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L'Habitation St-Ybars
Alfred Mercier
Quatrième Partie
Chapitre 43 - Chapitre 44
- Chapitre 45 - Chapitre 46
- Chapitre 47
CHAPITRE XLIII.
Le Duel.
On était au mois d’avril. Levé avant
le soleil, M. des Assins ouvrit sa fenêtre. Le ciel était
pur, l’air frais, les oiseaux chantaient.
"Voici une belle journée qui s’annonce,
pensa M. des Assins; le jeune Saint-Ybars n’a pas de chance, il n’en verra
pas la fin. Tant pis pour lui, c’est sa faute. Pourquoi a-t-il fait son
fier avec moi? pourquoi a-t-il eu l’air de ne pas convenir, avec tout le
monde, que personne en Louisiane n’a plus d’esprit que moi? c’est un fat,
un insolent qui mérite une correction; il l’aura."
M. des Assins fit grande toilette, comme s’il
allait à une fête, et but un verre de sherry. Il monta dans
une voiture à deux chevaux; ses témoins et un domestique
l’accompagnaient. Deux autres voitures suivaient la sienne; elles contenaient
des amis et de simples spectateurs. Ensuite, venait le cabriolet du médecin.
On suivit la voie publique, au bas de la levée.
Un homme à cheval avait devancé
les voitures; il se tenait à l’entrée de l’avenue; c’était
M. le duc de Lauzun. Il n’avait jamais assisté à un duel.
Pour se donner une contenance de brave, il avait une rose à sa boutonnière,
et fumait un cigare en fredonnant un air de Fra Diavolo.
Pélasge en réveillant Démon,
lui dit:
"Il fait presque froid; habillez-vous chaudement,
mais ayez soin de mettre les vêtements dans lesquels vous êtes
le plus à votre aise. Il importe que vous ayez tous vos mouvements
parfaitement libres."
Démon se vêtit de noir et boutonna
sa redingote jusqu’au col.
"Maintenant, dit Pélasge en lui présentant
son fusil, épaulez trois ou quatre fois."
Démon exécuta la manœuvre.
"C’est bon, remarqua Pélasge, vous
n’êtes pas gêné dans vos entournures, ça ira.
Allons prendre un peu de café."
M. Héhé était dans la
salle à manger. Il avait passé une mauvaise nuit; la réflexion
lui avait fait entrevoir des éventualités terribles. Démon
pouvait, par miracle, échapper aux balles de M. des Assins. Et s’il
venait à savoir que c’était lui MacNara, qui avait fait lire
à Mlle Pulchérie la lettre que jadis M. de Lauzun avait prise
dans la poche de Lagniape! le jeune Saint-Ybars en serait furieux; il n’écouterait
que sa colère et provoquerait son ancien professeur en duel. Quelle
perspective pour M. Héhé! il en avait eu des sueurs froides.
Quand Démon et Pélasge entrèrent
dans la salle à manger, M. Héhé y était déjà;
il s’était fait apporter une carafe de cognac.
"Messieurs, dit-il, prenons un petit verre
de courage allemand.
"Je vous remercie, mon cher ancien professeur,
répondit Démon, et je crois que vous feriez bien de renoncer
à cette manière de parler. Les Allemands, voyez-vous, n’ont
pas plus besoin que nous d’eau de vie pour avoir du courage.
"Démon a raison, observa Pélasge;
et puisque l’occasion s’en présente, je vous ferai remarquer, mon
cher, que vous avez aussi l’habitude de dire soûl comme un Polonais,
blagueur comme un Parisien, filou comme un Grec, traître comme un
Italien, etc. Ces locutions ont leur danger; à coup sûr,
vous finirez par rencontrer quelqu’un qu’elles blesseront, et vous serez
provoqué en duel."
M. Héhé eut un frisson, et se
tut.
On se disposa à partir. Démon
et M. Héhé entrèrent dans le cab de Pélasge;
quant à lui, il prit place à côté du cocher;
il portait le fusil.
Lorsqu’ils furent dans l’avenue, Pélasge
distingua au loin trois voitures à quatre roues et un cabriolet.
Ce n’était pas sans intention que M.
des Assins était arrivé le premier. Dès qu’il vit
Démon descendre du cab, il se campa théâtralement sur
son passage. Démon s’avança de son pas ordinaire, les mains
dans les poches de son paletot. Il comprit immédiatement que son
adversaire voulait l’intimider; il lui jeta, en passant, un regard dans
lequel il y avait autant de mépris que de courage. Un des amis de
M. des Assins en fut singulièrement frappé; il dit à
son voisin:
"Hum! voilà un coup d’œil qui en dit
beaucoup; ce jeune homme va se battre avec un sang-froid admirable."
À l’endroit choisi pour le combat,
presque tous les chênes étaient morts; des touffes de barbe
espagnole pendaient ça et là de leurs rameaux desséchés,
donnant largement passage à la lumière. La distance entre
les combattants fut mesurée par Pélasge. Les adversaires
furent invités à occuper leurs places; elles avaient été
tirées au sort, car l’une était moins bonne que l’autre.
La chance favorisa Démon; il tournait le dos au soleil.
M. des Assins ôta son manteau, sa redingote
et même son gilet; il les jeta négligemment à son domestique.
Il garda son chapeau. M. de Lauzun n’avait pas les yeux assez grands pour
l’admirer.
Démon ôta son paletot, le plia
avec soin, le posa au pied d’un chêne et mit son chapeau dessus.
Pendant que les témoins chargeaient
les fusils, un des amis de M. des Assins s’approcha de lui, et dit à
voix basse:
"Je crois, mon cher, que tu ferais bien de
renoncer à ton idée de laisser ton adversaire tirer le premier.
