L'Habitation St-Ybars

Alfred Mercier 

Quatrième Partie
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CHAPITRE XLIII. 

Le Duel.

     On était au mois d’avril. Levé avant le soleil, M. des Assins ouvrit sa fenêtre. Le ciel était pur, l’air frais, les oiseaux chantaient. 
     "Voici une belle journée qui s’annonce, pensa M. des Assins; le jeune Saint-Ybars n’a pas de chance, il n’en verra pas la fin. Tant pis pour lui, c’est sa faute. Pourquoi a-t-il fait son fier avec moi? pourquoi a-t-il eu l’air de ne pas convenir, avec tout le monde, que personne en Louisiane n’a plus d’esprit que moi? c’est un fat, un insolent qui mérite une correction; il l’aura." 
     M. des Assins fit grande toilette, comme s’il allait à une fête, et but un verre de sherry. Il monta dans une voiture à deux chevaux; ses témoins et un domestique l’accompagnaient. Deux autres voitures suivaient la sienne; elles contenaient des amis et de simples spectateurs. Ensuite, venait le cabriolet du médecin. On suivit la voie publique, au bas de la levée. 
     Un homme à cheval avait devancé les voitures; il se tenait à l’entrée de l’avenue; c’était M. le duc de Lauzun. Il n’avait jamais assisté à un duel. Pour se donner une contenance de brave, il avait une rose à sa boutonnière, et fumait un cigare en fredonnant un air de Fra Diavolo
     Pélasge en réveillant Démon, lui dit: 
     "Il fait presque froid; habillez-vous chaudement, mais ayez soin de mettre les vêtements dans lesquels vous êtes le plus à votre aise. Il importe que vous ayez tous vos mouvements parfaitement libres." 
     Démon se vêtit de noir et boutonna sa redingote jusqu’au col. 
     "Maintenant, dit Pélasge en lui présentant son fusil, épaulez trois ou quatre fois." 
     Démon exécuta la manœuvre. 
     "C’est bon, remarqua Pélasge, vous n’êtes pas gêné dans vos entournures, ça ira. Allons prendre un peu de café." 
     M. Héhé était dans la salle à manger. Il avait passé une mauvaise nuit; la réflexion lui avait fait entrevoir des éventualités terribles. Démon pouvait, par miracle, échapper aux balles de M. des Assins. Et s’il venait à savoir que c’était lui MacNara, qui avait fait lire à Mlle Pulchérie la lettre que jadis M. de Lauzun avait prise dans la poche de Lagniape! le jeune Saint-Ybars en serait furieux; il n’écouterait que sa colère et provoquerait son ancien professeur en duel. Quelle perspective pour M. Héhé! il en avait eu des sueurs froides. 
     Quand Démon et Pélasge entrèrent dans la salle à manger, M. Héhé y était déjà; il s’était fait apporter une carafe de cognac. 
     "Messieurs, dit-il, prenons un petit verre de courage allemand. 
     "Je vous remercie, mon cher ancien professeur, répondit Démon, et je crois que vous feriez bien de renoncer à cette manière de parler. Les Allemands, voyez-vous, n’ont pas plus besoin que nous d’eau de vie pour avoir du courage. 
     "Démon a raison, observa Pélasge; et puisque l’occasion s’en présente, je vous ferai remarquer, mon cher, que vous avez aussi l’habitude de dire soûl comme un Polonais, blagueur comme un Parisien, filou comme un Grec, traître comme un Italien, etc. Ces locutions ont leur danger; à coup sûr, vous finirez par rencontrer quelqu’un qu’elles blesseront, et vous serez provoqué en duel." 
     M. Héhé eut un frisson, et se tut. 
     On se disposa à partir. Démon et M. Héhé entrèrent dans le cab de Pélasge; quant à lui, il prit place à côté du cocher; il portait le fusil. 
     Lorsqu’ils furent dans l’avenue, Pélasge distingua au loin trois voitures à quatre roues et un cabriolet. 
     Ce n’était pas sans intention que M. des Assins était arrivé le premier. Dès qu’il vit Démon descendre du cab, il se campa théâtralement sur son passage. Démon s’avança de son pas ordinaire, les mains dans les poches de son paletot. Il comprit immédiatement que son adversaire voulait l’intimider; il lui jeta, en passant, un regard dans lequel il y avait autant de mépris que de courage. Un des amis de M. des Assins en fut singulièrement frappé; il dit à son voisin: 
     "Hum! voilà un coup d’œil qui en dit beaucoup; ce jeune homme va se battre avec un sang-froid admirable." 
     À l’endroit choisi pour le combat, presque tous les chênes étaient morts; des touffes de barbe espagnole pendaient ça et là de leurs rameaux desséchés, donnant largement passage à la lumière. La distance entre les combattants fut mesurée par Pélasge. Les adversaires furent invités à occuper leurs places; elles avaient été tirées au sort, car l’une était moins bonne que l’autre. La chance favorisa Démon; il tournait le dos au soleil. 
     M. des Assins ôta son manteau, sa redingote et même son gilet; il les jeta négligemment à son domestique. Il garda son chapeau. M. de Lauzun n’avait pas les yeux assez grands pour l’admirer. 
     Démon ôta son paletot, le plia avec soin, le posa au pied d’un chêne et mit son chapeau dessus. 
     Pendant que les témoins chargeaient les fusils, un des amis de M. des Assins s’approcha de lui, et dit à voix basse: 
     "Je crois, mon cher, que tu ferais bien de renoncer à ton idée de laisser ton adversaire tirer le premier. Il y a dans tous ses mouvements une sûreté et une précision, qui prouvent qu’il se possède on ne peut mieux. Crois-moi, méfie-toi. 
     "Ah! bah! laisse donc, répondit M. des Assins; je te le répète, il va se dépêcher de tirer, comme un novice qu’il est; il me manquera, et alors moi…Sois tranquille, je connais mon affaire." 
