CHAPITRE XLVIII.
Isolement.
L’épouvantable tragédie n’était
pas finie. Qu’était devenue Mlle Georgine? On la chercha vainement
tout le jour. Sa mère et ses sœurs passèrent une nuit d’angoisse.
Le lendemain, au lever du soleil, la fugitive fut ramenée par des
nègres qui coupaient du bois dans la cyprière. Elle était
dans un état déplorable, elle avait entièrement perdu
la raison. Elle était nue; son corps, ses mains, sa figure, profondément
déchirés, étaient couverts de sang et de boue. Elle
poussait des hurlements de fureur et de douleur, et se débattait
comme une bête féroce blessée. Sa mère et ses
sœurs eurent toutes les peines du monde à la nettoyer, et à
la mettre dans un lit.
Le matin, de bonne heure, des amis de M. de
Lauzun étaient venus réclamer son corps.
Pélasge avait donné l’ordre
de creuser une grande fosse sous le sachem, et il avait fait savoir aux
amis de la famille Saint-Ybars que l’enterrement de Démon, de Blanchette
et de Mamrie aurait lieu à huit heures du matin. Les cercueils furent
placés dans une voiture découverte à quatre roues.
Une vingtaine de personnes les accompagnaient; Pélasge marchait
à la tête du cortège.
Trois nègres, assis au bord de la fosse,
attendaient en fumant et en causant paisiblement. Lorsque le cortège
arriva, ils se levèrent et se découvrirent respectueusement.
Pélasge fit placer d’abord la bière de Mamrie, ensuite celle
de Démon, et à la gauche de Démon celle de Blanchette.
Les pelletées de terre s’accumulèrent, avec un bruit sourd,
sur les trois cercueils; quelques personnes échangeaient des réflexions
à voix basse. L’ouvrage des fossoyeurs terminé, la foule
se retira; le silence se rétablit sous le vieux sachem; les oiseaux
habitués à vivre sous ses rameaux, revinrent de la frayeur
que leur avait causée la vue de tout ce monde, et ils reprirent
avec confiance leur chant matinal.
En rentrant, Pélasge apprit que Mlle
Georgine venait de succomber, après une longue convulsion. On lui
annonça que le corps serait transporté de l’autre côté
du fleuve, la mère et les sœurs de la jeune fille désirant
qu’il fût enterré dans le cimetière de leur paroisse.
Au coucher du soleil, un grand esquif manœuvré
par quatre nègres traversait le fleuve; il emportait la jeune fille
morte. Elle était couchée sur un matelas, et couverte d’une
courte-pointe blanche; la mère et les sœurs l’accompagnaient. Le
temps était calme; l’eau du fleuve était presque aussi unie
que celle d’un lac quand il n’y a pas de vent; l’esquif glissait facilement
sur une surface dorée, et s’éloignait avec rapidité.
Pélasge était seul, sur le balcon
de cette maison où la mort avait moissonné cinq personnes
en moins de trente heures; il suivait des yeux l’embarcation lointaine,
écoutant, dans une sorte de stupeur, le bruit cadencé et
de plus en plus sourd des rames. Appuyé à une colonne, il
resta à la même place longtemps après que le canot
eut disparu dans l’ombre de la rive opposée. La brise du soir commença
à souffler; elle devint forte; elle gémissait dans les fentes
des portes; on eût dit une plainte se mettant à l’unisson
de la tristesse de Pélasge. Il revint à lui comme s’il eût
entendu la voix compatissante d’un ami. Il rentra; il était déjà
nuit. Il descendit. Il y avait de la lumière dans la chambre de
Blanchette; ce qui l’étonna. Il poussa doucement la porte. Parmi
les objets éclairés par la lampe, était un canapé
sur lequel étaient posées la dernière robe portée
par Blanchette et ses bottines en peau de chèvre. Immobile en face
de ces objets, Lagniape les regardait et pleurait.
Pélasge eut un serrement de cœur; il
s’avança et tendit affectueusement sa main à la vieille.
"Ma bonne Lagniape, dit-il, nous voici bien
seuls! de cette nombreuse et brillante famille des Saint-Ybars, il ne reste
plus personne; maîtres, enfants, domestiques, tous morts ou dispersés.
