Introduction - Chapitre 1 - Chapitre 2 - Chapitre 3 - Chapitre 4 - L'Insurrection - Carmélite - Le Macandal - Lisa - Conclusion - Notes

LE MACANDAL.

EPISODE DE L'INSURRECTION DES NOIRS

---- A ----

ST. DOMINGUE.

PAR
TANTE MARIE.

NOUVELLE-ORLEANS.

Imprimerie Geo. Müller, 50, rue Bienville.

1892.

« UN SOUVENIR HEUREUX EST PEUT-ÊTRE SUR TERRE PLUS VRAI QUE LE BONHEUR. »
ALFRED DE MUSSET.

DÉDIÉ

à mes neveux et nièces
JOHN, CHARLES, JEANNE, MARGUERITE ET MELAZIE WOGAN,
ainsi qu'à leurs amis
GEORGES ET FRANK BERNARD,
avec l'amitié sincère, d'un vieux souvenir.

TANTE MARIE.
Nouvelle-Orleans, Le., 1870.


LE MACANDAL.

Episode de l'insurrection des Noirs à St. Domingue, 1793.

INTRODUCTION.

     M. de Villeneuve, riche planteur haïtien, en passant devant le marché aux nègres du Cap, remarqua un groupe de noirs débarqués le matin même et dont l'air fier et indomptable attira son attention.
     M. de Villeneuve les admira en connaisseur, et finit par en faire l'acquisition.
      Le groupe en question se composait de trois sujets, types caractéristiques de la race qu'ils représentaient.
     Ces malheureux, qu'un incompréhensible hasard avait livrés aux horreurs de l'esclavage, appartenaient à la belle race des Séclaves indigènes de descendance semi-africaine, semi-asiatique, et qui, de temps immémorial, habitent la partie nord de l'île de Madagascar.
     Des Arabes, dont ils descendent, les Séclaves ont hérité les cheveux droits et longs; ils ont aussi les traits moins grossiers que ceux de leurs voisins du Zanguebar.
      Le chef était un colosse de force herculéenne; on avait du, par précaution, lui mettre des fers nonseulement aux pieds et aux mains, mais l'enchaîner fortement à l'une des pilastres de la vérandah sous laquelle il se trouvait.
     De sa poitrine haletante sortait le râle de la rage, ses yeux, égarés par le désespoir de l'impuissance, étaient fixés sur son fils, jeune enfant de trois à quatre ans, miniature du géant africain aux pieds duquel il dormait aussi paisiblement qu'il l'eût fait à l'ombre des grands arbres de ses forêts lointaines.
     Sa femme, grande et robuste, portait la tête haute, elle avait le regard dur—cruel même—l'œil d'un fauve prêt à s'élancer sur sa proie; moins dangereuse que son mari, elle n'avait de fers qu'aux pieds.
     M. de Villeneuve eut à se repentir d'avoir acheté ce groupe de Séclaves, car ce même Macandal, quelques années plus tard, ne pouvant supporter les rigueurs de l'esclavage, s'échappa de chez son maître et alla rejoindre la redoutable bande des nègres marrons.
      Les actes abominables, dont il se rendit coupable, répandirent la plus grande terreur parmi les noirs de l'île, sur lesquels il obtint une puissance illimitée.
     Macandal avait formé le projet de faire disparaître de la surface de l'île tous les hommes qui ne seraient pas de descendance africaine.
      Sa tête fut mise à prix.
     La vigilance des magistrats, les efforts du gouvernement, tout fut inutile, on ne pouvait parvenir á s'emparer du scélérat, car toutes tentatives contre sa personne étaient suivies d'une mort soudaine, résultat servant à accroître la terreur générale.
     Macandal fut enfin pris et exécuté; mais les noirs croyaient encore, à l'epoque où commence cet écrit, qu'il n'avait pas péri; il devait revenir un jour briser leurs fers et les rendre libres.
     Son nom seul inspirait la plus grande frayeur parmi les gens de sa couleur.
     En s'enfuyant de l'habitation de son maître, Macandal y avait laissé sa femme et son fils.
     Après les atrocités commises par ce monstre, suivies de sa mort tragique, Mme de Villeneuve avait déclaré à son mari qu'elle ne garderait à son service aucun membre de cette dangereuse famille.
     Cédant aux instances de sa femme, M. de Villeneuve vendit avec regret ces types superbes d'une race rare et fort appréciée des colons de St.-Domingue.
     L'acquéreur fut M. de Lorris, gendre de M. de Villeneuve.
     Disciple du philosophisme de l'époque, M. de Lorris avait cru deviner dans le fils de Macandal un sujet propre à certaines expériences humanitaires qu'il se proposait de faire.
     Il acheta donc le jeune Dominique, ainsi que sa mère Wamba, malgré les supplications de sa belle-mère, Mme de Villeneuve.
     --Ce ne sont pas des êtres humains.—lui avait-elle dit,--ce sont des fauves, le sang de Macandal ne peut avoir engendré qu'un monstre….; si M. de Villeneuve m'avait écontée, le même bûcher aurait consumé toute cette famille de démons africains.
     La vieille dame n'avait pas tort; son instinct féminin lui faisait pressentir l'avenir.
      Les hommes, en général, par une certaine indolence de leurs facultés mentales, basent leur jugement sur l'apparence. Cet état apathique de l'intelligence entraîne souvent à de sérieuses conséquences en empêchant l'analyse immédiate des causes et de leurs effets dans les incidents usuels de la vie.
     Quelques jours après l'acquisition de la mère et du fils, M. de Lorris fit venir Dominique dans la bibliothèque.
     Cette pièce, située au rez-de-chaussée, faisait contraste avec les appartements luxueux du reste de cette maison princière.
     Deux grands panneaux de cette chambre étaient garnis de rayons sur lesquels on voyait les chefs-d'œuvre littéraires anciens et modernes; un piano remplissait un troisième panneau; au centre, sur une table recouverte d'un tapis de velours grenat, étaient plusieurs partitions, un globe terrestre, du papier à régler, pour copier de la musique, un sablier et divers objets indiquant les goûts et les aptitudes du maître; une large porte-fenêtre ouvrait sur une terrasse descendant, en pente douce, jusqu'à la rivière du Limbé.
     Lorsque Dominique entra, M. de Lorris, assis dans un fauteuil, copiait de la musique; il ne parut pas s'apercevoir de la présence du jeune esclave, celui-ci resta debout à quelques pas de la table, son chapeau à la main.
     Cinq minutes, dix minutes s'écoulèrent; le maître n'avait pas levé les yeux, l'esclave n'avait pas bougé, n'avait pas fait le plus léger mouvement qui eût pu indiquer sa présence.
     Le sable tombait lentement dans le sablier, les doigts du musicien marquaient symétriquement chaque note sur la portée, le nègre conservait toujours son immobilité de caryatide; l'observateur le plus émérite n'aurait pu découvrir la moindre agitation dans toute, sa personne quand M. de Lorris, repoussant brusquement son fauteuil, lui demanda tout-à-coup:
     --Que faisais-tu sur l'habitation de mon beau-père!
     --Je m'occupais du cheval de Mlle Corinne, et j'accompagnais mademoiselle à la promenade.
     --Ce n'est pas travailler cela….Quel ouvrage faisais-tu habituellement? Le noir hésita.
      --Eh bien, répondras-tu?
     --En revenant de la promenade—répondit-il, toujours impassible—je rangeais le cabinet de travail de Mlle Corinne, j'époussetais les livres, accordais le clavecin et la harpe, quelquefois Mlle Corinne me donnait de la musique à copier.
     Pendant que parlait Dominique, son maître le regardait avec étonnement.
     Le visage de l'esclave dénotait des capacités intellectuelles peu communes aux nègres. Un des traits caractéristiques de cette étrange physionomie était la plus complète immobilité. Ses lèvres remuaient machinalement pour formuler des mots—c'était tout; le reste du visage demeurait impassible.
     Etait-ce un homme ou une statue qui parlait?
     Impatienté par le stoïcisme de son esclave, irrité par une émotion dont il ne se rendait pas compte, M. de Lorris se leva….puis, tout en marchant:
      --Oh! je vois cela d'ici….une promenade matinale, puis, au retour, monsieur déchiffrait sans doute son opéra favori; le reste du temps, étendu sur un divan, tu fumais des cigarettes en lisant Rousseau ou Voltaire!……J'ai affaire à un petit maître, à un érudit, non à un esclave? Qui sait….après tout, tu mens peut-être!….Tu copies de la musique, dis-tu?
      --Oui, maître.
     --Bien; mets-toi là et copie moi ce menuet, je le destine justement à ton ex-maîtresse.
     Le nègre prit une chaise de jonc, l'approcha de la table, posa son chapeau dessous, apprêta le papier et regarda son maître.
     C'était la première fois que leurs regards se rencontraient.
      Dans celui de Dominique, pas l'ombre de servilité, on y lisait une simple interrogation:--Où est la plume?
     Celle de M. de Lorris était à toucher de sa main…la prendre eût été un manque de respect.
     Le maître comprit.
      --Prends en une sur la table….as-tu un canife? eh bien, taille-la.
     Le noir obéit, et commença l'ouvrage indiqué.
     M. de Lorris suivait la main de Dominique avec un intérêt plein de surprise.
     --As-tu déjà copié ce menuet?
     --Oui, maître.
     --Corinne l'a donc? Quelqu'un le lui a-t-il donné?
     --Oui, maître; M. Duverney le lui a rapporté de Paris le mois passé.
      --Ah, le madré ne s'en est pas vanté! Allons, tu peux t'en aller….non, attends, à partir d'aujourd'hui tu t'occupera spécialement de cet appartement, et tu te tiendras à mes ordres ainsi qu'aux ordres de M. Paul.
     Le nègre, qui s'était levé, salua et se retira.
      Dominique était parti depuis longtemps que M. de Lorris se promenait encore dans son cabinet. Plus il réfléchissait, plus les paroles de sa belle-mère lui semblaient sage:
     --Macandal ne peut avoir engendré qu'un monstre?
      Ce fut pourtant à ce dangereux Mentor que M. de Lorris confia son fils Paul, lorsqu'il l'envoya, quelques années plus tard, finir ses études en Angleterre.
     Mme de Lorris, ne partageant aucunement les craintes de sa mère au sujet de la famille de Macandal, suivit l'exemple de son mari.
     Elle s'empressa de donner à Wamba le poste important de femme de charge.
      La rare intelligence, l'aptitude étonnante que montra l'ex-reine des Séclaves pour tous les ouvrages qui lui étaient confiés, lui valut ce poste important dans la maison princière de ses maîtres.
     Wamba inspirait une terreur indicible aux nègres, surtout aux congos.
     Un jour la petite Corinne de Lorris demanda à sa bonne:
      --Tine, pourquoi as-tu peur de Wamba? Wamba est bonne.
      --Chère, Tine aime pas les n'hypocrites et les 'poisonneurs.
      Ce sentiment, que Tine exprimait dans son langage pittoresque, tous les noirs le partageaient. Macandal ayant laissé son nom au fameux poison dont il était l'inventeur, les nègres avaient tout lieu de croire Wamba héritière du fameux secret.

CHAPITRE I.

     Dix ans se sont écoulés.
     En France, le règne de la terreur est à son apogée. A St.-Domingue, il commence. Plusieurs massacres ont eu lieu, nombre de maisons brûlées. ………………………………………………………………………………………………………
     Une nuit orageuse de la fin d'avril, l'atmosphère est lourde….vibrante; au zénith la pleine lune combat vaillamment avec d'épaisses nuées noires venant du côté de la mer.
     Du haut des monts Cibaos on entend le roulement prolongé de l'orage.
     L'aspect de la campagne environnante est désolé;--un sol aride, semé de grosses pierres saillantes en rendent le parcours périlleux; à l'est, au sud, à l'ouest, des montagnes; au nord, la mer.
     Un nègre, monté sur un superbe cheval de race, traverse au galop la plaine du Limbé, doublement éclairée par la lumière intermittente des rayons lunaires, par la lueur vacillante des éclairs. Arrivé à quelques toises de la mer, le noir arrête la course effrénée de sa monture….hume l'air, comme le ferait un fauve cherchant dans les émanations de l'atmosphère la présence d'un ennemi, puis, baissant la tête, il écoute:--seules, la mer, au loin, rendant sa plainte éternelle sur les récifs de la côte, et la voix sonore du tonnerre répondent à la muette interrogation adressée à la nature par Dominique, fils et successeur de Macandal l'empoisonneur!
     Apparemment satisfait, le cavalier nocturne tourna bride à gauche et se trouva bientôt devant un de ces arbres monstrueux des Indes Occidentales, connus sous le nom de Figuier Maudit.*
     Celui-ci avait bien vingt pieds de circonférence, la racine-mère était d'une grosseur prodigieuse, tellement saillante au-dehors que l'arbre paraissait porté sur des arcs-boutants. De ses branches principales, qui s'étendaient fort au loin, sortaient des baguettes plus ou moins fortes; celles-ci, en touchant terre, avaient pris racine, de sorte que le tronc était comme encagé par ses propres rameaux.
     Dominique sauta à bas de son cheval, le fit entrer au milieu des baguettes du figuier dont plusieurs paraissaient avoir été coupées pour laisser un espace libre, puis de la poche de son large habit de toile il tira un paquet de lettres qu'il se mit à parcourir à la lueur d'une petite lanterne [*NOTE I.] portée à cette intention.
     Sa lecture terminée, le noir se leva les prunelles étincelantes—le visage rayonnant d'une joie farouche:--Enfin je touche au but, s'écria-t-il, libres…tous…quel rêve! et se dirigeant précipitamment vers le tronc du figuier, il prit un petit sifflet d'argent suspendu à sa chaîne de montre, en tira un son long et strident.
     Le tronc de l'arbre s'ouvrit comme par magie pour laisser entrer le fils de Wamba.
     Cet arbre creusé par le temps, l'irrépressible destructeur, servait de retraite à Wamba qui, un beau matin, avait dispara de l'habitation. Les recherches les plus minutieuses n'avaient abouti à aucun résultat.
      La mère de Dominique restait introuvable.

* * * * * *

     Tout dans l'intérieur du figuier dénotait la présence d'un être adonné à la science funeste de la nécromancie ou sorcellerie.
      Dans nos pays civilisés, protégés par les lois et la police, nous pouvons hausser les épaules devant ces choses, tant soit peu insolites, mais dans les colonies, surtout dans les Antilles où le pouvoir des magistrats est, pour ainsi dire, nul, les sciences occultes jouent un rôle terriblement sérieux.
     Mais revenons à notre figuier.
     Sur un haut trépied de bois, pelotonné sur lui-même, était un animal aux formes indescriptibles.
     Que l'on se figure une boule noire, aux reflets soyeux, sans queue ni oreilles. A la place de ces appendices nécessaires à l'harmonie de l'ensemble des formes de tout honnête quadrupède, avait crû une touffe de poils du plus bel ébène.
     Cet être phénoménal est Maya, le chat noir, après le serpent, un des plus grands fétiches des tribus africaines. Ses yeux, qui brillent comme deux escarboucles, sont fixés dans un coin obscur de la chambre où, enroulé sur une natte de joncs, se repose son tout-puissant confrère le serpent, ou Zambi,--mot africain signifiant: dieu.
     Ce dernier, de temps à autre, lève la tête jusqu'au chaudron que surveille la vieille Wamba avec une religieuse attention; après s'être enivré de la fumée acre et nauséabonde qui s'en échappe en longues spirales blanches, Zambi se recouche et prend l'immobilite qui convient á la dignité du dieu par excellence de la redoutable secte des vaudoux.
     A des perches transversales sont suspendus des paquets d'herbes sèches, des petits cranes humains et d'autres objects aussi hideux que sinistres.
     En entrant, le nerf olfactif de Dominique, déshabitué, par un long séjour en Europe, des fumées aromatiques de l'autre de Wamba, en fut désagréablement incommodé; notre héros éternua. A ce bruit, Zambi se redressa et pointa sur Dominique son dard rouge et fourchu; Maya se leva sur ses quatre pattes, hérissa ses poils, puis lui cracha dessus.
      Dominique, que cet accueil peu amical des dieux domestiques n'émut nullement, s'approcha de sa mère, qu'il n'avait pas vue depuis de longues années, se croisa les bras, et attendit en silence.
     Après quelques secondes, du regard la vieille indiqua un paquet placé sur une table. Sans paraître s'inquiéter du mutisme de sa mère, Dominique se dirigea vers la table, prit le paquet, s'assit sur un escabeau et déposa devant lui les étranges objets qu'il contenait; c'était un crane humain, traversé par un couteau de chasse, un morceau de bois entre deux pierres, et….deux croissants.
     Le fils de Macandal revenait de Paris, où il avait passé les trois dernières années (1793).
     Il y avait entendu les discours du Démosthènes français, lu les feuilles sanglantes de « l'Ami du peuple, » assisté aux journées de septembre. Ce fut donc avec un sourire dédaigneux qu'il contempla ces terribles missives envoyées par les noirs des montagnes, à lui, leur chef bien-amié—Macandal—revenu pour les libérer!
     --Voilà, dit-il, qui est furieusement significatif, bien plus éloquent que la parole ardente de Mirabeau, ou la lave brûlante du volcanique Marat! Bah! ricana le chef noir, en prenant la tête de mort dans ses mains, puis, en en retirant lentement le poignard, il continua:
     --Les hommes sont partout les mêmes; blancs ou noirs, civilisés ou barbares, mettez-les aux prises avec leurs passions, autant de brutes déchaînées; encore, l'homme civilisé a-t-il de plus que ces pauvres abrutis, le raffinement que lui donnent ses facultés perceptives développées par l'éducation, jointes à son pouvoir de raisonner le mal qu'il veut faire. L'homme n'est, après tout, comme l'a dit un célèbre écrivain, qu'un animal parmi d'autres animaux; imitons donc l'ami du peuple, et, au nom de la Liberté, abreuvons-nous de sang!
     A peine eut-il achevé ce monologue qu'une main, posée sur son épaule, lui fit tourner la tête, il rencontra le regard enflammé de sa mère.
     --Tes paroles, ô, digne fils de Macandal, sont à mon cœur ce que la pluie est aux fleurs après une longue sècheresse: tu me fais revivre!
     --Vous êtes alors satisfaite de votre élève? il a, je crois, dépassé vos espérances.
     --Non, il est à point; je suis contente de lui.
     Et, de ses doigts osseux, armés d'ongles crochus comme les serres d'un oiseau de proie, l'ex-reine des Séclaves caressa la tête de son fils; celui-ci parut goûter médiocrement cette caresse maternelle; se levant, il secoua son grand corps, ainsi que le ferait un animal fatigué d'avoir gardé longtemps la même position, et s'adressant à sa mère:
      --Que s'est-il passé pendant mon absence? Sois brève, j'ai une longue route à faire avant le jour.
     --Eh bien, répondit la vieille, j'ai envoyé ta lettre à Toussaint, arrivé hier au Cap.
     --Où s'est-il logé?
     --A l'auberge des Amis des Noirs, chez Mme Ogé, avec Chabannes et le jeune Dessalines.
     --Pourquoi cet enfant?
     --C'est une idée de Toussaint; d'ailleurs, le petit promet. Chabannes est, comme tu le sais, chef des nôtres au Cap. Pour mieux s'assurer de la coopération des noirs à la grande œuvre, il a donné une Calenda.*
     --Chez Mme Ogé? demanda Dominique, sortant, pour la première fois, de son impassibilité ordinaire.
     --Es-tu fou! chez cette vieille dévote? L'idée est bonne! Non, chez Boukman, le fameux chef des bandes des montagnes. Trois des principaux manquèrent à l'appel, nous apprîmes qu'ils avaient hésité….le lendemain ils étaient morts. Je leur avais envoyé un message à la Macandal!
     Ces paroles, qu'accompagnait un sourire de démon, furent dites à l'oreille de Dominique, celui-ci recula de terreur; sa mère lui faisait peur.
      --Et quel effet produisirent ces trois morts sur les habitants du Cap?
      --Les blancs n'eurent garde de dire mot; tant qu'aux noirs, ils accoururent en foule à la Bamboula que donna l'ami Boukman la semaine suivante. Cette fois-ci, personne ne manqua à l'appel.
     --Dominique, continua la vieille, une chose m'étonne, c'est la grande confiance que Chabannes paraît avoir en Carmélite Ogé; quel est son but?
     * NOTE II.
     Pour la seconde fois, Dominique tressaillit; un doute de sa mère équivalait à un arrêt de mort; par un puissant effort de sa volonté, il répondit avec calme:
     --Le but de Chabannes est facile à comprendre, Carmélite a beaucoup d'influence sur une certaine classe des gens de couleur; elle est même un puissant auxiliaire. J'approuve Chabannes de s'en faire une alliée.
     --Tant pis, elle n'a qu'à se bien tenir….car je veille,--et la vieille, qui était retournée à son chaudron, fixa ses yeux d'une manière significative sur le sinistre fricot.
     Dominique fronça les sourcils et dit, tout en se dirigeant vers la porte:
      --Si j'ai un conseil à vous donner, Wamba, c'est d'être plutôt économe que prodigue avec vos drogues, quand il s'agit de mes amis. Rappelez-vous que si vous êtes la femme et l'héritière de Macandal, j'en suis le fils; ah! j'oubliais, ce message me vient des noirs des montagnes, l'insurrection sera prête dans six semaines; préparez le grand sacrifice, faites prévenir Boukman et Mayaca; de mon côté, je verrai nos amis du Cap.
     En achevant ces mots, Dominique quitta le figuier maudit.

