L'Habitation St-Ybars

Alfred Mercier 

Quartrième Partie

Chapitre 48 - Chapitre 49 - Chapitre 50 - Chapitre 51 - Chapitre 52


 

CHAPITRE XLVIII. 

Isolement.

     L’épouvantable tragédie n’était pas finie. Qu’était devenue Mlle Georgine? On la chercha vainement tout le jour. Sa mère et ses sœurs passèrent une nuit d’angoisse. Le lendemain, au lever du soleil, la fugitive fut ramenée par des nègres qui coupaient du bois dans la cyprière. Elle était dans un état déplorable, elle avait entièrement perdu la raison. Elle était nue; son corps, ses mains, sa figure, profondément déchirés, étaient couverts de sang et de boue. Elle poussait des hurlements de fureur et de douleur, et se débattait comme une bête féroce blessée. Sa mère et ses sœurs eurent toutes les peines du monde à la nettoyer, et à la mettre dans un lit. 
     Le matin, de bonne heure, des amis de M. de Lauzun étaient venus réclamer son corps. 
     Pélasge avait donné l’ordre de creuser une grande fosse sous le sachem, et il avait fait savoir aux amis de la famille Saint-Ybars que l’enterrement de Démon, de Blanchette et de Mamrie aurait lieu à huit heures du matin. Les cercueils furent placés dans une voiture découverte à quatre roues. Une vingtaine de personnes les accompagnaient; Pélasge marchait à la tête du cortège. 
     Trois nègres, assis au bord de la fosse, attendaient en fumant et en causant paisiblement. Lorsque le cortège arriva, ils se levèrent et se découvrirent respectueusement. Pélasge fit placer d’abord la bière de Mamrie, ensuite celle de Démon, et à la gauche de Démon celle de Blanchette. Les pelletées de terre s’accumulèrent, avec un bruit sourd, sur les trois cercueils; quelques personnes échangeaient des réflexions à voix basse. L’ouvrage des fossoyeurs terminé, la foule se retira; le silence se rétablit sous le vieux sachem; les oiseaux habitués à vivre sous ses rameaux, revinrent de la frayeur que leur avait causée la vue de tout ce monde, et ils reprirent avec confiance leur chant matinal. 
     En rentrant, Pélasge apprit que Mlle Georgine venait de succomber, après une longue convulsion. On lui annonça que le corps serait transporté de l’autre côté du fleuve, la mère et les sœurs de la jeune fille désirant qu’il fût enterré dans le cimetière de leur paroisse. 
     Au coucher du soleil, un grand esquif manœuvré par quatre nègres traversait le fleuve; il emportait la jeune fille morte. Elle était couchée sur un matelas, et couverte d’une courte-pointe blanche; la mère et les sœurs l’accompagnaient. Le temps était calme; l’eau du fleuve était presque aussi unie que celle d’un lac quand il n’y a pas de vent; l’esquif glissait facilement sur une surface dorée, et s’éloignait avec rapidité. 
     Pélasge était seul, sur le balcon de cette maison où la mort avait moissonné cinq personnes en moins de trente heures; il suivait des yeux l’embarcation lointaine, écoutant, dans une sorte de stupeur, le bruit cadencé et de plus en plus sourd des rames. Appuyé à une colonne, il resta à la même place longtemps après que le canot eut disparu dans l’ombre de la rive opposée. La brise du soir commença à souffler; elle devint forte; elle gémissait dans les fentes des portes; on eût dit une plainte se mettant à l’unisson de la tristesse de Pélasge. Il revint à lui comme s’il eût entendu la voix compatissante d’un ami. Il rentra; il était déjà nuit. Il descendit. Il y avait de la lumière dans la chambre de Blanchette; ce qui l’étonna. Il poussa doucement la porte. Parmi les objets éclairés par la lampe, était un canapé sur lequel étaient posées la dernière robe portée par Blanchette et ses bottines en peau de chèvre. Immobile en face de ces objets, Lagniape les regardait et pleurait. 
