L'Habitation St-Ybars

Alfred Mercier 

Troisième Partie

Chapitre 28 - Chapitre 29 - Chapitre 30 - Chapitre 31 - Chapitre 32 - Chapitre 33


CHAPITRE XXVIII.

Remords d’un Poltron.

     La mort de Titia fut attribuée à un accident. On fut d’autant plus porté le croire, que peu de temps auparavant une négresse, en se penchant trop dans le puits, pour tirer de l’eau, y était tombée. 
     Mamrie, aidée de Lagniape, fit la dernière toilette à Titia. En lui ôtant ses vêtements mouillés, elles s’aperçurent que sa chemise était cousue entre les jambes. Cette circonstance les fit réfléchir; elles y virent une précaution dictée par un sentiment de pudeur, et dès lors il devint évident pour elles que Titia s’était ôté volontairement la vie. 
     Mamrie expliqua naïvement cet acte de désespoir. 
     "Titia té tro blanche, dit-elle, pou ain nesclave; ça té fé li si tan onte que li préféré mouri." 
     Lagniape n’accepta pas cette explication; mais elle n’en dit rien à Mamrie. Elle se sentait incapable, pour le moment, de chercher la vraie cause d’un malheur si inattendu; elle était frappée de stupeur, elle eût vainement creusé son esprit. Elle perdait en Titia le seul être qui l’aimât d’une affection dévouée, elle misérable difforme. Elle se sentit si isolée dans le monde qu’elle eût volontiers imploré la mort, si elle n’avait pensé à Blanchette. Elle devait vivre pour veiller sur la petite; elle la verrait grandir, elle en donnerait des nouvelles au père, et un jour viendrait où il se ferait connaître à sa fille. 
     Titia avait quelquefois parlé à Lagniape des déclarations amoureuses de M. de Lauzun. Après la mort de la jeune femme, ses confidences revinrent à l’esprit de la vieille. L’évanouissement de M. le duc à la vue du cadavre de Titia, se présentait souvent à la pensée de Lagniape comme un fait encore inexpliqué. Les allures de M. de Lauzun, après le tragique événement du puits, donnèrent plus de consistance aux soupçons naissants de Lagniape. Naturellement superstitieux et poltron, la mort de sa victime le jeta dans des transes continuelles. Il croyait aux revenants; au seul mot de cimetière ou de fantôme, il avait des sueurs froides. Maintenant, il ne pouvait plus rester seul, surtout le soir; il se faisait accompagner partout du petit nègre qu’il avait attaché à son service; il le faisait coucher dans sa chambre. La vue de l’eau lui causait des terreurs subites; la tête de Titia montait à la surface, et le regardait avec ses grands yeux clairs et froids. Elle le poursuivait dans ses rêves; il se réveillait en sursaut, ruisselant et glacé; il appelait Windsor, et lui demandait s’il n’avait rien vu, rien entendu. Il n’allait plus à la chasse, craignant de rencontrer le spectre de Titia dans la demi-obscurité des bois. 
     Un jour M. de Lauzun, pour répondre à un appel de Saint-Ybars, eut à traverser le salon. Les portes pleines étant entrebâillées et les rideaux tirés, la pièce était pleine d’ombre. Un guéridon occupait le centre. M. le duc eut une hallucination. Il s’arrêta tout tremblant. Le guéridon remuait, s’élargissait; un trou noir se creusait au milieu. Ce n’était plus une table que M. de Lauzun avait devant lui, c’était un puits. Il entendit l’eau qui remuait. Titia, pâle et raide, monta toute droite du fond du puits, tenant Blanchette dans ses bras, et resta suspendue dans l’air, au-dessus du rond béant. 
     M. de Lauzun tomba sur ses genoux, et dit entre quatre ou cinq hoquets: 
     "Grâce, Titia! je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée que je ne dirai rien." 
     Titia inclina la tête, et d’une voix éteinte: 
     "C’est bien, chuchota-t-elle; à cette condition, je te laisse tranquille. Si jamais tu trahis ton serment, malheur à toi!" 
     Elle s’enfonça lentement dans l’obscurité du puits. 
     Quand M. de Lauzun sortit du salon, il ressemblait plus à un mort qu’à un vivant. Cependant, comme il avait promis de bonne foi qu’il se tairait, sa conscience se calma, il rentra dans son état naturel. Toutefois, après cette terrible apparition, il fut pris d’un besoin irrésistible de marcher. Windsor le suivait partout. Quand il s’arrêtait, il entendait des voix qui parlaient dans la terre, sous ses pieds. Il lui fallut plusieurs mois, pour reprendre entièrement ses anciennes habitudes. 

CHAPITRE XXIX.

Années de Tranquillité.