Il y a dans tous ses mouvements une sûreté et une précision,
qui prouvent qu’il se possède on ne peut mieux. Crois-moi, méfie-toi.
"Ah! bah! laisse donc, répondit M.
des Assins; je te le répète, il va se dépêcher
de tirer, comme un novice qu’il est; il me manquera, et alors moi…Sois
tranquille, je connais mon affaire."
M. de Lauzun avait attaché son cheval
à l’écart; il s’approcha de M. Héhé qui ne
paraissait pas à son aise.
"Qu’avez-vous donc? demanda-t-il; vous avez
l’air tout chiffonné.
"Je suis inquiet, répondit M. Héhé.
"Le fait est, remarqua M. de Lauzun, qu’il
y a de quoi s’inquiéter pour le dernier des Saint-Ybars; quand on
a des Assins en face de soi, dans un duel, on est un homme mort.
"Ce n’est pas pour Démon que je suis
inquiet, reprit M. Héhé; c’est pour moi-même. Il peut
sortir sain et sauf de ce mauvais pas, quoi que vous en disiez; on a vu
des choses plus extraordinaires que cela. S’il vient à savoir que
c’est moi qui ai montré la lettre à Mlle Pulchérie,
me voilà dans une belle position. Sapristi! je regrette bien que
vous ayez eu la malencontreuse idée de me communiquer cette lettre.
"Ne craignez donc rien, dit M. de Lauzun;
vous allez voir comme des Assins va percer le coffre au dernier rejeton
de l’illustre famille des Saint-Ybars."
On avait fini de charger. M. Héhé
souhaita, du plus profond de son cœur, que le fusil de M. des Assins réalisât
la prophétie du duc de Lauzun.
Comme doyen d’âge, Pélasge fut
désigné pour commander le feu.
Un des témoins de M. des Assins lui
porta son fusil. Démon reçut le sien des mains de Pélasge,
qui lui dit:
"Démon, mon enfant, profitez de vos
avantages. La jactance de votre ennemi lui fait commettre une faute énorme.
Sa chemise entre son chapeau et son pantalon noir, est une véritable
cible qui attend votre balle. Mettez-vous un peu plus à droite.
Regardez par-dessus mon épaule, sans en avoir l’air: voyez-vous,
entre votre homme et vous, cette plante desséchée de l’année
dernière!
"Oui."
"Prenez-la pour point de mire. Vous comprenez,
n’est-ce pas?
"Oh! parfaitement. Si je tire le premier,
ce des Assins ne tuera plus personne.
"Au revoir, Démon.
"Au revoir, ami Pélasge."
Pélasge serra la main de Démon,
et alla se mettre à son poste, au bord de l’avenue, à égale
distance des combattants.
"Messieurs, dit-il aux assistants, effacez-vous."
On se rangea des deux côtés,
à une quinzaine de pas de la ligne allant de l’un à l’autre
combattant.
M. des Assins rabattit le bord de son chapeau,
pour garantir ses yeux du soleil, et aussitôt il se mit à
balancer son fusil comme il avait dit à ses amis qu’il ferait. Ces
deux canons qui montaient et descendaient en face de Démon, montrant
leurs bouches noires, avaient une mine effroyablement menaçante.
Mais Démon ne s’en préoccupa nullement. Les yeux fixés
sur la petite tige morte, il attendait, immobile comme un roc.
Pélasge commença d’une voix
forte et claire:
"Messieurs les combattants, êtes-vous
prêts?"
Il y eut un silence; on n’entendait que les
chevaux qui frappaient la terre de leurs sabots, tourmentés qu’ils
étaient par les mouches.
Pélasge continua:
"Feu! un, deux, trois…"
"Au mot feu Démon épaula;
entre deux et trois il tira.
M. des Assins frissonna de la tête aux
pieds, comme une personne qui reçoit le choc d’une batterie électrique.
Démon était sûr de l’avoir touché; aussi, fut-il
étonné de ne pas le voir tomber.
M. des Assins avait reçu, en pleine
poitrine, la balle de Démon. Il fit un effort prodigieux pour viser
son adversaire; mais son fusil n’était pas encore placé horizontalement,
lorsque Pélasge, comptant toujours, disait:
"Quatre, cinq . . . ."
Au mot cinq le second coup de Démon
partit. M. des Assins tira presque en même temps, ou plutôt
son doigt pesa convulsivement sur la gâchette; sa balle frappa dans
la poussière, à dix pas de lui, et rebondit pour aller se
perdre dans les grandes herbes. Il fléchit sur ses jarrets, lâcha
son fusil, et s’assit en s’appuyant sur sa main droite. Ses amis coururent
à lui; l’un d’eux arriva juste à temps pour le soutenir.
Sa tête se renversa, son chapeau roula dans la poussière.
Des flots de sang rougirent sa chemise. La seconde balle de Démon,
comme la première, avait traversé la poitrine de part en
part. M. des Assins respirait encore, mais lentement et de plus en plus
faiblement. Sa bouche était largement ouverte, et toute pâle;
ses yeux, tournés en haut, roulaient de droite à gauche et
de gauche à droite.
M. de Lauzun, presque aussi pâle que
M. des Assins, donna un coup de coude au médecin, en lui disant:
"Eh bien! Docteur, vous ne faites rien; mais
faites donc quelque chose, cet homme est blessé!.
"Imbécile! il est mort, répondit
le médecin.
"Mort!" répéta M. de Lauzun
d’une voix étranglée.
M. des Assins ne respirait plus; ses amis
l’étendirent sur le sol. Ils se groupèrent un peu à
l’écart, et se parlèrent à demi-voix.
Pélasge, Démon et M. Héhé
furent obligés de passer devant le cadavre, pour se rendre à
leur voiture. M. de Lauzun arrêta M. Héhé, et après
l’avoir regardé un bon moment, d’un air effaré, il lui dit:
"Mort!