Pour parler d’eux il n’y a plus que vous et moi, une ancienne esclave et
un étranger. Ainsi vont les choses de ce monde. Croyez donc au bonheur!
comptez donc sur le lendemain!….Lagniape, quelles sont vos intentions?
où voulez-vous aller? est-il un service que je puisse vous rendre?
"Hélas! mon cher Monsieur, répondit
Lagniape, que voulez-vous que fasse une infirme octogénaire comme
moi? accordez-moi, je vous prie, un petit coin sur votre ferme, où
je puisse attendre tranquillement la mort; elle ne peut tarder à
venir maintenant.
"Vous aurez ce que vous désirez, Lagniape;
rien ne vous manquera.
"Merci, M. Pélasge; vous êtes
un homme généreux; vous me rappelez mon premier maître,
M. Moreau des Jardets."
Dès le lendemain Lagniape s’établissait
sur la ferme. Livia venait souvent la voir. Le bon sens, l’esprit d’ordre
et d’économie de cette jeune femme attirèrent l’attention
de Pélasge; il l’employa dans son magasin. Elle s’acquitta si bien
de sa besogne, qu’il lui proposa de prendre entièrement la direction
de son commerce. Il était fatigué de ce métier qui
consiste à acheter pour revendre, et à mettre de l’argent
de côté. De l’argent, il en avait plus qu’il ne lui en fallait
avec ses goûts simples et ses habitudes de sobriété.
Livia le remplaça si bien que les affaires continuèrent de
marcher comme s’il n’y avait pas eu le moindre changement. Alors, Pélasge
commença une nouvelle vie; elle se partageait entre ses livres et
ses visites au vieux sachem. Tous les jours, quand le soleil approchait
de son coucher, il sortait de son cabinet de travail et se rendait à
pied sous l’arbre vénérable. Là, il passait deux ou
trois heures, quelquefois davantage, plongé dans des souvenirs et
des méditations où il trouvait, non pas le bonheur, mais
du moins la tranquillité. Il revoyait en esprit les personnes qu’il
avait le plus aimées en Louisiane, Chant-d’Oisel, Démon,
Blanchette, Mamrie et Vieumaite. Il n’était plus l’homme du présent,
il vivait tout entier dans le passé. Il s’éloignait toujours
avec regret du vieux chêne; quand il sortait de son ombre silencieuse,
les étoiles brillaient depuis longtemps.
Quelquefois Pélasge causait avec Lagniape;
mais ce n’était que pour parler de personnes et de choses qui n’étaient
plus. Lagniape elle-même vint à lui manquer; la mort pensa
enfin à la pauvre vieille infirme, et lui fit la grâce de
l’enlever. Alors, Pélasge se trouva absolument seul. Ses repas lui
étaient servis par une vieille négresse au caractère
concentré et triste, qui ne parlait jamais, à moins qu’une
impérieuse nécessité ne l’y contraignît. De
temps en temps, il écrivait à Nogolka; il n’avait jamais
cessé de correspondre avec elle. Elle était la seule attache
qu’il eût en Europe; il avait perdu son père et sa mère
dont il était le seul enfant; l’éloignement et le temps avaient
effacé ses traits et même son nom de l’esprit de ses anciens
amis. Depuis que la mort avait fait le vide autour de lui, ses lettres
à Nogolka étaient devenues plus fréquentes et plus
longues. Il s’épanchait volontiers avec elle; de son côté
elle lui parlait à cœur ouvert. Elle n’avait jamais cessé
de l’aimer, et elle ne s’en cachait pas. Elle était pourtant mariée.
Elle aussi, elle avait perdu ses parents. Après leur mort, se trouvant
seule au monde, elle avait fini par céder aux instances d’un vieux
noble russe qui l’aimait passionnément. Elle avait un fils de treize
ans et une fille de dix.
CHAPITRE XLIX.
