de l’adversité! Elle y lutta courageusement, sans jamais oublier, dans ses prières quotidiennes, d’invoquer le Ciel en faveur de ses compatriotes combattant pour la plus noble de toutes les causes. Se piété reposait sur la charité pour tous, car, disait-elle à ses enfants: 
         —Priez non seulement pour votre père, mais pour tous ceux qui souffrent, car tous les hommes sont les fils de Dieu et, tous, ont droit à sa protection—selon leur degré de perfection morale, bien entendu. —Puis, quelques grosses larmes roulaient dans ses beaux yeux!…

 * * * * *

         Le guerre prit fin, et ramena dans leurs foyers ceux que les balles ennemies avaient épargnés. Mme de Lestang remercia la Providence de lui avoir rendu, sauf et couvert de gloire, le père de ses enfants; celui pour lequel, répétait-il, poétiquement, son affection n’aurait ni « la fragilité d’un verre ni l’espace d’un matin, seulement ». 
         —Evidemment, disait-elle à son mari, nous n’avons plus l’opulence du passé; nos richesses ont disparu; et notre pain quotidien devra nous être donné par le Travail! — mais, courage, cher ami! ne désespérons pas; unissons nos efforts. Moi, je coudrai, j’enseignerai, et m’occuperai de notre petit ménage; toi, tu obtiendras un emploi rémunérateur, car il est bien impossible que ton éducation complète ne t’ouvre pas, bientôt, le chemin que je te souhaite. 
         M. de Lestang écoutait, religieusement, les paroles fortifiantes de sa courageuses femme. Il se demandait comment une créature qui n’avait connu que le luxe et qui avait occupé le rang social le plus élevé, pouvait être doué de tant de philosophie; mais, en présence des souffrances qu’endurait sa famille, ses yeux se mouillèrent de larmes et il sentait le découragement le gagner! Il se voyait pauvre, très pauvre; et la pauvreté, disait-il, est un état qui, souvent, chasse les amis, car on semble en craindre la contagion! Cet homme, si intrépide sur les champs de bataille, était anéanti en face des difficultés de la vie! Les splendeurs du passé lui revenaient à l’esprit, et il les regrettait d’autant plus qu’il se croyait incapable de parer les coups de l’adversité; toutefois, il chercha à se caser, et ne trouvant pas l’aurait tant aidé à l’entretien des siens, il devint morose, oublia sa dignité personnelle, et demanda à la débauche alcoolique l’oubli de ses chagrins! L’abrutissement le plus complet était devenu son état ordinaire; et cet homme, autrefois si délicat, était transformé en un être abject qui semait la honte parmi ceux qu’il était son devoir de protéger et d’aimer! 
         Une femme de l’éducation supérieure de Mme de Lestang ne pouvait que souffrir, cruellement, de la bestialité dont son mari était devenu l’image. Par tous ces moyens à la fois si doux et si persuasifs dont la nature a doté la femme, elle chercha à l’arracher au vice. Elle ne réussit pas! et quand, enfin, elle se convainquit que M. de Lestang était un danger pour ses enfants, un immense exemple d’immoralité, elle fit part de sa douleur, de ses craintes, à quelques personnes qui lui conseillèrent de demander au divorce la cessation des maux qui l’affligeaient. 
         Troublée par ces conseils, la pauvre jeune mère de deux petites filles,—dont l’aînée comptait à peine dix ans,—allait néanmoins se décider à demander à la Justice des hommes de la séparer de celui qu’elle aimait encore, cependant! lorsque son cœur hésita, et l’idée lui vont de ce mot de Voltaire: « tous les raisonnement des hommes ne valent pas un sentiment de femme ». 
         Cette pensée du philosophe de Ferney l’arrêta, autant que le souvenir de l’engagement qu’elle avait juré aux pieds des autels. 
         —Oui, pensa-t-elle, avant de me décider à suivre les conseils qui m’ont été donnés, consultons mon cœur; voyons s’il peut se passer de celui qu’on me dit d’abandonner à son triste sort. 
         Meurtrie, hésitante, accablée, elle invoqua la Providence; elle demander à Dieu de la guider;… et, le lendemain, le Ciel la conduisit à la vieille chapelle obituaire de la Nouvelle-Orléans, où habitait un saint homme: le Rév. Père Turgis. 