     La série d’événements malheureux qui s’était abattue sur l’habitation Saint-Ybars, comme une suite de coups de foudre, parut s’arrêter à la mort de Titia. Les années se succédèrent paisiblement, à peu près semblables les unes aux autres. 
     Pélasge s’était conformé au sage conseil de Nogolka, en ne se pressant pas de parler mariage à M. et à Mme Saint-Ybars. Aimant Chant-d’Oisel et sûr d’en être aimé, il attendait avec confiance. Elle continuait de travailler avec lui; rien ne pouvait apaiser sa soif d’apprendre. Pour elle apprendre et toujours apprendre, c’était grandir sans fin dans l’estime de son professeur devenu son ami. Et lui, ne le voyait-elle pas élargir sans cesse, par l’étude, l’horizon de ses connaissances, creuser plus profondément les questions qui se rattachent à l’histoire de l’homme et des sociétés? Elle l’admirait, elle était fière de lui; elle le trouvait si supérieur aux autres par le cœur et l’esprit! Elle s’imprégnait de sa chaude et belle âme; elle rayonnait de joie quand elle avait exprimé verbalement, ou sur le papier, des pensées qu’il approuvait. Comme lui, elle avait foi en l’avenir. Elle ne se demandait pas ce que dirait son père, s’il venait à savoir qu’elle s’était fiancée avec Pélasge; l’idée qu’on pourrait le trouver indigne d’elle, ne lui était jamais venue à l’esprit. Son caractère s’était formé; sans rien perdre de sa douceur, il avait considérablement acquis en fermeté et en décision; il se rapprochait, de plus en plus, de celui de Démon. Elle avait une haute opinion de la personnalité humaine, et en toutes choses elle entendait réserver son libre arbitre comme un droit inaliénable. Elle était ouvertement opposée à l’institution de l’esclavage; par convenance elle n’en parlait pas devant les domestiques, mais au salon elle prenait son franc-parler. Elle ne quittait jamais le terrain des principes; ce n’étaient pas des opinions qu’elle avait, mais des convictions; si elle avait fléchi devant des considérations d’intérêt, elle eût commis, au tribunal de sa conscience, un acte de lâcheté et de trahison envers la cause de la vérité et de la justice. Mais elle était femme; quand elle entendait les cris d’un esclave qu’on châtiait, elle pleurait. Dans ces moments d’angoisse, heureusement rares, Pélasge était sa grande consolation; il lui faisait entrevoir, dans l’avenir, les adoucissements que la force des choses et l’esprit du siècle ne pouvaient manquer d’apporter au sort des esclaves. Il lui rappelait "combien, depuis une cinquantaine d’années, leur condition s’était améliorée. Il était persuadé que si la presse du Sud, se montrant digne de sa mission, avait le courage de conseiller l’abolition graduelle de l’esclavage, l’affranchissement des nègres s’opérait sans violence. Faute de quoi, chacun parmi ceux qui pensaient comme Chant-d’Oisel et lui devait prêcher, dans la sphère de son influence, l’émancipation progressive des esclaves, sans jamais sortir du langage calme prescrit par la raison. Chant-d’Oisel, aimée et respectée de tous, pouvait le faire mieux que personne. Les femmes avaient toujours joué un beau rôle dans les transformations sociales fondées sur la justice. Il n’y avait plus de temps à perdre; l’institution de l’esclavage, condamnée en principe depuis longtemps, était aux dix-neuvième siècle un anachronisme qui choquait le sentiment public du monde civilisé. L’abolitionnisme faisait des pas-de-géant; il marchait plus rapidement que ne le croyaient les abolitionnistes eux-mêmes. À l’heure présente, lui Pélasge ne conseillerait à personne de placer sa fortune en esclaves; les nègres étaient désormais de toutes les propriétés la plus précaire." 
     Chant-d’Oisel, réconfortée par ces raisons, essuyait ses larmes. 
     "Eh bien! je ne pleurerai plus, disait-elle; c’est honteux; je parlerai, j’agirai. J’ai le droit de dire ce que je pense. On peut me lyncher, ça m’est égal; je ne tiens pas à la vie, s’il faut, pour la garder, se condamner à un silence que réprouve ma conscience." 
     Blanchette était comme un trait d’union vivant placé entre Pélasge et Chant-d’Oisel; dans la maison, au jardin, à la promenade dans les champs ou au bord du fleuve, elle était toujours avec eux. Ils s’occupaient de son éducation, ils pensaient à son avenir. Ils lui parlaient toujours le langage de la raison, s’abstenant scrupuleusement de remplir son esprit de contes et de légendes. Blanchette avait un caractère enjoué, une intelligence facile, un cœur tendre et aimant. C’était maintenant une ravissante fillette aux cheveux brillants et dorés, fins et doux au toucher. Toutes ses pensées, toutes ses émotions se lisaient dans l’azur transparent de ses yeux. Sous sa peau blanche et rosée on voyait, pour ainsi dire, circuler la vie dans ses petites veines aux sinuosités gracieuses. Quoiqu’elle se portât bien, sa constitution était d’une délicatesse extrême. Le climat de la Louisiane était trop chaud pour elle; elle ressemblait à une de ces plantes frêles et diaphanes qui croissent dans l’ombre des vallons du Nord, et qu’un rayon de soleil accable. Aussi, Chant-d’Oisel ne la faisait-elle jamais sortir dans le milieu du jour, excepté en hiver. 