CHAPITRE II.

     L'habitation de M. Lucien de Lorris était située dans la paroisse du Limbé, sur la rivière du même nom.
     En remontant le Limbé, on apercevait à droite, avec ses vastes dépendances, une propriété charmante, dont le style orientale rappelait plutôt le riche palais d'un sultan du Bosphore, que la simple demeure d'un planteur haïtien.
     La maison principale était entourée d'une vérandah aux arcades gracieuses, ornées de plantes grimpantes, aux couleurs riches et variées, qui servaient de retraite à une innombrable quantité d'oiseaux.
     Par un large escalier de marbre rose, ouvert en éventail, on descendait sur une terrasse dominant la rivière. De chaque côté de l'escalier se trouvaient, de distance en distance, d'immenses vasques contenant tout ce que la flore des tropiques peut produire de plus éclatant en fait de fleurs, de plus pénétrant en fait de parfums.
     Ce brillant cadre renferme une plante délicate, fragile—Blanche de Lorris—ravissante créature de seize ans, sur laquelle l'œil de l'artiste se repose avec complaisance; harmonie de formes, traits d'une finesse toute patricienne, si délicats que l'on se demande comment ce frêle épi de blé est venu s'égarer au milieu de la flore luxueusement enivrante des tropiques?
     Blanche a les yeux bleu-ardoise, pleins de rêverie, ombragés par de longs cils blonds; son regard franc, inprégné de douceur, attire; on se prend malgré soi d'une vive sympathie pour la belle âme qu'on y devine.
     Ses cheveux, plutôt courts, sont d'une grande souplesse; elle les porte habituellement relevés sur le haut de la tête, ce qui laisse à découvert son cou d'un blanc velouté, sur lequel s'éparpillent follement de gentilles boucles blondes.
     Mme de Lorris n'a pas voulu qu'une main étrangère façonnât cette adorable nature qu'il a plu à Dieu de lui confier. Aussi y a-t-elle travaillé en artiste, guidée par son amour maternel joint à une intelligence peu commune, elle a su éviter les écueils où se brisent parfois les mères trop ambitieuses.
      Il est six heures du soir.
     Les différents membres de la famille se trouvent réunis sur la terrasse.
      Mme de Lorris avec sa mère, Mme de Villeneuve, puis, un peu plus loin, un groupe composé de Paul de Lorris, charmant garçon d'une vingtaine d'années, tout frais débarqué d'Europe, d'où il vient d'achever ses études, assis sur le parapet de la terrasse, à côté de sa sœur Blanche, ils écoutent tous deux une anecdote que ce conteur émérite, Philippe Duverney, leur raconte avec cet entrain intarissable, cette verve toute française qui lui a valu le titre de « conteur par excellence, » donné par ses compagnons de Club.
      De chaque côté du narrateur se tiennent deux enfants qui, eux aussi, l'écoutent de toute la force de leurs petits oreilles.
     Ce sont les Benjamins de la famille: Corinne et René de Lorris.
     Tandis que d'un côté la jeunesse, libre de tous soucis, de toute responsabilité, se livre à la gaité, si naturelle à cet âge, de l'autre, Mme de Lorris et sa mère écoutent avec anxiété le rapport du jour que leur fait Dominique; l'ayant terminé, l'esclave croise les bras et attend les ordres que Mme de Lorris jugera à propos de lui donner.
     --Je vois avec plaisir—dit-elle, s'adressant à son redoutable esclave—que vous êtes toujours aussi consciencieux; l'ordre qui règne sur l'habitation tient presque du prodige par ces temps de révolte, de bouleversement général. C'est, je le sais, grâce à vous, Dominique; je vous en remercie. Mais, ajouta-t-elle en baissant la voix au nom redoutable qu'elle allait prononcer, voici une lettre, reçue ce matin, m'annonçant la ré-apparition, ou plutôt la résurrection du fameux Macandal….qu'en savez-vous?
      --Je ne vais au village, Madame, répondit sans sourciller Dominique, que pour vaquer aux affaires de l'habitation, et ne m'occupe guère des nouvelles à sensation que font circuler les cerveaux brûlés de St.-Laurent……..D'ailleurs, notre vieille maîtresse, ici présente, pourrait vous dire que Macandal est mort depuis de longues années, le nom n'appartient plus à un homme….mais à une idée.
     --Idée terrible,--répondit avec émotion la vieille dame,--qui me rappelle des moments d'indicible angoisse. Dominique ma fille, sait bien que pour les noirs, son scélérat de pèro n'est pas mort; il doit revenir, dit la légende, pour briser leurs chaînes.
     --Grand'mère, demanda Paul, s'approchant de Mme de Villeneuve;--le temps est venu, je crois, de nous raconter l'histoire de Macandal. Blanche et moi ne sommes plus des enfants, tant qu'à Philippe, il adore les récits émouvants; dites, grand'mère, le voulez-vous?
      --Je le veux bien, à moins que….
      --A moins que….oh! nous ne voulons pas d'excuse—et, se tournant vers l'autre groupe, il s'écria: Arrivez, Blanche et Philippe, nous allons enfin entendre l'histoire du fameux Macandal.
     En un clin d'œil, les jeunes gens se trouvèrent réunis autour de Mme de Villeneuve, mais celle-ci, loin de se prêter au désir de ses petits enfants….hésitait; ses regards inquiets semblaient chercher près d'elle un danger inconnu, mais pressenti; ils s'arrêtèrent sur Dominique qui, toujours debout, attendait les ordres que l'exclamation intempestive de Paul avait arrêtés sur les lèvres de sa mère.
     Tout à coup, Mme de Villeneuve tressaillit, elle venait de rencontrer le regard haineux de Dominique fixé sur elle.
     Blanche, qui tenait les mains de sa grand'mère entre les siennes, les sentit trembler; ne comprenant rien à cette marque d'émotion, elle lui dit, d'un ton caressant:
     --Grand'mère, si vous êtes souffrante, nous remettrons l'histoire à demain.
     --Non, ma fille, dans ces temps d'agitation on ne doit jamais remettre au lendemain ce que l'on peut faire à l'heure même. J'attends que ta mère ait transmis ses ordres á Dominique.
     --Je n'en ai point à donner, ma mère; puis, s'adressant au noir: Vous pouvez vous retirer, s'il survenait le moindre incident aux cases, que je le sache à l'instant. Emmenez Corinne et René; dites à Martine de les mettre au lit, il en est grandement temps.
      Les enfants protestèrent en vain. C'était un sérieux désappointement de ne pas entendre l'histoire du père de leur ami Dominique, mais Mme de Lorris considérait, avec raison, les récits de grand'mère par trop excitants pour leur jeune imagination.
     --Allons! s'écria Paul, file jeunesse trop excitable; et, prenant les enfants par la main, il les remit au noir.
     --Maintenant, sans plus languir, apprenez nous qui était Macandal, et ce qu'était cette chose dont le seul nom fait encore frissonner.

CHAPITRE III.

HISTOIRE DE MACANDAL. (HISTORIQUE.)*


     Après s'être recueillie un instant, Mme de Villeneuve commença l'histoire de l'homme qui pendant nombre d'années fit régner la terreur parmi toutes les classes de St.-Domingue.
     --J'agis, je crois, contre les idées de ma fille en vous racontant les faits suivants, mais il est temps que Paul, comme chef de la famille, en soit instruit:
     Ce Macandal, prince Séclave de naissance, appartenait à votre grand'père, M. de Villeneuve; c'était un être féroce, sanguinaire—traits communs à sa race. Il avait su inspirer une grande frayeur aux noirs du Cap et des environs. Son caractère indomptable l'avait rendu, plus d'une fois, victime de sévères châtiments; mais, loin de le soumettre, ces rigueurs ne faisaient qu'accroître sa haine pour les blancs; il ne se gênait pas pour dire qu'un jour viendrait où il se nourrirait de la chair de l'homme blanc et s'abreuverait de son sang.
      De sinistres pressentiments m'oppressaient le cœur dès que l'on prononçait le nom de ce noir en ma présence. C'est en vain que je suppliai votre grand'père de s'en défaire, mais lui se riait de « ces faiblesses féminines. » Il eut, malheureusement, lieu de s'en repentir.
     Un matin, le commandeur des noirs vint annoncer à votre grand'père la fuite de Macandal. Il avait été rejoindre la bande des nègres marrons. A partir de ce moment, livré à tous ses mauvais instincts, il se rendit célèbre par des actes de cruauté et des empoisonnements enveloppés d'un tel mystère que l'âme la plus forte en eût été impressionnée.
     Dans notre famille, votre tante Blanche en fut la première victime. Elle, qui, la veille, nous charmait par sa beauté et sa fraîcheur, nous fut subitement enlevée; nous n'eûmes pas la suprême consolation de lui donner un dernier baiser, de lui dire un dernier adieu….—Vaincue par l'émotion, Mme de Villeneuve s'arrêta un instant, elle reprit bientôt d'une voix mal assurée:
      --Dès sa plus tendre jeunesse, Blanche, à son réveil, courait nous souhaiter le bonjour. Un matin je l'attendis en vain. Voulant surprendre ma charmante paresseuse, j'allai à sa chambre; à ma grande surprise, je trouvai les rideaux du lit tirés. Une indicible sensation de froid me prit au cœur….je m'approchai vivement….dans la demi-obscurité j'aperçus mon enfant étendue sur son lit, les mains croisées sur la poitrine! Entre l'index et le pouce, je vis deux petits os en forme de * NOTE III. croix, surmontés d'un cierge allumé. O, douleur! je reconnus la marque de Macandal. Je tombai, foudroyée!
     Quelques jours après l'exécution du monstre, on me rapportait le corps de votre grand'père assassiné en revenant du Cap….Comment?….Par qui?….Nul ne put le dire. Le lendemain on trouvait encore, sur le seuil de la porte d'entrée, deux petits os en forme de croix, cette fois-ci ils étaient surmontés de deux cierges!
      --Ma mère, interrompit Mme de Lorris, à quoi bon faire revivre ces tristes souvenirs? Ne serait-il pas plus prudent de les ensevelir à jamais dans notre cœur?
     --C'est bien à vous de me prêcher la prudence, ma fille, quand aucune de mes prières n'a pu vous faire quitter cette terre maudite….Boukman,* en '90, nous a fait pressentir qu'une Némésis implacable animait les noirs, et, pour quelques deniers, vous sacrifiez votre vie et celle des autres.
     --Bonne maman, dit Blanche, qui voulait empêcher une discussion orageuse entre sa mère et Mme de Villeneuve, je suis on ne peut plus curieuse de savoir comment ce Macandal put ainsi pénétrer dans la chambre de ma tante?
     --Wamba, mon esclave, bien avant d'avoir été celle de votre mère, n'était-elle pas la femme de l'empoisonneur? J'avais en elle une confiance illimitée, il me fallut, hélas! plusieurs années pour me rendre compte de la duplicité, de l'astuce de cette créature, tant j'étais aveuglée à son sujet. Elle partit un beau matin, sans prendre congé, et alla rejoindre, dit-on, la bande de Boukman. Mais revenons à l'histoire de Macandal: Les autorités de la ville du Cap avaient mis sa tête à prix. Une nuit que les nègres de l'habitation Dufresne donnaient une grande Calenda, un jeune nègre, par naïveté ou par malice, vint le dénoncer à Messieurs Trévan et Duplessis, qui se trouvaient alors sur cette habitation. (Historique.) Connaissant l'amour insensé des nègres pour le tafia, ils en firent répandre à profussion parmi les noirs. Ils s'enivrèrent tous, Macandal comme le reste. On le trouva, privé de raison, dans une case; on l'arrêta. Ces messieurs s'empressèrent d'écrire au Cap pour prévenir de leur capture. La joie fut universelle, blancs et noirs se réjouirent, car, en ce monde, ceux qui règnent par la terreur sont rarement aimés. On le condamna à être brûlé vif.
     Grande fut l'affluence au Cap le jour de l'exécution. Macandal s'était vanté plusieurs fois que si les blancs le prenaient il leur échapperait sous différentes formes. Il déclara qu'il * NOTE IV. prendrait celle d'une mouche pour se soustraire aux flammes. Soit hasard, soit préméditation, le poteau, auquel était enchaîné le prisonnier, se trouva pourri; les efforts de Macandal pour se dérober aux tourments qu'il endurait, arrachèrent le poteau, il disparut dans le brasier, aux yeux de la foule. Les noirs s'écrièrent aussitôt:
      --Macandal sauvé! Macandal chappé!
     Les soldats firent évacuer la place, et les portes en furent fermées.
     --S'était-il échappé? demanda l'auditoire, vivement émotionné.
      --Non, répondit la vieille dame d'une voix vibrante au souvenir du drame qui s'était alors passé au Cap; fort heureusement, l'officier qui commandait le détachement de soldats envoyés pour maintenir l'ordre, ne perdit pas la tête, malgré les vociférations d'une populace surexcitée, il fit entourer le bûcher par ses hommes.
     Le corps de Macandal n'était plus qu'une forme incandescente; il faisait des bonds prodigieux pour sortir du feu qui le dévorait, mais les soldats, avec leurs lances, le repoussaient dans les flammes; aux crépitations du brasier se joignaient les rugissements de la victime, auxquels répondaient les cris des noirs accourus de toutes les parties de l'île. Votre père, ainsi que plusieurs planteurs, jugea prudent d'en finir, on l'acheva à coups de piques….Les noirs le croient encore vivant, et c'est grâce à ce nom que Boukman et Biassou ont si bien réussi dans les dernières insurrections.—
     Ces paroles furent prononcées à voix basse; ce récit avait profondément ému Mme de Villeneuve. Devant elle repassaient, une à une, les scènes cuisantes d'un passé terriblement prophétique!
     Le plus grand silence régnait sur la terrasse….Paul s'était rapproché de sa mère et l'entourait de ses bras.
     Blanche, la tête appuyée sur les genoux de sa grand'mère, pleurait doucement, sans trop se rendre compte de ses larmes.
     Philippe Duverney, debout derrière le fauteuil de Mme de Villeneuve, regardait avec attention dans le jardin.
     L'expression du jeune homme tenait, à la fois, de la stupeur et de l'étonnement….ce qu'il voyait devait grandement l'intéresser. Sans se soucier de ceux qui l'entouraient, il s'avança sans bruit de la balustrade, s'assit tranquillement par terre, et, pour mieux observer sans doute, appuya son front entre deux balustres.
     Mme de Villeneuve, après avoir achevé sa tragique histoire avait coché son visage dans ses mains tremblantes.
     Tout à coup elle repoussa la tête de sa petite fille et, comme mue par une volonté supérieure à la sienne, se leva brusquement.
     --Enfants! s'écria-t-elle, ce Dominique, a qui votre père fit donner une éducation que plus d'un blanc envierait, ce Dominique que plus tard votre père envoya en Europe, pour servir de Mentor à son fils….enfants, cet homme est le fils de Macandal l'empoisonneur, et de Wamba la reine des vaudoux!!!
     --Ma mère, au nom du ciel, calmez-vous, s'écria Mme de Lorris vivement alarmée.
     --Mille fois non! Je me suis tue trop longtemps. Je vois, dans un avenir prochain, des jours sanglants pour St.-Domingue; nous en avons déjà le prélude. Mes prières ont été jusqu'à présent nulles. Je m'adressais pourtant à mon mari, au vôtre, que je considérais comme un fils—je leur demandais de détruire, sans exception, une race maudite! Paroles de femme autant en emporte le vent! Que Dieu veille sur nous!
     La vieille créole avait à peine achevé ces mots, qu'une expression d'indicible terreur se peignit sur son visage….le cou tendu….les bras en avant, elle s'avança vers la balustrade de la terrasse.
     --Dominique!….Dominique!….est-ce toi?…es-tu là?….demanda-t-elle d'une voix étranglée.
     --Oui, Madame, répondit avec calme le noir; je suis là.
     --Mais avec qui?
     Avec mon chien César.
     --Avec César!….Allons donc, Dominique, ne prends-tu pour une folle?….Là, dans l'ombre de ce bosquet….j'ai vu une vieille, appuyée sur son bâton; ses yeux, semblables à deux charbons ardents, étaient fixés sur moi. C'est l'intensité de ce regard, j'en suis sûre, dont j'ai ressenti la force magnétique, qui m'a fait regarder de ce côté-là!….
      --Madame, répondit Dominique, tout en gravissant les marches de l'escalier, il n'y avait avec moi que César….Sans doute pour me témoigner sa sympathie,--les chiens ont l'ouïe fine, Madame,--ce bon ami avait mis ses deux pattes sur mon épaule et me léchait le visage….la vieille était donc César, le bâton….moi, Dominique.
     En prononçant ces mots, Dominique s'assit sur l'une des marches de l'escalier, et de la main flatta la tête du chien, qui s'était étendu à ses côtés.
     Mme de Lorris, pour mettre fin à une scène désagréable, crut prudent de ne voir dans cet incident qu'une illusion d'optique, provenant de la surexcitation nerveuse de sa mère.
     --Vous voyez, maman, que vous vous êtes trompée, votre narration vous a fortement ébranlé les nerfs….prenez mon bras et rentrons….Blanche, soutenez votre grand'mère de l'autre côté.
     Madame de Villeneuve se laissa faire, une grande prostration avait succédé à l'agitation précédente; elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et Blanche l'entendit murmurer:
     --Non, je ne me suis pas trompée, c'était bien Wamba….Mon Dieu, que se passe-t-il donc?
     Paul, à l'exclamation de Mme de Villeneuve, s'était élancé dans le jardin; aidé des deux nègres de garde, il fureta dans tous les bosquets, sous toutes les charmilles; n'ayant rien trouvé d'insolite, il retourna à la maison rassurer ces dames, non sans oublier toutefois de questionner les nègres, qui répondirent n'avoir vu que Commandeur Dominique, nom que donnaient les esclaves de l'habitation à leur redoutable chef.
     Philippe, resté seul avec Dominique, s'en approcha:
      --Dis donc, Commandeur, si nous héritons des qualités de nos parents, comme nous héritons de leurs écus, ma foi, tu n'es pas mal doté….tous mes compliments.
     Le nègre leva les yeux au ciel, comme pour demander aux étoiles ce que voulait dire cet irrépressible gouailleur parisien; puis, abaissant sa paupière de façon à ce que son regard rencontrât celui de Philippe debout devant lui, il répondit, avec un sourire qui ne laissait rien à envier à l'ironie de l'attaque:
     --Pour appuyer votre hypothèse, M. Duverney, vous avez l'opinion de docteurs autrement savants que moi, sans oublier la bible et son péché originel.
     --Peste, l'ami, à ce taux là, tu pourrais devenir un dangereux compagnon!
     --Bah! fit le noir d'un ton indifférent; étant Séclave, je suis un composé de l'Arabe et de l'Africain. Des enfants du désert, j'ai hérité la régularité des traits, les cheveux droits, le calme, le sang-froid. De l'Africain: une force herculéenne, la férocité, les appétits cruels et sanguinaires; tout cela, il est vrai, modifié par l'éducation et le contact immédiat d'une civilisation arrivée à son apogée.
      Gloire à St.-Domingue, berceau d'arts, de sciences et de lumières inconnues! s'écria, en riant, Philippe.
     --St.-Domingue! fi donc, M. Philippe! vous savez bien m'avoir rencontré mainte et mainte fois à Paris avec M. de Lorris, puis, plus tard, à Londres, où je surveillais Paul.
     --Pardon, je fais amende honorable à ta majesté Macandal II, je me souviens maintenant t'avoir vu à Paris en '90 et 91. Nous avons, si je ne me trompe, assisté ensemble aux discours fulminants des Mirabeau et des Marat. Je me suis souvent demandé à l'époque ce que devenait Paul pendant tes escapades à Paris?
     --Paul, étant à Cambridge, n'avait guère besoin de moi; d'ailleurs, au premier coup du tam-tam révolutionnaire, la mère de M. de Lorris avait quitté Paris pour habiter Londres. Ceci me rendit plus libre en m'ôtant quelque peu de mes responsabilités. J'en profitai. Maintenant, voulez-vous me dire, M. Philippe, comment il se fait que, détestant St.-Domingue au point de ne jamais y venir, malgré les prières de votre père, vous y voilà installé depuis six mois?
      --Je suis venu ici, ô fils de Macandal, dans le but de réaliser la fortune de mon père. Plus prudent que Mme de Lorris, il prévoit dans la conduite tapageuse des Boukman, Biassou et Cie, de tristes jours pour St.-Domingue. Aussi lui ai-je envoyé, la semaine dernière, à la Nouvelle-Orléans, où il s'est établi de puis '89, son dernier denier.
     --J'ignorais ces détails, répondit le noir, et croyais à un voyage d'agrément; j'étais encore en Europe lors du depart de M. Duverney. Complez-vous prelonger votre séjour ici?
     Le jeune homme aspira longuement, son excellent cigare lança dans l'air une légère colonne de fumée qu'il regarda s'élever avec intérêt, puis répondit:
     --Je m'oublie, depuis six mois, dans cette délicieuse oasis créole….Mes visites au Cap m'intéressent aussi beaucoup, j'y ai fait de curieuses connaissances chez Mme Ogé, à l'auberge des Amis des Noirs.
     --Ah! interrompit vivement Dominique, vous connaissez alors Carmélite?
     --Au bout des doigts!….
     L'expression de Duverney eut été royalement impertinente si, au lieu de s'adresser à un inférieur, il se fut adressé à son égal.
     --Hem, fit le chef noir se levant et arpentant la terrasse avec une nervosité qu'eussent désavouée ses ancêtres du désert.
     Duverney continua, sans paraître observer le mouvement du noir.
     --Tiens, hier Carmélite m'a présenté un militaire qui a toutes mes sympathies….le capitaine….général….colonel….je ne sais trop quel grade, Toussaint Louverture, et deux autres négrillons….; à cet instant un cri prolongé traversa l'air, et interrompit brusquement notre héros.
     Il en eut froid jusqu'à la moëlle des os; il n'avait de sa vie entendu rien de semblable.
     --Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il se tournant vers Dominique.
     Personne ne répondit. Dominique n'était plus sur la terrasse.
     --Ah, ha! pensa Philippe, revenu de son émotion passagère; notre ami sort de ses gonds….Mais de quel gosier infernal a pu sortir un cri aussi pénétrant, ajouta-t-il, se passant les doigts dans les cheveux. J'en ai encore la petite mort. Voilà une nuit qui s'annonce bien….mais j'en aurai le fin mot: à Séclave, français et demi. La vieille Wamba a dit à Dominique: Morne au diable, à minuit. Je m'y rendrai.
     Puis, se tournant vers la maison, où toutes les lumières étaient depuis longtemps éteintes, il s'écria:
     --Ma douce colombe, ma Blanche adorée, ne crains rien, tu dors, mais mon cœur veille; et descendant l'escalier, Philippe Duverney disparut dans les ténèbres du jardin; à ses risques et périls, le jeune homme allait suivre le fils de Macandal au rendez-vous que lui avait donné Wamba, la reine des vaudoux.