     Pélasge eut un serrement de cœur; il s’avança et tendit affectueusement sa main à la vieille. 
     "Ma bonne Lagniape, dit-il, nous voici bien seuls! de cette nombreuse et brillante famille des Saint-Ybars, il ne reste plus personne; maîtres, enfants, domestiques, tous morts ou dispersés. Pour parler d’eux il n’y a plus que vous et moi, une ancienne esclave et un étranger. Ainsi vont les choses de ce monde. Croyez donc au bonheur! comptez donc sur le lendemain!….Lagniape, quelles sont vos intentions? où voulez-vous aller? est-il un service que je puisse vous rendre? 
     "Hélas! mon cher Monsieur, répondit Lagniape, que voulez-vous que fasse une infirme octogénaire comme moi? accordez-moi, je vous prie, un petit coin sur votre ferme, où je puisse attendre tranquillement la mort; elle ne peut tarder à venir maintenant. 
     "Vous aurez ce que vous désirez, Lagniape; rien ne vous manquera. 
     "Merci, M. Pélasge; vous êtes un homme généreux; vous me rappelez mon premier maître, M. Moreau des Jardets." 
     Dès le lendemain Lagniape s’établissait sur la ferme. Livia venait souvent la voir. Le bon sens, l’esprit d’ordre et d’économie de cette jeune femme attirèrent l’attention de Pélasge; il l’employa dans son magasin. Elle s’acquitta si bien de sa besogne, qu’il lui proposa de prendre entièrement la direction de son commerce. Il était fatigué de ce métier qui consiste à acheter pour revendre, et à mettre de l’argent de côté. De l’argent, il en avait plus qu’il ne lui en fallait avec ses goûts simples et ses habitudes de sobriété. Livia le remplaça si bien que les affaires continuèrent de marcher comme s’il n’y avait pas eu le moindre changement. Alors, Pélasge commença une nouvelle vie; elle se partageait entre ses livres et ses visites au vieux sachem. Tous les jours, quand le soleil approchait de son coucher, il sortait de son cabinet de travail et se rendait à pied sous l’arbre vénérable. Là, il passait deux ou trois heures, quelquefois davantage, plongé dans des souvenirs et des méditations où il trouvait, non pas le bonheur, mais du moins la tranquillité. Il revoyait en esprit les personnes qu’il avait le plus aimées en Louisiane, Chant-d’Oisel, Démon, Blanchette, Mamrie et Vieumaite. Il n’était plus l’homme du présent, il vivait tout entier dans le passé. Il s’éloignait toujours avec regret du vieux chêne; quand il sortait de son ombre silencieuse, les étoiles brillaient depuis longtemps. 
     Quelquefois Pélasge causait avec Lagniape; mais ce n’était que pour parler de personnes et de choses qui n’étaient plus. Lagniape elle-même vint à lui manquer; la mort pensa enfin à la pauvre vieille infirme, et lui fit la grâce de l’enlever. Alors, Pélasge se trouva absolument seul. Ses repas lui étaient servis par une vieille négresse au caractère concentré et triste, qui ne parlait jamais, à moins qu’une impérieuse nécessité ne l’y contraignît. De temps en temps, il écrivait à Nogolka; il n’avait jamais cessé de correspondre avec elle. Elle était la seule attache qu’il eût en Europe; il avait perdu son père et sa mère dont il était le seul enfant; l’éloignement et le temps avaient effacé ses traits et même son nom de l’esprit de ses anciens amis. Depuis que la mort avait fait le vide autour de lui, ses lettres à Nogolka étaient devenues plus fréquentes et plus longues. Il s’épanchait volontiers avec elle; de son côté elle lui parlait à cœur ouvert. Elle n’avait jamais cessé de l’aimer, et elle ne s’en cachait pas. Elle était pourtant mariée. Elle aussi, elle avait perdu ses parents. Après leur mort, se trouvant seule au monde, elle avait fini par céder aux instances d’un vieux noble russe qui l’aimait passionnément. Elle avait un fils de treize ans et une fille de dix. 

CHAPITRE XLIX. 