         Ce vieux soldat de Dieu et de la Confédération; cet honnête breton qui méprisait les balles ennemies et dont la bravoure était égale à sa robuste foi chrétienne; ce prêtre respecté, que vingt mille Louisianais suivirent, les larmes aux yeux, jusqu’à la fosse où reposent ses restes mortels; ce grand cœur que nous avons tant aimé, qui nous aimait tant, et dont nos générations futures chériront, éternellement, la mémoire; ce saint homme reçut Madame de Lestang avec cette bienveillance paternelle qui lui était naturelle et qui soulage tant les âmes souffreteuses. 
         Elle lui fit l’aveu de la quasi-détermination de rompre avec son mari et le pria de l’aider de ses conseils. 
         —Volontiers, mon enfant, répondit-il. Tout d’abord, ma fille, laissez-moi vous dire que cet abandon serait une lâcheté. Ne pas savoir ou ne pas vouloir porter sa croix en ce monde, est une acte que qualifie le mot que je viens de prononcer. Vos souffrances sont des épreuves; et, croyez-moi, votre victoire sera bien douce à Dieu, et à vous-même, si, par les nombreuses qualités qui vous distinguent, vous arrivez à ramener votre mari au bien. Ne l’abandonnez donc pas; rappelez-vous les promesses que vous fîtes à Dieu en épousant M. de Lestang. Souvenez-vous de l’allocution du prêtre en cette occasion solennelle, où il vous fut dit que la vie n’était pas sans épines. Ah! mon enfant, rejetez les conseils irréfléchis et anti-chrétiens qui vous ont été donnés; faites face, par votre courage, aux maux qui vous accablent; demandez au Ciel de vous armer de toutes ces forces qui permettent à la femme, vraiment chrétienne, d’aplanir les aspérités de l’existence humaine; et, croyez-moi, Dieu ne restera pas sourd aux ferventes prières que vous lui adresserez. Courage, donc, madame, et soyez assurée que j’unirai mes prières aux vôtres pour l’accomplissement de la bonne œuvre que je vous conseille ». 
         Ces bonnes paroles de l’excellent prêtre agirent sur l’âme inquiète de Mme de Lestang, comme un baume salutaire sur une plaie profondément ulcérée. Après les avoir entendues, elle se sentit plus forte, plus résignée, plus chrétienne. Elle se reprocha d’avoir conçu l’idée de fuir le sentier des devoirs que Dieu a imposés à la femme; elle pensa que, comme épouse, elle avait, à l’égard de son mari, une mission évangélique à remplir, et elle résolut de ne rien négliger pour retirer le père de ses enfants de l’abîme dans lequel le désœuvrement et le découragement l’avaient plongé. 
         Dès cet instant, elle se mit à l’œuvre. Femme de haute éducation, elle ne reprocha pas, en termes acerbes, à M. de Lestang son inconduite; mais elle l’attaqua par les moyens les plus doux, les plus intelligents. Elle parla à son cœur; elle lui fit un tableau de la déconsidération dont la société punissait ceux qu’elle n’estimait pas; elle lui rappela cette parole évangélique: « Aide-toi et le Ciel t’aidera," et fit ressentir tout ce que cette promesse offre de consolations et d’enseignements; elle appela ses regards sur les deux petites innocentes que Dieu leur avait données et qui tremblaient à la vue de leur père, au lieu de jouir de son amour et de sa protection; elle l’exhorta à revenir à cette dignité personnelle qui l’honorait tant, à fuir la mauvaise compagnie,… enfin, chaque entretien se terminait par des supplications qui remuaient profondément l’âme de l’ancien officier confédéré. 
         Cette tactique ne tarda pas à donner d’excellents fruits; car, en moins d’un mois, M. de Lestang s’était réformé et marchait dans le chemin du devoir et de l’honneur. Il abandonna ces fréquentations malsaines qui l’avaient arraché de la bonne voie, chassa les idées sombres qui l’obsédaient et la paralysaient, se remit à prodiguer à ses enfants les douces caresses du passé, et s’enrôla, enfin, sous la bienfaisante bannière du Travail! 
         Le succès vint, vite, récompenser son retour au bien. Un emploi lucratif lui fut offert;... et il y avait environ quinze mois que son intelligence, sa probité et ses labeurs avaient transformé sa maisonnette en un séjour où un peu d’aisance régnait et où s’aimait tendrement,… lorsque la mort vint le ravir à l’amour des siens et à l’estime de ses concitoyens!