     M. de Lauzun avait attaché son cheval à l’écart; il s’approcha de M. Héhé qui ne paraissait pas à son aise. 
     "Qu’avez-vous donc? demanda-t-il; vous avez l’air tout chiffonné. 
     "Je suis inquiet, répondit M. Héhé. 
     "Le fait est, remarqua M. de Lauzun, qu’il y a de quoi s’inquiéter pour le dernier des Saint-Ybars; quand on a des Assins en face de soi, dans un duel, on est un homme mort. 
     "Ce n’est pas pour Démon que je suis inquiet, reprit M. Héhé; c’est pour moi-même. Il peut sortir sain et sauf de ce mauvais pas, quoi que vous en disiez; on a vu des choses plus extraordinaires que cela. S’il vient à savoir que c’est moi qui ai montré la lettre à Mlle Pulchérie, me voilà dans une belle position. Sapristi! je regrette bien que vous ayez eu la malencontreuse idée de me communiquer cette lettre. 
     "Ne craignez donc rien, dit M. de Lauzun; vous allez voir comme des Assins va percer le coffre au dernier rejeton de l’illustre famille des Saint-Ybars." 
     On avait fini de charger. M. Héhé souhaita, du plus profond de son cœur, que le fusil de M. des Assins réalisât la prophétie du duc de Lauzun. 
     Comme doyen d’âge, Pélasge fut désigné pour commander le feu. 
     Un des témoins de M. des Assins lui porta son fusil. Démon reçut le sien des mains de Pélasge, qui lui dit: 
     "Démon, mon enfant, profitez de vos avantages. La jactance de votre ennemi lui fait commettre une faute énorme. Sa chemise entre son chapeau et son pantalon noir, est une véritable cible qui attend votre balle. Mettez-vous un peu plus à droite. Regardez par-dessus mon épaule, sans en avoir l’air: voyez-vous, entre votre homme et vous, cette plante desséchée de l’année dernière! 
     "Oui." 
     "Prenez-la pour point de mire. Vous comprenez, n’est-ce pas? 
     "Oh! parfaitement. Si je tire le premier, ce des Assins ne tuera plus personne. 
     "Au revoir, Démon. 
     "Au revoir, ami Pélasge." 
     Pélasge serra la main de Démon, et alla se mettre à son poste, au bord de l’avenue, à égale distance des combattants. 
     "Messieurs, dit-il aux assistants, effacez-vous." 
     On se rangea des deux côtés, à une quinzaine de pas de la ligne allant de l’un à l’autre combattant. 
     M. des Assins rabattit le bord de son chapeau, pour garantir ses yeux du soleil, et aussitôt il se mit à balancer son fusil comme il avait dit à ses amis qu’il ferait. Ces deux canons qui montaient et descendaient en face de Démon, montrant leurs bouches noires, avaient une mine effroyablement menaçante. Mais Démon ne s’en préoccupa nullement. Les yeux fixés sur la petite tige morte, il attendait, immobile comme un roc. 
     Pélasge commença d’une voix forte et claire: 
     "Messieurs les combattants, êtes-vous prêts?" 
     Il y eut un silence; on n’entendait que les chevaux qui frappaient la terre de leurs sabots, tourmentés qu’ils étaient par les mouches. 
     Pélasge continua: 
     "Feu! un, deux, trois…" 
     "Au mot feu Démon épaula; entre deux et trois il tira. 
     M. des Assins frissonna de la tête aux pieds, comme une personne qui reçoit le choc d’une batterie électrique. Démon était sûr de l’avoir touché; aussi, fut-il étonné de ne pas le voir tomber. 
     M. des Assins avait reçu, en pleine poitrine, la balle de Démon. Il fit un effort prodigieux pour viser son adversaire; mais son fusil n’était pas encore placé horizontalement, lorsque Pélasge, comptant toujours, disait: 
     "Quatre, cinq . . . ." 
     Au mot cinq le second coup de Démon partit. M. des Assins tira presque en même temps, ou plutôt son doigt pesa convulsivement sur la gâchette; sa balle frappa dans la poussière, à dix pas de lui, et rebondit pour aller se perdre dans les grandes herbes. Il fléchit sur ses jarrets, lâcha son fusil, et s’assit en s’appuyant sur sa main droite. Ses amis coururent à lui; l’un d’eux arriva juste à temps pour le soutenir. Sa tête se renversa, son chapeau roula dans la poussière. Des flots de sang rougirent sa chemise. La seconde balle de Démon, comme la première, avait traversé la poitrine de part en part. M. des Assins respirait encore, mais lentement et de plus en plus faiblement. Sa bouche était largement ouverte, et toute pâle; ses yeux, tournés en haut, roulaient de droite à gauche et de gauche à droite. 
     M. de Lauzun, presque aussi pâle que M. des Assins, donna un coup de coude au médecin, en lui disant: 
     "Eh bien! Docteur, vous ne faites rien; mais faites donc quelque chose, cet homme est blessé!. 
     "Imbécile! il est mort, répondit le médecin. 
     "Mort!" répéta M. de Lauzun d’une voix étranglée. 
     M. des Assins ne respirait plus; ses amis l’étendirent sur le sol. Ils se groupèrent un peu à l’écart, et se parlèrent à demi-voix. 
     Pélasge, Démon et M. Héhé furent obligés de passer devant le cadavre, pour se rendre à leur voiture. M. de Lauzun arrêta M. Héhé, et après l’avoir regardé un bon moment, d’un air effaré, il lui dit: 
     "Mort! 
     "Je le vois bien, mille tonnerres! répondit M. Héhé; que le diable vous emporte, vous et votre maudite lettre!" 
     Les amis de M. des Assins n’étaient pas venus sur le terrain, pour assister à sa défaite; lui mort, plus d’amitiés. On mit son corps dans une voiture; mais personne ne s’empressa de l’accompagner; le médecin fut obligé de se charger de cette triste besogne. 