     Blanchette aimait tout son monde; mais pour elle Chant-d’Oisel était une personne à part: c’était sa nénaine, sa protectrice naturelle, sa providence; à cette nénaine elle devait une plus grande part d’amour, de respect, d’obéissance. 
     Un instinct mystérieux disait à Blanchette que parmi tous les hommes de la maison, Pélasge était celui qu’il fallait aimer le plus: il était l’ami de nénaine, et d’ailleurs n’était-ce pas lui qui prenait la peine d’instruire la petite Blanchette? Il était si bon pour elle, lui; jamais il ne la grondait, il jouait avec elle, il lui rapportait toujours de si jolies choses chaque fois qu’il faisait un voyage à la Nouvelle-Orléans! 
     Il y avait une troisième personne pour qui Blanchette avait une préférence marquée; c’était Lagniape. Sans se rendre compte de l’infirmité de la vieille, elle voyait bien qu’il y avait chez elle une chose qui en faisait un être incomplet, voué à la souffrance et à la tristesse. Elle avait compassion d’elle, et la défendait quand les enfants la taquinaient. De son côté, Lagniape raffolait de Blanchette; elle ne trouvait pas d’expressions assez tendres pour faire comprendre à l’enfant combien elle l’aimait. Elle en était fière, elle l’appelait sa petite princesse, son diamant; en la voyant si blanche, si rosée, si jolie, si intelligente et si aimable, elle rêvait pour elle un avenir splendide, une destinée comme on n’en voit que dans les Mille et une Nuits. Ces songes dorés de son imagination n’étaient pas des songes pour elle; elle les prenait très au sérieux, elle les considérait comme de saines et légitimes espérances. La poésie des grandeurs avait toujours fasciné Lagniape; c’était son côté faible. Elle voyait déjà Blanchette à vingt ans, brillant comme un astre dans la société des blancs, admirée et recherchée par les fils de famille les plus riches. Elle assistait à son mariage: quelle fête! quel luxe! que de magnifiques présents prodigués à la mariée! 
     Lagniape croyait sincèrement qu’elle possédait le don de prophétie. Elle prédisait l’avenir avec une assurance imperturbable; les uns la croyaient sur parole, les autres l’écoutaient en souriant. Une circonstance favorable à ses prétentions de devineresse, vint augmenter considérablement son autorité auprès des croyants. Elle avait jadis, comme on l’a vu au commencement de ce récit, annoncé en présence de Saint-Ybars, de Chant-d’Oisel, de Pélasge, de Titia et de Fergus le forgeron, que Stoval, le marchand d’esclaves, mourrait sur l’échafaud. Or, Saint-Ybars, un matin, en parcourant la chronique locale d’un journal de la Nouvelle-Orléans, lut que le nommé Stoval, ex-ministre protestant, ex-marchand d’esclaves, condamné à mort pour avoir coupé le cou à sa maîtresse, venait d’être pendu dans la cour de la prison de paroisse. Quand cette nouvelle se répandit sur l’habitation, la personne de Lagniape prit un caractère sacré aux yeux des nègres; on la salua avec un redoublement de respect, et les vieilles négresses s’appliquèrent plus que jamais à lui donner des témoignages de dévouement. 
     Stoval était mort repentant et dans un état d’exaltation religieuse. Sur l’initiative du Dr. Deléry, médecin de la ville, une pétition avait été adressée au Gouverneur pour demander une commutation de peine. La réponse arriva le jour même fixé pour l’exécution. Quand le condamné apprit qu’elle était négative, il se mit à chanter des hymnes. Sa voix retentissante et lamentable emplissait la prison, frappant de terreur les prisonniers enfermés dans leurs cellules. Employé comme infirmier, pendant sa détention, il s’était montré zélé et dévoué aux malades. L’auteur de ce récit, remplaçant alors le médecin de la ville, se trouvait tous les jours en rapport avec Stoval; il acquit, grâce aux confidences de ce malheureux, des renseignements très instructifs sur le développement de ses mauvais penchants. 
     Stoval, tout habillé de blanc, les bras liés par derrière, marcha vers la potence d’un pas ferme et en chantant une dernière hymne. Il y avait environ deux cents spectateurs dans la cour. Il s’assit sur un tabouret, au milieu de la plateforme du gibet. Là, il se tut et se recueillit. Après un court silence, il prononça quelques paroles pour reconnaître qu’il avait mérité la peine à laquelle la loi l’avait condamné. Il se souvint de son père et de sa mère; il en fit l’éloge, et les exonéra de toute responsabilité à son égard; "lui seul était coupable, sur lui seul devait retomber l’infamie de sa mort." 
     Quand il eut cessé de parler, un des hôtes de la prison, remplissant les fonctions de bourreau, s’avança vêtu d’un domino noir, le visage caché sous un masque, passa la corde à son cou, tira son bonnet blanc jusqu’au dessous du menton, et entra dans une cellule contiguë à la potence. On entendit un coup de hachette coupant les cordes qui retenaient la plateforme; celle-ci se déroba avec fracas sous les pieds du condamné: le grand corps sans vie de Stoval tournoya dans l’air, à vingt pieds au-dessus du cercueil qui l’attendait. 
     Lagniape, en apprenant ces détails, leva les yeux au ciel et dit: 
     "Le malheureux! pour ce qui me concerne, je lui pardonne." 