 * * * * *

         L’argent! — cette chose indispensable; ce cancer de l’âme des avares; cet aliment de la vanité des cerveaux creux; — l’argent, disons-nous, manquait à la pauvre famille pour assurer à M. de Lestang des funérailles en rapport avec son rang social. Aussi, dût-on déposer son cercueil dans une fosse commune, sur le tertre de laquelle l’infortunée Mme de Lestang, mieux en courant que personne de la vraie cause de la mort prématurée de son mari, planta une croix de bois portant cette simple mais éloquente inscription: 

Ci-gît
GASTON DE LESTANG,
Mort—à l’âge de 33 ans—
de chagrin!

 V.

 Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin?
Aux petits des oiseaux il donne la pâture,
Et sa bonté s’étend sur toute la nature.
J. RACINE.

         Il y avait environ un mois que M. de Lestang n’était plus et que les siens le pleuraient encore comme doivent l’être les bons parents meurtris par la souffrance, lorsque sa jeune veuve, séchant momentanément ses larmes, se mit à envisager, froidement, l’horrible situation que lui imposait la fatalité. La rente mensuelle qu’assurait le travail de son mari ne viendrait plus aplanir ces mille et une aspérités qui hérissent la voie de ceux que la fortune ne favorise pas, car cette rente, comme l’âme de celui qu’elle aimait tant, s’était envolée pour toujours. L’extrême pauvreté! — ce hideux spectre qui nous glace tous d’effroi, s’offrait à son esprit sous ses formes les plus redoutables! Le désespoir semblait vouloir la gagner; et son imagination, épouvanté, lui faisait entrevoir l’avenir sous ses couleurs les plus sombres! La pensée que la pain quotidien manquerait, très-prochainement, à ses deux enfants; l’idée qu’elle entendrait, bientôt, la voix courroucée du propriétaire mécontent; sa crainte que sa pénurie ne lui permettrait pas de garantir ses chérubins contre les rigueurs de la saison froide; enfin, sa peur de l’indigence; — tout cela abîmait l’infortunée louisianaise et semblait devoir l’anéantir! 
         —Seule, se disait-elle; sans moyens pécuniaires, sans parents pouvant me secourir; sans amis vrais; sans rien, en un mot, me permettant d’espérer la cessation de mes maux, que deviendrai-je, ô mon Dieu! sans votre appui? Prenez-nous, je vous prie, sous votre égide bienfaisante! faites que je sois courageuse! éloignez de nous les tortures de la faim! et ordonnez, Seigneur, que, par le travail, je puisse arriver à donner à mes enfants cette éducation supérieure sans laquelle l’obscurité est notre partage ici-bas! 
         A peine eut-elle parlé ainsi au Ciel, qu’elle se crut se sentir forte; et, attirant ses enfants, elle les pressa contre son cœur en les couvrant de ces baisers si sincères, si doux de l’amour maternel. 
         Celui qui fut votre père, leur dit-elle, n’est plus, mes chères filles, pour vous continuer et ses caresses et sa protection! mais, moi, mes enfants, je vous reste et, Dieu le permettant, je prouverai qu’une femme qui a du cœur, qui est patiente, qui croit en Dieu, et qui est convaincue que le Travail est le remède, par excellence, contre la misère, peut affronter tous les obstacles. 
         Son cœur n’était donc pas fermé à l’espérance; car, femme de haute intelligence, elle savait que pour être fort il ne faut pas désespérer et que le découragement n’est pas la pierre de touche des caractères bien trempés. Aussi, après son invocation au Ciel, elle se demanda ce qu’elle ferait pour agir contre le sort. L’enseignement lui était, évidemment, une carrière possible, grâce à l’excellente éducation dont l’avait dotée la France. Instruire des enfants et…coudre! —voilà le cadre que lui offrait la nécessité, et auquel elle se soumit après d’autant moins d’hésitation qu’en dehors de ces deux moyens la femme, en Louisiane, n’a guère d’autres cordes à son arc pour lutter contre les coups redoutables de l’adversité! Et de cette lutte, disons-le avec douleur, la femme infortunée ne sort que rarement victorieuse, car quel avenir peut assurer l’enseignement au grand nombre de celle qui s’y adonnent? — quel petit morceau de pain noir est souvent la récompense de la courageuse couturière! 
         Certes, la pensée de solliciter du travail de ces confectionneurs dont les richesses sont, souvent, la résultante de l’exploitation de la femme, choquait la fierté de Mme de Lestang; certes, la perspective d’un travail épuisant par sa continuité autant que par sa rétribution insuffisante, n’avait rien de fort consolant, mais… « que la volonté de Dieu soit faite », se répétait la pauvre mère, chaque fois que son orgueil de race raffinée semblait vouloir s’opposer aux exigences des événements. 
         —Ah, horrible misère! s’écria-t-elle un jour, que tu rabaisses ceux qui, comme moi, proviennent de ces sphères de la société où ton immonde influence est inconnue! Que d’humiliations, que de douleurs, tu imposes! Cause vraie de la déchéance morale des esprits faibles, ton fruit se nomme la Corruption, et c’est ton génie malfaisant qui forme ces pentes rapides d’où glissent tout de découragés dans le gouffre de l’avilissement. Mais, pour te vaincre, infâme! pour anéantir ton souffle malsain; pour imposer silence à ta voix machiavélique; je t’opposerai le Travail — seule force capable de te terrasser! 