"Je le vois bien, mille tonnerres! répondit
M. Héhé; que le diable vous emporte, vous et votre maudite
lettre!"
Les amis de M. des Assins n’étaient
pas venus sur le terrain, pour assister à sa défaite; lui
mort, plus d’amitiés. On mit son corps dans une voiture; mais personne
ne s’empressa de l’accompagner; le médecin fut obligé de
se charger de cette triste besogne.
CHAPITRE XLIV.
Entretien de Mamrie et de Lagniape.
Blanchette était montée à
l’observatoire. Mourante d’inquiétude, les yeux noyés de
larmes, elle attendait à une fenêtre du côté
de l’Orient. Enfin, elle reconnut de loin le cab de Pélasge. Cette
fois Démon était assis près du cocher. Dès
qu’il vit Blanchette qui se penchait hors de la fenêtre, il agita
son mouchoir.
Lagniape et Mamrie étaient dans la
cour, ne se doutant encore de rien. Elles entendirent des cris perçants,
et, aussitôt après, un bruit de roulement; c’était
Blanchette qui descendait l’escalier. Elle traversa la maison avec la rapidité
d’un oiseau qui s’échappe, et courut au-devant de Démon.
Elle perdit son peigne en route, ses cheveux bondissaient au soleil.
Démon sauta sur le chemin, et la reçut
dans ses bras. Blanchette l’emmena au bord du fleuve, dans un endroit qu’elle
aimait à cause de la solitude. Là, ils eurent un long et
doux entretien, au bruit régulier des petites vagues qui venaient
mourir à leurs pieds. Ils passèrent là une de ces
heures comme il y en a peu dans la vie, heures de contentement parfait
où l’on oublie le passé et l’avenir pour se plonger dans
la jouissance du présent, comme si ce présent devait durer
toujours.
Le bruit de la mort de M. des Assins se répandit
partout. Les mères de famille s’en réjouirent. Son oraison
funèbre ne fut pas longue; elle était dans toutes les bouches:
"C’est bien fait, disait-on; il ne l’a pas volé, le bandit!"
Quand Démon rentra avec Blanchette,
Mamrie le saisit au passage, pour lui reprocher d’être allé
ainsi, à son insu, s’exposer à être tué. Démon
lui répondit que cela valait bien mieux; qu’au moins de cette façon
il l’avait soustraite aux angoisses de la crainte.
Les cousines de Démon le félicitèrent
d’avoir débarrassé le pays d’un homme redouté comme
M. des Assins. Mlle Pulchérie lui prédit froidement qu’il
aurait bien d’autres duels, s’il persistait dans son idée d’épouser
Blanchette.
Mamrie voulut connaître la cause du
duel. Elle interrogea la plus jeune des cousines de Démon. Lagniape
était à côté de Mamrie; elle ne perdit pas un
mot de ce que dit la jeune demoiselle. Mamrie fut d’abord étonnée
d’apprendre que Blanchette était la fille de Titia. Après
avoir réfléchi, elle se mit à rire et dit à
la cousine de Démon:
"Ah! ouëtte, tou ça cé
bétise. Si kékeune té pas montré lette-là
à Mamzel Pulchérie, Blanchette sré toujour ain blanche.
Malgré lette-là èceque so lapo pa pli blanche pacé
vou kenne! Pour sûr si vou té capab changé vou lapo
pou so kenne, vou sré pa di non."
Lagniape à son tour prit la parole.
"Mademoiselle, croyez-moi, dit-elle, ne jetez
pas la pierre à Blanchette; écoutez plutôt votre bon
cœur que vos préjugés; car, vous êtes bonne, vous,
Mademoiselle. Je vous ai vue pleurer en lisant l’histoire d’une jeune paria:
vous trouviez injuste et cruel qu’il ne fût pas permis au jeune homme
qui l’aimait de l’épouser, parce qu’ils n’étaient pas de
la même classe. La pitié que vous aviez pour cette paria,
ne l’aurez-vous pas pour Blanchette? Ayez confiance en ce que vous dit
une vieille femme: la plus grande beauté pour une jeune fille, c’est
d’être bonne et généreuse."
La cousine de Démon s’en alla, toute
pensive. Elle se nommait Georgine.
Mamrie et Lagniape causèrent longtemps.
Elles revinrent sur le passé. Mamrie pressa Lagniape de questions
concernant les circonstances du vol de la lettre: elle était convaincue,
disait-elle, que c’était cette lettre que Mlle Pulchérie
avait lue. Elle demanda à Lagniape si elle n’avait jamais soupçonné
personne. Lagniape répondit qu’elle avait plusieurs fois pensé
que c’était M. de Lauzun qui avait fait ce vilain coup. Elle se
souvenait très bien qu’à cette époque il était
amoureux de Titia, et l’épiait constamment; qu’il la persécutait
de ses propositions, mais qu’elle ne voulait pas de lui. Mamrie se tut,
et réfléchit. Elle se posa cette question: "Lauzun avait-il
un intérêt à voler la lettre?" elle se répondît
: "Oui." Elle se posa une autre question: "Était-il homme à
aveugler Lagniape pour cela?" Elle se répondit encore: "Oui."
La conclusion s’imposait d’elle-même
à Mamrie: tout le mal vient de Lauzun.
"Ain jour ou ain ote la payé moin ça,
dit-elle, malgré mo aveugle."
M. Héhé jugea prudent de s’éloigner.
Sous prétexte que ses affaires le rappelaient à la Nouvelle-Orléans,
il prit le premier bateau qui descendait. Mlle Pulchérie ne tarda
pas à le rejoindre. Elle partit sans même prendre congé
de Démon, l’abandonnant, comme elle disait, à son malheureux
sort, puisqu’il avait assez peu de cœur pour s’entêter dans son idée
d’épouser Blanchette.