CHAPITRE IV.

LE SERMENT DES NÈGRES.


     Une grande plaine formant amphithéâtre, bornée au nord par les derniers chaînons des Monts Cibaos, au sud, par la mer; un sol rocailleux, recouvert de lave, boursoufflé par quelque terrible convulsion volcanique.
     Pour toute végétation—de loin en loin—des figuiers à moitié desséchés. Des troncs de palmiers debout,--longs spectres décharnés rendus encore plus lugubres par la pleine lune qui les enveloppe de ses rayons, et jette avec profusion sa lumière blafarde sur ce paysage triste et abandonné.
     Entre la mer et le rempart de rochers s'élève une longue case; le toit recouvert de chaume est soutenu de chaque côté par une rangée de pieux reliés par un treillis de bambous. Deux ouvertures seulement; une à chaque bout.
     A l'une des extrémités de cette salle primitive est un autel en bois; à droite un tonneau; sur l'autel une caisse à jour recouverte d'une étoffe aux nuances éclatantes et ornée de grelots—de temps à autre une tête de serpent paraît entre les barreaux—c'est le vaudou—le serpent sacré.
     Accroupis en cercle, sur le sol….des nègres.
     Le costume est simple; autour des reins deux ou trois mouchoirs rouges, jaunes ou bleus; quelques femmes—c'est l'exception—portent un collier de verroteries au cou, aux bras, voire même aux chevilles.
     Une immobilité de caryatides; un silence de catacombes règne sur cette assemblée de momies africaines.
     De derrière l'autel sortent deux nouveaux personnages.
     Le premier est un colosse africain; il porte le costume des chefs de son pays natal: autour de la taille un riche pagne d'un rouge vif, une écharpe de soie bleue jetée par dessus l'épaule se termine au côté par un nœud dans lequel est passé un long couteau de chasse; sur la tête un mouchoir également rouge retenu par une couleuvre en or, ayant dans sa gueule l'extrémité de sa queue, forme diadème et complète le costume du fils de Macandal.
     Dans sa main droite il tient une sagaie.
     Le nègre a la mine imposante et fière, un je ne sais quoi de royal émane de toute sa personne.
     Une horrible vieille, toute voûtée, l'accompagne; entre ses deux épaules sort une vraie tête de fauve toute hérissée d'une épaisse crinière blanche, ses yeux profondément enfoncés dans leur orbite ont une étrange lueur phosphorescente, on dirait deux petites lampes munies de puissants réflecteurs; son nez, en bec d'oiseau de proie, se rencontre presque avec son menton également recourbé et pointu; entre ces deux arcs on voit deux lèvres desséchées, collées sur des gencives édentées. Un collier bizarre, composé de lunes en cuivre à leurs différentes phases, retenues par des chaînettes de verroteries aux brillantes couleurs, orne son torse décharné, autour des reins elle porte des mouchoirs écarlates. Sa voix aigre et perçante rappelle le cri strident de la cigale pendant les nuits d'été—on s'étonne que la parole puisse s'adapter à quelque chose d'aussi peu humain; elle arrive appuyée sur une longue sagaie.
     C'est Wamba la mamanloi—c'est-à-dire la reine des vaudoux.
     Se plaçant à gauche de l'autel, elle fit un signe au roi, celui-ci saisit la caisse qui rendit un son de grelots clair et argentin—son disparate dans cette assemblée de goules—le roi posa la boîte à terre.
      La reine alors, un pied appuyé sur la caisse du fétiche, ses doigts crochus, cramponnés à sa sagaie, s'adressa à la multitude, toujours accroupie, toujours immobile:
      --Enfants de l'Afrique—vous Caffres, Hottentots, Mandingues, Yoloffes, vous de la côte d'or, vous de la côte d'ivoire—Séclaves et Créoles! L'heure si longtemps attendue a sonné au cadran de l'éternelle justice! Hommes et femmes de l'Afrique, vous êtes tous libres! Votre dieu vous le proclame par la bouche de votre mamanloi! Venez donc lui porter vos vœux, lui jurer obéissance, fidélité! On vous a fouettés—vous fouetterez; on vous a brûlés, vous brûlerez; on a fait couler votre sang, à votre tour, ô mes enfants! Macandal vous l'a promis, vous vous abreuverez du sang de vos bourreanx! Soyez fidèles à la devise du grand fétiche—œil pour œil, dent pour dent. Venez!
      Le roi s'avança à son tour; l'œil allumé et brandissant sa sagaie, s'écria:
      --Hommes de l'Afrique! Moi, Macandal votre roi, vous proclame libres comme l'aigle de vos montagnes, comme le tigre de vos forêts lointaines. Tout dans la nature est libre—l'éclair qui fend l'air, la foudre qui frappe où bon lui semble, le vent qui mugit pendant la tempête; oiseaux, reptiles, brutes, tout dans la nature réclame le droit d'être libre—alors, pourquoi, vous, Africains, seriez-vous asservis! Chefs de puissantes tribus, Mayaca, Maouna, Biassou, par ma voix votre fétiche vous ordonne de venir prendre le serment du sang. Je vous attends, venez!
     A cet appel trois géants africains sortirent de la foule. Leurs costumes différaient de celui du chef en ce qu'ils ne portaient pas l'écharpe bleue. Les mouchoirs au lieu d'être jetés sur la tête l'entouraient en forme de bandeau.
     Le roi prit le couteau de chasse, qui pendait à ses côtés, et se fit une incision à la poitrine.
     Le premier sang avait coulé.
     Les chefs en firent autant.
     Une petite coupe placée sur l'autel reçut quelques gouttes de ce sinistre liquide.
     Le fils de Macandal se tournant vers le tonneau y plongea la coupe, la retira pleine d'une eau sanguinolente, puis, ayant bu, la passa aux autres chefs.
     A ce moment un chant triste et monotone rompit le silence, complainte énervante sortant de ces poitrines surchargées de passions mal contenues.
     Les chefs entourèrent la boîte sacrée, au-dessus de laquelle ils croisèrent leurs sagaies; la reine se baissa, étendit ses mains de goule sur le fétiche—lui parla à voix basse—il se passa alors une chose étrange:--le reptile, comme attiré par une force magnétique, parut au travers des barreaux et suivit les mains de la reine qui s'élevaient graduellement; arrivé aux sagaies, le dieu y posa la tête et demeura immobile, ayant toujours comme dais les mains de la toute-puissante Wamba.
     A cet instant solennel on entendit dans la grande case le bruit de choses qui se grouillent: c'étaient les noirs qui se levaient.
     Un à un ils défilèrent devant ce groupe fantasque, inouï.
     Le chant continuait toujours.
     Ils se prosternaient d'abord devant le roi, puis se livraient à d'étranges contorsions en passant devant leur fétiche, quelques-uns s'arrêtaient, lui parlaient à voix basse, tous passaient à droite et trempaient leurs lèvres au philtre infernal que leur présentait un des chefs noirs.
     Chaque molécule de cette atmosphère était imprégnée d'électricité provenant de l'agglomération de ces corps humains; on sentait que le rhythme de cette monstrueuse cérémonie serait suivi d'orgies effrénées.
     A la complainte succédèrent bientôt des éclats de rire insensé, des sanglots de damnés.
     On devinait plutôt qu'on ne voyait à la lueur de deux mauvaises lampes suspendues au plafond, des ombres de possédés, se tordant dans des convulsions d'hydrophobes….
     Satan et ses légions avaient certainement hypnotisés ces….misérables!

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

SECONDE PARTIE.

L'INSURRECTION.


     Un matin, Toussaint Louverture* assis sur la vérandah de sa spacieuse demeure, parcourait des lettres placées sur une petite table devant lui et reçues le matin même du Cap.
     Il paraissait en proie à la plus vive agitation.
      Ses larges machoires marmottaient des mots inarticulés, ses paupières battaient comme les ailes d'un oiseau fuyant devant la tempête, ses mains crispées sur les bras de son fauteuil, semblaient vouloir broyer un ennemi invisible.
     --O, St.-Domingue! s'écria-t-il avec explosion, ma mère! ma patrie! te verrai-je la proie des Southanax,* des Polverel,* sans pouvoir te secourir? O, ma belle ville du Cap! permettrai-je à ces barbares de t'incendier, de jeter tes richesses au vent sans te porter secours!
     Accablé par l'émotion qui le maîtrisait, Toussaint laissa tomber sa tête sur la table.
     Cette âme héroïque gardait seule le fardeau d'un immense projet, mûri par de longues années de courageuse attente.
     Toussaint attendait le moment de porter un coup décisif pour l'émancipation morale et physique de sa race.
     Il se proposait de renverser le gouvernement actuel, tout fraîchement établi au Cap par la jeune République française (1792), et de fonder une république dont il serait le chef.
     Cet adépte des idées nouvelles ne se faisait aucune illusion sur la témérité de son entreprise; son influence sur la population hétérogène du Cap était, il le savait, illimitée, mais les moyens matériels lui manquaient pour repousser les forces considérables commandées par Dominique et Mayaca. La modération qui devait être le mobile de toutes ses actions, la libéralité de ses sentiments bien connue envers les blancs, lui défendaient toute alliance avec le fils de Macandal et ses alliés. Toussaint en était là de ses projets lorsqu'il reçut la visite inattendue de Philippe Duverney.
     Le parisien, avec une rare lucidité d'esprit, avait deviné sous l'enveloppe grossière du nègre une grande intelligence, un cœur dévoué, joints à une résolution bien déterminée vers un but que pénétrait la sagacité naturelle du jeune français.
     Aussi, avec la décision qui le caractérisait, le lendemain de la nuit passée dans la case des * NOTE V. * * NOTE VI. vaudoux, Philippe se rendit chez Toussaint pour lui dévoiler les projets incendiaires de Dominique et des autres chefs noirs.
     Il le trouva accablé par les sinistres nouvelles reçues du Cap; cependant, Toussaint surmontant son émotion, écouta avec un intérêt toujours croissant le récit émouvant de Philippe.
     Une joie triomphante éclaira soudain le visage du futur héros de St.-Domingue; touchait-il enfin au but tant désiré? Philippe Duverney allait-il lui fournir, sans s'en douter, le moyen de parvenir à ses fins?
     --Maintenant, major, dit Philippe achevant son histoire, que pouvez-vous faire pour sauver la ville du Cap du danger qui la menace et la préserver d'une catastrophe inévitable?
     Ne voulant pas se laisser deviner par le parisien, Toussaint répondit d'un ton indifférent:
     --Eh, mon cher monsieur, vous connaissez aussi bien que moi le triste état des choses ici. Les divisions occasionnées par la politique, la haine invétérée qui empêche les sang-mêlés de se joindre à nous dans l'intérêt commun, la conduite insensée des commissaires envoyés par le gouvernement français….
     --Je croyais cependant, interrompit Philippe, que grâce à votre influence ces dissensions avaient cessé.
      --Oui, oui, je suis tout-puissant sur la population, je puis à un moment donné conduire tout ce monde là où bon me semble….mais….
     --Craindriez-vous Dominique, par hasard? demanda le jeune homme.
     --Oui et non—répondit le major, ces gredins de nègres commandés par lui et Mayaca, sont aussi nombreux que les étoiles du ciel, que les morceaux de lave qui parsèment la plaine du Limbé. De quelle force armée puis-je disposer pour les repousser?
     Le parisien eut un moment de colère:
     --Pourtant on ne peut laisser incendier cette belle ville du Cap par cette légion de démons….et….vous, major, ne permettrez certainement pas à Dominique d'établir ici….
     Toussaint ne donna pas à Philippe le temps d'achever sa phrase, lui posant la main sur l'épaule il lui dit à l'oreille:
     --Il y a les anglais….
     --Les anglais! s'écria le jeune homme indigné, quoi, trahir la France!
     Toussaint haussa les épaules:
     --Dites la servir; qu'ils nous aident à anéantir les bandes de nègres marrons, c'est tout ce que je leur demande….mais, pour avoir leur concours, il nous faudrait leur porter la preuve matérielle du complot infernal de ces bandits.
      Le parisien pâlit, puis, après un moment d'hésitation, dit:
     --Je puis la donner.
     --Vous l'avez! exclama Toussaint Louverture au comble de l'étonnement; au nom de Dieu, comment l'avez-vous obtenue?
     --Ni par ruse, je vous assure, ni par flatterie….permettez-moi de garder mon secret….voici la preuve; et le jeune homme présenta à Toussaint un morceau de papier jaune plié en quatre.
      --Mon cher ami, je ne donnerais pas un liard pour votre peau, dit-il après avoir parcouru le message envoyé par Dominique aux différents chefs des noirs; si j'étais à votre place je partirais immédiatement pour la Jamaïque et j'implorerais le secours de Messieurs les Anglais. Partez, mon ami, allez trouver l'amiral W * *, racontez-lui votre aventure dans les bois du Limbé, faites-lui lire les dépêches enlevées par vous au messager de Dominique, il verra par lui-même le danger imminent que courent les résidents anglais du Cap. Ou je me trompe fort ou l'amiral sera enchanté d'envoyer une escadre pour protéger les sujets de sa majesté britannique, et, ajouta le nègre montrant ses belles dents blanches, John Bull est toujours prêt à rendre service au prochain, quitte à profiter plus tard, pour son propre compte, des résultats heureux, si toutefois on lui en donne la chance.
     Philippe eut un moment de suprême indécision:
     --Haïti, pensait-il, est à tout jamais perdue pour la France; d'un côté les anglais la convoitent, de l'autre Toussaint et Cie veulent se l'approprier. Va donc pour Albion! c'est le plus sûr moyen de sauver….les miens; et il ajouta à haute voix:
     --Fort bien, major, c'est entendu, j'irai à la Jamaïque, je vous ramènerai les anglais. De votre côté vous vous joindrez à nous contre Dominique et ses légions et….quoi qu'il advienne vous protégerez les blancs.
     Toussaint leva la tête, jeta un regard plein de fierté au jeune homme, et, posant sa main sur son cœur, répondit:
     --M. De Bréda, mon maître, n'a jamais douté de ma parole; M. Duverney, cette parole je vous la donne, partez sans crainte.
     --En ce cas, major, répondit Philippe se levant pour prendre congé, au revoir, dans moins de quinze jours je serai de retour.—
     Cette scène se passait dans la somptueuse demeure du futur président de la République de Haïti, Toussaint avait accompagné Philippe jusqu'au perron, en le suivant des yeux le nègre s'écria avec une expression de joyeuse moquerie:
      --La belle ville du Cap!….les blancs! Pars Philippe Duverney, et….sors vainqueur du combat dont ta Chimène est le prix!