         Le travail! — mais, c’est la nourriture du pauvre; c’est la consolation du riche; c’est le joie pour tous; c’est la plus sublime de toutes les prières!… sans lui, l’ennui nous dévorerait, la civilisation ne serait pas, l’immobilité dominerait et l’âme humaine serait l’image d’un cloaque! Et pourquoi n’adorerions-nous pas le Travail? pourquoi ne pas le déifier? pourquoi ne pas lui élever des autels? — n’est-il pas la source du bien, du beau? n’ennoblit-il pas? n’est-ce pas le meilleur ami de l’homme? le plus sûre rempart à opposer au vice?… 
         Après ces nobles réflexions, Mme de Lestang se prépara, courageusement, pour la péniblement lutte de la vie. Elle sollicita, tout d’abord, des élèves pour le pensionnat dont elle rêvait longtemps depuis la fondation qui lui avaient promis leurs enfants; mais, quand vint l’heure de l’exécution, la malheureuse femme eut, encore une fois, la preuve que la race des « prometteurs qui ne tiennent pas » n’était pas éteinte. Toutefois, ayant foi en la persévérance, elle continua à exercer son activité pour réaliser le projet qu’elle avait conçu;… mais il était écrit que ses efforts n’aboutiraient pas! 
         Abandonnée, même par quelques uns de ses obligés des temps passés, elle eut honte pour eux, perdit un instant courage, tout en pensant que la reconnaissance est une fleur qui se fane vite dans certains cœurs!… Oserons-nous le dire? — des méchants conspirèrent contre sa réussite en affirmant qu’une louisianaise était inapte à enseigner, correctement, la langue de Racine, de Fénélon et de Bossuet! 
         Cette objection était souverainement absurde; car il est incontestable que la louisianaise instruite est un excellent professeur de français. A ce fait, nous pouvons ajouter, sans craindre le démenti, que la langue française, parlée par celles de nos compatriotes qui l’ont sérieusement étudiée, est d’une douceur, d’une élégance incomparables, car l’accent si agréable, si harmonieux de la créole distinguée ajoute, beaucoup, aux charmes naturels de l’idiome de nos pères… Néanmoins, l’échec de Mme de Lestang l’assombrit énormément; et quand on lui fit part de cette objection insensée que nous avons mentionnée, elle sourit de pitié, et se rappela cette parole du Christ: — « Aucun prophète n’est bien reçu en son pays! » 
         —Soit, murmura-t-elle,—à la couture—maintenant,…ma seule ressource!… Mes pauvres enfants! cette école, à laquelle il ne faut plus penser, eût été pour vous, surtout, le foyer de l’éducation qu’il faut que vous possédiez afin de conquérir l’estime et l’admiration du beau monde. Hélas! c’est aux boutique qu’il faudra que je m’adresse, désormais, pour obtenir les miettes qu’elle accordent aux créatures nécessiteuses!… Est-il, mon Dieu, une créature plus malheureuse que moi!… 
         Concernant les ateliers de confection de vêtements, elle obtint les information qui lui manquaient;… et un Lundi matin, on vit une femme jeune, à la mine aristocratique et modestement vêtue, sortir, le regard soucieux, les yeux humides, d’un atelier…, tenant un énorme paquet à la main! 
         Notre plume inhabile n’entreprendra pas de dire ce que souffrit ce caractère supérieur, cette nature si distinguée, si délicate, en entendant le patron lui recommander d’un ton sec et sévère de « bien soigner l’ouvrage ». Certes, elle lui devait des remerciements pour le travail qu’elle obtenait; toutefois, le langage impératif du boutiquier lui serra le cœur, et elle le quitta en éprouvant une cruelle humiliation… 
         Femme d’élite; femme aux études fortes; femme dont l’extrême délicatesse et la haute dignité étaient les fruits de plusieurs générations distinguées; femme dont la remarquable éducation lui avait gagné l’admiration des intelligences les mieux cultivées de la société, Mme de Lestang avait le plus profond mépris pour les cerveaux creux basant leur prétentions sur les richesses octroyées par le hasard. Aussi, se révoltait-elle en présence de la théorie de l’égalité sociale, qu’elle qualifiait d’utopie, et souffrait-elle, cruellement, alors que sa position difficile l’obligeait à feindre de reconnaître au parvenu un rang, une autorité, contraires à la hiérarchie sociale fondée sur la culture de l’esprit. 
         En cela, elle avait parfaitement raison; car admettre que l’argent nivelle tout, c’est méconnaître les droits de la supériorité de l’éducation; c’est injurier la civilisation qui, en somme, est le fruit du beau; c’est réclamer en faveur du cuivre une valeur identique à celle de l’or, tout simplement parce que l’un et l’autre sont des métaux!… Tant que les hommes occuperont notre globe terrestre, les rangs sociaux les distingueront selon leur mérite personnel; et il est éminemment moral que cela soit, car autrement on verrait encenser l’ignorance opulente et méconnaître à la distinction sa valeur réelle. Or, cela serait le comble de l’absurdité. Prenons-en donc notre parti; et, tout en reconnaissant à l’argent une très grande puissance, soyons bien convaincus qu’il ne peut pas plus remplacer la supériorité des esprits élevés, qu’il ne peut faire préférer l’odeur du chou à celle de la rose. 