CHAPITRE XLV.
"Les préjugés sont les rois du vulgaire."—Voltaire.
Il tardait à Démon que sa tante
repassât le fleuve; mais il s’abstint de le lui faire sentir. Elle
avait été bonne pour lui au temps de son enfance; il l’aimait
et la respectait. Ce n’était pas une méchante personne, bien
certainement; mais il y avait derrière elle tout un long passé
dont elle ressentait l’influence; elle gardait les habitudes d’esprit et
les croyances du milieu social dans lequel elle avait vécu et vieilli.
Elle croyait de bonne foi que l’honneur de la famille lui faisait un devoir,
devoir sacré, de mettre tout en œuvre pour empêcher Démon
de commettre un acte dont la honte rejaillirait sur elle et ses enfants.
Elle ne se montra donc pas disposée à rentrer chez elle.
Démon en eut beaucoup d’humeur. Pour cacher son mécontentement,
il restait peu à la maison. Sa tante profitait de ses longues absences,
pour agir sur l’esprit de Blanchette. Elle avait changé de tactique.
Elle ne fit plus le moindre reproche à Blanchette; elle la prit
par la douceur; elle combattit le projet de mariage, au nom même
de l’affection de Blanchette pour Démon. "S’il l’épousait,
il serait sans cesse exposé à avoir des affaires d’honneur;
il y aurait des gens qui ne le salueraient plus, il se croirait insulté,
il les provoquerait en duel, et, à force de se battre, il finirait
nécessairement par être tué. Sans doute le sacrifice
était grand pour Blanchette; mais si elle n’avait pas le courage
de l’accomplir, c’était alors Démon qu’elle sacrifiait; elle
détruisait son avenir, et répondait par une horrible ingratitude
à toutes les bontés que la famille Saint-Ybars avait eues
pour elle."
Les cousines de Démon parlèrent
à Blanchette dans le même sens. Elles la caressèrent;
elles lui promirent que dans l’intimité elles continueraient de
la traiter sur un pied d’égalité. Elles l’engagèrent
à venir chez elles; il n’était pas convenable qu’elle restât
plus longtemps sous le même toit que Démon.
De tout ce qui fut dit à Blanchette
elle ne retint qu’une chose: c’est qu’en devenant la femme de Démon,
elle le plaçait dans une position fausse et périlleuse. Pélasge
le pensait aussi, se disait-elle, puisqu’il avait offert sa fortune à
Démon, pour qu’il allât vivre à l’étranger avec
Blanchette. Cette offre était bien un moyen de salut; mais Démon
ne l’accepterait jamais. Alors que faire?…hélas! se résigner
à la destinée, se sacrifier par amour pour Démon.
Telle fut, après bien des larmes, la conclusion à laquelle
Blanchette s’arrêta.
Quand Démon s’aperçut du changement
survenu chez Blanchette, il entra dans une violente colère contre
sa tante et ses cousines; il leur reprocha, dans les termes les plus amers,
d’êtres venues chez lui pour travailler hypocritement à la
ruine de son bonheur. Il leur déclara qu’il avait toujours eu les
commérages en horreur, et que si l’on mettait dans un sac toutes
les bavardes, jeunes et vieilles, qui s’occupent des affaires d’autrui,
et qu’on les jetât au fleuve, il en serait charmé. Il sortit,
étouffant de fureur, mais espérant qu’après un pareil
éclat on se hâterait de quitter sa maison. Il n’en fut rien;
ces dames se firent un mérite, aux yeux de Blanchette, de supporter
les outrages de Démon pour le sauver de l’abîme où
le poussait son égarement.
Démon ne rentra qu’au soleil couchant.
Il toucha à peine au dîner que Blanchette lui servit. Dans
la soirée, il la prit à part, et lui demanda encore une fois
si vraiment elle était décidée à ne pas s’unir
à lui. Sa voix était douce; il pressait affectueusement les
mains de Blanchette dans les siennes et sur son cœur. Blanchette eut à
peine assez de force pour lui répondre.
"Parrain, cher bien-aimé parrain, dit-elle,
ce que j’en fais c’est par affection pour vous; je vois bien maintenant
qu’étant votre femme, je serais une source de malheurs pour vous.
Vous avez vécu longtemps en Europe, vous avez oublié les
préjugés du pays; plus tard vous me rendrez justice, mon
bon parrain. Ah! il m’en coûte beaucoup de vous faire de la peine.
Je regrette que ma mère ne m’ait pas laissée dans les bois
où je suis née; je serais moins malheureuse parmi les sauvages,
qu’au sein de cette société civilisée qui me traite
avec tant de barbarie. Enfin, c’est la destinée; il faut bien s’incliner
devant elle."
À ce mot destinée, la
raison de Démon se révolta; son penchant à la superstition
disparut dans l’éclair du bon sens.
"La destinée! la destinée! s’écria-t-il;
je reconnais bien là le langage de ma tante et de mes cousines.
Tu te trompes, Blanchette; tu appelles destinée ce qui n’est que
l’effet de l’injustice humaine. Ne dis plus que nous succombons sous le
poids de la fatalité. Le destin n’a rien à faire ici; le
bourreau qui nous sépare est le fils de l’orgueil et de l’ignorance;
il n’existe pas dans la nature, il n’a pas de nom dans l’ordre éternel
des choses, il n’en a un que dans le langage des hommes; il se nomme le
préjugé. C’est lui qui autrefois flétrissait la jeune
patricienne qui osait aimer un plébéien; lui, qui livrait
au bûcher la jeune juive surprise dans un rendez-vous d’amour avec
un chrétien."