CHAPITRE XLIV.

Entretien de Mamrie et de Lagniape. 

     Blanchette était montée à l’observatoire. Mourante d’inquiétude, les yeux noyés de larmes, elle attendait à une fenêtre du côté de l’Orient. Enfin, elle reconnut de loin le cab de Pélasge. Cette fois Démon était assis près du cocher. Dès qu’il vit Blanchette qui se penchait hors de la fenêtre, il agita son mouchoir. 
     Lagniape et Mamrie étaient dans la cour, ne se doutant encore de rien. Elles entendirent des cris perçants, et, aussitôt après, un bruit de roulement; c’était Blanchette qui descendait l’escalier. Elle traversa la maison avec la rapidité d’un oiseau qui s’échappe, et courut au-devant de Démon. Elle perdit son peigne en route, ses cheveux bondissaient au soleil. 
     Démon sauta sur le chemin, et la reçut dans ses bras. Blanchette l’emmena au bord du fleuve, dans un endroit qu’elle aimait à cause de la solitude. Là, ils eurent un long et doux entretien, au bruit régulier des petites vagues qui venaient mourir à leurs pieds. Ils passèrent là une de ces heures comme il y en a peu dans la vie, heures de contentement parfait où l’on oublie le passé et l’avenir pour se plonger dans la jouissance du présent, comme si ce présent devait durer toujours. 
     Le bruit de la mort de M. des Assins se répandit partout. Les mères de famille s’en réjouirent. Son oraison funèbre ne fut pas longue; elle était dans toutes les bouches: "C’est bien fait, disait-on; il ne l’a pas volé, le bandit!" 
     Quand Démon rentra avec Blanchette, Mamrie le saisit au passage, pour lui reprocher d’être allé ainsi, à son insu, s’exposer à être tué. Démon lui répondit que cela valait bien mieux; qu’au moins de cette façon il l’avait soustraite aux angoisses de la crainte. 
     Les cousines de Démon le félicitèrent d’avoir débarrassé le pays d’un homme redouté comme M. des Assins. Mlle Pulchérie lui prédit froidement qu’il aurait bien d’autres duels, s’il persistait dans son idée d’épouser Blanchette. 
     Mamrie voulut connaître la cause du duel. Elle interrogea la plus jeune des cousines de Démon. Lagniape était à côté de Mamrie; elle ne perdit pas un mot de ce que dit la jeune demoiselle. Mamrie fut d’abord étonnée d’apprendre que Blanchette était la fille de Titia. Après avoir réfléchi, elle se mit à rire et dit à la cousine de Démon: 
     "Ah! ouëtte, tou ça cé bétise. Si kékeune té pas montré lette-là à Mamzel Pulchérie, Blanchette sré toujour ain blanche. Malgré lette-là èceque so lapo pa pli blanche pacé vou kenne! Pour sûr si vou té capab changé vou lapo pou so kenne, vou sré pa di non." 
     Lagniape à son tour prit la parole. 
     "Mademoiselle, croyez-moi, dit-elle, ne jetez pas la pierre à Blanchette; écoutez plutôt votre bon cœur que vos préjugés; car, vous êtes bonne, vous, Mademoiselle. Je vous ai vue pleurer en lisant l’histoire d’une jeune paria: vous trouviez injuste et cruel qu’il ne fût pas permis au jeune homme qui l’aimait de l’épouser, parce qu’ils n’étaient pas de la même classe. La pitié que vous aviez pour cette paria, ne l’aurez-vous pas pour Blanchette? Ayez confiance en ce que vous dit une vieille femme: la plus grande beauté pour une jeune fille, c’est d’être bonne et généreuse." 
     La cousine de Démon s’en alla, toute pensive. Elle se nommait Georgine. 
     Mamrie et Lagniape causèrent longtemps. Elles revinrent sur le passé. Mamrie pressa Lagniape de questions concernant les circonstances du vol de la lettre: elle était convaincue, disait-elle, que c’était cette lettre que Mlle Pulchérie avait lue. Elle demanda à Lagniape si elle n’avait jamais soupçonné personne. Lagniape répondit qu’elle avait plusieurs fois pensé que c’était M. de Lauzun qui avait fait ce vilain coup. Elle se souvenait très bien qu’à cette époque il était amoureux de Titia, et l’épiait constamment; qu’il la persécutait de ses propositions, mais qu’elle ne voulait pas de lui. Mamrie se tut, et réfléchit. Elle se posa cette question: "Lauzun avait-il un intérêt à voler la lettre?" elle se répondît : "Oui." Elle se posa une autre question: "Était-il homme à aveugler Lagniape pour cela?" Elle se répondit encore: "Oui." 
     La conclusion s’imposait d’elle-même à Mamrie: tout le mal vient de Lauzun. 
     "Ain jour ou ain ote la payé moin ça, dit-elle, malgré mo aveugle." 
     M. Héhé jugea prudent de s’éloigner. Sous prétexte que ses affaires le rappelaient à la Nouvelle-Orléans, il prit le premier bateau qui descendait. Mlle Pulchérie ne tarda pas à le rejoindre. Elle partit sans même prendre congé de Démon, l’abandonnant, comme elle disait, à son malheureux sort, puisqu’il avait assez peu de cœur pour s’entêter dans son idée d’épouser Blanchette. 