Le Comte Casimir Dziliwieff
Le mari de Nogolka, le comte Casimir
Dziliwieff, était un de ces beaux vieillards verts et
actifs qui feraient aimer la vie même aux plus indifférents,
tant ils la prennent à cœur et s’appliquent à
en user noblement. Il avait un caractère chaud et enthousiaste,
un esprit large, une volonté de fer. Nogolka, avant d’accepter
ses offres, lui avait déclaré franchement qu’il
y avait en Amérique un homme qu’elle aimait, et qu’elle
l’aimerait tant qu’elle vivrait. Dziliwieff avait admiré
cette franchise; il y avait vu une raison de plus pour s’attacher
à Nogolka. Après leur mariage, il ne s’opposa
nullement à ce qu’elle continuât à correspondre
avec Pélasge. Bien plus, quand Nogolka était empêchée
par une raison quelconque d’écrire, il la remplaçait.
Peu à peu un échange direct de lettres s’établit
entre Dziliwieff et l’ami de sa femme. Plus le vieillard lisait
dans la pensée de Pélasge, plus sa confiance en
lui augmentait; il en vint même à désirer
de le voir en personne.
Dziliwieff, malgré son âge,
nourrissait de vastes projets. Il voulait voir son pays libre
et marchant comme les États-Unis, ou au moins comme l’Angleterre,
dans la voie du progrès. Dans sa naïveté
héroïque, il avait d’abord exposé ses plans
de réforme aux jeunes princes de la famille impériale;
on l’avait traité de vieux fou, et on l’avait même
menacé de l’envoyer aux mines de Sibérie. Alors,
il s’était dit: "Puisqu’ils ne veulent pas entendre raison,
il faut agir révolutionnairement." Et il s’était
mis à conspirer. Résolu à sacrifier sa
vie, s’il le fallait, pour le triomphe de ses idées,
il avait assuré, par de sages dispositions, l’avenir
de Nogolka et de ses enfants. Il avait fait passer une grande
partie de sa fortune à l’étranger. Un des amis
qu’il avait en Suisse, lui avait prêté son nom
pour acheter une propriété dans le voisinage de
Lausanne. Il faisait donner à son fils une éducation
toute républicaine. Deux fois par an, il disparaissait
sous un prétexte quelconque; tandis qu’on le croyait
en Hollande ou en Égypte, il rentrait incognito en Russie,
pour continuer sa propagande révolutionnaire.
Dziliwieff avait conçu une haute
idée du caractère et des capacités de Pélasge.
Il s’était dit, plus d’une fois, que si son jeune ami,
car il l’appelait ainsi, habitait en Europe, il trouverait en
lui un puissant auxiliaire pour l’accomplissement de son projet.
Mais Pélasge ne manifestait aucune idée de retour,
et il était probable qu’après son mariage il se
fixerait irrévocablement en Louisiane. Quand Dziliwieff
apprit la mort de Chant-d’Oisel, il se reprit à penser
que Pélasge lui serait d’un bien grand secours s’il venait
en Suisse. La fin simultanée de Démon et de Blanchette
fixa ses idées; ce qui jusque-là n’avait été
qu’une hypothèse devint une espérance. Quand il
vit la tristesse froidement désespérée
dans laquelle Pélasge s’enfonçait de plus en plus,
il se dit:
"Ça marche; bientôt la
poire sera mûre."
Dziliweiff connaissait à fond
le cœur et l’esprit humain; il savait tout le parti qu’on peut
tirer des hommes jeunes encore qui ont bu, jusqu’à la
lie, la coupe du malheur. C’était parmi eux qu’il recrutait
ses adhérents les plus sûrs; il les appelait ses
morts. Il allait partout cherchant, comme il disait,
des morts pour les ressusciter. Il mettait en eux une vie nouvelle,
en leur donnant un but à poursuivre; il leur communiquait
sa force de volonté, il les exaltait par la grandeur
de la mission qui les appelait, il les pénétrait
de cet esprit de persévérance infatigable qui
assure, tôt ou tard, le triomphe de la cause à
laquelle on s’est voué.
CHAPITRE
L.
Le Vieux Sachem.
Dziliwieff écrivait plus souvent
à Pélasge, depuis la mort de Démon; en
provoquant de fréquentes réponses, il étudiait,
comme il disait en lui-même, son mourant d’Amérique;
il épiait, avec un redoublement d’attention, la fin de
l’agonie.
Pélasge s’ensevelissait de plus
en plus dans les profondeurs silencieuses de l’étude.