Le Comte Casimir Dziliwieff

     Le mari de Nogolka, le comte Casimir Dziliwieff, était un de ces beaux vieillards verts et actifs qui feraient aimer la vie même aux plus indifférents, tant ils la prennent à cœur et s’appliquent à en user noblement. Il avait un caractère chaud et enthousiaste, un esprit large, une volonté de fer. Nogolka, avant d’accepter ses offres, lui avait déclaré franchement qu’il y avait en Amérique un homme qu’elle aimait, et qu’elle l’aimerait tant qu’elle vivrait. Dziliwieff avait admiré cette franchise; il y avait vu une raison de plus pour s’attacher à Nogolka. Après leur mariage, il ne s’opposa nullement à ce qu’elle continuât à correspondre avec Pélasge. Bien plus, quand Nogolka était empêchée par une raison quelconque d’écrire, il la remplaçait. Peu à peu un échange direct de lettres s’établit entre Dziliwieff et l’ami de sa femme. Plus le vieillard lisait dans la pensée de Pélasge, plus sa confiance en lui augmentait; il en vint même à désirer de le voir en personne. 
     Dziliwieff, malgré son âge, nourrissait de vastes projets. Il voulait voir son pays libre et marchant comme les États-Unis, ou au moins comme l’Angleterre, dans la voie du progrès. Dans sa naïveté héroïque, il avait d’abord exposé ses plans de réforme aux jeunes princes de la famille impériale; on l’avait traité de vieux fou, et on l’avait même menacé de l’envoyer aux mines de Sibérie. Alors, il s’était dit: "Puisqu’ils ne veulent pas entendre raison, il faut agir révolutionnairement." Et il s’était mis à conspirer. Résolu à sacrifier sa vie, s’il le fallait, pour le triomphe de ses idées, il avait assuré, par de sages dispositions, l’avenir de Nogolka et de ses enfants. Il avait fait passer une grande partie de sa fortune à l’étranger. Un des amis qu’il avait en Suisse, lui avait prêté son nom pour acheter une propriété dans le voisinage de Lausanne. Il faisait donner à son fils une éducation toute républicaine. Deux fois par an, il disparaissait sous un prétexte quelconque; tandis qu’on le croyait en Hollande ou en Égypte, il rentrait incognito en Russie, pour continuer sa propagande révolutionnaire. 
     Dziliwieff avait conçu une haute idée du caractère et des capacités de Pélasge. Il s’était dit, plus d’une fois, que si son jeune ami, car il l’appelait ainsi, habitait en Europe, il trouverait en lui un puissant auxiliaire pour l’accomplissement de son projet. Mais Pélasge ne manifestait aucune idée de retour, et il était probable qu’après son mariage il se fixerait irrévocablement en Louisiane. Quand Dziliwieff apprit la mort de Chant-d’Oisel, il se reprit à penser que Pélasge lui serait d’un bien grand secours s’il venait en Suisse. La fin simultanée de Démon et de Blanchette fixa ses idées; ce qui jusque-là n’avait été qu’une hypothèse devint une espérance. Quand il vit la tristesse froidement désespérée dans laquelle Pélasge s’enfonçait de plus en plus, il se dit: 
     "Ça marche; bientôt la poire sera mûre." 
     Dziliweiff connaissait à fond le cœur et l’esprit humain; il savait tout le parti qu’on peut tirer des hommes jeunes encore qui ont bu, jusqu’à la lie, la coupe du malheur. C’était parmi eux qu’il recrutait ses adhérents les plus sûrs; il les appelait ses morts. Il allait partout cherchant, comme il disait, des morts pour les ressusciter. Il mettait en eux une vie nouvelle, en leur donnant un but à poursuivre; il leur communiquait sa force de volonté, il les exaltait par la grandeur de la mission qui les appelait, il les pénétrait de cet esprit de persévérance infatigable qui assure, tôt ou tard, le triomphe de la cause à laquelle on s’est voué.

CHAPITRE L.

Le Vieux Sachem.