CHAPITRE XLV.

"Les préjugés sont les rois du vulgaire."—Voltaire. 

     Il tardait à Démon que sa tante repassât le fleuve; mais il s’abstint de le lui faire sentir. Elle avait été bonne pour lui au temps de son enfance; il l’aimait et la respectait. Ce n’était pas une méchante personne, bien certainement; mais il y avait derrière elle tout un long passé dont elle ressentait l’influence; elle gardait les habitudes d’esprit et les croyances du milieu social dans lequel elle avait vécu et vieilli. Elle croyait de bonne foi que l’honneur de la famille lui faisait un devoir, devoir sacré, de mettre tout en œuvre pour empêcher Démon de commettre un acte dont la honte rejaillirait sur elle et ses enfants. Elle ne se montra donc pas disposée à rentrer chez elle. Démon en eut beaucoup d’humeur. Pour cacher son mécontentement, il restait peu à la maison. Sa tante profitait de ses longues absences, pour agir sur l’esprit de Blanchette. Elle avait changé de tactique. Elle ne fit plus le moindre reproche à Blanchette; elle la prit par la douceur; elle combattit le projet de mariage, au nom même de l’affection de Blanchette pour Démon. "S’il l’épousait, il serait sans cesse exposé à avoir des affaires d’honneur; il y aurait des gens qui ne le salueraient plus, il se croirait insulté, il les provoquerait en duel, et, à force de se battre, il finirait nécessairement par être tué. Sans doute le sacrifice était grand pour Blanchette; mais si elle n’avait pas le courage de l’accomplir, c’était alors Démon qu’elle sacrifiait; elle détruisait son avenir, et répondait par une horrible ingratitude à toutes les bontés que la famille Saint-Ybars avait eues pour elle." 
     Les cousines de Démon parlèrent à Blanchette dans le même sens. Elles la caressèrent; elles lui promirent que dans l’intimité elles continueraient de la traiter sur un pied d’égalité. Elles l’engagèrent à venir chez elles; il n’était pas convenable qu’elle restât plus longtemps sous le même toit que Démon. 
     De tout ce qui fut dit à Blanchette elle ne retint qu’une chose: c’est qu’en devenant la femme de Démon, elle le plaçait dans une position fausse et périlleuse. Pélasge le pensait aussi, se disait-elle, puisqu’il avait offert sa fortune à Démon, pour qu’il allât vivre à l’étranger avec Blanchette. Cette offre était bien un moyen de salut; mais Démon ne l’accepterait jamais. Alors que faire?…hélas! se résigner à la destinée, se sacrifier par amour pour Démon. Telle fut, après bien des larmes, la conclusion à laquelle Blanchette s’arrêta. 
     Quand Démon s’aperçut du changement survenu chez Blanchette, il entra dans une violente colère contre sa tante et ses cousines; il leur reprocha, dans les termes les plus amers, d’êtres venues chez lui pour travailler hypocritement à la ruine de son bonheur. Il leur déclara qu’il avait toujours eu les commérages en horreur, et que si l’on mettait dans un sac toutes les bavardes, jeunes et vieilles, qui s’occupent des affaires d’autrui, et qu’on les jetât au fleuve, il en serait charmé. Il sortit, étouffant de fureur, mais espérant qu’après un pareil éclat on se hâterait de quitter sa maison. Il n’en fut rien; ces dames se firent un mérite, aux yeux de Blanchette, de supporter les outrages de Démon pour le sauver de l’abîme où le poussait son égarement. 
     Démon ne rentra qu’au soleil couchant. Il toucha à peine au dîner que Blanchette lui servit. Dans la soirée, il la prit à part, et lui demanda encore une fois si vraiment elle était décidée à ne pas s’unir à lui. Sa voix était douce; il pressait affectueusement les mains de Blanchette dans les siennes et sur son cœur. Blanchette eut à peine assez de force pour lui répondre. 
     "Parrain, cher bien-aimé parrain, dit-elle, ce que j’en fais c’est par affection pour vous; je vois bien maintenant qu’étant votre femme, je serais une source de malheurs pour vous. Vous avez vécu longtemps en Europe, vous avez oublié les préjugés du pays; plus tard vous me rendrez justice, mon bon parrain. Ah! il m’en coûte beaucoup de vous faire de la peine. Je regrette que ma mère ne m’ait pas laissée dans les bois où je suis née; je serais moins malheureuse parmi les sauvages, qu’au sein de cette société civilisée qui me traite avec tant de barbarie. Enfin, c’est la destinée; il faut bien s’incliner devant elle." 
     À ce mot destinée, la raison de Démon se révolta; son penchant à la superstition disparut dans l’éclair du bon sens. 
     "La destinée! la destinée! s’écria-t-il; je reconnais bien là le langage de ma tante et de mes cousines. Tu te trompes, Blanchette; tu appelles destinée ce qui n’est que l’effet de l’injustice humaine. Ne dis plus que nous succombons sous le poids de la fatalité. Le destin n’a rien à faire ici; le bourreau qui nous sépare est le fils de l’orgueil et de l’ignorance; il n’existe pas dans la nature, il n’a pas de nom dans l’ordre éternel des choses, il n’en a un que dans le langage des hommes; il se nomme le préjugé. C’est lui qui autrefois flétrissait la jeune patricienne qui osait aimer un plébéien; lui, qui livrait au bûcher la jeune juive surprise dans un rendez-vous d’amour avec un chrétien." 
     Il y eut un long et douloureux silence. Blanchette courbait la tête comme une condamnée à mort. La colère et le désespoir se disputaient l’âme de Démon; le désespoir eut le dessus. 
     "Parrain, dit Blanchette, je suis bien malheureuse; vous êtes fâché, vous ne parlez plus. 
     "Ah! tu regrettes de n’avoir pas grandi dans une tribu sauvage, répondit Démon; tu as raison! il y a plus de justice et de bonté dans la cabane de l’indien que dans les villes de l’homme civilisé. Tiens, écoute ces paroles désolées qui éclatèrent dès l’aurore de la civilisation, comme si elles étaient le cri naturel des sociétés naissantes; écoute-les! elles ont été redites de siècle en siècle, et à mon tour, après tant d’autres malheureux, je les répète pour mon propre compte: 
     —"Maudit le jour où je suis né! Pourquoi ne suis-je pas mort dans le sein de ma mère? Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et la vie à ceux qui sont dans l’amertume du cœur?…. Plût à Dieu que je fusse mort, et que personne ne m’eût jamais vu! car je dormirais maintenant dans le silence, et je me reposerais dans mon sommeil." 
     Après avoir prononcé ces lugubres paroles, Démon monta dans sa chambre; Blanchette, toute consternée, se retira dans la sienne. Épuisez par les efforts qu’elle venait de faire dans la voie du sacrifice, elle tomba presque sans connaissance dans un fauteuil. 