Chaque jour le gouffre qui le séparait des intérêts
ordinaires de la vie, s’élargissait. Il ne tenait plus
à la terre que par un lien; ce lien, c’était le
vieux sachem. C’était son compagnon, son confident; il
l’aimait depuis dix-huit ans. Sa vie de cœur était là,
dans l’ombre de ces rameaux d’où le silence et la tranquillité
descendaient pour l’entourer, et pour protéger les rêveries
dans lesquelles il voyait accourir à lui Chant-d’Oisel,
Démon, Blanchette, Mamrie, Vieumaite, lui souriant et
lui parlant.
On n’avait jamais vu Pélasge
pleurer. Qui sait? peut-être pleura-t-il plus d’une fois
au pied du vieux sachem; c’est un secret qu’ils ont toujours
gardé l’un et l’autre.
Il y avait quatorze mois que Pélasge
vivait de cette vie intérieure et taciturne; il ne sortait
de sa solitude et de son silence qu’à de rares intervalles,
lorsque Livia venait régler ses comptes avec lui. Il
ne croyait plus au bonheur; il aspirait seulement à la
tranquillité. Mais de quelque manière que l’on
vive, même dans un désert, la vie garde son droit
de ménager des surprises, bonnes ou mauvaises, à
qui croit s’être mis à l’abri de ses vicissitudes.
Une nuit, Pélasge fut réveillé par un violent
orage. La pluie tombait à torrents, le tonnerre grondait
sans intermission. Enfin, aux approches du jour, les roulements
de la foudre se ralentirent. Il y eut même un silence
de quelques minutes. Pélasge croyait l’orage fini, lorsqu’une
détonation brusque et courte, mais d’une force prodigieuse,
éclata. Par un mouvement involontaire et dont il n’eut
même pas conscience, il se trouva assis dans son lit;
il crut que la foudre tombait sur la ferme. À cette explosion
soudaine succéda immédiatement un bruit lourd
et prolongé. Le sol trembla; toutes les parties de la
maison craquèrent. Pélasge étonné
se demanda ce que cela pouvait être: un bolide? un aérolithe?
un tremblement de terre? Il se leva. Cette fois, l’orage était
bien fini; la campagne avait repris son silence ordinaire. Les
nuages s’entr’ouvrirent à l’Orient, et laissèrent
passer la lumière du soleil. Pélasge, avant de
sortir, ouvrit sa fenêtre du même côté,
comme il faisait chaque matin, pour saluer d’un regard son vieil
ami le sachem. Il recula, en frissonnant et en portant la main
à son cœur comme s’il y avait reçu un coup mortel;
le dôme du vénérable chêne avait disparu;
au milieu du vide fait dans l’espace, son tronc colossal, dépouillé
de toutes ses branches, se dressait comme une colonne funéraire.
Pélasge, la poitrine oppressée,
traversa la savane d’un pas mal assuré. Un spectacle
désolant l’attendait. L’orage, en tourbillonnant, avait
déraciné tous les arbres de la chênière;
la foudre avait dispersé de tous côtés les
rameaux gigantesques du vieux sachem. Le tombeau des Saint-Ybars,
écrasé et enfoncé dans la terre, avait
entièrement disparu sous un monceau de bois et de feuilles.
Des branches, grosses comme des troncs de grandes arbres, étaient
jetées pêle-mêle sur les fosses de Vieumaite,
de Démon, de Blanchette et de Mamrie. Dans d’autres endroits,
le sol était couvert de fragments plus ou moins menus.
Ça et là le bois, littéralement réduit
en poussière, s’était amoncelé en buttes
jaunâtres. On ne voyait pas trace des cyprès de
l’enceinte. Des tas de feuilles roussies tranchaient au loin
sur le fond vert de la plaine. Les planches du cabanage des
Indiens absents, avaient été enlevées comme
des brins de paille et jetées hors de la portée
de la vue.
Pélasge rentra, la mort dans
l’âme. Il se fit, dans son être moral, un vide semblable
à celui que le vieux sachem, en disparaissant, avait
laissé dans l’espace. Il perdit le goût de l’étude.