CHAPITRE XXX 

Vieumaite prédit la guerre civile

     Vieumaite se mêlait aussi de prévoir l’avenir; mais chez lui il n’y avait aucune prétention au don de prophétie. Il étudiait attentivement les faits contemporains, pour en déduire les conséquences dans leur succession logique. Dès le printemps de 1860, il annonça une guerre civile aux États-Unis, parce qu’il lui semblait impossible, vu les états au Sud et au Nord, pour qu’elle n’éclatât pas prochainement. Sentant l’orage venir, il prit ses précautions. Il engagea d’abord Pélasge à ne pas changer sa nationalité, et il mit à son nom la propriété qu’il s’était réservée pour ses vieux jours. Ce serait en cas de malheur, disait-il, autant de sauvé pour Démon et Chant d’Oisel. Pélasge avait des économies; sur le conseil de Vieumaite, il les consacra à l’achat de la ferme qu’il avait, comme en se jouant, construite avec Démon et une escouade de négrillons. 
     Vers la fin de l’été, Vieumaite baissait visiblement; après une existence presque séculaire, il allait s’éteindre comme un foyer dont le combustible est à sa fin. À sa dernière heure, son esprit brilla d’un éclat extraordinaire. Après avoir fait ses adieux à toute la famille, il fit venir Pélasge, et lui dit: 
     "Il n’y a que vous, sur cette habitation, qui conserviez votre sang-froid; je puis parler avec raison avec vous seul. Le torrent de la passion emporte mon fils et mes petits-fils. Les exaltés du Sud et les énergumènes du Nord vont compromettre cette grande république. La pendaison de John Brown est le défi que le Sud jette au Nord; le glas que les églises de la Nouvelle-Angleterre ont sonné pour le supplicié est la réponse du Nord. Ici, l’ivresse de l’orgueil; là-bas, la haine et le fanatisme. Ici, nous invoquons la souveraineté des États, mais ce que voulons c’est le maintien de l’esclavage; là-bas, ils revendiquent les droits de l’humanité, mais ce qu’ils veulent c’est l’abaissement du Sud. Insensés! on dirait qu’ils sont fatigués du bonheur que leur assure la paix. Le vertige de la gloire militaire trouble leurs cerveaux. La gloire militaire! la folie du sang, la vieille monomanie dont l’humanité a tant de peine à se guérir. 
     Mon jeune ami, la guerre civile approche! la guerre civile, le plus affreux de tous les maux. 
     Ô Sud, quel triste sort t’attend! Vainqueur ou vaincu, ton malheur est certain. Vainqueur, tu traînes un boulet attaché à ton pied, l’esclavage. Ton ennemi, défait sur le champ de bataille, te poursuit sans trêve ni merci sur le terrain de la discussion. Vaincu, tes ateliers sont désorganisés; la confiscation te saisit de ses serres impitoyables. Déchiré, dévoré comme Prométhée, que de temps il te faudra pour reprendre ta santé et tes forces! Peut-être un demi-siècle. 
     Monsieur Pélasge, je meurs à temps. Mes yeux ne verront pas des choses qui les feraient pleurer. Étendez sur moi, je vous prie, mon vieux manteau de voyage; il me servira de linceul. 
     Je veux être enterré sous le sachem, sans la moindre cérémonie. Mon père et ma mère voulurent être placés dans un tombeau; je respectai leur volonté. La mienne est d’être couché dans un simple fossé; qu’on la respecte. Vous êtes plus qu’un ami pour toute la famille; vous en faites partie, en quelque sorte; voyez, je vous prie, à ce que l’on m’enterre comme je le désire. 
     Quand vous écrirez à Démon, embrassez-le bien affectueusement pour moi. 
     Ma vie a été un long voyage; j’éprouve un immense besoin de repos. Le sommeil me gagne. La mort est douce. Adieu, Monsieur Pélasge." 

CHAPITRE XXXI.

La Guerre. 

     À peine les feuilles jaunies du Sachem, détachées par l’hiver, avaient-elles couvert la fosse de Vieumaite, que le canon du fort Sumter inaugurait cette lutte fratricide qui devait durer quatre ans. M. Héhé et Mlle Pulchérie se signalèrent parmi les séparatistes les plus ardents. Pour eux l’issue de la guerre n’était pas douteuse; dans leur conviction un homme du Sud, habitué dès l’enfance à l’usage des armes, valait dix hommes du Nord, et l’affaire serait réglée en trois mois. Les fils et les gendres de Saint-Ybars s’engagèrent tous. De ces neuf braves, dont six étaient mariés, trois seulement devaient revenir. 
     Quand les Fédéraux s’emparèrent de la Louisiane, Saint-Ybars fut mis en demeure de se prononcer pour ou contre les États-Unis. Il répondit fièrement qu’il était l’ennemi d’une Union imposée par la force. Sous prétexte qu’il correspondait avec les Confédérés, on l’arrêta. Conduit devant le général Butler, il eut à subir une kyrielle de questions plus dérisoires les unes que les autres; après quoi, on l’envoya au fort Lafayette, où il mourut épuisé de souffrances physiques et morales. Sa demeure princière fut transformée en caserne. Mlle Pulchérie ayant déclaré, sous serment, qu’elle avait toujours été unioniste, eut le privilège de garder son appartement. Pélasge recueillit Mme Saint-Ybars, Chant-d’Oisel et Blanchette sous le toit de Vieumaite; Mamrie et Lagniape les suivirent. Les belles-filles de Mme Saint-Ybars se réfugièrent dans leurs familles. Pélasge s’établit sur la ferme. 
     M. Héhé s’empressa de nouer des relations amicales avec les officiers fédéraux. Il mangeait, buvait et fumait avec eux, à cette même table où il avait tant de fois partagé les repas des anciens maîtres du logis. Il eut le triste courage d’assister au froid et systématique pillage, qui s’organisa dans la somptueuse demeure. Il vit sans indignation percer, à coups d’épée et de baïonnette, les portraits de famille qui ornaient le salon. 
     Les Fédéraux essayèrent vainement d’exploiter l’habitation pour leur propre compte. Les nègres se dispersèrent comme des soldats en déroute, pour vivre les uns de pêche ou de chasse, les autres de rapine; ceux-ci pour prendre du service dans l’armée des États-Unis, ceux-là pour exercer leurs métiers dans les villes. Les jeunes négresses se hâtaient de descendre à Nouvelle-Orléans, où les attendait une vie de plaisir. Les fossés se comblèrent, l’herbe poussa partout. Les chevaux d’un escadron de chasseurs, lâchés dans le jardin, le ravagèrent; les plus beaux arbres, écorchés par leur dent, se desséchèrent, et leurs squelettes silencieux, restés debout, servirent de perchoirs aux carancros. 
     Quand le détachement qui occupait l’habitation se transporta ailleurs, le travail de destruction qui avait commencé sur ce beau domaine, s’accéléra d’une manière fantastique. En une nuit toutes les barrières disparurent; un matin, le toit de toutes les cabanes manquait. Presque chaque jour des ossements frais gisaient dans le camp ou dans la cour; des bœufs, des vaches, des mulets, des moutons, des chèvres étaient égorgés et dépecés pendant la nuit. Le logement des domestiques, la cuisine, la salle de bal, l’hôpital, les écuries, la maison de l’économe, les cabanes des nègres, les poulaillers, les colombiers, tout jusqu’aux niches des chiens, tout fut rasé. On accusait les nègres de ces déprédations nocturnes; mais ils renvoyaient l’accusation à certains blancs, qui, d’après leur dire, ne valaient pas mieux qu’eux. 
     La maison des anciens maîtres, malgré la présence de Mlle Pulchérie, fut attaquée à son tour par les voleurs. Le soleil, le vent, la poussière et la pluie commencèrent à y pénétrer librement, à mesure que les portes et les fenêtres étaient enlevées. Mlle Pulchérie fut obligée de déguerpir; elle alla s’imposer à la sœur de Mme Saint-Ybars. Les planchers s’évanouirent, suivis des poteaux, des solives, des panneaux, des escaliers. Bientôt il ne resta plus que la carcasse en brique, semblable à une forteresse abandonnée après un siège. Les briques elles-mêmes furent emportées; de la magnifique résidence des Saint-Ybars, on ne vit plus que quelques pans de mur du rez-de-chaussée, à l’ombre desquels vinrent se reposer de vieilles vaches errantes. 
     La sucrerie, avec toutes ses dépendances, ne fut pas mieux traitée. Les Fédéraux, voyant qu’an lieu de sucre ils avaient fabriqué une espèce de goudron, abandonnèrent les machines. Avant de s’en aller, ils vendirent les approvisionnements de toute sorte dont les magasins étaient bondés. Après leur départ, les bois et les briques de l’usine, des échoppes, des hangars, des écuries, disparurent; les machines à vapeur et les pièces de fer trop lourdes pour être enlevées en une nuit, furent laissées à leur place, exposée à l’action de l’air; elles se couvrirent de rouille, et, au printemps suivant, leurs masses rouges furent submergées au milieu d’un désert de grandes herbes. 