CHAPITRE XLVI.

Le désespoir s’empare de Démon. 

     Deux jours s’écoulèrent, pendant lesquels Blanchette éprouva la satisfaction amère que procure l’accomplissement d’un devoir pénible. Elle crut que le plus fort de son épreuve était fait. Mais en remarquant que la tristesse de Démon croissait sans interruption, elle sentit croître son propre chagrin. Démon ne sortait plus; il ne descendait de sa chambre qu’aux heures des repas; encore, fallait-il agiter la sonnette deux ou trois fois pour le décider à venir. À table, il parlait à peine. Au milieu des repas, il se levait et montait. Il ne semblait trouver quelque soulagement que dans la compagnie de ses sombres pensées. Il occupait l’ancienne chambre à coucher de son grand-père, au premier étage. Cette pièce communiquait avec la tourelle, au sommet de laquelle était l’observatoire. Les deux extrémités s’ouvraient l’une sur le laboratoire de chimie, l’autre sur le cabinet de physique. Un large corridor passait devant ces pièces, les séparant de la bibliothèque qui comprenait tout un côté de l’étage. Au midi, le corridor aboutissait à un balcon d’où l’on voyait le fleuve; au nord, il s’ouvrait sur une galerie du haut de laquelle le regard embrassait les champs, et, à droite, le dôme sévère et imposant du vieux sachem. 
     Comme le premier, le rez-de-chaussée se composait de deux séries de pièces séparées par un corridor: d’un côté étaient le salon, la salle à manger, l’office; de l’autre des chambres à coucher dont celle du milieu, où couchait Blanchette, était située au-dessous de celle de Démon. 
     De sa chambre Blanchette entendait Démon marcher dans la sienne. Il veillait tard, allait et venait d’un pas régulier comme quelqu’un qui réfléchit en se promenant; parfois il s’arrêtait brusquement, et restait longtemps à la même place. Il se couchait et se relevait plusieurs fois, rallumait sa lampe et lisait ou écrivait. Dans le silence de la nuit, Blanchette entendait les feuillets de son livre qu’il tournait, ou sa plume qui courait sur le papier; quelquefois même elle l’entendait soupirer. 
     Quand, à l’heure des repas, Blanchette voyait Démon descendre, le visage pâle et fatigué, son cœur se brisait; elle eût voulu le consoler, mais elle n’osait pas parler, tant il avait l’air sombre et peu disposé à s’épancher. Il ressemblait à un étranger égaré dans un pays où rien ne l’intéresse, où tout l’ennuie, et que tourmente le désir de s’en aller. Un immense dégoût de toutes choses s’était emparé de lui. Blanchette eût frémi, eût pâli de terreur, si elle avait pu entendre ses monologues intérieurs. Le mépris de la vie avait pris chez lui les proportions d’une passion farouche. "Comment, se disait-il avec une ironie amère, comment les hommes peuvent-ils s’entêter à aimer cette existence à la fois absurde et douloureuse? Pour lui trouver une raison d’être, pour justifier ses contradictions, pour excuser les maux dont elle foisonne, que n’ont-ils pas inventé! que de mauvaises et sottes explications n’ont-ils pas extraites de leurs rêves philosophiques et religieux! Et toute cette peine, toute cette bonne volonté à se tromper, à quoi aboutit-elle? à arranger une manière de vivre qui vous fasse oublier que vous vivez. S’étourdir dans le plaisir, s’exténuer de travail, s’enivrer des fureurs de la guerre, perdre haleine à courir après la fortune, s’ensevelir dans la dévotion, s’évanouir dans les extases anticipées d’une vie future et éternellement heureuse, telles sont les ressources ingénieuses auxquelles l’homme a recours pour échapper au sentiment de sa misérable destinée. Le meilleur de son temps est quand il dort, c’est-à-dire quand il est submergé dans cette manière d’être qui ressemble tant à la mort. La mort! qu’est-elle? sans doute un sommeil; mieux que cela, un néant. Pourquoi pas? pourquoi ne serait-ce pas après ma mort, comme c’était avant ma naissance? Où étions-nous, il y a cent ans, nous tous qui en ce moment passons comme des ombres sur la terre, pour faire place bientôt à d’autres ombres? Nous étions sans doute où nous serons au sortir de la vie. Puisqu’il fut un temps où nous n’étions pas, pourquoi n’y aurait-il pas un temps où nous ne serons plus? Mais, nous dit-on, l’espoir d’une autre vie est une consolation. Je réponds: Espérer, c’est rêver une chose désirée et possible mais non certaine. Si un rêve suffit pour vous consoler, gardez-le pour vous; je ne veux pas vous en priver." 
     Démon s’enfonça de plus en plus dans ces noires pensées. Pélasge ne s’aperçut pas, malgré sa perspicacité habituelle, que son jeune ami s’acheminait rapidement vers le suicide. Il y avait chez Pélasge un calme héroïque, résultant d’une acceptation raisonnée de la vie considérée comme un combat contre le mal physique et moral. Laissant de côté toutes les chimères de la métaphysique, il voyait dans l’homme une force organisée pour la lutte; il croyait énergiquement au libre arbitre; il était convaincu que l’Humanité parviendrait un jour à se débarrasser des idées fausses auxquelles elle doit une partie de ses maux, pour s’arranger enfin de son mieux sur la planète qu’elle habite. Depuis la mort de Chant-d’Oisel, Pélasge s’attachait davantage à l’étude; il cherchait et trouvait, dans le culte de la science, le silence du cœur et la sérénité de l’esprit. Dans les hautes et calmes régions où il se tenait, il négligeait de prendre garde aux effets de la passion chez les autres. Il voyait bien que Démon était affligé; mais il était loin de soupçonner qu’il fût susceptible, après avoir montré tant de courage dans un duel, de s’abandonner au désespoir. Il le plaignait sincèrement, et comptait sur le temps pour le guérir de la plaie faite à son cœur. Il savait bien qu’il y a des blessures dont on meurt, mais il ne se doutait pas que celle de Démon fût de cette nature. 