Un mal qu’il n’avait jamais connu, mal horrible pour un caractère
comme le sien, s’abattit sur lui; c’était l’ennui. Ne
s’intéressant plus à rien, il sortait et marchait
sans but, à pas lents et irréguliers, d’un air
fatigué, comme s’il eût porté une montagne
sur ses épaules. Il n’écrivait plus. Nogolka,
inquiète de son silence, lui adressa plusieurs lettres
coup sur coup. Pélasge rassembla à grand’peine
les derniers restes de son courage, et il écrivit une
longue lettre à son amie.
CHAPITRE LI.
On peut mourir plusieurs fois.
Un matin, Dziliwieff revenant d’une promenade
au bord du lac, entrait dans la chambre de sa femme, au moment où
elle finissait de lire la dernière lettre de Pélasge. Il
la trouva tout en larmes. Il lui demanda avec empressement quelle était
la cause de son chagrin. Elle lui tendit la lettre, et dit en secouant
tristement la tête:
"Pélasge est tombé dans le désespoir;
il en mourra."
Le comte prit la lettre, lut très attentivement,
et répondit avec le plus grand sang-froid:
"Vous vous trompez, chère amie, il
ne mourra pas; il est mort.
"Mort! s’écria Nogolka avec angoisse.
"Oui, mort, oh! bien mort cette fois, continua
Dziliwieff comme se parlant à lui-même; mort pour tout de
bon."
Puis, s’exaltant et secouant la lettre en
l’air comme un drapeau victorieux:
"Mort en Amérique, s’écria-t-il,
pour renaître en Europe. Mort aux rêves de bonheur, il va revivre
pour le devoir. Il m’appartient; je vais le tirer du tombeau, j’en fais
un soldat de la liberté des peuples."
Nogolka regardait Dziliwieff avec un mélange
d’étonnement, de douleur et d’admiration.
"Enfin la poire est mûre, dit le vieillard
en se frottant les mains; nous allons la cueillir."
Il se mit à marcher d’un pas rapide,
toujours se frottant les mains.
Comme Nogolka retombait dans ses idées
tristes et paraissait découragée, Dziliwieff s’arrêta
tout à coup et dit:
"Ah! ça vous ignorez donc, chère
amie, qu’on peut mourir deux fois, plusieurs fois même? Tenez, moi
qui vous parle, je suis mort déjà quatre fois: mort après
mon premier amour trahi; mort, après la chute de ma tragédie
que je croyais un chef-d’œuvre; mort, le jour où je m’aperçus
que mon meilleur ami m’avait toujours envié et haï; enfin mort,
quand, après une sévère enquête sur mes opinions
philosophiques et religieuses, je m’écriai avec un amer mépris
de moi-même:—Imbécile! tu as vécu, quarante ans, de
rêves plus insensés les uns que les autres.—De toutes ces
morts je suis sorti de plus en plus vivant. Il en sera de même de
Pélasge, sinon il n’est pas digne d’être votre ami, il n’est
pas un homme. Je vais lui adresser une dépêche. Attendez-moi
dans mon cabinet de travail; j’ai à vous parler; voyez à
ce que nous soyons bien seuls."
Dziliwieff se rendit au bureau du télégraphe,
et expédia à Pélasge une dépêche conçue
dans des termes propres à le tenir en suspens. Il revint bientôt,
et s’enferma avec Nogolka. L’entretien dura une heure. Lorsque Nogolka
sortit, sa figure rayonnait de joie et de fierté.
La dépêche de Dziliwieff intrigua
Pélasge; il la relut plusieurs fois, sans en déchiffrer entièrement
le sens. Ce qu’il comprit bien clairement, c’est que Dziliwieff lui demandait,
quels que pussent être ses projets, un sursis de vingt jours. "Dans
vingt jours, disait le télégramme en finissant, quelqu’un
vous expliquera la chose de vive voix."
Bien souvent, pendant ces vingt jours, Pélasge
se demanda ce que Dziliwieff voulait de lui. Toutes sortes de suppositions
lui venaient à l’esprit; il cherchait la réponse qu’il ferait:
quand il en trouvait une, elle était toujours négative. Il
considérait sa vie comme finie, il se survivait. "Je n’ai plus rien
à faire sur cette terre, se disait-il: je ressemble à un
acteur, qui, après une représentation, quand tout le monde
a quitté le théâtre, continue de se promener gravement
sur la scène, dans le costume de son rôle."