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         Mais à quoi aboutissent, le plus souvent, nos doléances contre les arrêts du Destin, sinon à creuser, plus profondément, les sillons de nos misères?… Aussi Mme de Lestang imposa silence à son âme troublée et, acceptant l’ouvrage offert, regagna son pauvre logis non, toutefois, sans avoir laissé couler d’abondantes larmes! En la voyant rentrer, porteuse de « quelque chose," ses enfants battirent les mains de joie en lui disant: 
         —Des gâteaux? n’est-ce pas? 
         —Non, mes chéries, répondit-elle d’une voix émue,… c’est du pain!… du pain à gagner! 
         —Tant mieux, chère mère, car nous avons très faim, n’ayant rien mangé aujourd’hui. 
         —Qu’entends-je? et qu’avez-vous fait du pain de ce matin? 
         —O mère, nous l’avons tout donné à un pauvre vieillard qui est venu nous demander l’aumône. 
         —Vraiment, mes adorées! —eh bien, c’est une très bonne action qui vous gagnera les bénédictions du ciel;…ce dont nous avons le plus besoin à l’heure présente! 
         Et, heureuse des excellentes dispositions chrétiennes de ses enfants, la bonne mère donna à chacune d’elles une petite pièce de monnaie tout en les comblant de caresses.