CHAPITRE XLVII. 

 Tragédie. 

     Vers la fin de la semaine, la tante de Démon lui annonça qu’elle partait le lendemain, et qu’elle emmenait Blanchette. 
     "C’est bien, ma tante," répondit-il. 
     Et il n’ajouta pas un mot. 
     Le soir, au moment de se retirer dans sa chambre, il dit à Blanchette: 
     "Demain, je n’aurai pas le courage de te voir partir; il vaut mieux nous faire nos adieux maintenant." 
     Il la serra dans ses bras. Blanchette sentit sa poitrine frapper la sienne de sanglots étouffés. Il ne dit rien; il craignait, s’il parlait, de fondre en larmes. Il monta lentement l’escalier, sans se retourner une fois. Il était déjà dans sa chambre, que Blanchette était encore à la même place, au bas de l’escalier. Le silence de Démon lui faisait peur, sans qu’elle sût pourquoi; elle eut la sensation d’un abîme immense et noir creusé tout à coup entre elle et lui. Était-ce l’effet ordinaire des séparations, quand on s’aime? c’est probable, pensa-t-elle. Mais alors, c’était quelque chose d’horrible, cela ressemblait à la mort; c’était pis que la mort, car elle au moins elle vous délivre de la souffrance. 
     Blanchette s’en alla, chancelante, passant plusieurs fois ses mains sur ses yeux, comme fait quelqu’un qui sort d’un rêve affreux et qui a de la peine à croire que ce n’était qu’un rêve. Elle passa une mauvaise nuit; quand elle entendait marcher Démon, elle soupirait en se disant: "Il n’a plus de repos." Quand elle ne l’entendait pas, il lui semblait qu’elle était déjà partie et qu’elle en était séparée pour toujours. Par moments, elle s’assoupissait; puis, elle se réveillait en sursaut, et se cherchait entre les spectres encore visibles d’un songe horrible et les angoisses renaissantes de la réalité. Alors, elle s’asseyait dans son lit et disait en pleurant: 
     "C’est trop souffrir; la mort vaut mieux qu’une vie pareille; j’aimerais mieux être avec Nénaine." 
     Enfin, le jour parut. Blanchette se leva à six heures, elle devait partir à huit. Elle se plongea comme d’habitude dans sa baignoire; la fraîcheur de l’eau la ranima, lui fit oublier la fatigue de l’insomnie. Elle passa une gabrielle, et continua ses préparatifs commencés la veille. 
     Levé avant Blanchette, Démon écrivait à Pélasge. Quand il eut fini, il entra dans le laboratoire d’où il rapporta un petit flacon qu’il posa sur la table. Sur l’étiquette du flacon étaient gravés en noir, selon l’usage, une tête de mort et ces mots: STRYCHNINE—POISON. Il prit ensuite son revolver chargé, et le posa aussi sur la table. Il s’assit dans son fauteuil, et s’accouda. Après avoir réfléchit, il écarta le revolver en disant: 
     "Non, pas de bruit. 
     Il prit le flacon: 
     "Ceci, dit-il, agit presque aussi vite qu’une arme à feu; deux ou trois secousses, et c’est fait; le tout en silence." 
     Il savait ce qu’il fallait de strychnine pour tuer un homme. Il en mit dans un verre un peu plus que la quantité voulue, et versa dessus quelques gouttes d’acide chlorhydrique pour en faciliter la dissolution; puis, il ajouta de l’eau sucrée. Cela fait, il alla à l’une des fenêtres qui regardaient du côté de l’ancienne maison où il était né. Il promena un regard d’adieu sur la campagne et le ciel. Ses yeux s’arrêtèrent sur le vieux sachem. 
     "Tu m’attends, dit-il, mon bon vieux sachem que j’ai tant aimé! me voici; je vais dormir dans ton ombre tranquille, à côté de mes aïeux, de ma mère et de Chant-d’Oisel." 
     Comme il allait quitter la fenêtre, il aperçut, au-dessus des ruines de la maison paternelle, un petit nuage blanc qui montait dans l’azur en décroissant rapidement. Il vit une image de sa destinée dans cette vapeur matinale, qui, à peine formée, allait disparaître. Au moment où elle s’évanouissait, il la salua de la main et dit: 
     "Adieu." 
     Il revint à son fauteuil, s’assit, prit le verre et but.— 
     Tout était tranquille dans la maison et dans la cour. La tante de Démon et ses cousines se levaient; Mlle Georgine chantait à demi-voix la cavatine de Rosine du Barbier de Séville: c’était son habitude, elle chantait toujours en se levant et en s’habillant. 