CHAPITRE LII.
La Vie Nouvelle.
Les souvenirs de Pélasge l’attiraient
souvent dans l’avenue de l’ancienne habitation Saint-Ybars. Il aimait à
s’y revoir entrant pour la première fois, avec Chant-d’Oisel alors
charmante fillette à physionomie douce et réfléchie.
Il repassait en esprit les meilleurs jours qu’il avait connus, sur cette
habitation où devait s’écouler une partie si importante de
son existence. Tous les jours, depuis quelque temps, il sortait de la ferme,
au coucher du soleil, traversait la savane blanche ça et là
par les ossements des animaux tués pendant la guerre, et allait
s’asseoir dans l’avenue, sur un chêne déraciné, à
une petite distance du fleuve. De là il voyait passer les voitures
sur la voie publique, et plus loin les bateaux qui montaient ou descendaient.
Il les regardait avec indifférence, ou plutôt il ne les regardait
pas; c’étaient comme des ombres confuses qui glissaient devant ses
yeux.
Un samedi, Pélasge était assis
dans l’avenue, à sa place accoutumée, la tête appuyée
sur sa main. Il avait ôté son chapeau, pour mieux sentir la
brise du Sud qui lui arrivait toute fraîche du fleuve; ses cheveux
noirs parmi lesquels serpentaient quelques fils d’argent, s’agitaient dans
le tourbillon du vent. Il était plongé dans une de ces méditations
sur l’avenir de l’humanité, dans lesquelles il trouvait un refuge
contre l’ennui depuis qu’il avait perdu le goût des livres. Une voiture
arrêtée à l’entrée de l’avenue, attira forcément
son attention: un jeune garçon en descendit, et après lui
une dame vêtue d’un élégant costume de voyage. Les
inconnus, après avoir échangé quelques mots avec le
cocher, s’avancèrent dans l’avenue. Pélasge se leva, pour
s’éloigner par un chemin de traverse. Mais la dame, de loin, ouvrit
les bras et les tendit vers lui comme pour lui dire:
"Je vous en prie, restez."
Pélasge s’arrêta. Sur un signe
de la dame, l’adolescent qui l’accompagnait resta derrière. À
mesure que l’inconnue approchait, l’étonnement s’accentuait davantage
sur les traits de Pélasge. Quand elle fut à quelques pas
de lui, il poussa un grand cri et courut à elle en disant:
"Nogolka!"
En effet, c’était Nogolka. Pélasge
l’enveloppa de ses bras, et après l’avoir serrée sur son
cœur:
"Vous ici? demanda-t-il.
"Oui, répondit Nogolka, je viens vous
chercher. Nous ne voulons pas, mon mari et moi, que vous vous éteigniez
inutilement dans cette solitude. Oh! comme tout est triste ici. C’est effroyable.
Est-ce bien ici que fut le brillant domaine où nous nous sommes
connus? on se croirait dans un cimetière abandonné. Pélasge,
votre place n’est plus ici. Vous avez donné assez de votre âme
au passé; l’avenir vous réclame. Un homme de votre valeur
ne s’appartient pas; la cause de la civilisation et de la liberté
lui impose des devoirs, auxquels il ne saurait se soustraire sans mériter
les reproches des gens de cœur. Dziliwieff vous attend, c’est lui qui m’envoie.
Pélasge, votre mission vous rappelle en Europe. C’est là
que se livre la grande bataille entre l’esprit du passé et l’esprit
nouveau. L’Amérique est maîtresse de son sort; elle n’a plus
qu’à tirer le meilleur parti possible de son libre arbitre. L’Europe
en est encore à se débattre contre les ennemis des droits
de l’homme, ces mêmes droits pour lesquels vous répandiez
votre sang, à la fleur de votre jeunesse, sur les barricades de
Paris. Il y a encore, là-bas, des familles qui croient, ou plutôt
qui voudraient faire croire qu’elles ont été créées
tout exprès pour conduire les peuples, de même que les bergers
conduisent les troupeaux dont la laine sert à les vêtir, et
la chair à les nourrir. Riches et habiles, elles s’appuient sur
des minorités qu’elles intéressent à la conservation
de leur pouvoir. Elles ont à leur service des armées toujours
prêtes à noyer, dans le sang, les tentatives des peuples pour
s’affranchir du joug. Sous prétexte de dangers extérieurs,
elles augmentent sans cesse le nombre de leurs soldats; elles attisent
dans les cœurs de ces multitudes armées, toutes les passions qui
font d’une nation l’ennemie impitoyable d’une autre nation.