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VI.

         Dès l’après-midi du jour où s’accomplit ce que nous venons de relater, la machine-à-coudre de notre héroïne allait bon train. Cela continua ainsi toute la semaine, et la courageuse mère se levait dès l’aube pour ne se reposer qu’à l’heure de la fermeture des théâtres. Pendant qu’elle travaillait, ses enfants s’appliquaient, sous sa direction, à leurs études et s’enrichissaient, peu à peu, des joyaux de l’instruction. 
         Tant d’assiduité, tant de fatigues auraient dû rapporter largement à la victime de notre révolution; mais ce que donne à la couturière une longue journée de labeur lui permet rarement de joindre les deux bouts. Soixante sous! — voilà ce que gagnait, quotidiennement, la mère dévouée dont nous écrivons l’histoire; —c’est-à-dire exactement ce qu’il faut pour ne pas périr d’inanition. Son gain était donc insuffisant. A la tâche presqu’incessamment; souffrant cruellement des privations que le malheur imposait à ses enfants, et accablée par mille tourments moraux qui ne sauraient échapper à l’intelligence du lecteur, la santé de Mme de Lestang fut, au bout de quelques mois, sérieusement compromise. Elle dût prendre le lit qu’elle garda six semaines, et quand elle le quitta ce fut pour entrer dans une de ces convalescences longues et difficiles à diriger. Enfin, grâce aux soins éclairés d’un médecin distingué, la malade recouvra la santé,mais il lui fallut renoncer au travail de forçat qui avait failli de la conduire au tombeau. 
         Mais que faire? — à quelle occupation demanderait-elle sa pitance de chaque jour? — et ce loyer à payer mensuellement!… voilà des tourments qui troublent l’âme la plus forte, et qui semblaient devoir conduire la pauvre Louisianaise au découragement le plus complet. Un jour, alors que midi avait sonné et que sa famille et que sa famille pleurait de n’avoir pas encore mangé, elle s’oublia au point de proférer ce reproche sacrilège: « Mais, mon Dieu! comment admettre votre justice alors que vous accordez tout aux uns, et rien aux autres! » 
         Nous l’avons souvent écrit dans ce récit: sous tous les rapports, Mme de Lestang était une femme supérieure. Elle avait abordé, plus d’une fois, les concours littéraire avec succès, et les sciences exactes, du même que le dessin, la peinture et la musique, faisaient partie de ses brillantes connaissances. 
         Souffrir de la faim, n’être couvert que par des guenilles, alors que l’on possède un cerveau aussi richement orné, n’est pas chose étrange, car chacun sait que les goûts de la Fortune ne sont pas toujours délicats, et qu’il arrive trop souvent, hélas! d’accorder ses faveurs aux moins dignes, aux moins méritants! 
         Notre héroïne réunissait donc ce qui rend apte à l’enseignement complet; et quoique ses enfants fussent encore bien jeunes, il était aisé, en les écoutant, de se convaincre que leur précepteur était digne du premier rang. La couture mise de côté, irrévocablement, Mme de Lestang revint à son idée des jours passés; de fonder à la Nouvelle-Orléans une maison d’éducation d’un ordre élevé;… mais, sans protection aucune, sans ces capitaux indispensables à toute entreprise, elle se vit contrainte de placer son désir parmi les rêves irréalisables! La désolation fut grande; le naufrage lui sembla inévitable; son cerveau, ébranlé par tant de déceptions, par la perspective d’une misère sans fin, perdit ses forces, momentanément, — et pauvre victime arriva à demander à Dieu la mort pour elle et pour ses enfants!