CHAPITRE XXXII.

Démon veut revenir.

     Au commencement des hostilités, Démon voulait rentrer dans son pays. Pélasge l’en dissuada. "Pourquoi revenir? Lui écrivait-il; sans doute parce que vous vous y croyez tenu d’honneur. Vous voulez, comme vos frères, payer votre dette de sang à votre État natal. Mais l’éducation que vous avez reçue en Europe vous a donné d’autres idées, d’autres sentiments que ceux de vos frères. J’ai là, sous les yeux, votre lettre du 19 novembre 1860; j’y lis ce passage qui donne une si haute idée de votre raison; on le croirait écrit par un homme de quarante ans.—L’Union est-elle vraiment en danger? je ne pense pas que le Sud gagne à la rompre. L’esclavage est condamné dans la conscience du dix-neuvième siècle. Mort même dans l’esprit des maîtres, en tant que croyance, ce n’est plus qu’un fait brutal, une affaire d’argent, et la question se résoudra définitivement contre le Sud; s’il prend les armes, il sera désapprouvé par la partie éclairée et libérale de toutes les nations. L’affranchissement des nègres est une des nécessités de notre temps; il me paraît beaucoup plus prochain que vous ne le croyez au Sud. Ne me traitez plus d’esprit chimérique. Voyez: il y a à peine quelques mois, l’unité italienne était reléguée au séjour des utopies par MM. De Metternich, Guizot et Thiers, et voici qu’elle prend les formes tangibles de la réalité.— 
     "Démon, croyez-moi, ne revenez pas. Pénétrez-vous bien d’une vérité, c’est que les esprits généreux qui combattent pour le principe de la souveraineté des États, sont en très petit nombre. On fait la guerre pour garder ses esclaves; cela est si vrai qu’on les refuse aux généraux, qui les demandent pour les faire travailler aux tranchées." 
     Le blocus fit mieux encore que les conseils de Pélasge; il opposa un obstacle insurmontable aux désirs de Démon. La correspondance entre le professeur et son ancien élève devint difficile; ils ne pouvaient s’écrire que par l’intermédiaire des officiers de la marine française en station à la Nouvelle-Orléans. 
     Mme Saint-Ybars et Chant-d’Oisel étaient très tourmentées, en pensant que Démon manquait d’argent. Depuis deux ans il avait pris son particulier; il occupait un petit appartement dans le quartier latin, et suivait les cours du Collège de France, de l’Observatoire et du Jardin des Plantes. Comment faire pour lui envoyer de l’argent? on n’en avait pas assez pour soi-même; on vivait des produits de la petite ferme; à peine avait-on de quoi acheter de la farine pour faire du pain. Mamrie eut une idée: il fallait cinquante piastres par mois à Démon, pour vivre à Paris; elle promit de les avoir, pourvu que ces dames pussent se passer d’elle. Alors elle expliqua son plan; il fut approuvé. Chant-d’Oisel entreprit bravement de faire la cuisine, Mme Saint-Ybars de laver, Lagniape de repasser, Blanchette de faire le ménage. Le soir on cousait. 
     Pélasge travaillait au jardin, coupait du bois, allumait le feu. 
     Chacun fouilla dans ses poches; on réunit quelques piastres, et Mamrie partit pour la Nouvelle-Orléans. Dès le surlendemain de son arrivée, elle était installée rue du Canal, vendant des gâteaux et du candi faits par elle. Son air bon et souriant, sa manière gracieuse de servir, non moins que l’excellence de sa marchandise, lui attirèrent des pratiques, surtout parmi les officiers de l’armée fédérale, grands amateurs, on s’en souvient, de pâtisseries et de sucreries. L’un dans l’autre elle gagnait deux piastres par jour. Elle s’entendit avec la maison Lafitte & Dufilho, pour que leur correspondant à Paris comptât tous les mois deux cent cinquante francs à Démon. Elle gardait dix piastres pour se nourrir. Elle logeait gratuitement chez une vieille négresse amie de Lagniape. 
     Mamrie, sachant Démon à l’abri du besoin, était aussi heureuse qu’elle pouvait l’être après de si grands désastres et loin de Mme Saint-Ybars, de Chant-d’Oisel, de Blanchette, de Pélasge et de Lagniape. Elle écrivait aussi souvent que les circonstances le permettaient; on lui répondait régulièrement. 
     Cette manière de vivre dura jusqu’à la fin de la guerre. 