"C’est toujours la lutte, l’éternelle
lutte entre la lumière et les ténèbres, entre l’ignorance
et le progrès, entre la liberté et la servitude.
"Pélasge, ne viendrez-vous pas combattre
avec nous pour la lumière, le progrès, la liberté?
"Oui, vous viendrez; Dziliwieff compte sur
vous.
"L’heure est critique; les hordes armées
de l’Europe, conduites par des chefs sans scrupule et sans pitié,
menacent de nous replonger dans la nuit qui suivit l’invasion des Barbares.
"Il y a une arme dont vous savez vous servir
aussi bien que du fusil; une arme plus redoutable que tous les fusils à
aiguille du monde. La plume, tenue par votre main, porte les coups que
les ennemis de l’humanité craignent le plus. Dziliwieff fonde un
journal dont vous serez l’âme et la voix; il lui donne pour titre:—LA
VIE NOUVELLE.—Les hypocrites, les violents, les cupides, les ambitieux,
les orgueilleux, tous ceux enfin qui exploitent l’ignorance et la crédulité
des foules, auraient trop beau jeu, si les hommes comme vous restaient
dans l’ombre et le silence.
"J’ai donné ma parole pour vous. Nos
amis sont impatients de vous voir; partons."
Pélasge prit les mains de Nogolka,
les serra, et la regarda avec l’expression de la reconnaissance et de l’enthousiasme.
Il la trouvait rajeunie; il n’y avait plus de fatigue ni de chagrin sur
ses traits; son teint frais et rosé, ses yeux étincelants
de vie, formaient un contraste étrange mais nullement discordant
avec sa chevelure maintenant uniformément blanche comme la neige
des Alpes.
"Nogolka, dit Pélasge, vous êtes
bonne, vous êtes belle, vous êtes grande! Vous êtes pour
moi le retour à la vie; vous êtes l’espérance, la foi,
la force, la lumière. Noble amie, je serai digne de vous; je serai
digne de Dziliwieff; je m’élèverai à la hauteur de
votre héroïque philanthropie. Nogolka, que ne vous dois-je
pas pour être venue de si loin à mon secours? disposez de
moi comme vous voudrez; je vous appartiens tout entier.
"Je vous donne juste le temps de régler
vos affaires d’intérêt, répondit Nogolka; ne perdez
pas une minute; la vue de cette campagne désolée me serre
affreusement le cœur.
"Maintenant, laissez-moi vous présenter
mon fils."
Nogolka se retourna, et sur un signe fait
par elle, le jeune garçon s’approcha.
"Ivan, dit-elle, tu connais M. Pélasge;
tu en as tant entendu parler! embrasse l’ami de ta mère."
Ivan obéit avec empressement. Pélasge
le reçut dans ses bras, le caressa et dit à Nogolka:
"Comme il vous ressemble!"….
Deux jours après cette entrevue, un
bateau à vapeur, arrêté depuis une demi-heure devant
l’ancienne habitation Saint-Ybars, reprenait le large et descendait le
fleuve. Debout sur la galerie, à l’arrière, un homme avait
les yeux fixés sur le rivage; sa main gauche fermée pressait
sa poitrine avec force. Une dame tenait son autre main. C’était
Pélasge et Nogolka. Pélasge regardait, pour la dernière
fois, le tronc mutilé du vieux sachem.
Quand le bateau eut doublé la pointe
de terre, au-delà de laquelle on perdait de vue le côté
où s’élevait jadis la belle demeure des Saint-Ybars, Nogolka
dit à son ami:
"Nous voici séparés du passé;
le passé est un mort: qu’il dorme en paix! il a eu ses joies et
ses peines. L’avenir nous appelle; il a pour nous d’autres joies et d’autres
peines: il est la vie; allons à lui."
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