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         Mais tout prend fin en ce monde!… les épreuves, comme les richesses, n’ont qu’un durée relative… Un matin, alors que les douleurs de la faim torturait l’infortunée famille de Lestang; alors que chacun de ses membres, les yeux enfoncés et la face amaigrie, était l’image de l’extrême pauvreté; alors que l’espérance semblait n’être plus qu’une vaine illusion; et, alors, enfin,… que Mme de Lestang, complètement anéantie, fixait un regard résolue sur une petite fiole contenant un poison violent!… un bruit se fit entendre à sa porte, et on lui remit de la part d’un voisin un journal contenant l’annonce d’une famille des plus distinguées de la cité demandant un professeur de français pouvant, aussi, enseigner la musique. 
         Etait-ce la délivrance? — nous le saurons bientôt; toujours est-il que la fiole au liquide meurtrier lui tomba des mains et que, s’agenouillant, elle réclama, avec ferveur, le pardon du Ciel pour avoir pensé à mettre fin à ses jours. 
         Vite, elle courut à l’adresse indiquée,… et trois jours après, elle et ses enfants habitaient un petit pavillon attenant à la demeure des parents de la jeune fille dont on venait de lui confier l’éducation. Son nouveau local était tout ce que peut se souhaiter la femme la plus habituée au luxe; aussi, à peine en prit-elle possession, qu’elle se sentit dans le milieu qui correspondait à ses goûts élevés, à sa valeur intellectuelle et à l’éducation première qu’elle avait reçue. Son bonheur était tellement complet qu’elle oublia un instant la misère des griffes de laquelle elle venait d’être arrachée. C’est toujours ainsi: un moment heureux efface le souvenir des jours malheureux. 
         La famille qui fut pour Mme de Lestang son ancre de salut, voulut que les deux petites filles du nouveau professeur fissent classe avec leur enfant. Cela convenait admirablement à notre charmante compatriote qui savait que l’enseignement mutuel est, de toutes les méthodes, la plus profitable à la jeunesse. Elle se rendit donc avec empressement au vœu de ses nouveaux amis, et commença, immédiatement, ces études qui préparent les jeunes intelligences pour ces luttes de la vie où l’on rencontre plus de ronces et d’épines que de roses et de lauriers! 
         Quand Mme de Lestang eut la certitude que ses filles bénéficierait des classes de la charmante élève dont elle assurait la direction, elle eut un nouveau motif pour remercier le Ciel des faveurs dont elle se sentait comblée. Dans le milieu si convenable où la Providence venait de la placer, elle était vraiment heureuse et comparait son bonheur à ce qu’éprouve le naufragé arraché de la fureur des flots. Désormais, elle s’occuperait d’études sérieuses; donnerait tout son temps au développement des facultés intellectuelles de ses trois élèves; ne connaîtrait plus ces froissements douloureux des inégalités sociales que lui avait imposés l’infortune; respirerait, dans une atmosphère distinguée, ces charmes sans lesquels le vrai bonheur n’existe pas pour les natures d’élite… quelle douce métamorphose! se répétait-elle souvent; que l’avenir me semble riant aujourd’hui! et qu’il est bon de croire que mes tribulations récentes ne reviendront pas!… 
         Et,…comme le cœur d’une mère, longtemps à l’avance, est toujours plus ou moins agité par les vœux qu’elle forme pour l’établissement futur de ses filles, la pensée à Mme de Lestang que — peut-être — du cercle social élevé au sein duquel elle vivait maintenant, pourraient bien surgir, plus tard, deux charmants petits messieurs pour ce qu’elle nommait « ses deux anges ». 
 