CHAPITRE XXXIII.

Après la Guerre.

     La guerre finie, Pélasge analysa la situation. Un nouvel ordre social commençait, d’autres voies s’ouvraient aux gens de bonne volonté. Il construisit de ses propres mains un magasin; près de la route qui longe le fleuve. Il y vendit d’abord des légumes, des œufs, du laitage, des fruits provenant de la ferme. Au bout de peu de temps il se trouva en mesure d’offrir aux acheteurs des étoffes et des chaussures. En moins de six mois, il se vit obligé d’agrandir son magasin. Enfin ses affaires prirent une extension telle qu’il fut dans la nécessité de s’adjoindre des aides. Alors, il put répondre à Démon qui avait un grand désir de revoir sa famille, qu’il lui enverrait des fonds pour faire le voyage. Blanchette sautait de joie, en pensant qu’au commencement de l’automne, elle verrait son parrain. Elle en avait tant entendu parler! il lui avait envoyé tant de jolis petits cadeaux! il devait être si bon! Son portrait, échappé au naufrage, était dans la chambre de Chant-d’Oisel. Blanchette le contemplait souvent; elle le trouvait bien beau. "Seulement, disait-elle en soupirant, pourquoi donc a-t-il l’air si triste?" 
     Mamrie était revenue. Pélasge avait loué une cuisinière et une blanchisseuse, anciennes esclaves de l’habitation. Une jeune négresse, moyennant sa nourriture et une petite rétribution quotidienne, faisait le ménage. 
     Sous le rapport des affaires tout allait donc bien. Mais Pélasge avait un grave souci: le chagrin, les privations, des travaux trop forts pour une jeune fille habituée aux douceurs du luxe, avaient compromis la santé de Chant-d’Oisel. Depuis plusieurs mois, elle toussait et maigrissait; malgré ses efforts pour paraître gaie, Pélasge la trouvait inquiète et triste. Il avait été convenu entre eux, au’ils attendraient Démon pour se marier. À mesure que le moment désiré approchait, Chant-d’Oisel déclinait davantage. Un matin, à son lever, après une forte quinte de toux, elle expectora une abondante quantité de sang. 
     Pélasge, alarmé et le cœur brisé de chagrin, appela trois médecins en consultation. Ils lui donnèrent quelque espoir; mais il ne fut pas la dupe de leurs bonnes paroles. Quand, après les avoir accompagnés jusqu’à leurs voitures, il revint au chevet de Chant-d’Oisel, il croyait avoir repris sa physionomie ordinaire; mais elle, de son regard profond et doux, elle lut sur ses traits ce qu’il essayait de cacher. Elle lui fit signe de s’asseoir sur le bord de son lit. Elle passa ses bras autour de son cou, et lui dit: "Cher Pélasge, je suis perdue; je savais depuis longtemps à quoi m’en tenir; je me taisais, à cause de vous tous que je ne voulais pas affliger d’avance. La mort est une vilaine, une envieuse; la perspective de notre mariage a allumé sa jalousie, elle ne veut pas que nous soyons heureux. Mais elle n’aura pas toute la satisfaction qu’elle espérait; avant de quitter ce monde, je désire que vous me donniez votre nom; j’aimerais qu’après mon dernier jour on dit, en parlant de moi—Madame Pélasge.—Vous ne me refuserez pas cela, n’est-ce pas, cher ami? c’est une pensée que je caresse depuis que je me suis sentie atteinte mortellement; elle a été la consolation de mes nuits sans sommeil. Mon bon Pélasge, vous n’aurez pas de répugnance, n’est-ce pas, à mettre votre main dans la mienne, et à déclarer, en présence du juge appelé pour nous unir, que vous me donnez votre nom? Après avoir été votre fiancée pendant tant d’années, je serai si heureuse de pouvoir m’en aller avec mon anneau nuptial! Vous me promettez? 
     Pélasge la caressa, la consola et promit. 
     À partir de ce moment, l’état de Chant-d’Oisel empira sans le moindre répit. Bientôt elle ne fut plus que l’ombre d’elle-même, ombre encore belle avec ses grands yeux noirs veloutés et sa riche chevelure. Elle était triste, mais résignée; jamais un mouvement d’impatience, jamais la moindre plainte. Toutes les fois que Pélasge entrait dans sa chambre, elle avait un sourire pour lui; son regard, profond et réfléchi, s’emplissait de tendresse en allant à la rencontre du sien; sa voix, qui n’était plus qu’un souffle, murmurait affectueusement son nom. Une nuit, le temps étant à l’orage, elle se sentit plus mal que jamais; elle respirait avec une peine croissante. Vers six heures du matin, elle eut un peu de soulagement. Le temps s’était remis au beau. Elle fit ouvrir toute grande la fenêtre qui était près de son lit. On était alors au mois de mars; les orangers en fleur embaumaient l’air. Les oiseaux chantaient, les libellules se baignaient dans les premiers rayons du soleil. Chant-d’Oisel promena languissamment ses yeux sur la campagne ruisselante de lumière et le ciel tacheté de petites nuées roses. Elle sourit, et insensiblement s’absorba dans une longue rêverie. Elle revint à elle en soupirant, et dit à Mamrie: 