     Mamrie, assise devant la cuisine, en plein air, nettoyait les couteaux; tout en les frottant sur sa planche couverte de brique pilée, elle causait avec une jeune mulâtresse qui avait appartenu aux Saint-Ybars, et qui maintenant vendait de la mercerie. C’était une jolie fille, travailleuse et sage, mais trop confiante. Elle s’était laissé prendre aux belles promesses de M. de Lauzun; il lui avait juré de l’épouser, mais il ne se pressait pas. Il doublait son rôle de politicien de celui de Don Juan. Livia (ainsi se nommait la jeune mulâtresse) avait appris de plusieurs autres jeunes filles que M. le duc les avait trompées en leur faisant le même serment qu’à elle. Elle avait pris avec elle-même l’engagement de se venger. En ce moment, elle ne se doutait pas qu’en causant avec Mamrie, elle préparait à M. de Lauzun un châtiment terrible. Il avait eu l’imprudence, dans sa fatuité, de se glorifier auprès d’elle du stratagème par lequel il avait jadis surpris le secret de Titia; il avait été jusqu’à lui dire que c’était à son instigation que M. Héhé avait fait lire à Mlle Pulchérie la lettre volée à Lagniape. Haïssant Démon, il croyait lui avoir joué un bon tour en révélant au monde l’origine de Blanchette. Livia avait toujours eu confiance en Mamrie; elle lui raconta tout. 
     Le hasard, comme on l’a dit souvent, est le plus puissant des dramaturges; quand il prépare une tragédie, rien n’y manque. 
     Un peu avant sept heures, M. de Lauzun s’était rendu à la ferme, ayant besoin de voir Pélasge pour affaires. On lui apprit que Pélasge était allé voir Mlle Blanchette, qui partait avec la tante de Démon, et que, s’il voulait le rencontrer, il n’avait pas de temps à perdre. 
     Livia causait encore avec Mamrie, lorsqu’elle vit venir M. de Lauzun. Il les aborda familièrement, et leur demanda, sans même ôter son cigare de sa bouche, si Pélasge était là. Mamrie répondit qu’il était au salon. M. le duc, en traversant la cour, envoya du bout des doigts un baiser à Livia, comme pour se moquer d’elle. Lorsqu’il entra dans la maison, il jeta son cigare et prit un air respectueux. Le chapeau à la main, il s’arrêta sur le seuil du salon et demanda poliment s’il pouvait entrer. Il craignait Pélasge; il connaissait ses opinions libérales, mais il savait qu’il ne fallait pas prendre avec lui des airs de familiarité. Pélasge lui rendit son salut, et lui dit d’entrer. 
     En passant au bas de l’escalier qui conduisait à la chambre de Démon, Blanchette entendit le bruit d’un siège remué avec violence, et, aussitôt après, un gémissement. Son cœur bondit. Qui gémissait ainsi? ce ne pouvait être que Démon. Qu’avait-il? à coup sûr il souffrait. Blanchette n’hésita pas; elle monta et courut à la chambre de Démon. Il était pâle, haletant, les traits tirés et raides. Blanchette se précipita vers lui. 
     "Ah! parrain, dit-elle en voyant le flacon de strychnine, est-ce que vous avez pris de cela? 
     "Oui, répondit Démon; de grâce, Blanchette, pas de bruit; laisse-moi mourir tranquillement. 
     "Mourir! dit Blanchette; mourir comme cela, sans m’avoir avertie; me laisser toute seule: ah! parrain, ce n’est pas bien. Non, non; cela ne peut pas être, je m’en irai avec vous." 
     Démon voyant qu’elle allait prendre le flacon, le saisit. Immédiatement après, il eut une autre secousse. Ses bras et ses jambes s’allongèrent, tout son corps se mit à trembler et fit trembler le fauteuil; puis, sa tête se jeta en arrière, son échine se ploya en arc. Après quelques secondes d’immobilité, il retomba affaissé, respirant à peine; mais sa main crispée tenait toujours le flacon. 
     Blanchette aperçut le revolver; elle sauta dessus. Démon, incapable de bouger, la vit diriger le canon contre sa poitrine, à la hauteur du cœur. Le coup partit. La balle perça la gabrielle et la chemise, effleura la peau et alla casser une vitre. Blanchette déchargea un autre coup. Cette fois, elle éprouva une douleur aiguë; la détonation fut suivie d’un cri perçant. Blanchette se pencha sur Démon; sa tête se posa sur sa poitrine comme sur un oreiller. Ils rendirent le dernier soupir en même temps. 
     Des bruits de pas, des cris, des lamentations remplirent la maison. À l’aspect des deux cadavres, Mlle Georgine, qui n’avait jamais vu de mort, fut saisie d’une épouvante incoercible; elle redescendit en poussant des cris, à peine vêtue, échevelée, les yeux hagards, et se précipita dans la cour. Livia l’arrêta pour lui demander ce qui arrivait. Au milieu des paroles incohérentes de la jeune fille, Mamrie et Livia distinguèrent un fait déplorable, c’est que Démon et Blanchette étaient morts. 
     Livia, emportée par la curiosité, entra dans la maison. Mlle Georgine se reprit à fuir, et s’échappa dans la campagne. 
     Lagniape était dans la cuisine; elle criait, appelait les uns et les autres, levant les bras au ciel, et demandant quel malheur mettait ainsi toute la maison sens dessus dessous. 