* * * * *

         Il arriva que ces vœux furent exaucés!… Après six années passées dans la famille qui eut pour Mme de Lestang tous les égards que la bonne compagnie prodigue toujours aux gens de haute valeur morale et intellectuelle, il fut facile de constater que le professeur avait complètement réussi à doter ses trois élèves de ces charmes de l’esprit et du cœur sans lesquels la femme, quelle que soit sa beauté physique, ne dure que « ce que durent les roses: l’espace d’un matin ». On aura beau dire, beau écrire, beau faire, la société reconnaîtra toujours pour souveraines les intelligences d’élite; et quel que puisse être le prestige de ceux que le hasard fait monter, momentanément, à la surface, ce prestige ne sera qu’éphémère, car l’obscurité disparaît en présence de la lumière… Donc, Mme de Lestang, grâce à sa volonté et à sa persévérance, avait fait de ses élèves trois joyaux étincelants destinés à produire grand effet dans le beau monde. Le caractère de ses deux filles, surtout, était d’une douceur inaltérable; leur beauté était citée; et, au nombre de leurs qualités, figuraient cette modestie et ce sens élevé de dignité personnelle qui ajoutent tant aux séductions de la femme. 
         Nadine et Berthe de Lestang, — (ainsi se nommaient ces deux charmantes louisianaises) — conquirent, vite, l’estime et l’admiration de la société. les plus beaux salons se les arrachaient: chacun voulait, semblait-il, s’honorer en comptant parmi ses invités les deux victimes de la misère d’autrefois, mais les deux reines de beauté, d’élégance et de modestie d’aujourd’hui. Leur succès fut immense; tous les papas les souhaitaient à leurs fils; et…nous avons ouï dire que leur perfection était telle qu’elle eût suffi pour transformer en ange la belle-mère la plus acariâtre!… 
         Deux années ne s’étaient pas encore écoulées après l’entrée dans le monde de ces deux natures hors ligne, qu’une rumeur se répandit: « Nadine serait bientôt unie, par les liens du mariage, à un jeune breton, officier de la marine de guerre française, et des promesses solennelles auraient été échangées entre la cadette et un louisianais aussi distingué par les qualités du cœur que par celles de l’esprit ». 
         Ces rumeurs devinrent des faits, six mois plus tard!… et de Bretagne, où Mme de Lestang avait accompagné les nouveaux mariés, cette femme au cœur d’or nous honora d’une lettre d’où nous extrayons les passages qui suivent: 
          « Etre loin de notre chère Louisiane, voilà mon seul regret ici… Veuillez bien croire que ce que souffrent encore un grand nombre de mes compatriotes du cataclysme déterminé par notre guerre civile en s’est pas effacé de ma mémoire, car j’en ai eu ma grosse part;… mais, ne pensons au passé que pour mieux regarder l’avenir. Dites, donc, à tous ceux que j’aime en Louisiane, c’est-à-dire à tous les louisianais, de ne pas désespérer, mais de travailler sérieusement. Qu’ils ne permettent pas à l’oisiveté,—et je m’adresse aux femmes aussi bien qu’aux hommes,—d’empêcher leur intelligence de donner les beaux fruits qu’elle a toujours produits lorsqu’on ne la négligeait pas; qu’ils s’adonnent à la lecture, à l’étude, si fertiles en bons résultats, et qu’ils soient bien convaincus que ce n’est qu’après avoir passé par les mains du lapidaire que le diamant est vraiment beau. Or, les livres, l’étude, sont les meilleurs des lapidaires… Enfin, mon cher docteur, si l’on vous demandait le secret de mon triomphe,—car avoir été sans pain et être si heureuse, aujourd’hui, est un grand triomphe, — répondez je vous prie, qu’il faut l’attribuer à Dieu et au Travail ». 

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