     "Mamrie, vou connin, cé pou jordi. 
     "Ça to di? demanda Mamrie. 
     "Mo di vou, reprit Chant-d’Oisel, cé jordi mapé mouri. 
     "Pé don! pa parlé comme ça, interrompit la bonne négresse en faisant un effort pour cacher son émotion. 
     "Si fé, recommença Chant-d’Oisel; fo bien mo parlé, mo gagnin tou plin kichoge pou di vou. Dabor, mo pa oulé ain ote que vou touché mo pove piti cor, vou tendé? Asteur, pranne moin é metté moin su sofa-là." 
     Mamrie la prit dans ses bras et la posa sur le sofa, en se disant mentalement: 
     "Chère fie, to pa pésé lour, non!" 
     Et tout haut: 
     "Di moin ça to oulé mo fé; ma fé tou to volonté. 
     "Couté moin bien, répondit Chant-d’Oisel: metté dra prope dan mo litte. Apré, couri cherché dolo tchiède dan ain gran bakié. Va vidé ladan ain flacon plin dolo cologne, épi va lavé vou piti Chant-d’Oisel, comme vou té fé dan tan lé zote foi, eau Démon avé moin nou té tou lé dé tou piti. Apré ça, ma di vou ça vou gagnin pou fé. 
     "Oui, chère fie, dit Mamrie, ma contanté toi." 
     Et elle sortit. En moins de dix minutes, elle rentrait portant, sur la tête, un grand baquet en cèdre rouge cerclé de cuivre jaune. Elle le posa près du sofa, ferma les portes, et revint avec une grosse éponge fine et un flacon d’eau de Cologne. En lavant Chant-d’Oisel, elle se disait intérieurement: 
     "Comme li changé! comme li maigre! Mo senti mo tchor tou séré; mé fo pa mo pleuré, ça sré fé li tro la peine." 
     Quand elle eut fini de laver et d’essuyer Chant-d’Oisel, elle lui passa une chemise de batiste, dernier reste de l’ancienne splendeur, et la replaça dans son lit. La malade se coucha sur le côté droit, en disant: 
     "Mo lasse, ma reposé ain brin." 
     Au bout de quelques minutes, Mamrie l’aida à s’asseoir en l’appuyant à des oreillers. 
     "Merci, Mamrie, dit Chant d’Oisel; asteur couri di moman li vini, nou pas gagnin tro tan, mo bien géné pou respiré; mo faible, faible." 
     Mamrie alla chercher Mme Saint-Ybars. 
     "Maman, dit Chant-d’Oisel, le moment prévu est arrivé; c’est ce matin que votre fille se marie et vous quitte. Vous m’avez promis, vous savez, chère maman…. Vous allez, avec Mamrie, faire ma toilette de mariée qui sera aussi ma toilette de morte. Mes effets sont là, dans l’armoire; ils m’attendent depuis trois semaines. 
     "Ma fille, dit Mme Saint-Ybars, tu veux donc absolument…… 
     "Oui, maman, j’y tiens, comme je tiens à être aimée de vous jusqu’au bout. Ayez du courage encore cette fois; vous en avez tant montré depuis tous nos malheurs! Faites ce que je désire, chère maman; aidez-moi à m’en aller, le cœur satisfait. Pélasge est averti; je lui ai fait dire par Mamrie d’aller chercher le juge." 
     Mme Saint-Ybars et Mamrie revêtirent Chant-d’Oisel de ses habits de noce. Elle voulut qu’on lui mît même ses souliers de satin blanc et ses gants. 
     "Mes cheveux, dit-elle, sont ce qui me reste de plus beau; laissez-les tomber sur mes épaules et mon cou, ils cacheront ma maigreur." 
     Quand sa couronne fut attachée et sa robe bien étalée, elle fit dire à Blanchette d’apporter un plein panier de roses et de violettes. Blanchette entra, les yeux noyés de larmes. 
     "Blanchette, dit Chant-d’Oisel, tu as toujours obéi à Nénaine; obéis-lui une dernière fois, ne pleure pas. Répands ces fleurs sur mon lit, tout autour de moi. Comme elles sont fraîches! quel parfum! on dirait qu’elles font de leur mieux pour m’être agréables. Les roses et les violettes ont toujours été mes préférées; elles fleurissent juste à temps pour recevoir mes adieux." 
     On entendit du bruit dans le salon; Chant-d’Oisel reconnut le pas de Pélasge, elle lui fit dire d’entrer. 
     Le juge qui accompagnait Pélasge était un ancien ami des Saint-Ybars, vénérable vieillard éprouvé, lui aussi, par un long enchaînement de malheurs. 
     Pour faire plaisir à Chant-d’Oisel, Pélasge avait revêtu ses habits de cérémonie. Sa figure était pâle et contractée; on voyait qu’il faisait intérieurement d’immenses efforts pour dominer son chagrin. 
     Les témoins avaient signé d’avance l’acte de mariage, et se tenaient par discrétion dans le salon. 
     Le juge, après avoir lu l’acte de mariage, prononça une allocution toute paternelle. Sa voix était émue; il pensait à sa propre fille morte seulement depuis un mois, à l’âge de Chant-d’Oisel. 
     Mme Saint-Ybars tenait les alliances, dans une petite corbeille en argent ciselé souvenir de famille heureusement échappé aux désastres de la guerre. 
     Chant-d’Oisel ôta le gant de sa main gauche. Pélasge passa une bague à son annulaire. Chant-d’Oisel, à son tour, passa au doigt de Pélasge l’anneau qui lui était destiné. 