CARMELITE.


     L'auberge Des Amis des Noirs,* grande baraque carrée à deux étages, occupait l'angle sud-est de la rue Neuve dans la partie haute de la ville du Cap.
     Des massifs de palmiers, de bananiers, d'orangers ombrageaient ses deux grandes vérandahs, tamisaient les rayons ardents du soleil tropical, et y laissaient pénétrer un demi-jour doux et plein de sommeil qui portait au repos et à la tranquillité.
     Cette maison, admirablement située pour apercevoir au-delà du port les navires qui passaient dans le voisinage du Cap, était le rendez-vous des gros bonnets de couleur—noirs ou mulâtres—militaires ou civiliens, ainsi que des officiers de l'escadre française, ces derniers, fort heureusement libres de tous préjugés de race. Le bon ton le plus parfait, l'ordre le plus rigide, une discipline presque militaire régnaient dans l'auberge des Amis des Noirs grâce au mérite incontestable des deux femmes qui la dirigeaient.
     Mme Ogé, femme de couleur d'une soixantaine d'années, avait su, par une conduite exemplaire, une charité sans égale, surtout par la façon tout exceptionnelle dont elle avait élevé sa fille, s'attirer l'estime de la population tant soit peu hétérogène du Cap et des environs.
     Sa fille Carmélite possédait dans une rare perfection les attributs des femmes de sa classe: taille souple, ondoyante; mouvements félins; cheveux d'un noir lustré, longs—tellement ondulés qu'elle n'en savait que faire, tantôt elle les tordait en chignon sur la nuque, tantôt elle en faisait deux nattes qui lui tombaient jusqu'aux pieds. Ses mains, ses bras, ses épaules couleur pêche légèrement nuancée de rose, modelés en plein marbre, rappelaient les déesses égyptiennes.
     Lorsqu'elle soulevait sa paupière garnie de longs cils bouclés, sa prunelle lançait un jet de flamme qui se noyait aussitôt dans un fluide velouté.
      Jusqu'à l'âge de dix-huit ans, Carmélite avait été élevée à Paris, au couvent du Sacré-Cœur.
     Une des religieuses, la sœur St.-Joseph, appartenant à une riche famille créole de St.-Domingue, avait pris sur la jeune fille une influence qui devait ne jamais s'effacer.
     Connaissant le libertinage des filles de couleur en général, la sœur St.-Joseph s'était appliquée à développer chez Carmélite les qualités morales, à les fortifier en lui montrant le danger, sans toutefois le lui faire connaître entièrement. Loin de lui enseigner à mépriser les siens, elle lui apprenait à les aimer, à les plaindre, et peu à peu, la sainte femme monta à un tel point * NOTE VII. l'imagination ardente de Carmélite que l'enfant se crut appelée à faire pour Haïti ce que Jeanne d'Arc avait fait pour la France.
     Le père Paré qui avait fait faire à Carmélite sa première communion, et l'avait ensuite ramenée au Cap, voyant dans l'idée de la sœur St.-Joseph un moyen de prévenir Carmélite du dévergondage, héritage fatal de la race africaine, avait entretenu avec soin l'exaltation de la jeune fille. Mme Ogé l'avait puissamment secondé; la brave femme répétait souvent à sa fille:
     --Si tu veux régénérer ta race prêche par l'exemple.
     Carmélite avait fondé une école pour les jeunes affranchies.
     Accompagnée de sa mère ou du père Paré, elle portait elle-même des secours et des provisions à l'hospice des noirs établi depuis quelques années.
     Bien souvent la pauvre enfant se sentait découragée, les forces lui manquaient; alors son pieux directeur lui disait:
     --Votre tâche, ma chère enfant, est grande et sublime, par cela même elle ne saurait être récompensée en ce monde. Courage, le Divin Maître vous approuve. La couronne des immortelles vous attend. Vous êtes soldat de la Croix, comme tel, marchez à la conquête des âmes!
     Le bon père savait que, grâce à sa merveilleuse beauté, Carmélite, tout en conquérant les âmes, mois-sonnait les cœurs,--ce qui est plus dangereux; pourtant jamais le moindre soupçon n'avait effleuré la réputation de la « belle vierge dorée du Cap »--titre que lui donnaient à bon escient, officiers et soldats, citoyens et planteurs.
     Carmélite et sa mère appartenaient à une société de gens de couleur dont le but était la régénération de la race noire—sans distinction de nuances—clause importante, car la haine invétérée des nègres pour les mulâtres a toujours été la cause des mahleurs de St.-Domingue.
     Cette société s'étendant du Cap Haïtien à la ville de St.-Domingue, comprenait esclaves et affranchis, pauvres et riches; elle devait parvenir à ses fins par le développement intellectuel et moral des noirs.
      L'intelligence des noirs étant annulée par l'esclavage et leur équilibre moral n'existant pas grâce à la même cause, les membres de cette société toute philanthropique avaient à travailler sans trève à l'affranchissement de leurs frères.
     Un matin, quinze jours après l'entrevue de Philippe Duverney et du major, les principaux officiers, Toussaint Louverture, le capitaine Chabannes, Carmélite Ogé, ainsi que les chefs des différentes sections, avaient été convoqués en séance extraordinaire dans la grande salle de l'auberge des Amis des Noirs.
     Arrivé le premier, Chabanne en brillant uniforme d'officier se promenait sur la vérandah en attendant ses confrères.
     Il arrêtait sa promenade de temps en temps pour regarder les gambades d'une petite négresse yoloffe en train de fourbir l'escalier.
     Pour cette importante opération, Toutoute s'était munie de trois baquets: le premier contenait de la brique pilée, le second de l'eau dans laquelle, par économie sans doute, Toutoute laissait fondre un morceau de savon; dans le troisième du sable extrêmement fin.
     Se voyant remarquée du bel officier, la petite négresse se surpassa au grand amusement de Chabannes qui riait aux éclats.
     Toutoute prenait son torchon, le trempait dans l'eau, le tordait, puis le frottait avec son savon tout en gigotant comme une possédée, accompagnant chaque mouvement d'une chanson créole qu'elle affectionnait particulièrement:
Blanc pa capabe marché
Sans l'argent dans poche
Pou volé nég!!!

     Crac, la main et le pied droits de l'enfant voltigeaient en l'air avec une prestesse de singe.
Milates (salut à Chabannes) pas capabe marché
Sans la corde dans poche
Pou volé choual! (cheval.)

     C'était au tour du pied et de la main gauches, Toutoute s'appuyant sur son talon, se donnait un violent mouvement de rotation, tournait plusieurs fois sur elle-même et entonnait le dernier couplet:

Blanc pa capabe marché
Sans l'argent dans poche
Pou volé fille!

     Puis, tombant sur ses genoux, elle fourbissait à tour de bras en finissant sa chanson par une ritournelle énergique: Tra, la, la, la, la, la, la! etc.
     Chabannes applaudit des deux mains:
      --Bravo! bravo! Toutoute, bis!
     L'enfant se leva avec un sérieux d'un comique réussi, et fit une révérence toute locale.
     S'appuyant sur son pied droit, elle rejeta vivement le pied gauche en arrière, pendant qu'elle envoyait un energique baiser au capitaine.
     --De mieux en mieux, s'écria-t-il, mais Dieu me pardonne si tu n'as pas des prétentions, malgré ta tête en pain de sucre mouchetée de laine noire, ton muffle de singe, ta peau qui rivalise avec les chaudières de Soulouque. Palsambleu la belle, où Dame Vérité va-t-elle se nicher?
     Toutoute n'avait pas perdu un seul mot de cette tirade; piquée au vif, elle se campa fièrement devant Chabannes, posa les deux mains sur ses hanches, rejeta la tête en arrière, et accompagnant ses paroles d'un mouvement de tête et d'épaules que tout créole se figurera aisément, l'enfant lança ces mots au capitaine!
     --Oui, Toutoute samme macaque! oui, la tête Toutoute crottée! oui, li noire pacé saudière Soulouque! Main Toutoute guingnin pays! Milates cé bâtards blancs, moins ké chiens; chiens guingnin pays, milates ïan pa. Pouah!*
     --Bien tapé Toutoute, s'écria Carmélite Ogé arrivant sur la vérandah,--fi donc, capitaine, en m'attendant vous vous amusez à faire la cour à mes domestiques! Presto, Toutoute, ramasse ton attirail et file rejoindre Soulouque qui t'attend à la cuisine, sans cela gare à tes oreilles!
     Puis se tournant vers Chabannes:
     --Votre billet, Capitaine, a été reçu, lu, analysé, mais, ma foi, fort peu compris, attendu que je ne suis guère plus avancee qu avant; que voulez-vous, mon cher Ernest, votre fiancée est d'un stupide!….
      --Vous seriez idiote que je vous trouverais encore trop spirituelle pour moi; tenez, ma chère, l'amour est physiquement et intellectuellement aveugle!
     --Quelle modestie peu masculine! Que je dois de reconnaissance à Cupidon…Mais puisqu'il vous faut absolument une explication, pourquoi ces tortures, cette jalousie qui vous rendent fou? comment en suis-je la cause, bien inconsciente, je vous assure; Ernest, vous n'êtes pas raisonnable.
     --Autre qualité de l'amour, il ne sait ni raisonner, ni réfléchir, je souffre par ce que je vous aime follement….et….que vous ne m'aimez pas!
     --Eh ha! exclama Carmélite lançant à Chabannes une œillade qui lui fit perdre le peu de raison qui lui restait; il se pencha, lui prit la main et lui dit d'une voix mal assurée: * NOTE VIII.
     --Alors pourquoi ne jamais m'accorder un moment d'entretien sans qu'il y ait une tierce personne. C'est ou votre mère, ou Dominique, même Toutoute qui s'en mêle!….
     Carmélite retira doucement sa main, s'éloigna du trop bouillant capitaine, ouvrit son éventail et partit d'un franc éclat de rire.
     --Oh, que c'est amusant! voilà la fameuse phrase expliquée, résolue: Deux, c'est la vie; trois, c'est la mort! Pauvre maman! pauvre Toutoute!
     Le son clair et argentin du rire de Carmélite chatouilla désagréablement le tympan du trop amoureux Chabannes.
     Arrachant l'éventail des mains de sa fiancée, il le brisa, puis en jeta les débris par-dessus le garde-fou.
     --Aurez-vous bientôt cessé de vous moquer de moi….vous êtes la créature la plus énervante!….
     Sans paraître le moins du monde déconcertée, la jeune fille du bout de son pied donna un mouvement à sa berceuse.
     --Pas possible! il me semble moi qu'il faut avoir un bon caractère avec les amoureux de nos contrées tropicales, ma foi, j'avouerai franchement préférer ceux de la zone tempérée.
     --Les parisiens, sans doute, demanda Chabannes se levant brusquemeut. Se mettant devant la jeune fille, il se croisa les bras et la regarda d'un œil étincelant.
     --Mais oui, répondit-elle, continuant à se balancer, ils n'oublient jamais leurs manières, sont conséquemment plus polis….et moins dangereux.
     --Il me semble moi….que si les amoureux de nos contrées tropicales oublient leurs manières—les fiancées y oublient leur devoir.
     --Comprends pas!….
     --Il y a trois semaines, je crois, M. Duverney vous faisait de bien tendres adieux….
     --Aux quatre vents….qu'y a-t-il de compromettant? d'ailleurs avec maman sur la vérandah….Toutoute se tenant prête à ouvrir la porte….Allons, Ernest, vous me cherchez une querelle d'Allemand!
     --Pardon, lorsqu'un jeune homme tient la main d'une femme pendant….bien dix minutes—puis les baise longuement avant de la quitter, je maintiens moi que ces actes sont les compléments d'un verbe terriblement actif.
      --M. Duverney nous quittait pour toujours. Vu les circonstances certainement connues de vous—il méritait ces tendres adieux.
     --Bah, fit Chabannes, que les réponses de Carmélite irritaient au superlatif, parce que ce freluquet a protégé une femme de l'attaque brutale d'un manant, ne faut-il pas qu'on le place dans le calendrier….qu'on lui donne des priviléges….
     Un regard de Carmélite arrêta la phrase de Chabannes.
     --Mieux que personne, M. Chabannes vous connaissez la force des préjugés de race;--lorsque devant toute la congrégation de Notre-Dame, je fus insultée par cet officier français, vos soi-disant amis blancs y étaient au complet; mais ils étaient trop grands seigneurs pour défendre une femme de couleur. Philippe Duverney, obéissant à son noble cœur, ne voyant en moi qu'une femme en butte aux insolences d'un lâche, non content de le châtier, et méprisant les regards ironiques des gens de sa classe, ce freluquet, Ernest, ne rougit pas de m'offrir son bras et de me ramener à ma mère. C'était l'acte d'une grande âme, ma mère et moi ne l'oublierous jamais!
     Les joues en feu, les yeux brillants de larmes, Carmélite était remarquablement belle.
     Chabannes, non moins excité, fit deux ou trois pas sur la vérandah.
     Son amour avait atteint son paroxysme.
     Les natures, comme celles du mûlatre, surexcitées, non seulement par le climat mais par la rencontre d'une vertu aussi farouche que l'était celle de Carmélite, peuvent, à un moment donné, devenir dangereuses. La jeune fille le savait. Voyant la main de Chabannes jouer nerveusement avec le pommeau de son épée elle se disait avec raison:
     --Ma vie ne tient qu'à un fil, jouons le tout pour le tout.
     Chabannes, le visage pâle, la bouche contractée par la passion qui maintenant le dominait, s'arrêta devant Carmélite:
     --Dieu sait, dit-il, si je vous aime Carmélite; nous autres mulâtres, voyez-vous, participons un peu, beaucoup même, de la pure brute africaine. Un tempérament excitable, une nature impulsive, nous portent parfois à des actes irrémédiables!….Je comprends, jusqu'à un certain point, votre reconnaissance pour Philippe Duverney, mais soyez prudente….pour lui,….pour vous….et pour moi!….
      Carmélite, par un puissant effort de sa volonté, calma les battements désordonnés de son cœur.
     Une frayeur instinctive s'était emparée d'elle. Elle fit une prière mentale pour demander à Dieu la force et la présence d'esprit qui seules pouvaient la sauver.
     Tout à coup, comme cédant à une impulsion involontaire, elle posa ses mains croisées sur l'épaule de son fiancé, y appuya la tête, puis d'une voix toute tremblante d'émotion lui glissa ces mots à l'oreille:
      --Ernest, pourquoi cette grande colère? Mon ami, ne pourriez-vous m'aimer moins à la façon des fauves, être plus humain, plus indulgent pour votre pauvre fiancée? Ne vous ai-je point donné une preuve irrécusable d'amour en promettant d'être votre femme? Heureux Ernest, plus d'un envierait votre sort.
     Il y avait tant de calineries dans ces paroles ainsi que dans le geste qui les accompagnait, une reddition si complète de toute volonté, que la colère de Chabannes disparut complètement pour faire place à un sentiment d'exaltation triomphante!
     Les muscles de son visage, contractés par la colère, se détendirent….un sourire vainqueur fendit les lèvres du mulâtre….il abaissa sa prunelle ardente sur la jolie tête toujours appuyée sur son épaule….
     O les femmes!….celle-ci du coin de l'œil avait suivi la métamorphose qui s'était opérée sur la physionomie expressive de Chabannes—une minute auparavant convulsionnée par la passion. Avec un mouvement d'exquise coquetterie, Carmélite s'éloigna brusquement et battant des mains s'écria:
     --Battez tambours! sonnez clairons, la vierge du Cap se rend! Ernest, allez donc trouver maman et fixer le jour!
     Un coup de sonnette arrêta Chabannes qui s'élançait tout joyeux dans le corridor, appelant Mme Ogé.
     Sur ces entrefaites Toutoute avait ouvert la porte; elle poussa une exclamation en voyant entrer Philippe Duverney.
     Carmélite, pour cause, parut désagréablement surprise de l'arrivée intempestive du jeune homme, cependant elle alla à sa rencontre et lui tendit la main:
     --Pour l'amour de Dieu, qu'est-ce qui vous ramène ici! demanda-t-elle.
     --Sans doute l'habitude de vous être désagréable, répondit-il avec l'ombre d'un sourire, puis il ajouta à voix basse,--certainement la nécessité de vous voir seule.
     --Le moment est mal choisi, M. Duverney, nous avons une réunion des officiers de notre Société.
     --Ah! s'écria Philippe d'un air inquiet qui n'échappa point à Carmélite et lui fit examiner le jeune homme avec plus d'attention.
     Le pauvre garçon était étrangement changé, son teint d'européen était maintenant cuivré, ses yeux profondément enfoncés dans leur orbite avaient perdu l'expression de joyeuse indifférence et d'éternelle moquerie qui leur était habituelle, une inquiètude indéfinissable, une angoisse mal dissimulée se traduisaient dans chacune de ses paroles.
     Plusieurs personnes arrivèrent, chacune saluait Carmélite avec respect et recevait en échange un mot aimable, un sourire gracieux.
     --Monsieur Duverney, si vous avez une communication à me faire, dépêchez-vous, mes minutes sont comptées;--ah! major, s'écria-t-elle, allant à la rencontre de Toussaint Louverture qui venait d'arriver sur la vérandah, on n'arrive pas plus à propos, emmenez Chabannes avec vous, j'ai besoin de causer un instant avec M. Duverney; tenez, voici des papiers que m'a remis Dominique, cela vous occupera jusqu'à mon retour.
     --Ce jeu là est dangereux, ma petite amie, répondit Toussaint, vous connnaissez notre vieux proverbe: Prin gare, meilleur pacé pardon.*
     Le major, connaissant le caractère ombrageux de Chabannes, craignait un acte de violence de sa part.
     --Oh, s'écria Carmélite toujours maîtresse d'elle-même, soyez sans crainte, les noces sont fixées à la semaine prochaine!
     --En ce cas, ma chère enfant, je n'ai qu'à m'incliner….et à obéir, répondit Toussaint saluant la jeune fille jusqu'à terre; l'heureux mâtin! puis allant à Chabannes il lui prit le bras et l'emmena dans la salle du café où devaient se réunir les différents chefs. En passant près du parisien Toussaint échangea avec lui un regard d'intelligence.
     Carmélite, libre de ses mouvements, ouvrit une des portes qui donnaient sur la vérandah et fit signe à Philippe de la suivre.
     --Maintenant, M. Duverney, trèves à la rhétorique, aux faits, car l'on m'attend.
      --Carmélite, commença Philippe, il y a trois semaines je vous racontai la scène qui eut lieu sur la terrasse de l'habitation, mes doutes sur Dominique, ma nuit dans les bois, le complot que je * NOTE IX. surpris en suivant Wamba et son fils. Lorsque je fis part de ma découverte à Mme de Lorris, elle me traita de fou: « Dominique nous trahir! me dit-elle, mais c'est grâce à lui si nos récoltes sont encore debout! » Je jurai de lui porter une preuve matérielle de la trahison de Dominique….Je ne reculai devant aucun danger pour atteindre mon but….Je réussis au-delà de mes espérances—j'obtins la preuve….
     --En assassinant le massager qu'envoyait Dominique aux chefs de l'insurrection! interrompit froidement Carmélite.
      --Comment, vous le savez?
      --Tout se sait ici-bas, M. Philippe.
     --Mais alors…..c'est á devenir fou. quoi……vous seriez?….
     --Calmez-vous, je vous prie, j'en sais long sur ce sujet: N'ayant pu convaincre Mme de Lorris, vous allâtes trouver Toussaint qui vous envoya à la Jamaïque. Les secours promis arriveront probablement trop tard; tant qu'à l'amiral anglais, il sera heureux d'aider Toussaint à maintenir l'ordre dans la ville, n'est-ce pas? Mon pauvre ami….je suis désolée….de vous causer autant d'émotion;….mais….je vous sais brave;….écoutez Philippe….vous ne sortirez pas vivant d'ici, vous êtes condamné….
     --Et toi aussi, Brutus, dit-il en regardant Carmélite avec mépris, puis il ajouta en relevant fièrement la tête: Je défendrai chèrement ma vie!
     --Votre bravoure, mon cher, vos pistolets, même votre épée ne vous défendront pas contre un verre d'eau, une fleur, une tasse de café….que sais-je! Quoique invisible le Macandal ne pardonne jamais. Mais rassurez-vous, Toutoute et moi nous vous sommes dévouées, vous pourrez, en m'obéissant implicitement, avoir encore des jours longs et heureux.
     Philippe n'avait pas entendu sans émotion la nouvelle que lui avait annoncée un peu brusquement Carmélite. Quel est l'homme qui, dans toute la plénitude de ses facultés, se sentant jeune et fort, ne tienne à la vie?
     --Si je dois mourir--dit-il, eh bien tant pis, le français ne craint pas la mort;--Carmélite, je suis venu vous rappeler une promesse que votre mère et vous me fîtes après l'épisode de Notre-Dame….
     --Parlez, mon ami, ma mere et moi n'avons qu'une parole.
     --Carmélite, sauvez Blanche….l'idée que cet ange, si adorablement pur, pourrait tomber dans les mains de ces damnés d'Afrique….me rend fou, au nom de l'humanité, ne permettez pas un tel crime….sauvez-la!
     A ce moment on gratta légèrement à la porte, Carmélite l'ouvrit, c'était Toutoute.
     --Mamzé Cayïte, nèg Madagascar apé sarché vous, mo di li ki vous té dans la kisine avec tétesse….allé vite joinne les ottes avant li ouar mo menti.*
      --Dominique me cherche? il doit flairer quelque chose d'insolite, puis se tournant vers l'enfant elle lui parla à l'oreille, ferma la porte à clef et revint vers Philippe.
     --Amigo mio, dit-elle, en lui prenant la main, vous me demandez l'impossible. Vous l'aimez donc bien cette Blanche de Lorris? Eh bien, cela me suffit; on vous la sauvera, puis elle ajouta d'un ton triste: au prix d'un sacrifice peut-être!….Je suis obligée de vous laisser, soyez tranquille, tout ira pour le mieux, si vous vous soumettez à moi sans murmurer. Pour le quart d'heure vous êtes mon prisonnier, au revoir….et patience.
     Et faisant de la main un signe amical au jeune homme, Carmélite sortit de la chambre dont elle ferma la porte à double tour. ………………………………………………………………………………………………………
     Arrivé depuis le matin, de bonne heure, Dominique, après avoir eu une longue conférence avec Carmélite, était monté sur la vérandah du second étage, où, à l'aide d'une lunette d'approche, il observait les mouvements des vaisseaux dans le port. En voyant entrer le parisien un sourire triomphant avait éclairé son visage généralement impassible; c'était l'éclair illuminant par sa lueur soudaine le sombre nuage qui la renferme. (La victime venait-elle donc d'elle-même se jeter dans les bras du monstre prêt à la dévorer?)
     Depuis la scène de la terrasse une ombre invisible suivait les pas du parisien, épiait ses moindres mouvements: Dominique avait deviné dans Philippe un redoutable adversaire et agissait en conséquence. *NOTE X.