     Dziliwieff écrivait plus souvent à Pélasge, depuis la mort de Démon; en provoquant de fréquentes réponses, il étudiait, comme il disait en lui-même, son mourant d’Amérique; il épiait, avec un redoublement d’attention, la fin de l’agonie. 
     Pélasge s’ensevelissait de plus en plus dans les profondeurs silencieuses de l’étude. Chaque jour le gouffre qui le séparait des intérêts ordinaires de la vie, s’élargissait. Il ne tenait plus à la terre que par un lien; ce lien, c’était le vieux sachem. C’était son compagnon, son confident; il l’aimait depuis dix-huit ans. Sa vie de cœur était là, dans l’ombre de ces rameaux d’où le silence et la tranquillité descendaient pour l’entourer, et pour protéger les rêveries dans lesquelles il voyait accourir à lui Chant-d’Oisel, Démon, Blanchette, Mamrie, Vieumaite, lui souriant et lui parlant. 
     On n’avait jamais vu Pélasge pleurer. Qui sait? peut-être pleura-t-il plus d’une fois au pied du vieux sachem; c’est un secret qu’ils ont toujours gardé l’un et l’autre. 
     Il y avait quatorze mois que Pélasge vivait de cette vie intérieure et taciturne; il ne sortait de sa solitude et de son silence qu’à de rares intervalles, lorsque Livia venait régler ses comptes avec lui. Il ne croyait plus au bonheur; il aspirait seulement à la tranquillité. Mais de quelque manière que l’on vive, même dans un désert, la vie garde son droit de ménager des surprises, bonnes ou mauvaises, à qui croit s’être mis à l’abri de ses vicissitudes. Une nuit, Pélasge fut réveillé par un violent orage. La pluie tombait à torrents, le tonnerre grondait sans intermission. Enfin, aux approches du jour, les roulements de la foudre se ralentirent. Il y eut même un silence de quelques minutes. Pélasge croyait l’orage fini, lorsqu’une détonation brusque et courte, mais d’une force prodigieuse, éclata. Par un mouvement involontaire et dont il n’eut même pas conscience, il se trouva assis dans son lit; il crut que la foudre tombait sur la ferme. À cette explosion soudaine succéda immédiatement un bruit lourd et prolongé. Le sol trembla; toutes les parties de la maison craquèrent. Pélasge étonné se demanda ce que cela pouvait être: un bolide? un aérolithe? un tremblement de terre? Il se leva. Cette fois, l’orage était bien fini; la campagne avait repris son silence ordinaire. Les nuages s’entr’ouvrirent à l’Orient, et laissèrent passer la lumière du soleil. Pélasge, avant de sortir, ouvrit sa fenêtre du même côté, comme il faisait chaque matin, pour saluer d’un regard son vieil ami le sachem. Il recula, en frissonnant et en portant la main à son cœur comme s’il y avait reçu un coup mortel; le dôme du vénérable chêne avait disparu; au milieu du vide fait dans l’espace, son tronc colossal, dépouillé de toutes ses branches, se dressait comme une colonne funéraire. 
     Pélasge, la poitrine oppressée, traversa la savane d’un pas mal assuré. Un spectacle désolant l’attendait. L’orage, en tourbillonnant, avait déraciné tous les arbres de la chênière; la foudre avait dispersé de tous côtés les rameaux gigantesques du vieux sachem. Le tombeau des Saint-Ybars, écrasé et enfoncé dans la terre, avait entièrement disparu sous un monceau de bois et de feuilles. Des branches, grosses comme des troncs de grandes arbres, étaient jetées pêle-mêle sur les fosses de Vieumaite, de Démon, de Blanchette et de Mamrie. Dans d’autres endroits, le sol était couvert de fragments plus ou moins menus. Ça et là le bois, littéralement réduit en poussière, s’était amoncelé en buttes jaunâtres. On ne voyait pas trace des cyprès de l’enceinte. Des tas de feuilles roussies tranchaient au loin sur le fond vert de la plaine. Les planches du cabanage des Indiens absents, avaient été enlevées comme des brins de paille et jetées hors de la portée de la vue. 
     Pélasge rentra, la mort dans l’âme. Il se fit, dans son être moral, un vide semblable à celui que le vieux sachem, en disparaissant, avait laissé dans l’espace. Il perdit le goût de l’étude. Un mal qu’il n’avait jamais connu, mal horrible pour un caractère comme le sien, s’abattit sur lui; c’était l’ennui. Ne s’intéressant plus à rien, il sortait et marchait sans but, à pas lents et irréguliers, d’un air fatigué, comme s’il eût porté une montagne sur ses épaules. Il n’écrivait plus. Nogolka, inquiète de son silence, lui adressa plusieurs lettres coup sur coup. Pélasge rassembla à grand’peine les derniers restes de son courage, et il écrivit une longue lettre à son amie.