Il y eut un long et douloureux silence. Blanchette
courbait la tête comme une condamnée à mort. La colère
et le désespoir se disputaient l’âme de Démon; le désespoir
eut le dessus.
"Parrain, dit Blanchette, je suis bien malheureuse;
vous êtes fâché, vous ne parlez plus.
"Ah! tu regrettes de n’avoir pas grandi dans
une tribu sauvage, répondit Démon; tu as raison! il y a plus
de justice et de bonté dans la cabane de l’indien que dans les villes
de l’homme civilisé. Tiens, écoute ces paroles désolées
qui éclatèrent dès l’aurore de la civilisation, comme
si elles étaient le cri naturel des sociétés naissantes;
écoute-les! elles ont été redites de siècle
en siècle, et à mon tour, après tant d’autres malheureux,
je les répète pour mon propre compte:
—"Maudit le jour où je suis né!
Pourquoi ne suis-je pas mort dans le sein de ma mère? Pourquoi la
lumière a-t-elle été donnée à un misérable,
et la vie à ceux qui sont dans l’amertume du cœur?…. Plût
à Dieu que je fusse mort, et que personne ne m’eût jamais
vu! car je dormirais maintenant dans le silence, et je me reposerais dans
mon sommeil."
Après avoir prononcé ces lugubres
paroles, Démon monta dans sa chambre; Blanchette, toute consternée,
se retira dans la sienne. Épuisez par les efforts qu’elle venait
de faire dans la voie du sacrifice, elle tomba presque sans connaissance
dans un fauteuil.
CHAPITRE XLVI.
Le désespoir s’empare de Démon.
Deux jours s’écoulèrent, pendant
lesquels Blanchette éprouva la satisfaction amère que procure
l’accomplissement d’un devoir pénible. Elle crut que le plus fort
de son épreuve était fait. Mais en remarquant que la tristesse
de Démon croissait sans interruption, elle sentit croître
son propre chagrin. Démon ne sortait plus; il ne descendait de sa
chambre qu’aux heures des repas; encore, fallait-il agiter la sonnette
deux ou trois fois pour le décider à venir. À table,
il parlait à peine. Au milieu des repas, il se levait et montait.
Il ne semblait trouver quelque soulagement que dans la compagnie de ses
sombres pensées. Il occupait l’ancienne chambre à coucher
de son grand-père, au premier étage. Cette pièce communiquait
avec la tourelle, au sommet de laquelle était l’observatoire. Les
deux extrémités s’ouvraient l’une sur le laboratoire de chimie,
l’autre sur le cabinet de physique. Un large corridor passait devant ces
pièces, les séparant de la bibliothèque qui comprenait
tout un côté de l’étage. Au midi, le corridor aboutissait
à un balcon d’où l’on voyait le fleuve; au nord, il s’ouvrait
sur une galerie du haut de laquelle le regard embrassait les champs, et,
à droite, le dôme sévère et imposant du vieux
sachem.
Comme le premier, le rez-de-chaussée
se composait de deux séries de pièces séparées
par un corridor: d’un côté étaient le salon, la salle
à manger, l’office; de l’autre des chambres à coucher dont
celle du milieu, où couchait Blanchette, était située
au-dessous de celle de Démon.
De sa chambre Blanchette entendait Démon
marcher dans la sienne. Il veillait tard, allait et venait d’un pas régulier
comme quelqu’un qui réfléchit en se promenant; parfois il
s’arrêtait brusquement, et restait longtemps à la même
place. Il se couchait et se relevait plusieurs fois, rallumait sa lampe
et lisait ou écrivait. Dans le silence de la nuit, Blanchette entendait
les feuillets de son livre qu’il tournait, ou sa plume qui courait sur
le papier; quelquefois même elle l’entendait soupirer.
Quand, à l’heure des repas, Blanchette
voyait Démon descendre, le visage pâle et fatigué,
son cœur se brisait; elle eût voulu le consoler, mais elle n’osait
pas parler, tant il avait l’air sombre et peu disposé à s’épancher.
Il ressemblait à un étranger égaré dans un
pays où rien ne l’intéresse, où tout l’ennuie, et
que tourmente le désir de s’en aller. Un immense dégoût
de toutes choses s’était emparé de lui. Blanchette eût
frémi, eût pâli de terreur, si elle avait pu entendre
ses monologues intérieurs. Le mépris de la vie avait pris
chez lui les proportions d’une passion farouche. "Comment, se disait-il
avec une ironie amère, comment les hommes peuvent-ils s’entêter
à aimer cette existence à la fois absurde et douloureuse?
Pour lui trouver une raison d’être, pour justifier ses contradictions,
pour excuser les maux dont elle foisonne, que n’ont-ils pas inventé!
que de mauvaises et sottes explications n’ont-ils pas extraites de leurs
rêves philosophiques et religieux! Et toute cette peine, toute cette
bonne volonté à se tromper, à quoi aboutit-elle? à
arranger une manière de vivre qui vous fasse oublier que vous vivez.
S’étourdir dans le plaisir, s’exténuer de travail, s’enivrer
des fureurs de la guerre, perdre haleine à courir après la
fortune, s’ensevelir dans la dévotion, s’évanouir dans les
extases anticipées d’une vie future et éternellement heureuse,
telles sont les ressources ingénieuses auxquelles l’homme a recours
pour échapper au sentiment de sa misérable destinée.