LE MACANDAL.

     Les vastes cuisines de l'auberge se reliaient au corps du logis par un chemin coquillé, sur lequel on avait jeté un plancher volant; une large tonnelle recouverte par une liane au feuillage riche et touffu, y entretenait l'ombre et la fraîcheur, qualités fort appréciées des habitués de l'auberge.
     Un mot sur cette vigne célèbre pour plus d'une raison dans la ville du Cap:
     Elle appartient à l'espèce de liane connue dans les Antilles sous le nom de liane contre-poisson ou liane à savonnette.*
     Les tiges sont longues et flexibles, les feuilles luisantes, charnues, d'un vert obscur, non-dentelées; les fleurs monopétales représentant des roues découpées en plusieurs parties, reposent sur un embryon qui doit plus tard devenir un fruit sphérique de quatre à cinq pouces de diamètre, revêtu d'une écorce verte, fort mince contenue à son tour dans une enveloppe ligneuse, chagrinée, cassante de près d'une ligne d'épaisseur, il contient une douzaine de semences plates, de forme irrégulière, lisses, de couleur fauve, d'une saveur amere; ces semences sont fort recherchées des nègres qui s'en servent comme contre-poison ou fébrifuge.
     Sur le vert sombre de cette arcade rustique se détachait le blanc mat des fleurs, parmi lesquelles s'étaient faufilées des intrus d'un rouge éclatant appartenant à une vigne sauvage qui, sans en être le moins du monde priée, était venue s'enchevêtrer à la maîtresse liane.
     L'ensemble était charmant. C'était sous cette tonnelle qu'après le dîner les privilégiés venaient s'asseoir sur des bancs de jonc, pour y savourer à leur aise le café parfumé que leur servait mademoiselle Ogé.
     Chacun avait soin de laisser dans la salle-à-manger les questions graves et par trop excitantes qui agitaient alors le monde entier; on s'entretenait de ces mille riens qui font le charme de toute conversation intime.
     Plus d'un blanc arrivait en catimini, entre chien et loup, demander à la belle Carmélite une tasse du nectar si cher aux créoles et la permission de prendre part à la causerie de chaque soir, causerie que Carmélite savait, avec tact et finesse, maintenir dans les bornes * NOTE XI. convenables qu'aurait approuvées la dévote…la moins charitable.
     Dominique, au lieu de se rendre, comme le croyait Toutoute, à la salle de l'auberge, s'engagea sous la tonnelle. Il arriva bientôt à une large galerie précédant la cuisine où travaillait habituellement l'atelier de couture.
     Ce groupe de femmes noires, réunies sous l'auvent de la galerie, avait un cachet d'exotisme local qu'un artiste européen eût fort prisé, mais qui passa inaperçu aux yeux de Dominique.
     Lours robes de coutil bleu à grands ramages, le fichu blanc croisé sur la poitrine, le madras aux riches couleurs qui les coiffait toutes, faisaient ressortir le noir de leur peau luisante comme de l'ébène polie et huilée.
     Toutes ces langues marchaient à qui mieux mieux; ce bruit étouffé de mâchoires en motion rappelait assez le bruit que ferait un essaim d'abeilles affairées.
     On se racontait tout bas les hauts faits accomplis dans quelque maraude nocturne, fort à la mode à St.-Domingue, ou bien quelques cancans épicés récoltés par les plus avisées; de temps en temps, un éclat de rire vite supprimé, interrompait le murmure incessant de ce commérage illicite, car la vieille Ogé ne badinait pas avec cette jeunesse, elle en exigeait une discipline presque militaire; plusieurs fois par jour elle arrivait à l'improviste, ayant à ses côtés son compagnon inséparable, un martinet, que connaissaient fort bien les épaules des récalcitrantes.
     La vieille examinait l'ouvrage de chacune avec un soin méticuleux, la moindre négligence était punie par une paire de giffles savamment administrées, le moindre bougonnement arrêté illico par un coup du redoutable martinet.
     A la vue de Dominique, toutes les langues se turent; on eût entendu tomber une aiguille. Une expression de terreur se peignit sur les visages;….pour une certaine classe de nègres Dominique n'était que Macandal maintenu jeune par un puissant fétiche jusqu'au complet affranchissement des noirs.
     Il ne parut pas s'apercevoir de l'effet qu'il produisait.
     --Fine, demanda-t-il, à l'une des négresses, pourrais-tu me dire où se trouve ta maîtresse?
     --Maîtresse dans la cuisine, repondit la femme sans oser lever les yeux sur son interlocuteur.
     Dominique s'éloigna; il semblait avoir laissé derrière lui une impression de crainte ou de mauvais présages—les couturières conservèrent longtemps l'air consterné—les lèvres ne bougèrent plus.
     Dans la cuisine, Mme Ogé aidée de Soulouque, son chef, préparait un ragoût dont l'odeur succulente eût donné de l'appétit à l'estomac le plus blasé.
     Deux ou trois marmitons en costume de toile blanche, tablier et bonnet carré, également blancs, vaquaient à différentes besognes; l'un d'eux tenait un plateau sur lequel Mme Ogé prenait des aromates ou des épices.
     Un autre versait du café bouillant dans une jolie tasse de vrai sèvre posée sur un plateau d'argent ciselé.*
     Ce fut vers ce dernier que se dirigea Dominique après avoir souhaité le bonjour à la maîtresse de l'auberge; mais cette dernière lui répondit à peine, tant son fricot l'absorbait.
     --Zeph, dit le chef des noirs au marmiton, parions que c'est pour moi que tu arranges cette délicieuse tasse de café?
     Zeph sourit d'un air embarrassé, regarda ses souliers comme pour leur demander ce qu'il fallait répondre; n'ayant trouvé aucune inspiration, le garçon resta muet.
     --Allons j'ai mal deviné, cette parade d'argenterie et de porcelaine ne peut annoncer que le retour du favori, c'est pour M. Philippe, n'est-ce pas? voyons, ne mens pas, mon garçon?….
     --Mo pa connin commandeur, maîtresse di moin préparé café la, mandé li.**
     --Inutile, Zeph, je sais, mais M. Philippe peut attendre, va m'en chercher d'autre…..et surtout occupe-toi du contenu….peu m'importe le contenant.
     Zeph, en vrai amateur de café, hésita, regarda la tasse d'un air qui disait pleinement: « mais ce café sera froid! » puis allant à sa maîtresse il lui dit quelques mots à l'oreille.
     --Ah! Bon D'jieu, dit-elle massacrant sans s'en douter grammaire et rhétorique, puis se tournant vers Dominique sans toutefois lâcher la cuillière qu'elle tenait à la main—s'cuse moi, Dominique, je suis après faire un plat pour des personnes qui vont venir dîner o'jord'hui….j'ai pas le temps de m'occuper de toi….va, Zeph, va chercher le café pour le commandeur….prenne gare qui soit froid….
     * NOTE XII.
     ** NOTE XIII.
     Se retournant elle s'écria:
      --Où est cette 'tite pesse de Toutoute?
      --Ici Tétesse, répondit sous une table une petite voix flûtée, c'était Toutoute qui s'y était glissée à l'apparition de son ennemi mortel, Dominique.
     --Qu'est-ce tu fais là?
     L'enfant sortit de sa cachette tenant un petit chien sous le bras.
     --A rien, mo tapé joué avé pitis d'juane.*
     --Sors de là et va-t'en porter à M'sieu Philippe son café….allons dépêche vite….r'gare s'il est chaud encore….t'chentends (tu entends).
     Non, Toutoute n'entendait pas. Debout, les bras pendants, les lèvres entr'ouvertes, ses yeux de singe humanisé clignotant comme si elle eût petite yoloffe regardait Dominique qui, sans en avoir été prié, sucrait à sa manière, le café de la tasse de sèvre si élégamment posée sur le plateau d'argent ciselé.
     Zeph à ce moment entrait avec le café demandé.
     Toutoute remise de son étrange émotion passa derrière le commandeur et du bout des doigts toucha la malencontreuse tasse de sèvre, alors d'un ton brusque la brave enfant s'écria:
     --Min café la fret!….li jis bon pou chien.**
     Joignant le geste à la parole, avant qu'on ait eu le temps de l'en empêcher, versant dans la soucoupe un peu du café destiné à Philippe, elle le présenta à l'innocente petite créature qu'elle avait toujours sous le bras et qui, sans se douter de la trahison de son amie Toutoute, eut bientôt lapé le tout.
     Tout à coup, le chien parut avoir avalé de travers….un mouvement convulsif agita tout son corps, sa tête retomba inerte sur le bras qui le tennait—il était mort.
     Toutoute épouvantée, laissant tomber à terre tasse, soucoupe et chien, s'enfuit à toutes jambes criant de toutes ses forces:
      --Macandal! Macandal!
     A ce nom magique il y eut un branlebas général dans la cuisine.
     Mme Ogé se retourna….elle était seule; cuisinier, marmitons, même Dominique, tout * NOTE XIV. ** NOTE XV. avait disparu.
     Si l'émotion de la vieille n'eût pas été si forte elle aurait vu le fils de Macandal se dirigeant tranquillement vers la maison fumant son cigare de l'air le plus indifférent.
     Mme Ogé, toutefois, la physionomie bouleversée regardait le corps inanimé de la victime….elle s'essuya le visage baigné de sueur et murmura:
     --C'est mieux que c'était toi que M'sieu Philippe….pauv' tite bête!

DESESPOIR.