CHAPITRE LI.

On peut mourir plusieurs fois.

     Un matin, Dziliwieff revenant d’une promenade au bord du lac, entrait dans la chambre de sa femme, au moment où elle finissait de lire la dernière lettre de Pélasge. Il la trouva tout en larmes. Il lui demanda avec empressement quelle était la cause de son chagrin. Elle lui tendit la lettre, et dit en secouant tristement la tête: 
     "Pélasge est tombé dans le désespoir; il en mourra." 
     Le comte prit la lettre, lut très attentivement, et répondit avec le plus grand sang-froid: 
     "Vous vous trompez, chère amie, il ne mourra pas; il est mort. 
     "Mort! s’écria Nogolka avec angoisse. 
     "Oui, mort, oh! bien mort cette fois, continua Dziliwieff comme se parlant à lui-même; mort pour tout de bon." 
     Puis, s’exaltant et secouant la lettre en l’air comme un drapeau victorieux: 
     "Mort en Amérique, s’écria-t-il, pour renaître en Europe. Mort aux rêves de bonheur, il va revivre pour le devoir. Il m’appartient; je vais le tirer du tombeau, j’en fais un soldat de la liberté des peuples." 
     Nogolka regardait Dziliwieff avec un mélange d’étonnement, de douleur et d’admiration. 
     "Enfin la poire est mûre, dit le vieillard en se frottant les mains; nous allons la cueillir." 
     Il se mit à marcher d’un pas rapide, toujours se frottant les mains. 
     Comme Nogolka retombait dans ses idées tristes et paraissait découragée, Dziliwieff s’arrêta tout à coup et dit: 
     "Ah! ça vous ignorez donc, chère amie, qu’on peut mourir deux fois, plusieurs fois même? Tenez, moi qui vous parle, je suis mort déjà quatre fois: mort après mon premier amour trahi; mort, après la chute de ma tragédie que je croyais un chef-d’œuvre; mort, le jour où je m’aperçus que mon meilleur ami m’avait toujours envié et haï; enfin mort, quand, après une sévère enquête sur mes opinions philosophiques et religieuses, je m’écriai avec un amer mépris de moi-même:—Imbécile! tu as vécu, quarante ans, de rêves plus insensés les uns que les autres.—De toutes ces morts je suis sorti de plus en plus vivant. Il en sera de même de Pélasge, sinon il n’est pas digne d’être votre ami, il n’est pas un homme. Je vais lui adresser une dépêche. Attendez-moi dans mon cabinet de travail; j’ai à vous parler; voyez à ce que nous soyons bien seuls." 
     Dziliwieff se rendit au bureau du télégraphe, et expédia à Pélasge une dépêche conçue dans des termes propres à le tenir en suspens. Il revint bientôt, et s’enferma avec Nogolka. L’entretien dura une heure. Lorsque Nogolka sortit, sa figure rayonnait de joie et de fierté. 
     La dépêche de Dziliwieff intrigua Pélasge; il la relut plusieurs fois, sans en déchiffrer entièrement le sens. Ce qu’il comprit bien clairement, c’est que Dziliwieff lui demandait, quels que pussent être ses projets, un sursis de vingt jours. "Dans vingt jours, disait le télégramme en finissant, quelqu’un vous expliquera la chose de vive voix." 
     Bien souvent, pendant ces vingt jours, Pélasge se demanda ce que Dziliwieff voulait de lui. Toutes sortes de suppositions lui venaient à l’esprit; il cherchait la réponse qu’il ferait: quand il en trouvait une, elle était toujours négative. Il considérait sa vie comme finie, il se survivait. "Je n’ai plus rien à faire sur cette terre, se disait-il: je ressemble à un acteur, qui, après une représentation, quand tout le monde a quitté le théâtre, continue de se promener gravement sur la scène, dans le costume de son rôle."