     Livia revint auprès de Mamrie; elle lui fit, en pleurant et en gémissant, un tableau de ce qu’elle venait de voir. Mamrie ne cria pas; elle resta immobile, assise dans la poussière; de ses yeux éteints et fixes roulaient de grosses larmes. Tout à coup ses pleurs s’arrêtèrent; elle demanda à Livia où était M. de Lauzun. Livia répondit qu’il était dans la chambre de Démon, avec Pélasge. 
     "Cé bon, dit Mamrie, couri côté Lagniape ki apé crié comme ain possédé, san li connin cofair; di li ain bonne foi ça ki rivé, au moin la crié pou kichoge." 
     Pendant que Livia parlait à Lagniape, Mamrie cherchait dans son tas de couteaux. Ayant trouvé le couteau à découper, elle le cacha dans son corsage, et appela Livia. Elle se fit conduire par elle à la chambre de Démon. Un peu avant d’arriver à la porte, elle dit à Livia: 
     "Largué moin." 
     Livia la laissa. Elle arriva sur le seuil, en tâtonnant. Là, elle s’arrêta, et dit: 
     "Lauzun, mo fi, to là? 
     "Oui, Mamrie, répondit M. de Lauzun, mo là; ça vou oulé? 
     "Tan pri, Lauzun, pranne mo lamin pou condui moin côté mo cher piti Démon." 
     M. de Lauzun prit Mamrie par la main, et la conduisit près du fauteuil. De sa main droite elle reconnut le corps de Démon; elle promena ses doigts, d’une manière caressante, sur sa figure et ses cheveux. Elle s’arrêta sur la cicatrice. Elle se pencha, et baisa Démon à l’endroit même où il avait été blessé. 
     Pélasge ne se sentit pas la force de supporter davantage ce douloureux spectacle; il sortit. 
     Mamrie toucha les cheveux de Blanchette, baisa ses joues encore chaudes, soupira profondément et se redressa. Elle retira sa main gauche de celle de M. de Lauzun, et, la posant sur son épaule, elle dit: 
     "Lauzun, mo fi, to pa connin ça moune di?….eh bien! yé di cé toi qui cause tou maleur laïé rivé. Cé toi ki souflé, avec ain cerbacane, di poive é piman dan zié Lagniape, pou volé ain lette dan so poche. Cé toi ki cause Titia néyé li même dan pi. To cause Démon pranne poison-là; to cause Blanchette mouri oucite. E to té eré tou ça sré pacé comme ça comme arien! To cré ta sorti mézon cilà pou trompé fie encor avé to bel promesse, épi apré ça pou fé to faro é to vanteur. Non, mo garçon; tan pou réglé to conte vini." 
     Mamrie saisit M. de Lauzun par sa cravate, et dit: 
     "A genou, céléra! 
     "Mamrie, pa tranglé moin comme ça, s’écria M. de Lauzun, ou sinon ma cognin vou. 
     "Cognin moin, toi! répliqua Mamrie…cé pa ain capon comme toi ka fé moin largué ça mo tchombo… A genou, mo di toi." 
     Mamrie tordit la cravate, et, sans donner à M. de Lauzun le temps de se reconnaître, elle le fit tomber sur ses genoux. Éperdu, à demi asphyxié, il voulut parler; mais sa voix ne put franchir le cercle qui étreignait son cou. 
     "Si to gagnin ain laprière pou fé, dit Mamrie, fé li vite." 
     Et elle tira son couteau. 
     M. de Lauzun fit une horrible grimace en voyant luire la lame pointue et tranchante. Il agita vainement ses mains et ses pieds pour frapper Mamrie. Elle le laissa se débattre quelques secondes; puis, d’un mouvement brusque, elle serra encore la cravate. M. de Lauzun porta rapidement ses mains à son cou, et essaya, dans un dernier effort, d’écarter les doigts de Mamrie. C’était justement là qu’elle l’attendait; elle profita de ce moment, pour plonger son couteau dans sa poitrine en s’écriant: 
     "Cé pa la peine to résisté, céléra; fo to mouri." 
     Sentant, au poids du corps de M. de Lauzun, qu’il était sans vie, elle le laissa aller. Elle se rapprocha de Démon et de Blanchette, et s’agenouilla de manière à appuyer son dos à leurs corps. 
     Les dernières paroles de Mamrie, prononcées d’une voix tonnante, étaient arrivées jusqu’aux oreilles de Pélasge et de Livia. Ils accoururent ensemble. Mamrie venait d’essuyer son couteau sur sa robe. Elle inclina sa tête en arrière, en disant: 
     "Chant-d’Oisel, Démon, Blanchette, cher piti, zote apé attanne Mamrie: alà li!" 
     Elle posa la pointe de son couteau entre la clavicule et le cou. 
     Pélasge et Livia se précipitèrent vers elle, pour arrêter sa main; ils n’arrivèrent pas à temps: la lame disparut jusqu’au manche. Mamrie étendit les bras, l’un sur Démon l’autre sur Blanchette, et sa tête s’inclina lentement du côté de Démon, comme sous le poids d’un doux sommeil. 
 
 


 

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