     Quelques jours après les événements racontés plus haut, Martine, la bonne des enfants, assise sur l'escalier de la vérandah, surveillait Corinne et René qui gambadaient sur la pelousse avec César, le chien de Dominique.
     Baptiste, ancien esclave de Mme de Villeneuve, et, après Dominique, personnage fort important sur l'habitation, appuyé sur son balai, causait à voix basse avec Martine.
     Celle-ci s'interrompait de temps à autre pour réprimander les enfants dans l'idiome créole familier à toute oreille louisianaise.
     --Corinne sort de ce soleil! René si t'ch'engaces (tu agaces) César i' va te mord'e….prinne gare….ga (regarde) moi ces monsses! passe moi….icite (passe ici), et autres remarques caractéristiques qu'elle leur lançait sans toutefois bouger de sa place.
     Tout à coup une jeune négresse sortit en courant de la maison.
     Son trouble était extrême;--grande devait être la frayeur qui l'agitait, car non contente de s'être jeté un tablier sur la figure, elle se tenait la tête des deux mains.
     Malgré le tablier, qui lui recouvrait le visage, Lisa ne trébucha pas en arrivant à l'escalier; elle alla se blottir tout contre Martine en sanglotant à se briser la poitrine:
     --Ah, ben ki ça to guignin apé hélé com ça gran bo matin? es ki vié sorchière la roqué to la tête!*
     Mais Lisa continuait toujours ses gémissements, on distinguait les mots suivants:
     --Man Tine!….Man Tine….mo pauv' manzé Blanche!
      --Tan pri Lisa fini to zambara, ki ça ta pé di?**
      Du coude elle repoussa la pauvre enfant. Baptiste impatienté s'approcha d'elle et la secouant violemment par le bras lui dit:
     --Es ki d'jiabe mangé to la langue to pa capabe parlé?*
      Le geste peu parlementaire de Baptiste fit tomber le tablier et montra le visage décomposé de Lisa.
      Le nègre et la négresse vivement impressionnés s'écrièrent en même temps:
     * NOTE XVI.
     ** NOTE XVII.
     --Main parlé don, ki ça yé?*
      Surmontant son émotion tant bien que mal elle répondit par saccades:
     --Bo matin….mo….allé….porté….manzé Blanche….so café….quand….mo….ouvri la porte so la chamme…;** elle s'arrêta suffoquée par l'émotion.
     Baptiste et Martine se regardèrent consternés; que pouvait-il être arrivé à leur jeune maîtresse!
     Lisa continua:
     --En primié té fé noua….épi, mo ouar comme si yé té guingnin ein la chandelle ki tapé clairé….mo vancé!!!….oh, man Tine!!!***
     Les deux nègres se baissèrent avec anxiété sur la narratrice:
      --Ki ça to ouar?****
      Les attirant à elle, Lisa prononça tout bas, bien bas le nom de:
     --Macandal!—
     La foudre tombant à deux pas du groupe n'eût pas produit un effet plus formidable. Baptiste et Martine s'étaient reculés épouvantés.
     --Bon D'jieu! Seigneur, nous otte pauv' maîtresse!
     Les enfants, sentant qu'il se passait quelque chose d'insolite, s'étaient approchés. Corinne, placée une marche au-dessus de Lisa, lui avait passé les deux bras autour du cou, inclinant sa jolie tête sur l'épaule de la jeune négresse elle lui dit à l'oreille:
     --Ma petite bonne as-tu du chagrin? dis à Coco ce que tu as, veux-tu?
     René à cheval sur César, ses grands yeux démesurément ouverts, regardait avec une terreur instinctive le désespoir des domestiques.
     Martine fut la première à revenir aux exigences de la situation, attrapant Corinne dans ses bras elle la couvrit de baisers.
     --Pauv' piti! pauv' piti! s'écria-t-elle en la posant sur les genoux de Lisa:
     --Ga, toi, véyé pitis la yé pou moin. René 'coute bien Lisa, t'ch'entends, sois un bon garçon. Baptiste, vini ouar ça, ça yé avan maîtresse lévé.*****
     * NOTE XIX.
     ** NOTE XX.
     *** NOTE XXI.
     **** NOTE XXII.
     ***** NOTE XXIII.
     Prenant la main du vieux congo elle l'entraîna dans la maison.
     Martine avait vu naître Blanche, l'avait soignée, gâtée comme seules savent le faire les gardiennes de couleur, elle aimait la jeune fille de toute la force de son cœur dévoué et fidèle, aussi arrivée devant la porte de la chambre, sa bravoure l'abandonna, elle regarda Baptiste comme pour lui dire:
     --Ouvre, je n'en ai pas la force.
     Baptiste leva les yeux au ciel, fit le signe de la croix et entra.
     Une obscurité presque complète régnait dans l'appartement, à gauche, en ligne parallèle avec la porte, on apercevait la lueur vacillante d'une bougie.
     Baptiste recula avec terreur, la peau de son visage d'un noir luisant avait pris une teinte jaunâtre, les yeux étaient injectés de sang: sur la cheminée il avait aperçu une tête de mort surmontée de trois cierges allumés.
     --Lisa pa menti, dit-il d'une voix vibrante d'émotion, ça vrai, couri vite verti maîtresse, moin ma palé côté michié Paul….Chut, Martine….pa fé di trin, prinne gare….to connin nég Madagascar pa l'ainmin zambara nég créoles.*
     Ces derniers mots dits à l'oreille de Martine avaient pour but de la calmer, ils eurent l'effet voulu, elle réprima ses sanglots, s'essuya les yeux avec son tablier et se dirigea vers la chambre de Mme de Lorris, tandis que Baptiste allait frapper à celle de Paul.
      --Entrez, cria le jeune homme; devant le miroir Paul arrangeait sa cravate. Eh bien, demanda-t-il sans se retourner, que veux-tu, mon vieux Baptiste?
      Le fidèle serviteur porta à son front ses deux mains croisées, de grosses larmes coulaient sur ses joues, il laissa retomber ses bras et dit d'une voix émue:
     --Mon jeune maître! mon cher maître!
     Paul tout occupé d'un bout de sa cravate qu'il ne pouvait arranger à sa guise, répondit d'un ton impatienté:
      --Voyons, qu'as-tu? es-tu malade?
      --Mon jeune maître se rappelle sans doute la mort de sa tante Blanche?
     --Tout autant que celle d'Abraham, d'Isaac ou de Jacob, j'étais à peine né. Ayant fini avec sa cravate, le jeune homme brossait maintenant ses cheveux, fredonnant un air de chanson à boire. Cette gaîté insouciante embarrassait le nègre. * NOTE XXIV.
      --M. Paul, mamzelle Blanche n'a pas couché dans sa chambre, ni dans celle de maîtresse, votre sœur n'est pas dans la maison.
     Pour la première fois Paul tourna la tête et regarda Baptiste, l'expression désespérée du vieux serviteur l'inquiéta vivement.
     --Ne serait-elle pas sortie ce matin? peut-être se promène-t-elle dans le parc?
     --Mon cher maître, dit en éclatant Baptiste, sur la cheminée de la chambre de mamzelle Blanche brille le signe de Macandal.
     --Le signe de Macandal dans la chambre de Blanche!!! 
     --Mon maître, je l'ai vu!
     Repoussant violemment Baptiste, Paul s'élança hors de l'appartement.
      En entrant dans la chambre de l'infortunée, une indicible émotion s'empara du jeune homme; par un puissant effort de sa volonté il surmonta cette faiblesse passagère, il ouvrit avec fracas les portes et les fenêtres, puis courut au lit de sa sœur.
     Certes le corps charmant de Blanche n'y avait pas reposé, tout l'attestait, les rideaux fermés, les draps bien tirés; les yeux de Paul tombèrent sur la tête de mort placée sur la cheminée et dont la face blafarde illuminée par son diadème de cierges, semblait se moquer de son désespoir.
     Aux yeux épouvantés des domestiques accourus au bruit, Paul saisit la tête de mort et la jeta à terre avec violence.
     --Y a-t-il donc un traître dans cette maison, s'écria-t-il, que l'on puisse entrer impunément dans la chambre de ma sœur pour y déposer ces stupides momeries?
     Une main se posa sur son épaule, c'était celle de son mentor; Dominique venait consoler, calmer le frère de Blanche.
     --Du calme, Paul, ce n'est pas en vous excitant ainsi que vous saurez la vérité, puis se tournant vers les domestiques:--Qui de vous a vu Mlle Blanche en dernier, hier soir? Sans perdre un instant son sang-froid, il éteignit avec le bout de son pied deux petits cierges qui brûlaient encore sur le parquet.
     Avant qu'on eut eu le temps de répondre à la question du commandeur, la porte s'ouvrit brusquement et la pauvre mère entra.
     Sa robe de chambre, passée à la hâte, était à moitié boutonnée, ses cheveux tombaient en désordre sur ses épaules, ses traits convulsionnés par l'intensité de son désespoir faisaient peine à voir.
     Dans un coin de la chambre, Corinne et René, la tête cachée dans le tablier de Martine, sanglotaient en demandant leur sœur.
     --Que me dit-on, Blanche n'a pas couché dans sa chambre? On ne peut trouver ma fille?….demanda d'une voix brisée par le désespoir Mme de Lorris debout devant l'alcove; son pied, à cet instant, heurta quelque chose de rond qui gisait à terre….c'était la tête de mort!….Plus loin elle aperçut fumant encore les trois cierges.
     --Macandal! toujours Macandal! c'est à devenir folle! mais….alors….où est le corps de ma fille? J'ai pu voir les restes inanimés de ma sœur….j'ai vu le corps sanglant de mon père, j'ai pu leur donner un dernier baiser….Oh, Christ! s'écria-t-elle en regardant le crucifix qui, les bras étendus, les yeux levés, semblait implorer la pitié de son Père sur la malheureuse mère,--Fils de mon Dieu, donne-moi la force de ne pas te maudire! et se jetant à genoux les deux bras allongés sur le lit, le front dans les draps, elle resta immobile; un frisson agitait par intervalle ce corps paralysé par la douleur, on entendait le bruit de ses ongles qui en se contractant égratignaient les draps.
     Tout à coup elle se leva, la tête haute, les yeux secs et d'une voix qui glaça d'épouvante ceux qui l'entendaient, elle s'écria: -
     -Où sont mes fidèles Congos? Baptiste! Cyrille! Sonnez la cloche d'alarme!….rassemblez mes ateliers! Vous, Paul, faites avertir nos amis….envoyez des messagers au Cap, aux environs, que tout le monde sache que Blanche de Lorris a disparu de chez sa mère!
     --Madame, dit Dominique s'avançant vers madame de Lorris, il serait plus prudent, vu les circonstances et l'état actuel des choses….
     Mais celle-ci lui lança un regard courroucé—son instinct maternel se réveillait, hélas, trop tard.
      --Tais-toi, ce n'est pas au fils de Wamba et de Macandal à me conseiller….va-t'en….ou malgré ma faiblesse je te tuerais!
     La cloche de l'habitation sonnait maintenant à toute volée, et proclamait à haute voix qu'une grande calamité était venue s'abattre sur la famille de Lorris.
     Dominique sortit de la chambre de Blanche, monta sur son grand cheval noir, et, l'ayant lancé au galop, prit le chemin du figuier maudit.
     Les de Lorris n'avaient pas longtemps à souffrir.
     A peine avait-il quitté l'habitation que Zambi, lancé à toute vitesse, s'arrêta brusquement et se rejeta en arrière.
     Ce choc inattendu eut désarçonné un moins habile écuyer.
     Dominique ne broncha pas.
     Deux vigoureux coups d'éperons remirent d'aplomb la bête qu'une indicible frayeur semblait paralyser.
     Il la flatta de la main pour la calmer tout en cherchant du regard la cause de cet étrange incident.
     A quelques pas de l'endroit où s'était arrêté Zambi, le noir aperçut un groupe bien fait pour inspirer la terreur.
     Un être humain, créature d'impulsion, se serait enfui à toutes jambes, Zambi s'arc-bouta sur ses pattes de devant et refusa d'avancer.
     Dominique, à l'épreuve de toute surprise comme de toute émotion, sauta à terre, il se trouva face à face avec Wamba, Maouna et Mayaca.
     --Eh bien, dit-il, s'adressant au groupe, comment se fait-il que dans un moment de trouble comme celui-ci chacun ne soit pas à son poste!
     --A ton tour, que signifie cette cloche d'alarme, ce branlebas général dans la campagne? demanda Wamba.
      --Vous me le demandez?—à d'autres qu'à moi cette comédie, Wamba!
      --Il ne s'agit pas de comédie, Dominique, répondit avec inquiétude la vieille, quelle est la cause de cette effervescence prématurée….parle donc….qu'est-il arrivé?
     Il n'y avait pas à en douter, sa mère ignorait l'enlèvement de Blanche de Lorris!
     Le fait était incompréhensible, inouï!
     Les yeux de Dominique s'injectèrent de sang—pour la première fois de sa vie le fils de Macandal perdit son sangfroid habituel.
     Il s'approcha de sa mère, la saisit par les deux épaules, leurs regards se confondirent un instant, une immense stupeur se peignit sur ces deux visages décomposés par la haine.
      --Quoi! vous ignorez que Blanche, la petite-fille de Mme de Villeneuve, a disparu de chez sa mère et, ajouta-t-il scandant chaque syllabe, que le Macandal brillait dans la chambre de la victime!
     Wamba poussa un cri de rage.
     --Le Macandal chez les de Lorris, à notre insu! Quel peut être l'auteur audacieux d'un pareil acte!
     Se tournant vers les trois africains elle leur demanda d'une voix vibrante de colère:
     --Maouna et Boukman, qu'en savez-vous? Vous n'ignorez pas que quiconque se sert du Macandal sans l'autorisation du chef est victime de sa témérité!
     Les nègres tombèrent à genoux, les mains étendues vers leur toute-puissante reine, ils s'écrièrent terrifiés:
     --Non, zotte pas connin a rien di tou, pardon tan pri, cé pas nou zotte!*
     --Mais alors, qui donc est assez téméraire pour s'être servi du signe de Macandal sans notre permission?
     Mayaca, revenu de la frayeur que lui avaient causée les paroles de Wamba, s'avança vers Dominique les bras croisés, la tête baissée en signe de soumission.
     --Commandeur, mo capabe di vous.
      --Parlé donc!
     --C'est mamzelle Carmélite.
     --Carmélite! s'écria Dominique, tu en as menti, infâme brute!—et, bondissant sur le nègre, il le saisit à la gorge. Par un violent effort Mayaca se dégagea de la puissante étreinte de son chef.
     --Je n'ai pas menti--repondit-il en français, hier soir à la tombée de la nuit, par ordre de Wamba, je surveillais la maison des de Lorris. La voiture des Ogé s'est arrêtée à la porte du jardin, me trouvant sur la rive opposée du Limbé je pouvais voir dans le jardin qui, comme vous le savez, est ouvert du côté de la rivière. La fille blanche s'y promenait seule, elle avait un livre à la main. Mlle Ogé l'a appelée, elle s'est alors dirigée vers la porte et s'est mise à causer. Je ne pouvais entendre ce qui se disait, mais la conversation était fort animée. J'ai vu la fille blanche entrer dans la voiture et les chevaux sont partis au galop. * NOTE XXV.
     --Qui conduisait, Zeph ou Soulouque?
     --Ni l'un ni l'autre—répondit Mayaca—le cocher avait la figure aussi noire que la mienne….il avait pourtant les yeux bleus et les cheveux blonds.
     --Ah, fit Dominique, le parisien, je comprends….comment, ajouta-t-il, se parlant à lui-même, Blanche a-t-elle pu se laisser persuader….
     A ce moment, Wamba, de ses doigts crochus, prit le bras de Dominique, l'attirant à elle, elle lui dit à l'oreille:
     --Je t'avais bien dit de te méfier de ta Carmélite!
     Le fils de Macandal goûta médiocrement cette observation; il y répondit par une brutalité peu filliale:
     --Vous m'embêtez à la fin, avec vos sempiternelles momeries! D'une violente poussée il envoya rouler la reine des vaudoux aux pieds des trois africains.
     Sans plus se préoccuper de sa mère, Dominique s'élança sur Zambi, l'intelligente bête reprit avec joie le chemin de l'habitation.

LISA.

     Sur les bords du Limbé, à l'ombre de gigantesques palmiers, s'élevait à quelques toises de la maison des de Lorris une petite case, demeure habituelle du fils de Macandal. Un large auvent, du côté de la rivière, abrite ordinairement une fort belle barque; Dominique s'en sert pour se rendre à Port Limbé, petite ville située à l'embouchure de la rivière, ou plus souvent pour des courses nocturnes jusqu'à la ville du Cap.
     Une plate-forme, large de quatre à cinq pieds, longe la case et aboutit à un petit escalier en pierre par lequel on arrive à l'unique chambre de la masure.
     Grâce aux arbres géants qui l'entourent et qui, à cet endroit, forment une gracieuse arcade, au-dessus de la rivière, il y règne une obscurité compacte.
     Vers huit heures du soir, le 16 mai 1793, une barque y borda silencieusement—deux hommes sautèrent sur la plate-forme.
      C'était Dominique, accompagné de son esclave Mingo.
     Mingo appartenait à cette catégorie d'êtres hétéroclites, ni homme, ni bête, que Darwin, malgré toute sa bonne volonté, n'aurait pu classer qu'imparfaitement dans l'échelle des êtres.
     Petit, trapu, le corps recouvert de poiles jaunâtres, le nez large, aplati sur son muffle de singe, les lèvres épaisses s'avançant en forme de groïn, le factotum de Dominique était le mauvais génie du voisinage. Aussi, jamais un être humain n'osait approcher de la « case à Macandal » tant la bonne renommée du maître et de l'esclave était reconnue dans le Limbé et les paroisses environnantes.
     --Mingo! appela Dominique.
      --Présent, maît'!
     --Ecoute ce que je vais te dire.
      --Oui, maît'.
      --Dans moins d'une demi-heure le croissant paraîtra au-dessus des montagnes. Je vais me rendre à l'instant sur le belvédère de la maison. Tiens tes yeux dirigés de ce côté, dès que tu verras briller le phare, cours aux cases, fais allumer les torches et jette le cri de: vengeance et liberté! Reviens ici, selle Zambi, tu l'attacheras à la porte du jardin, puis tu partiras immédiatement pour le Cap. Attends-moi à l'entrée de la Grande rue. As-tu compris?
     --Oui, maît'.
      --Eh bien, répète.
     --Limin torches, crié vengeance et liberté, sellé Zambi, tan vou la ville.*
      --Très bien, fit Dominique, et sans plus attendre il se dirigea vers le jardin.
     Il eut à peine disparu dans le massif de bananiers, qu'une main se posait sur l'épaule velue de Mingo.
     Il s'y attendait, car il ne manifesta aucun étonnement.
      --Cé toi, Lisa?
      --Oui, répondit une voix jeune et fraîche—i ou la clé la to di to sré donnin moin.**
      --Gardé li couté lescayé.**
      --Gardé! s'écria d'un ton indigné Lisa—es ki to cré mo gagnin jié chat com toi? to pran moin pou bête, don! to oulé mo ouar dans la nouit. Couri sarché li to même.**
      Mingo obéit sans murmurer.
     L'africain était certainement nyctalope, malgré l'obscurité, dans moins d'une seconde, la jeune négresse sentit quelque chose de froid et de gluant lui saisir la main.
     Jusque là Lisa avait été héroïque, mais au contact de ces doigts bestiaux, une terreur indicible s'empara d'elle, elle eut envie de fuir,--l'idée de ses maîtres la retint, ayant consenti pour les sauver à affronter seule dans les ténèbres « la case à Macandal » ainsi que son peu rassurant gardien.
      --Tchoulé, vié sorchié, s'écria-t-elle instinctivement—asteur donnin moin la clé la et pran to tafia!**
     Ils firent l'échange.
     Mingo trahissait son maître pour une bouteille de tafia!
      Il n'y avait pas une minute à perdre.
     Les yeux de Lisa s'étant peu à peu habitués à l'obscurité, elle distinguait vaguement les objets qui l'environnaient.
     Pour plus de sûreté elle se mit à quatre pattes, avança lentement dans la direction où se * NOTE XXVI. ** NOTE XXVII. *** NOTE XVIII. trouvait le pieu auquel était attachée la barque, détit la corde et, sans la lâcher, se mit à plat ventre, se retenant aux insterstices des planches, elle se glissa lentement hors de la plate-forme, cherchant à tâtons, du bout de ses pieds nus, le bord de l'embarcation; l'ayant trouvé, elle s'y laissa tomber, puis s'étant assurée que les rames y étaient, poussa au large.
     Alors, du milieu des ténèbres partit un rire moqueur.
     L'écho de la rivièré put répéter après Lisa ce refrain d'une fameuse chanson créole, tant soit peu paraphrasée pour l'occasion:

« Bouteille tafia ki soti la cave blan
Cé ki chose ki dou, cé ki chose ki bon. »

     Sur la plate-forme Mingo s'abreuvait voluptueusement de la boisson si fatale à sa race.
     Pendant que ceci se passait à la « case à Macandal, » Baptiste arpentait avec impatience la cour de service.
     Il s'arrêtait—prêtait l'oreille—regardait avec anxiété du côté de l'est—puis, reprenait sa marche murmurant entre ses dents:
     --Min, ki ça Lisa apé fé?*
     Soudain le chant doux d'une mélodie créole traversa l'air et vint frapper l'ouïe expectante du fidèle congo, sa figure s'illumina:
« Si to allé la ville,
Ta trouvé jeine Caudio
Ki gagnin pou trompé fille
Bouche dou pacé siro.
To va cré, yo bin sincère;
Pendant quior yo coquin tro,
Cé sarpan ki contrefaire
Crié rat pou trompé yo. »**

     --A la li, mo gagnin tan!*** exclama Baptiste.
     La voix, qui venait claire et forte de la rivière, se rapprochait de plus en plus, quelques mots étaient articulés avec précision. Baptiste, l'oreille tendue, ne perdait pas une * NOTE XXIX. ** NOTE XXX. *** NOTE XXXI. syllabe.
     Sur le belvédère, Dominique se demandait avec étonnement qui pouvait, dans un pareil moment, avoir le cœur assez léger pour vocaliser sur la rivière; ayant reconnu la voix de la jeune négresse, il haussa les épaules.
     --C'est Lisa, dit-il, elle ne se doute de rien.
      Le chant reprit:
« Lisette mo tandé nouvelle,
To conté binto tourné.
Vini, don, toujours fidèle,
Miré bon pacé tandé.
Va pas tardé davantage
To fé moin acé sagrin,
Mo tan com zozo dans cage,
Can yo fé li mouri fin. »*