CHAPITRE LII.

La Vie Nouvelle.

     Les souvenirs de Pélasge l’attiraient souvent dans l’avenue de l’ancienne habitation Saint-Ybars. Il aimait à s’y revoir entrant pour la première fois, avec Chant-d’Oisel alors charmante fillette à physionomie douce et réfléchie. Il repassait en esprit les meilleurs jours qu’il avait connus, sur cette habitation où devait s’écouler une partie si importante de son existence. Tous les jours, depuis quelque temps, il sortait de la ferme, au coucher du soleil, traversait la savane blanche ça et là par les ossements des animaux tués pendant la guerre, et allait s’asseoir dans l’avenue, sur un chêne déraciné, à une petite distance du fleuve. De là il voyait passer les voitures sur la voie publique, et plus loin les bateaux qui montaient ou descendaient. Il les regardait avec indifférence, ou plutôt il ne les regardait pas; c’étaient comme des ombres confuses qui glissaient devant ses yeux. 
     Un samedi, Pélasge était assis dans l’avenue, à sa place accoutumée, la tête appuyée sur sa main. Il avait ôté son chapeau, pour mieux sentir la brise du Sud qui lui arrivait toute fraîche du fleuve; ses cheveux noirs parmi lesquels serpentaient quelques fils d’argent, s’agitaient dans le tourbillon du vent. Il était plongé dans une de ces méditations sur l’avenir de l’humanité, dans lesquelles il trouvait un refuge contre l’ennui depuis qu’il avait perdu le goût des livres. Une voiture arrêtée à l’entrée de l’avenue, attira forcément son attention: un jeune garçon en descendit, et après lui une dame vêtue d’un élégant costume de voyage. Les inconnus, après avoir échangé quelques mots avec le cocher, s’avancèrent dans l’avenue. Pélasge se leva, pour s’éloigner par un chemin de traverse. Mais la dame, de loin, ouvrit les bras et les tendit vers lui comme pour lui dire: 
     "Je vous en prie, restez." 
     Pélasge s’arrêta. Sur un signe de la dame, l’adolescent qui l’accompagnait resta derrière. À mesure que l’inconnue approchait, l’étonnement s’accentuait davantage sur les traits de Pélasge. Quand elle fut à quelques pas de lui, il poussa un grand cri et courut à elle en disant: 
     "Nogolka!" 
     En effet, c’était Nogolka. Pélasge l’enveloppa de ses bras, et après l’avoir serrée sur son cœur: 
     "Vous ici? demanda-t-il. 
     "Oui, répondit Nogolka, je viens vous chercher. Nous ne voulons pas, mon mari et moi, que vous vous éteigniez inutilement dans cette solitude. Oh! comme tout est triste ici. C’est effroyable. Est-ce bien ici que fut le brillant domaine où nous nous sommes connus? on se croirait dans un cimetière abandonné. Pélasge, votre place n’est plus ici. Vous avez donné assez de votre âme au passé; l’avenir vous réclame. Un homme de votre valeur ne s’appartient pas; la cause de la civilisation et de la liberté lui impose des devoirs, auxquels il ne saurait se soustraire sans mériter les reproches des gens de cœur. Dziliwieff vous attend, c’est lui qui m’envoie. Pélasge, votre mission vous rappelle en Europe. C’est là que se livre la grande bataille entre l’esprit du passé et l’esprit nouveau. L’Amérique est maîtresse de son sort; elle n’a plus qu’à tirer le meilleur parti possible de son libre arbitre. L’Europe en est encore à se débattre contre les ennemis des droits de l’homme, ces mêmes droits pour lesquels vous répandiez votre sang, à la fleur de votre jeunesse, sur les barricades de Paris. Il y a encore, là-bas, des familles qui croient, ou plutôt qui voudraient faire croire qu’elles ont été créées tout exprès pour conduire les peuples, de même que les bergers conduisent les troupeaux dont la laine sert à les vêtir, et la chair à les nourrir. Riches et habiles, elles s’appuient sur des minorités qu’elles intéressent à la conservation de leur pouvoir. Elles ont à leur service des armées toujours prêtes à noyer, dans le sang, les tentatives des peuples pour s’affranchir du joug. Sous prétexte de dangers extérieurs, elles augmentent sans cesse le nombre de leurs soldats; elles attisent dans les cœurs de ces multitudes armées, toutes les passions qui font d’une nation l’ennemie impitoyable d’une autre nation. 