Le meilleur de son temps est quand il dort, c’est-à-dire quand il
est submergé dans cette manière d’être qui ressemble
tant à la mort. La mort! qu’est-elle? sans doute un sommeil; mieux
que cela, un néant. Pourquoi pas? pourquoi ne serait-ce pas après
ma mort, comme c’était avant ma naissance? Où étions-nous,
il y a cent ans, nous tous qui en ce moment passons comme des ombres sur
la terre, pour faire place bientôt à d’autres ombres? Nous
étions sans doute où nous serons au sortir de la vie. Puisqu’il
fut un temps où nous n’étions pas, pourquoi n’y aurait-il
pas un temps où nous ne serons plus? Mais, nous dit-on, l’espoir
d’une autre vie est une consolation. Je réponds: Espérer,
c’est rêver une chose désirée et possible mais non
certaine. Si un rêve suffit pour vous consoler, gardez-le pour vous;
je ne veux pas vous en priver."
Démon s’enfonça de plus en plus
dans ces noires pensées. Pélasge ne s’aperçut pas,
malgré sa perspicacité habituelle, que son jeune ami s’acheminait
rapidement vers le suicide. Il y avait chez Pélasge un calme héroïque,
résultant d’une acceptation raisonnée de la vie considérée
comme un combat contre le mal physique et moral. Laissant de côté
toutes les chimères de la métaphysique, il voyait dans l’homme
une force organisée pour la lutte; il croyait énergiquement
au libre arbitre; il était convaincu que l’Humanité parviendrait
un jour à se débarrasser des idées fausses auxquelles
elle doit une partie de ses maux, pour s’arranger enfin de son mieux sur
la planète qu’elle habite. Depuis la mort de Chant-d’Oisel, Pélasge
s’attachait davantage à l’étude; il cherchait et trouvait,
dans le culte de la science, le silence du cœur et la sérénité
de l’esprit. Dans les hautes et calmes régions où il se tenait,
il négligeait de prendre garde aux effets de la passion chez les
autres. Il voyait bien que Démon était affligé; mais
il était loin de soupçonner qu’il fût susceptible,
après avoir montré tant de courage dans un duel, de s’abandonner
au désespoir. Il le plaignait sincèrement, et comptait sur
le temps pour le guérir de la plaie faite à son cœur. Il
savait bien qu’il y a des blessures dont on meurt, mais il ne se doutait
pas que celle de Démon fût de cette nature.
CHAPITRE XLVII.
Tragédie.
Vers la fin de la semaine, la tante de Démon
lui annonça qu’elle partait le lendemain, et qu’elle emmenait
Blanchette.
"C’est bien, ma tante," répondit-il.
Et il n’ajouta pas un mot.
Le soir, au moment de se retirer dans sa chambre,
il dit à Blanchette:
"Demain, je n’aurai pas le courage de te voir
partir; il vaut mieux nous faire nos adieux maintenant."
Il la serra dans ses bras. Blanchette sentit
sa poitrine frapper la sienne de sanglots étouffés. Il
ne dit rien; il craignait, s’il parlait, de fondre en larmes. Il monta
lentement l’escalier, sans se retourner une fois. Il était déjà
dans sa chambre, que Blanchette était encore à la même
place, au bas de l’escalier. Le silence de Démon lui faisait
peur, sans qu’elle sût pourquoi; elle eut la sensation d’un abîme
immense et noir creusé tout à coup entre elle et lui.
Était-ce l’effet ordinaire des séparations, quand on s’aime?
c’est probable, pensa-t-elle. Mais alors, c’était quelque chose
d’horrible, cela ressemblait à la mort; c’était pis que
la mort, car elle au moins elle vous délivre de la souffrance.
Blanchette s’en alla, chancelante, passant
plusieurs fois ses mains sur ses yeux, comme fait quelqu’un qui sort
d’un rêve affreux et qui a de la peine à croire que ce
n’était qu’un rêve. Elle passa une mauvaise nuit; quand
elle entendait marcher Démon, elle soupirait en se disant: "Il
n’a plus de repos." Quand elle ne l’entendait pas, il lui semblait qu’elle
était déjà partie et qu’elle en était séparée
pour toujours. Par moments, elle s’assoupissait; puis, elle se réveillait
en sursaut, et se cherchait entre les spectres encore visibles d’un
songe horrible et les angoisses renaissantes de la réalité.
Alors, elle s’asseyait dans son lit et disait en pleurant:
"C’est trop souffrir; la mort vaut mieux qu’une
vie pareille; j’aimerais mieux être avec Nénaine."
Enfin, le jour parut. Blanchette se leva à
six heures, elle devait partir à huit. Elle se plongea comme
d’habitude dans sa baignoire; la fraîcheur de l’eau la ranima,
lui fit oublier la fatigue de l’insomnie. Elle passa une gabrielle,
et continua ses préparatifs commencés la veille.
Levé avant Blanchette, Démon
écrivait à Pélasge. Quand il eut fini, il entra
dans le laboratoire d’où il rapporta un petit flacon qu’il posa
sur la table. Sur l’étiquette du flacon étaient gravés
en noir, selon l’usage, une tête de mort et ces mots: STRYCHNINE—POISON.
Il prit ensuite son revolver chargé, et le posa aussi sur la
table. Il s’assit dans son fauteuil, et s’accouda. Après avoir
réfléchit, il écarta le revolver en disant:
"Non, pas de bruit.
Il prit le flacon:
"Ceci, dit-il, agit presque aussi vite qu’une
arme à feu; deux ou trois secousses, et c’est fait; le tout en
silence."
Il savait ce qu’il fallait de strychnine pour
tuer un homme. Il en mit dans un verre un peu plus que la quantité
voulue, et versa dessus quelques gouttes d’acide chlorhydrique pour
en faciliter la dissolution; puis, il ajouta de l’eau sucrée.
Cela fait, il alla à l’une des fenêtres qui regardaient
du côté de l’ancienne maison où il était
né. Il promena un regard d’adieu sur la campagne et le ciel.
Ses yeux s’arrêtèrent sur le vieux sachem.