     La dernière note vibrait encore que Baptiste se glissait vers la maison. Une ombre se détacha d'une des colonnes et vint à sa rencontre; c'était Paul.
     --Lisa a-t-elle réussi? demanda-t-il.
     --Oui, maît, le chimin est lib'. M. Paul veut toujours aller à la case à Macandal?
     --Plus que jamais, si Lisa a pu s'en procurer la clef, pas un nègre n'en approchera, leur terreur superstitieuse les en empêcherait. Puis elle est au bord de la rivière, nous serons plus à même de gagner la barge. Es-tu sûr de Mingo?
     --Mingo peut pas résister une bouteille tafia, à c't'heure li couché sir la plate-forme après digéré ça li boit, il est bon pou jisqu'à dimain matin.
     --Alors, répondit Paul, nous n'avons pas une minute à perdre, charge-toi de grand'mère, Martine et Lisa prendront les enfants et moi j'aurai soin de….
     Une explosion de clameurs indescriptibles retentit à cet instant, on eût dit que les volcans de Haïti s'étaient rallumés pour éclater tous à la fois.
     Paul s'élança dans l'appartement de sa mère:
     --Mère, chère mère, réveillez-vous, les nègres sont en pleine révolte!
     Mme de Lorris se jeta à bas de son lit.
     --L'insurrection!….mes enfants….René….Corinne….; elle courait comme affolée * NOTE XXXII. dans la chambre….ne sachant où trouver une robe pour se jeter sur les épaules. Paul arracha une couverture du lit, en enveloppa sa mère, la prit dans ses bras et sortit en courant de la maison.
     Il n'était que temps.
     A ce moment les cris, les hurlements féroces d'une multitude en délire éclataient de nouveau.
     Conduits par Wamba, les nègres avaient déjà pris possession de la maison.
     Les prévisions de Mme de Villeneuve se réalisaient.
     Tandis qu'ils brisaient les meubles, arrachaient avec furie les tentures, les tableaux des murs, et se préparaient à tout incendier, un drame qui donnera au lecteur une faible idée des horreurs commises par les insurgés, se passait dans l'appartement de Mme de Villeneuve.
     Wamba, la première à pénétrer dans la maison, se dirigea immédiatement vers la chambre de son exmaîtresse.
     La vieille dame avait été réveillée en sursaut par les vociférations des nègres.
     Ce n'était pas, hélas, la première fois qu'elle les entendait; elle se rendit compte de ce qui arrivait; trop faible pour se lever, Mme de Villeneuve fit le signe de la croix, croisa les mains sur sa poitrine et attendit avec résignation le sort qui lui était réservé.
     Il ne se fit pas longtemps attendre.
     La voix tonnante de Wamba l'avertit que son heure avait sonné.
     L'infernale vieille s'approcha du lit de sa victime, les yeux flamboyants, ses ongles crochus tout prêts pour leur horrible besogne.
     --Tonnerre et sang! ma brûleuse de nègres, hurla-t-elle, à nous deux maintenant; tu crois bonnement que les peaux noires se laissent brûler vif! écorcher à coups de fouet, martyriser par vous autres blancs sans que l'idée de vengeance ne s'infiltre dans leurs veines!
     A notre tour maintenant! Ah! vous avez gifflé, on vous le rendra,--et de sa main calleuse elle frappa les joues de Mme de Villeneuve. Vos lanières garnies de pointes de fer se sont enfoncées dans notre chair, la vôtre sera déchirée par nos ongles. Nos lèvres se tremperont avec délices dans votre sang! Ah! ah! c'est une boisson digne des dieux! Tu vois, chère maîtresse, que ma mémoire est bonne! Je n'oublie ni le beau langage de mes premières années, ni ma vengeance!
     Voyant qu'elle ne pouvait arracher à sa victime ni plaintes, ni larmes, que l'héroïque femme souffrait ses tortures avec un stoïcisme bien digne de sa race, la rage de Wamba ne connut plus de borne. Dieu sait à quel raffinement de cruauté elle se serait livrée sur le corps de la martyre, lorsque Dominique entra précipitamment dans la chambre.
      --Arrête! s'écria-t-il, veux-tu périr avec la maison de tes maîtres! les flammes ont déjà gagné le salon, viens, tu en as assez comme cela!
     Un nuage de fumée envahit la chambre, le noir s'empressa de sortir entraînant sa mère avec lui.
     Au même instant René, à moitié vêtu, se précipita dans l'appartement.
     --Bonne maman! cria-t-il d'une voix à moitié étouffée par la fumée, le feu! le feu! sauve-moi. Je ne veux pas brûler! où est maman! Oh! non….je ne veux pas mourir; et ce pauvre petit cœur d'enfant éclatait en sanglots.
     Dieu ne voulait rien épargner à Mme de Villeneuve; malgré les tortures infligées par Wamba, elle respirait encore; il lui restait assez de connaissance pour boire le calice jusqu'à la lie.
     --Mon cher enfant, dit-elle, mets-toi à genoux, fais ta prière au petit Jésus comme un bon petit français….sois brave…le Bon Dieu va nous prendre…viens….allons mon chéri….
      L'enfant n'entendait plus, à moitié asphyxié par la fumée, il levait la tête, courait à droite et à gauche, cherchant un peu d'air pur; tout à coup il se trouva devant la porte de la galerie; par instinct il l'ouvrit et se précipita dehors.
     Là, une mort non moins affreuse l'attendait.
     Il y rencontra Dominique et crut tous ses maux finis.
     --Ah, Domi, te voilà! sauve-moi, sauve ton petit René! L'innocent se précipita dans les bras de son bourreau.
     A sa figure pâle, à ses longs cheveux blonds tombant en boucles sur ses épaules nues, cet enfant ressemblait à un ange dans les bras d'un démon.
     Dominique, inaccessible à la pitié, saisit René par ses belles boucles blondes, lui trancha la tête d'un coup de sabre, et rentrant dans la chambre, jeta le corps palpitant du pauvre petit sur le cadavre de sa grand'mère.
     L'insurrection était à son apogée.
     De l'habitation de Lorris elle avait gagné comme un torrent furieux les autres propriétés. Mayaca, sur son grand cheval, était la personnification de Lucifer à la tête de ses légions.
     Laissons ces scènes écœurantes et rendons nous au Cap quelques heures avant l'arrivée des massacreurs. ………………………………………………………………………………………………
     C'est une chaude soirée de juin….l'atmosphère, chargée de miasmes empestés, est lourde….asphyxiante. Il y a dans l'air comme un pressentiment de cataclysme.
     Un grand silence règne sur toute la ville.
     On aperçoit çà et là dans la rue, sur des bancs, de longs corps noirs allongés, comme autant de momies millénaires;--ce sont des esclaves qui, après le travail de la journée, font la sieste.
     Dans les allées ombreuses de l'auberge on respire plus librement, les ardents rayons du soleil tropical ne pouvant pénétrer le feuillage épais des arbres centenaires, on y goûte une fraîcheur réconfortante, fort appréciable après la chaleur intense du jour.
     Il y a dans la nature des bruits mystérieux, sons doux et légers comme l'air qui les transmet à l'oreille humaine: frôlement d'ailes, vols furtifs, bruissement de feuilles agitées par la brise ou par le mouvement incessant du petit peuple aérien fort affairé à réparer dans chaque nid, pour le repos du soir, les désordres causés par la visite inopportune de quelque indiscret.
     A cette heure bénie du crépuscule, heure de suprême quiétude, où toutes les harmonies semblent se réunir dans un hymne général pour porter dans le cœur fatigué du travailleur un peu de calme, une idée de bonheur, dans la chambre de Carmélite Ogé une enfant de seize ans est étendue sur un divan, son corps charmant repose sur une innombrable quantité de coussins multicolores.
      Un oreiller de soie bleue, recouvert de dentelle, soutient la jolie tête de Blanche de Lorris; de grosses larmes qu'elle ne prend même pas la peine d'essuyer, coulent de ses joues sur la fine mousseline de sa robe de chambre.
     Philippe Duverney marche avec nervosité dans la chambre, de temps à autre il s'arrête pour jeter à la jeune fille un regard plein de reproches.
     Dans l'encadrement de la fenêtre, Carmélite—les deux mains formant abat-jour sur ses yeux—examine la campagne avec anxiété.
     Deux heures se passent ainsi; Carmélite toujours à son poste d'observation, Philippe continuant son interminable promenade.
     Soudain la fiancée de Chabannes tressaille, à la pointe la plus élevée des monts Cibaos vient d'apparaître le croissant de la nouvelle lune, on dirait un léger fil d'or envolé par mégarde de notre monde pour planer à jamais dans les espaces inconnus.
     C'était, comme l'on s'en souvient, le signal convenu entre Dominique et les trois chefs noirs.
     Bientôt s'éleva sur le versant des montagnes une colonne de fumée—puis deux—puis trois; la voûte étoilée eut bientôt disparu devant l'épais rideau de vapeur grisâtre traversé de distance en distance par d'immenses langues de feu dont les lueurs intermittentes rappelaient les formes bizarres des apparitions fantasmagoriques.
     Les noirs avaient répondu au signal.
     Ces démons déchaînés, avant de descendre dans la plaine, saccageaient et pillaient les habitations, massacraient les blancs, ne laissant derrière eux que la désolation et la mort.
     Carmélite laissa la fenêtre et, s'élançant vers Blanche, lui prit les deux mains:
     --Blanche, s'écria-t-elle, je sens jusqu'au plus profond de mon être, combien je suis coupable d'avoir fait usage du nom de votre mère pour vous conduire ici. Si je vous ai dit, qu'en me suivant vous trouveriez la preuve irrécusable de la trahison de Dominique, que vous pourriez la porter à votre mère et, peut-être, la convaincre du danger imminent qui la menaçait, c'était, je le croyais alors, le seul moyen de vous sauver d'une mort abominable….de souffrances cruelles! Oh Blanche! à cette heure solennelle, quand toutes deux nous sommes en danger de mort….pardonnez-moi, ne me maudissez pas, fuyez, les minutes sont précieuses….
     Comme mue par une émotion indicible, Carmélite se cacha la tête dans ses bras, un frisson nerveux parcourut le corps de la prédestinée: Etait-ce la préscience du sort qui l'attendait?
     Il est parfois donné aux natures douées d'une exquise sensibilité de pressentir l'avenir; les facultés perceptives de Carmélite, affinées par les émotions du moment, devinaient, sentaient l'approche d'un ennemi implacable.
      Les paroles passionnées de Carmélite avaient attiré l'attention du parisien.
     Désespéré de ne pouvoir vaincre la résistance de Blanche, qui refusait de fuir sans sa mère, Philippe s'était abandonné au désespoir le plus complet.
     Tout à coup un jet de flammes plus éclatant que les autres envahit la chambre et l'éclaira d'une lueur sinistre.
     Duverney courut à la fenêtre.
      --Quoi! déjà à l'œuvre! s'écria-t-il; oh, mon Dieu, comment la sauverai-je?
      Les cloches de la ville sonnaient à toute volée, le bruit des pas précipités d'une population affolée monta jusqu'à la chambre.
     Au comble du délire, Philippe quitta brusquement la fenêtre et vint s'agenouiller près de Blanche; mais ni l'excitation de Carmélite, ni l'exclamation de Philippe n'avaient pu tirer la jeune créole de sa torpeur.
     Il l'enveloppa d'un regard ardent, ses yeux s'attachèrent avec ivresse sur ce visage charmant, admirable de candeur et de pureté, sur cette forme adorée bientôt la proie de brutes enivrés par l'odeur du sang et du carnage!
     Non, plutôt la prendre dans ses bras, s'enfuir, la porter loin, bien loin de tout danger—ou bien mourir avec elle—la mer était là, toute prête—n'était-ce pas préférable de s'endormir de l'éternel sommeil, bercés doucement par les flots, que périr victime de tortures inouïes!….
     --Blanche—s'écria-t-il, emporté par la force des terribles actualités,--depuis ce matin vous m'accablez de votre mépris, de votre haine! Cher ange adoré, permettez à ce cœur, si longtemps comprimé, d'éclater avant de mourir, laissez-le vous dire ce qu'il contient de tendresse, de pitié, d'adoration!
     Hypnotisée par les paroles du jeune homme, Blanche se souleva graduellement, passa la main sur son front comme pour en chasser une idée accablante.
      --Il me semble être le jouet d'un affreux cauchemar, oh, ma mère! dit-elle, où es-tu? Mon Dieu! Mon Dieu, c'est trop souffrir!
     --Blanche, au nom de ce Dieu que vous implorez, fuyons! Votre mère et les vôtres sont sûrement à l'abri….fiez-vous à moi….venez, des chemins secrets nous conduirons à la forêt, de là nous gagnerons la plage où….
     --Trop tard!—s'écria madame Ogé s'élançant dans la chambre.
     Elle était suivie de Dominique!………………………………………………………….
     Nu jusqu'à la taille, les reins ceints d'une écharpe rouge, que traversait un couteau de chasse dont l'acier terni laissait deviner quelque drame sanglant, portant sur le front le mouchoir écarlate, insigne de sa toute-puissance, le fils de Macandal était effrayant à voir.
     Il s'approcha de Carmélite; lui prenant la main il la serra à lui broyer les os, se penchant sur sa victime, il lui dit à l'oreille:
     --Sais-tu ce que je fais à présent, ô vierge dorée du Cap? J'infiltre dans tes veines……la mort! Ce gant, qui te presse, est imprégné du Macandal. Ainsi périssent les traîtres! Chabannes pas plus que moi ne récoltera le prix de tant de vertu!……Adieu, ma bien-aimée!
     Se tournant vers les jeunes gens il les salua de la main, et, debout sur le seuil de la porte, avant de disparaître, il leur jeta ces mots avec une expression qu'aucune parole humaine ne saurait rendre:
     --Et vous….au revoir!
     Carmélite, pâle comme la mort qui maintenant coulait dans ses veines, s'anéantit inanimée sur le carreau.
     Le fils de Macandal, en quittant la chambre de sa victime, avait couru dans la ville basse rejoindre sa légion de démons.
     La rage des montagnards, en se voyant trahis par Toussaint et leurs frères du Cap, alla jusqu'au délir; ils commirent des atrocités que nous ne saurions reproduire; cependant la résistance des troupes commandées par Toussaint les força de battre en retraite.
      Dominique, exaspéré par sa défaite, enragé à l'idée que son ennemi acharné, Philippe Duverney, vivait encore, résolut de porter un dernier coup.
     Il savait que les flammes avaient épargné l'auberge de l'Ami des noirs, que bon nombre de blancs s'y étaient réfugiés, entre autres les membres de la famille de Lorris, échappés par miracle au fer des assassins.
     Soit instinct, soit intuition, Philippe devait encore faire avorter les plans du fils de Macandal.
     En voyant tomber Carmélite, le jeune homme s'était élancé à la poursuite du meurtrier; arrivé au rez-de-chaussée, il fut arrêté par une rumeur indescriptible venant de la grand'salle de l'auberge.
     Il s'y rendit immédiatement, et y trouva les malheureux qu'une Némésis implacable poursuivait avec acharnement; ils venaient chercher un refuge contre la fureur populaire dans cette maison, où le pauvre avait toujours été reçu en frère, où le malheur avait toujours trouvé consolation et sympathie.
     A la vue de cette foule qui criait, sanglotait, se désespérait, une émotion indicible s'empara du jeune homme.
     Duverney résolut de les sauver.
     Aux âmes d'élite, aux grands cœurs appartiennent les résolutions décisives….héroïques, presque toujours suivies de succès.
     Philippe sauta sur une table placée au milieu de la chambre.
     Avec toute la fougue, toute l'audace de sa bouillante jeunesse, il parla à cet amas de gens affolés par la peur:
     --Créoles et Français! Est-ce vous que j'entends crier comme des lâches! Que diable, messieurs, on ne se laisse pas égorger comme des moutons! Si nous devons mourir, mourons en braves….en vendant chèrement notre vie…j'en vois parmi vous de jeunes, de forts, d'intrépides qui ne demanderont pas mieux que de taper sur la tête de ces moricos! Allons, du sangfroid! chacun à son poste….faisons une citadelle de cette auberge. Mr. de Bréda*--dit-il s'adressant à un vieillard à la mine virile, à l'air déterminé--chargez-vous de la défense de l'arrière-cour, vous trouverez des munitions et des armes dans la cave. C'est une prévoyance de Toussaint…..Messieurs Trévan et Plessis, montez au premier avec quelques hommes de bonne volonté, barricadez la vérandah; pas de * NOTE XXXIII. cérémonies, prenez les matelas, les meubles…entassez-les de façon à pouvoir tirer sans être exposés aux balles de l'ennemi. Amis, faisons notre devoir, avec l'aide de Dieu, sauvons la vie, et bien plus….l'honneur de celles qui nous sont chères!
     Pendant que parlait le jeune chef, les sanglots s'étaient peu à peu calmés, les cris s'étaient apaisés.
     Sans savoir pourquoi, sans s'en rendre compte, chacun de ces braves cœurs se promit d'obéir implicitement à cet homme dont la présence d'esprit, la parole chaude et bien sentie les avait rappelés aux exigences de la situation.
     Il ne resta bientôt plus dans la salle que quelques femmes et des enfants.
     Si l'on en croit la chronique du temps, plusieurs femmes montèrent sur la vérandah, s'armèrent de fusils et remplacèrent les défenseurs qu'un danger plus pressant appelait dans l'arrière-cour.
     Philippe, en sortant de la salle, se heurta violemment à quelqu'un qui venait en sens inverse:
     --Paul!
     --Philippe!….Et les deux jeunes gens tombèrent dans les bras l'un de l'autre.
     La première émotion passée, Philippe demanda à Paul, dont la figure bouleversée faisait pressentir de graves événements:
      --Eh bien….et les autres….ta mère, René….Corinne?….
     --Grand'mère et René ont été….assassinés par Wamba et Dominique. La maison n'est plus qu'un monceau de cendres….
     --Mais Madame de Lorris….Corinne…où sont-elles? Comment avez-vous échappé à cette bande de forcenés?
     --Grâce au dévouement de Baptiste et de Lisa….
     --Il raconta en peu de mots l'idée qui lui était venue de se réfugier dans la case à Macandal, leur fuite précipitée—événements déjà connus du lecteur.
     --Mon idée—continua-t-il—avait toujours été de fuir par la rivière. Pour plus de précaution, ma pauvre mère, avant de s'embarquer, dut revêtir la robe de Martine, se coiffer d'un madras et se barbouiller la figure de suie. Comme sauve-garde, je fis monter Mingo dans la barge que sa trahison nous avait procurée, et, le couteau sur la gorge, je le forçai, pendant le trajet sur la rivière, de répondre aux appels qu'on nous faisait du rivage. Nous dûmes à la présence du factotum de Dominique d'échapper aux périls de la route!
     --Mais comment êtes-vous parvenus jusqu'ici?
      --Du Cap je connais les détours—répondit Paul avec un semblant de sourire—je conduisis ma petite bande par des sentiers détournés jusqu'à l'auberge, où je comptais bien trouver un refuge momentané.
     --Et qu'as-tu fait de Mingo?
      --Ce que tu fis du messager qu'envoyait Dominique aux chefs noirs….
     Paul achevait à peine ces mots qu'un négrillon arriva en courant et remit un billet à Philippe.
     C'était Dessaline, qui, plus tard, se rendit célèbre par des actes d'une monstrueuse cruauté.
     --Ah! fit Duverney, après avoir parcouru la missive—un nouveau danger nous menace, écoute:

Mon cher Monsieur Duverney,
     Macandal, furieux de ce qu'il appelle ma défection, a rassemblé ses hommes; il leur a fait prendre le serment du sang. Maya, le chat sacré, est immolé au fétiche, la dépouille en a été remise à Macandal II qui l'a suspendue à sa ceinture. La première attaque sera pour l'auberge. Je vous envoie Rigaud à la tête de deux compagnies avec de l'artillerie. Remettez-vous entièrement à Rigaud; il connaît ces sortes de combats. Que Dieu vous aide!