     "C’est toujours la lutte, l’éternelle lutte entre la lumière et les ténèbres, entre l’ignorance et le progrès, entre la liberté et la servitude. 
     "Pélasge, ne viendrez-vous pas combattre avec nous pour la lumière, le progrès, la liberté? 
     "Oui, vous viendrez; Dziliwieff compte sur vous. 
     "L’heure est critique; les hordes armées de l’Europe, conduites par des chefs sans scrupule et sans pitié, menacent de nous replonger dans la nuit qui suivit l’invasion des Barbares. 
     "Il y a une arme dont vous savez vous servir aussi bien que du fusil; une arme plus redoutable que tous les fusils à aiguille du monde. La plume, tenue par votre main, porte les coups que les ennemis de l’humanité craignent le plus. Dziliwieff fonde un journal dont vous serez l’âme et la voix; il lui donne pour titre:—LA VIE NOUVELLE.—Les hypocrites, les violents, les cupides, les ambitieux, les orgueilleux, tous ceux enfin qui exploitent l’ignorance et la crédulité des foules, auraient trop beau jeu, si les hommes comme vous restaient dans l’ombre et le silence. 
     "J’ai donné ma parole pour vous. Nos amis sont impatients de vous voir; partons." 
     Pélasge prit les mains de Nogolka, les serra, et la regarda avec l’expression de la reconnaissance et de l’enthousiasme. Il la trouvait rajeunie; il n’y avait plus de fatigue ni de chagrin sur ses traits; son teint frais et rosé, ses yeux étincelants de vie, formaient un contraste étrange mais nullement discordant avec sa chevelure maintenant uniformément blanche comme la neige des Alpes. 
     "Nogolka, dit Pélasge, vous êtes bonne, vous êtes belle, vous êtes grande! Vous êtes pour moi le retour à la vie; vous êtes l’espérance, la foi, la force, la lumière. Noble amie, je serai digne de vous; je serai digne de Dziliwieff; je m’élèverai à la hauteur de votre héroïque philanthropie. Nogolka, que ne vous dois-je pas pour être venue de si loin à mon secours? disposez de moi comme vous voudrez; je vous appartiens tout entier. 
     "Je vous donne juste le temps de régler vos affaires d’intérêt, répondit Nogolka; ne perdez pas une minute; la vue de cette campagne désolée me serre affreusement le cœur. 
     "Maintenant, laissez-moi vous présenter mon fils." 
     Nogolka se retourna, et sur un signe fait par elle, le jeune garçon s’approcha. 
     "Ivan, dit-elle, tu connais M. Pélasge; tu en as tant entendu parler! embrasse l’ami de ta mère." 
     Ivan obéit avec empressement. Pélasge le reçut dans ses bras, le caressa et dit à Nogolka: 
     "Comme il vous ressemble!"…. 
     Deux jours après cette entrevue, un bateau à vapeur, arrêté depuis une demi-heure devant l’ancienne habitation Saint-Ybars, reprenait le large et descendait le fleuve. Debout sur la galerie, à l’arrière, un homme avait les yeux fixés sur le rivage; sa main gauche fermée pressait sa poitrine avec force. Une dame tenait son autre main. C’était Pélasge et Nogolka. Pélasge regardait, pour la dernière fois, le tronc mutilé du vieux sachem. 
     Quand le bateau eut doublé la pointe de terre, au-delà de laquelle on perdait de vue le côté où s’élevait jadis la belle demeure des Saint-Ybars, Nogolka dit à son ami: 
     "Nous voici séparés du passé; le passé est un mort: qu’il dorme en paix! il a eu ses joies et ses peines. L’avenir nous appelle; il a pour nous d’autres joies et d’autres peines: il est la vie; allons à lui." 

 


 

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