"Tu m’attends, dit-il, mon bon vieux sachem
que j’ai tant aimé! me voici; je vais dormir dans ton ombre tranquille,
à côté de mes aïeux, de ma mère et de
Chant-d’Oisel."
Comme il allait quitter la fenêtre, il
aperçut, au-dessus des ruines de la maison paternelle, un petit
nuage blanc qui montait dans l’azur en décroissant rapidement.
Il vit une image de sa destinée dans cette vapeur matinale, qui,
à peine formée, allait disparaître. Au moment où
elle s’évanouissait, il la salua de la main et dit:
"Adieu."
Il revint à son fauteuil, s’assit, prit
le verre et but.—
Tout était tranquille dans la maison
et dans la cour. La tante de Démon et ses cousines se levaient;
Mlle Georgine chantait à demi-voix la cavatine de Rosine du Barbier
de Séville: c’était son habitude, elle chantait toujours
en se levant et en s’habillant.
Mamrie, assise devant la cuisine, en plein
air, nettoyait les couteaux; tout en les frottant sur sa planche couverte
de brique pilée, elle causait avec une jeune mulâtresse
qui avait appartenu aux Saint-Ybars, et qui maintenant vendait de la
mercerie. C’était une jolie fille, travailleuse et sage, mais
trop confiante. Elle s’était laissé prendre aux belles
promesses de M. de Lauzun; il lui avait juré de l’épouser,
mais il ne se pressait pas. Il doublait son rôle de politicien
de celui de Don Juan. Livia (ainsi se nommait la jeune mulâtresse)
avait appris de plusieurs autres jeunes filles que M. le duc les avait
trompées en leur faisant le même serment qu’à elle.
Elle avait pris avec elle-même l’engagement de se venger. En ce
moment, elle ne se doutait pas qu’en causant avec Mamrie, elle préparait
à M. de Lauzun un châtiment terrible. Il avait eu l’imprudence,
dans sa fatuité, de se glorifier auprès d’elle du stratagème
par lequel il avait jadis surpris le secret de Titia; il avait été
jusqu’à lui dire que c’était à son instigation
que M. Héhé avait fait lire à Mlle Pulchérie
la lettre volée à Lagniape. Haïssant Démon,
il croyait lui avoir joué un bon tour en révélant
au monde l’origine de Blanchette. Livia avait toujours eu confiance
en Mamrie; elle lui raconta tout.
Le hasard, comme on l’a dit souvent, est le
plus puissant des dramaturges; quand il prépare une tragédie,
rien n’y manque.
Un peu avant sept heures, M. de Lauzun s’était
rendu à la ferme, ayant besoin de voir Pélasge pour affaires.
On lui apprit que Pélasge était allé voir Mlle
Blanchette, qui partait avec la tante de Démon, et que, s’il
voulait le rencontrer, il n’avait pas de temps à perdre.
Livia causait encore avec Mamrie, lorsqu’elle
vit venir M. de Lauzun. Il les aborda familièrement, et leur
demanda, sans même ôter son cigare de sa bouche, si Pélasge
était là. Mamrie répondit qu’il était au
salon. M. le duc, en traversant la cour, envoya du bout des doigts un
baiser à Livia, comme pour se moquer d’elle. Lorsqu’il entra
dans la maison, il jeta son cigare et prit un air respectueux. Le chapeau
à la main, il s’arrêta sur le seuil du salon et demanda
poliment s’il pouvait entrer. Il craignait Pélasge; il connaissait
ses opinions libérales, mais il savait qu’il ne fallait pas prendre
avec lui des airs de familiarité. Pélasge lui rendit son
salut, et lui dit d’entrer.
En passant au bas de l’escalier qui conduisait
à la chambre de Démon, Blanchette entendit le bruit d’un
siège remué avec violence, et, aussitôt après,
un gémissement. Son cœur bondit. Qui gémissait ainsi?
ce ne pouvait être que Démon. Qu’avait-il? à coup
sûr il souffrait. Blanchette n’hésita pas; elle monta et
courut à la chambre de Démon. Il était pâle,
haletant, les traits tirés et raides. Blanchette se précipita
vers lui.
"Ah! parrain, dit-elle en voyant le flacon
de strychnine, est-ce que vous avez pris de cela?
"Oui, répondit Démon; de grâce,
Blanchette, pas de bruit; laisse-moi mourir tranquillement.
"Mourir! dit Blanchette; mourir comme cela,
sans m’avoir avertie; me laisser toute seule: ah! parrain, ce n’est
pas bien. Non, non; cela ne peut pas être, je m’en irai avec vous."
Démon voyant qu’elle allait prendre
le flacon, le saisit. Immédiatement après, il eut une
autre secousse. Ses bras et ses jambes s’allongèrent, tout son
corps se mit à trembler et fit trembler le fauteuil; puis, sa
tête se jeta en arrière, son échine se ploya en
arc. Après quelques secondes d’immobilité, il retomba
affaissé, respirant à peine; mais sa main crispée
tenait toujours le flacon.
Blanchette aperçut le revolver; elle
sauta dessus. Démon, incapable de bouger, la vit diriger le canon
contre sa poitrine, à la hauteur du cœur. Le coup partit. La
balle perça la gabrielle et la chemise, effleura la peau et alla
casser une vitre. Blanchette déchargea un autre coup. Cette fois,
elle éprouva une douleur aiguë; la détonation fut
suivie d’un cri perçant. Blanchette se pencha sur Démon;
sa tête se posa sur sa poitrine comme sur un oreiller. Ils rendirent
le dernier soupir en même temps.