TOUSSAINT.

     Malgré son courage héroïque, le parisien pâlit à la lecture du message de Toussaint; le remettant à Paul, il lui dit à l'oreille:
     --Cours porter ceci à M. de Bréda, il commande dans l'arrière-cour. Mets-toi à sa disposition. Chaque homme aujourd'hui doit être un héros! Au revoir!…
     Et s'élançant dans le jardin, Philippe s'empressa d'ouvrir la grande porte grillée à Rigaud et à ses hommes.
     Cette compagnie de mulâtres était les débris de la fameuse bande commandée par Vincent Ogé, qui en 90 avait essayé de faire pour les sang-mêlés ce que Toussaint faisait pour tous sans distinction de race.
     --Soyez les bienvenus, vous et les vôtres, capitaine Rigaud—s'écria le jeune homme en serrant chaleureusement la main du mulâtre; et il ajouta:--Merci pour votre secours inespéré.
     --M. Duverney, je n'ai guère de droit à votre reconnaissance. Je viens ici beaucoup pour mon propre compte. J'ai à venger la cousine de Vincent Ogé, mon ami, et la mort de ce pauvre Chabannes qui s'est fait tuer pour ne pas survivre à sa fiancée. Mais pardon, j'oublie mon devoir, il me faut placer mes hommes.
     Changeant complètement d'intonation, il ajouta de l'air d'un homme qui se prépare plutôt à une partie de plaisir qu'à un combat à mort:
     --Nous allons rire tout à l'heure, M. Duverney, vous autres gens civilisés ne connaissez pas ces petits jeux-là! Ou je me trompe fort ou vous allez voir de singulières choses tout à l'heure.
     Le mur d'enceinte était bordé d'une rangée de gigantesques orangers. Ce fut dans ces arbres que Rigaud plaça ses hommes afin de prévenir une escalade.
     A la demande de Philippe, il envoya une des pièces d'artillerie à M. de Bréda; aidé des artilleurs, il plaça l'autre à deux pas de la porte grillée.
     Ayant achevé ces préparatifs, Rigaud se tourna du côté de la maison et dit en souriant:
     --Tous mes compliments, mon cher M. Duverney, vous avez sans doute hérité de vos ancêtres, les parisiens, l'art des barricades.
     Le fait est la belle vérandah de l'auberge, sur la-quelle ils avaient tous deux passé de si agréables soirées, était méconnaissable; on y avait empilé des matelas, des meubles, des caisses, etc….dans les interstices on voyait briller le canon des fusils, maniés par de vaillantes créoles, que les paroles fougueuses de Duverney avaient animées d'une ardeur tout-à-fait étrangère à leur caractère généralement apathique et indolent.
     --Oui et non, répondit le parisien en allumant un cigare—un cigare, capitaine?
     --Merci, sous les armes, monsieur, un soldat ne fume jamais….
     Etonné du sangfroid et du calme de Philippe, le mulâtre voulut, par pure commisération, l'avertir du danger qui les menaçait tous:
     --La nuit a été rude, Monsieur Duverney, dit-il, c'est avec joie, je vous assure, que je vois paraître le jour….et….c'est tout à recommencer! D'un moment à l'autre, sans dire gare, il peut s'engager dans ces orangers un combat sanglant. Combat, d'autant plus effrayant qu'il est silencieux. Pas de cris; pas de clameurs guerrières. Des doigts d'acier qui s'enfoncent dans votre gorge, un fer empoisonné qui vous déchire les chairs….ouf! ce n'est pas gai! Hé! là-haut, cria-t-il à Dessaline qui, juché sur un des piliers, attendait l'arrivée des étrangleurs.—Ne vois-tu rien venir sur la route?
     --Mais, oui, capitaine, j'ai l'honneur de vous annoncer Macandal II avec la plus belle escorte d'ourangs qui soient jamais débarqués d'Afrique sur les côtes fleuries de Santo Domingo!
     --Auras-tu bientôt fini de jaboter, enfant du diable! cria Rigaud impatienté; sont-ils nombreux?
     Mais Dessalines, sans faire attention à la question du chef, continua à haute voix:
     --Mayaca tourne à gauche avec ses ourangs. Pétard! excusez la pudeur, ce n'est pas le linge qui le gêne, celui-là!….Mes anges!….en a-t-il égorgé de colombes cette nuit! Et le futur monstre faisait claquer sa langue, enviant sans doute le sort de Mayaca dont il devait plus tard dépasser la férocité.
     Philippe, dès les premiers mots de l'enfant, avait couru avertir M. de Bréda.
     Rigaud se tournant vers les orangers où étaient postés ses hommes, leur cria:
     --Attention! amis!……pas de quartier pour les escaladeurs, mais à l'arme blanche seulement. Pas un coup de feu sans un ordre précis. Dubuque, dit-il à un jeune officier, va porter ces ordres sur toute la ligne; Duplessis, fais attention à ma main droite, dès que je la lèverai allume la mèche.
     A peine achevait-il de donner ses ordres, que Dominique arrivait devant la grille.
     Il fit un soubresaut en voyant le canon braqué sur la porte, l'artilleur à son poste, la mèche toute prête, et, quelques pas plus loin, une vingtaine d'hommes avec une haine si intense dans le regard, que le fils de Wamba en éprouva une sensation rien moins qu'agréable.
     Le chef noir avait reconnu les anciens compagnons de Vincent Ogé.
     Etaient-ils venus pour venger Carmélite, ou, seul, le hasard les avait-il conduits là?
     La surprise, la rage se disputaient le cœur de Dominique.
     Il ne se doutait nullement de la résistance énergique qui l'attendait.
     Il se tourna vers un géant africain qui paraissait attendre ses ordres et lui dit en espagnol:
     --Pendant que je causerai avec ce freluquet de mulâtre, ne perds pas une minute, escalade le mur avec ta compagnie, pénètre dans le jardin et empare-toi de ce canon. Va!
     Le nègre disparut pour exécuter les ordres de son chef.
     Dominique, attachant un mouchoir blanc à son sabre, s'avança impudemment jusqu'à la grille.
     --Capitaine Rigaud, salut! Es-tu des nôtres, ou t'ériges-tu en défenseur de la veuve et de l'orpheline?
      --Ta question est oiseuse, Dominique, répondit avec calme le capitaine tout en essuyant la lame de son sabre, tu m'as vu à l'œuvre toute la nuit, mes amis et moi tirions, il me semble, sans nous gêner, sur ta bande de scélérats. Tant qu'à être le vengeur de Carmélite Ogé et de Chabannes, regarde ces messieurs, leur présence seule devrait te suffire.
     --Allons, Rigaud, fit Dominique, laisse-moi entrer, je te promets….
     Une violente détonation, venant de l'arrière-cour, interrompit Dominique.
     --Rigaud tressaillit. Tiens, dit-il, sans toutefois perdre son sangfroid—qu'est-ce qui se passe donc là-bas?
     Le malheureux savait que, depuis quelques minutes, dans les orangers se livrait un combat terrible.
     Le silence de l'arme blanche répondait à la voix du canon.
     On entendait un bruit étrange….le bruit que feraient de grosses gouttes de pluie tombant sur les feuilles au commencement d'un orage.
     Quelque chose de rond roula sur le pied de capitaine….un liquide chaud mouilla sa chaussette….c'était une tête d'africain qui tombait des orangers.
     Rigaud la repoussa du pied.
     --Les escaladeurs sont à l'œuvre--pensa-t-il.
     La petite mort lui passa dans les veines.
     --La trahison, dit-il tout bas, eh bien, suivons la devise du grand fétiche: Œil pour œil, dent pour dent! Trahison pour trahison.
     Dominique, appuyé sur la grille, paraissait avoir oublié la présence du canon; il attendait la réponse de Rigaud….bien plus encore l'arrivée de Maouna.
     Que faisait donc son lieutenant?
     Que voulait dire ce retard?
     A la fin, il perdit patience; la rage l'emportait sur la prudence….saisissant les barreaux de ses doigts de fer, il secoua violemment la porte:
     --Chien de mulâtre, s'écria-t-il, ouvriras-tu cette porte, oui ou non?
     --Œil pour œil, dent pour dent! exclama Rigaud, qui n'avait pas quitté Dominique des yeux—Feu!….sur toute la ligne!!….
     Une épouvantable détonation retentit et le corps du fils de Wamba, affreusement mutilé, s'affaissa sur le sol….
     Une clameur indescriptible se fit entendre:
     --Macandal mouri! Macandal tué!
     Lorsque Rigaud et ses hommes se précipitèrent dans la rue, les massacreurs avaient disparu.

CONCLUSION.

     Ils y sont tous, les exilés, à bord du Baden.
     Mme de Lorris, image vivante de la fatale douleur humaine.
     Une nuit de souffrances inénarrables a suffi pour couvrir de neige l'ébène de ses beaux cheveux de créole.
     Corinne, maintenant son unique élément de bonheur, s'est endormie sur ses genoux.
     Autour d'elle ses fidèles Congo, Martine, Lisa et Baptiste, rivalisent de zèle pour lui témoigner leur sympathie.
     Quelques pas plus loin—égoïsme des heureux de ce monde—Blanche et Philippe, appuyés au cabestan, regardent à l'horizon fuir au loin, entre les deux immensités bleues, une longue ligne noire.
     C'est St.-Domingue, le berceau de leur amour, qui aura bientôt disparu à jamais.
     D'un côté, une vieillesse prématurée, une âme angoissée ayant bu à pleines lèvres à la coupe des misères de cette vie.
     De l'autre, la jeunesse, l'amour, l'espérance, deux cœurs imprégnés, pour l'heure présente, d'un indicible bonheur.
     La brise s'élève—le Baden se couvre de voiles et, pareil à l'immense oiseau blanc des temps pré-historique, déployant ses ailes, il prend sa volée vers les rives hospitalières de la Louisiane.

NOTES.

NOTE I.
     Dictionnaire de l'histoire naturelle de Buffon, cherchez: Figuier maudit.
NOTE II.
     Calenda—Danse nègre célèbre à St.-Domingue. Voyez, de St.-Méry, Histoire de l'île de St.-Domingue, tome I, p. 45.
NOTE III.
     Voyez, de St.-Méry, Histoire de l'île de St.-Domingue, tome I, p. 651.
NOTE IV.
     Boukman, chef nègre, célèbre par ses cruautés; il fut pris dans une escarmouche aux environs du Cap. Sa tête fut plantée sur une pique au milieu de la place publique de la ville, on y mit un écriteau portant ces mots: « Tête de Boukman, chef des révoltés. » J
     amais tête de mort ne conserva autant d'expression; ses yeux étaient ouverts, et semblaient étinceler et donner encore à sa troupe le signal du massacre. Il tomba percé de balles, et se défendit jusqu'au dernier soupir.—(Histoire de Toussaint L'Ouverture, par D'Avalon, p. 19 et 20.
NOTE V.
     BIOGRAPHIE DE TOUSSAINT L'OUVERTURE.
     Le grand'père de Toussaint, ou plutôt son arrière grand'père, était un prince africain appartenant à la tribu des Arradas qui habitaient l'Afrique occidentale. Dans une expédition, un fils du chef des Arradas fut pris; il s'appelait Gaou-Guinou. Emmené captif à Haïti, il fut acheté par le comte de Bréda (ou de Noë), dont l'habitation se trouvait à deux milles du Cap Français. Le gérant de l'habitation, M. Bayon de Libertas, était un homme humain qui, contrairement à la coutume générale, traîtait les esclaves avec bonté. Gaou-Guinou épousa une femme de couleur renommée pour sa beauté; ils muorurent jeunes tous deux, laissant trois filles et cinq garçons, dont Toussaint fut l'aîné.
     On croit que Toussaint naquit le 20 mai 1745, ou peut-être le jour de la Toussaint, ce qui rendrait compte du nom qu'il porte. Il fut élevé par un vieux nègre, Pierre Baptiste, son parrain, qui avait reçu quelque instruction des missionnaires. Etant chétif dans son enfance, on lui avait donné le nom de Fatras-bâton, mais, en grandissant, il devint robuste et se fit remarquer par sa force et son adresse. Sur le champ de bataille, Toussaint était redoutable, jamais un coup porté par ce nègre ne manquait, la mort s'en suivait invariablement. Ce ne fut qu'à l'âge de cinquante ans que Toussaint commença sa carrière politique et militaire.
     Le concubinage, dans lequel vivaient les gens de couleur, déplaisait à Toussaint; il résolut de se marier devant l'église. Il épousa Suzanne, femme de couleur, bonne ménagère, pleine de bon sens, qualité d'autant plus appréciable qu'elle est rare. Avec cette compagne, Toussaint attendit patiemment le moment d'arriver à son but: Le progrès moral et intellectuel de sa race. Il avait lu Raynal, et se demandait pourquoi les horreurs de l'esclavage s'appesantissaient sur les Africains de préférence aux hommes d'une autre race? Les idées du philosophe français germèrent dans le cerveau du nègre, qui se promit bien de libérer les siens.—(Notes prises au Boston Athenæum, de: Toussaint L'Ouverture, a Biography and Autobiography, by T. R. Beard, compiled, corrected and edited by James Redpath.)
     Toussaint ne prit aucune part aux massacres de 1791.
     La fortune le favorisa; il en profita pour acheter sa liberté ainsi que celle de sa femme.
     L'intelligence de Toussaint, son savoir faire, le rendirent très populaire parmi les gens de toutes les classes. Il se vit bientôt à même de s'opposer à la cruauté de ses confrères. Il arriva au pouvoir suprême en étudiant le caractère de chacun, et aussi par la connaissance de leur côté faible. Le Marquis de Hermonas avait dit, en parlant du héros noir: Si Dieu descendait sur terre, Il ne pourrait entrer en communication avec une nature plus pure et plus honnête.—Ce fut cet homme, dit Henri Martin, que Napoléon eut la cruauté de faire enfermer au fort de Joux, sur le sommet brumeux et neigeux du Jura. Il y mourut, au bout d'un an, de langueur et de froid.—(Henri Martin, Histoire de France, tome III, p. 580.)
NOTE VI.
     Polverel et Southanax, commissaires envoyés par la République française.
NOTE VII.
     Quelques années avant l'assemblée des Etats Généraux, les philanthropes du temps, s'étant enquis sur la conditions des esclaves dans les colonies, fondèrent une société pour l'amélioration de la race noire. Cette association prit le nom: Des Amis des Noirs.—(The Black Republic, by Sir John Spencer, p. 32.)
NOTE VIII.
     --Oui, Toutoute ressemble à un singe; oui, la tête de Toutoute est garnie de petites boules de laine; oui, elle est aussi noire que les chaudrons de Soulouque. Mais Toutoute a un pays; les mulâtres sont des bâtards, moins que des chiens, car les chiens ont un pays, les mulâtres n'en ont pas!
NOTE IX.
     La prudence est la mère de la sûreté.
NOTE X.
     --Mademoiselle Carmélite, le nègre du Madagascar vous cherche, je lui ai dit que vous étiez avec Madame dans la cuisine. Allez rejoindre les autres avant qu'il ne s'aperçoive que je l'ai trompé.
NOTE XI.
     Buffon, Dictionnaire d'Histoire Naturelle, cherchez: Liane à Savonnette.
NOTE XII.
     Pour le luxe des mulâtresses, leur amour désordonné pour la toilette, voyez St.-Méry, Histoire de l'île de St.-Domingue, Vol. I, p. 92.
NOTE XIII.
     --Je ne sais pas, commandeur, Madame m'a dit de préparer cette tasse de café, demandez-lui.
NOTE XIV.
     --Rien, je jouais avec les petits de Diane.
NOTE XV.
     --Mais ce café est froid. Il n'est bon que pour les chiens!
NOTE XVI.
     --Eh bien, pourquoi pleures-tu ainsi de si bonne heure? Cette vieille sorcière t'a-t-elle encore frappé la tête?
NOTE XVII.
     --Je t'en prie, Lisa, cesse tes embarras. En un mot, qu'as-tu?
NOTE XVIII.
     --Le diable a-t-il mangé ta langue, que tu ne puisses parler?
NOTE XIX.
     --Mais parle, qu'est-ce donc?
NOTE XX.
      --Ce matin, je suis allée porter à Mademoiselle Blanche son café, en ouvrant la porte de la chambre….
NOTE XXI.
     D'abord, il y faisait très noir, puis, il m'a semblé voir la lueur d'une bougie, oh….Martine!
NOTE XXII.
     --Qu'as-tu vu!
NOTE XXIII.
     Tiens, surveille les enfants pour moi. René, sois obéissant, n'est-ce pas? sois un bon garçon. Viens, Baptiste, allons, avant le réveil de Madame, voir ce qui se passe.
NOTE XXIV.
     Lisa ne s'est par trompée, c'est vrai; cours avertir Madame, moi j'irai trouver M. Paul; paix, Martine, ne fais pas de bruit. Rappelle-toi que le nègre du Madagascar est plus que sévère pour les nègres créoles.
NOTE XXV.
     --Nous n'en savons rien; pardonnez-nous, je vous prie, nous sommes innocents.
NOTE XXVI.
     --Il me faut allumer les torches, crier vengeance et liberté, seller Zambi et aller vous attendre en ville.
NOTE XXVII.
     --Où est la clef que tu as promis de me donner?
      --Regarde, elle se trouve près de l'escalier.
     --Regarder! crois-tu que j'aie des yeux de chat, comme toi. Me prends-tu pour une bête!
     Comment veux-tu que j'y voie la nuit? Va me la chercher toi-même.
NOTE XXVIII.
     --Recule, vieux sorcier! Maintenant, donne-moi la clef et prends ton tafia.
NOTE XXIX.
     --Mais, que fait Lisa?
NOTE XXX.

Tu trouveras à la ville,
Plus d'un jeune freluquet;
Leur bouche avec art distille
Un miel doux mais plein d'apprêt;
Tu croiras leur cœur sincère,
Leur cœur ne veut que tromper:
Le serpent sait contrefaire
Le rat qu'il veut dévorer.

NOTE XXXI.
      --La voici, j'ai le temps….
NOTE XXXII.

Mais est-il bien vrai, ma belle,
Dans peu tu dois revenir;
Ah! reviens toujours fidèle.
« Croire est moins doux que sentir. »
Ne tarde pas davantage,
C'est pour moi trop de chagrin;
Viens retirer de sa cage
L'oiseau consumé de faim.
(Nous devons à l'estimable ouvrage de M. de St. Méry les vers créoles ainsi que la traduction en vers français.)
NOTE XXXIII.
     Selon quelques biographes, M. de Bréda serait le maître de Toussaint; selon d'autres, l'intendant de l'habitation du comte de Noë.

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