     La cérémonie terminée, Chant-d’Oisel parut contente malgré son extrême fatigue. Sa respiration était courte et fréquente, ses lèvres bleuissaient, une rosée froide perlait sur son front. Elle dit à Mamrie de monter sur son lit, pour lui tenir la tête haute. Mamrie s’assit à côté d’elle. Chant-d’Oisel appuya sa tête sur le sein de sa nourrice. Elle tendit la main droite à Pélasge, en disant: "Merci." Mme Saint-Ybars, accoudée au côté opposé, lui tenait l’autre main. 
     Chant-d’Oisel étouffant de plus en plus, dit à Blanchette d’ouvrir partout. 
     Lagniape était dans un coin, répétant tout bas: "Mourir si jeune!" 
     Chant-d’Oisel regarda tout son monde, et dit: 
     "Vous voulez tous me faire plaisir, n’est-ce pas? eh bien! tâchez de retenir vos larmes. La mort est naturelle comme la vie; un peu plus tôt, un peu plus tard, elle vient toujours. Je regrette seulement qu’elle ne me laisse pas le temps de voir Démon. Cher frère! comme il sera triste quand il verra les résultats de cette affreuse guerre. Embrassez-le bien pour moi.
     "Adieu, chère maman; j’ai été, autant que j’ai pu, une bonne fille, bien aimante, bien respectueuse envers vous. 
     "Adieu, Mamrie; vou connin, mo conté su vou pou couché moin dan mo cercueil; il là dan lote lachambre, diboutte dan larmoir." 
     En effet, Chant-d’Oisel avait tout prévu, elle avait fait venir une bière de Donaldsonville. Elle reprit haleine, et continua: 
     "Je désire être mise dans le compartiment du tombeau où est grand-maman Saint-Ybars." 
     Elle serra la main de Pélasge. 
     "Vous viendrez quelquefois sous le vieux sachem? demande-t-elle. 
     "Quelquefois? répondit Pélasge, non! tous les jours. 
     "Merci, merci! dit-elle en lui serrant encore la main; et regardant le juge. 
     "M. Dugué, ajouta-t-elle, je ne suis pas égoïste; j’aime trop Pélasge, pour vouloir enchaîner son avenir. Un jour cela doit être, il sera aimé d’une autre femme comme il le mérite; plus heureuse que moi, elle vivra pour partager ses joies et ses peines." 
     Pélasge secoua tristement la tête. 
     "Ma chère petite femme, dit-il, j’ai fini de vivre ici-bas de la vie du cœur; le mien vous suit, gardez-le pour toujours." 
     Un dernier reste de chaleur colora les joues de la moribonde; ses yeux brillèrent; un suave sourire flotta sur ses lèvres: on eut dit un retour de son ancienne beauté. Elle répéta plusieurs fois, dans un murmure doux et caressant, en regardant Pélasge: 
     "Ma chère petite femme! oui, votre chère petite femme qui vous aime de toute son âme." 
     Elle fit signe à Blanchette de venir, et lui dit: 
     "Blanchette, tu aimes bien Nénaine, fais-lui plaisir jusqu’à la fin; mets-toi au piano, joue l’Adieu de Schubert, tout doucement. Mais auparavant, je veux serrer la main à Lagniape; où est-elle?" 
     Mamrie regardant du côté de Lagniape, lui dit: 
     "Vini, lapé pélé vou." 
     Lagniape rampa jusqu’au bord du lit. Chant-d’Oisel tendit vers elle sa main droite qui tremblait de faiblesse. 
     "Lagniape, dit-elle, j’ai toujours été bonne pour vous, n’est-ce pas? je ne vous ai jamais fait de peine, je crois. 
     "Non, non, jamais!" s’écria la vieille en couvrant de baisers la main de Chant-d’Oisel. 
     Blanchette, étouffant ses sanglots, s’assit et joua l’Adieu de Schubert. On écouta dans un silence religieux. À peine Blanchette avait-elle fini, qu’un moqueur vint se poser sur la fenêtre, près du piano. Il y venait souvent; il était si familier qu’il mangeait dans la main de Chant-d’Oisel. Elle lui avait même donné un nom, celui d’Ali. 
     Ali allongea gracieusement son corps et sa tête, comme font les oiseaux quand ils voient quelque chose qui les étonne. Mais, ayant reconnu Chant-d’Oisel, il se prit à chanter à demi-voix; c’était plutôt un gazouillement, comme si l’oiseau eût craint d’être indiscret en étant trop bruyant. 
     "Ah! te voici, toi aussi, lui dit Chant-d’Oisel: tu veux avoir ta part dans mes dernières pensées. C’est juste; tu m’as tenu compagnie plus d’une fois à mes heures de solitude et de tristesse. Adieu, Ali, adieu." 
     Quoique la voix de Chant-d’Oisel ne fût qu’un souffle, Ali entendit son nom; il s’envola en traversant la chambre, et passa au-dessus du lit pour sortir par la fenêtre du côté du soleil levant. Chant-d’Oisel le suivit dans la lumière rosée du matin. Son regard dirigé en haut, resta fixe. Le passage de la vie à la mort se fit si doucement qu’il fut imperceptible. Mamrie ne la voyant plus respirer, et n’entendant plus battre son cœur, lui dit: 
     "Adieu, mo piti fie! cé chagrin é tro travail ki tué toi. 
     "Oui, dit le juge, Mamrie a raison, Chant-d’Oisel est une victime de plus parmi tant d’autres que cette maudite guerre a entraînéesà sa suite. Et quand je pense qu’avec un peu de raison et un simple sacrifice d’argent, on aurait pu s’épargner ce massacre de quatre ans et ses lamentables conséquences! ah! vraiment les hommes sont fous, fous et foncièrement féroces." 


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