Des bruits de pas, des cris, des lamentations
remplirent la maison. À l’aspect des deux cadavres, Mlle Georgine,
qui n’avait jamais vu de mort, fut saisie d’une épouvante incoercible;
elle redescendit en poussant des cris, à peine vêtue, échevelée,
les yeux hagards, et se précipita dans la cour. Livia l’arrêta
pour lui demander ce qui arrivait. Au milieu des paroles incohérentes
de la jeune fille, Mamrie et Livia distinguèrent un fait déplorable,
c’est que Démon et Blanchette étaient morts.
Livia, emportée par la curiosité,
entra dans la maison. Mlle Georgine se reprit à fuir, et s’échappa
dans la campagne.
Lagniape était dans la cuisine; elle
criait, appelait les uns et les autres, levant les bras au ciel, et
demandant quel malheur mettait ainsi toute la maison sens dessus dessous.
Livia revint auprès de Mamrie; elle
lui fit, en pleurant et en gémissant, un tableau de ce qu’elle
venait de voir. Mamrie ne cria pas; elle resta immobile, assise dans
la poussière; de ses yeux éteints et fixes roulaient de
grosses larmes. Tout à coup ses pleurs s’arrêtèrent;
elle demanda à Livia où était M. de Lauzun. Livia
répondit qu’il était dans la chambre de Démon,
avec Pélasge.
"Cé bon, dit Mamrie, couri côté
Lagniape ki apé crié comme ain possédé,
san li connin cofair; di li ain bonne foi ça ki rivé,
au moin la crié pou kichoge."
Pendant que Livia parlait à Lagniape,
Mamrie cherchait dans son tas de couteaux. Ayant trouvé le couteau
à découper, elle le cacha dans son corsage, et appela
Livia. Elle se fit conduire par elle à la chambre de Démon.
Un peu avant d’arriver à la porte, elle dit à Livia:
"Largué moin."
Livia la laissa. Elle arriva sur le seuil,
en tâtonnant. Là, elle s’arrêta, et dit:
"Lauzun, mo fi, to là?
"Oui, Mamrie, répondit M. de Lauzun,
mo là; ça vou oulé?
"Tan pri, Lauzun, pranne mo lamin pou condui
moin côté mo cher piti Démon."
M. de Lauzun prit Mamrie par la main, et la
conduisit près du fauteuil. De sa main droite elle reconnut le
corps de Démon; elle promena ses doigts, d’une manière
caressante, sur sa figure et ses cheveux. Elle s’arrêta sur la
cicatrice. Elle se pencha, et baisa Démon à l’endroit
même où il avait été blessé.
Pélasge ne se sentit pas la force de
supporter davantage ce douloureux spectacle; il sortit.
Mamrie toucha les cheveux de Blanchette, baisa
ses joues encore chaudes, soupira profondément et se redressa.
Elle retira sa main gauche de celle de M. de Lauzun, et, la posant sur
son épaule, elle dit:
"Lauzun, mo fi, to pa connin ça moune
di?….eh bien! yé di cé toi qui cause tou maleur laïé
rivé. Cé toi ki souflé, avec ain cerbacane, di
poive é piman dan zié Lagniape, pou volé ain lette
dan so poche. Cé toi ki cause Titia néyé li même
dan pi. To cause Démon pranne poison-là; to cause Blanchette
mouri oucite. E to té eré tou ça sré pacé
comme ça comme arien! To cré ta sorti mézon cilà
pou trompé fie encor avé to bel promesse, épi apré
ça pou fé to faro é to vanteur. Non, mo garçon;
tan pou réglé to conte vini."
Mamrie saisit M. de Lauzun par sa cravate,
et dit:
"A genou, céléra!
"Mamrie, pa tranglé moin comme ça,
s’écria M. de Lauzun, ou sinon ma cognin vou.
"Cognin moin, toi! répliqua Mamrie…cé
pa ain capon comme toi ka fé moin largué ça mo
tchombo… A genou, mo di toi."
Mamrie tordit la cravate, et, sans donner à
M. de Lauzun le temps de se reconnaître, elle le fit tomber sur
ses genoux. Éperdu, à demi asphyxié, il voulut
parler; mais sa voix ne put franchir le cercle qui étreignait
son cou.
"Si to gagnin ain laprière pou fé,
dit Mamrie, fé li vite."
Et elle tira son couteau.
M. de Lauzun fit une horrible grimace en voyant
luire la lame pointue et tranchante. Il agita vainement ses mains et
ses pieds pour frapper Mamrie. Elle le laissa se débattre quelques
secondes; puis, d’un mouvement brusque, elle serra encore la cravate.
M. de Lauzun porta rapidement ses mains à son cou, et essaya,
dans un dernier effort, d’écarter les doigts de Mamrie. C’était
justement là qu’elle l’attendait; elle profita de ce moment,
pour plonger son couteau dans sa poitrine en s’écriant:
"Cé pa la peine to résisté,
céléra; fo to mouri."
Sentant, au poids du corps de M. de Lauzun,
qu’il était sans vie, elle le laissa aller. Elle se rapprocha
de Démon et de Blanchette, et s’agenouilla de manière
à appuyer son dos à leurs corps.
Les dernières paroles de Mamrie, prononcées
d’une voix tonnante, étaient arrivées jusqu’aux oreilles
de Pélasge et de Livia. Ils accoururent ensemble. Mamrie venait
d’essuyer son couteau sur sa robe. Elle inclina sa tête en arrière,
en disant:
"Chant-d’Oisel, Démon, Blanchette, cher
piti, zote apé attanne Mamrie: alà li!"
Elle posa la pointe de son couteau entre la
clavicule et le cou.
Pélasge et Livia se précipitèrent
vers elle, pour arrêter sa main; ils n’arrivèrent pas à
temps: la lame disparut jusqu’au manche. Mamrie étendit les bras,
l’un sur Démon l’autre sur Blanchette, et sa tête s’inclina
lentement du côté de Démon, comme sous le poids
d’un doux sommeil.
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