CHAPITRE XXVIII.
Remords d’un Poltron.
La mort de Titia fut attribuée à
un accident. On fut d’autant plus porté le croire, que peu de temps
auparavant une négresse, en se penchant trop dans le puits, pour
tirer de l’eau, y était tombée.
Mamrie, aidée de Lagniape, fit la dernière
toilette à Titia. En lui ôtant ses vêtements mouillés,
elles s’aperçurent que sa chemise était cousue entre les
jambes. Cette circonstance les fit réfléchir; elles y virent
une précaution dictée par un sentiment de pudeur, et dès
lors il devint évident pour elles que Titia s’était ôté
volontairement la vie.
Mamrie expliqua naïvement cet acte de
désespoir.
"Titia té tro blanche, dit-elle, pou
ain nesclave; ça té fé li si tan onte que li préféré
mouri."
Lagniape n’accepta pas cette explication;
mais elle n’en dit rien à Mamrie. Elle se sentait incapable, pour
le moment, de chercher la vraie cause d’un malheur si inattendu; elle était
frappée de stupeur, elle eût vainement creusé son esprit.
Elle perdait en Titia le seul être qui l’aimât d’une affection
dévouée, elle misérable difforme. Elle se sentit si
isolée dans le monde qu’elle eût volontiers imploré
la mort, si elle n’avait pensé à Blanchette. Elle devait
vivre pour veiller sur la petite; elle la verrait grandir, elle en donnerait
des nouvelles au père, et un jour viendrait où il se ferait
connaître à sa fille.
Titia avait quelquefois parlé à
Lagniape des déclarations amoureuses de M. de Lauzun. Après
la mort de la jeune femme, ses confidences revinrent à l’esprit
de la vieille. L’évanouissement de M. le duc à la vue du
cadavre de Titia, se présentait souvent à la pensée
de Lagniape comme un fait encore inexpliqué. Les allures de M. de
Lauzun, après le tragique événement du puits, donnèrent
plus de consistance aux soupçons naissants de Lagniape. Naturellement
superstitieux et poltron, la mort de sa victime le jeta dans des transes
continuelles. Il croyait aux revenants; au seul mot de cimetière
ou de fantôme, il avait des sueurs froides. Maintenant, il ne pouvait
plus rester seul, surtout le soir; il se faisait accompagner partout du
petit nègre qu’il avait attaché à son service; il
le faisait coucher dans sa chambre. La vue de l’eau lui causait des terreurs
subites; la tête de Titia montait à la surface, et le regardait
avec ses grands yeux clairs et froids. Elle le poursuivait dans ses rêves;
il se réveillait en sursaut, ruisselant et glacé; il appelait
Windsor, et lui demandait s’il n’avait rien vu, rien entendu. Il n’allait
plus à la chasse, craignant de rencontrer le spectre de Titia dans
la demi-obscurité des bois.
Un jour M. de Lauzun, pour répondre
à un appel de Saint-Ybars, eut à traverser le salon. Les
portes pleines étant entrebâillées et les rideaux tirés,
la pièce était pleine d’ombre. Un guéridon occupait
le centre. M. le duc eut une hallucination. Il s’arrêta tout tremblant.
Le guéridon remuait, s’élargissait; un trou noir se creusait
au milieu. Ce n’était plus une table que M. de Lauzun avait devant
lui, c’était un puits. Il entendit l’eau qui remuait. Titia, pâle
et raide, monta toute droite du fond du puits, tenant Blanchette dans ses
bras, et resta suspendue dans l’air, au-dessus du rond béant.
M. de Lauzun tomba sur ses genoux, et dit
entre quatre ou cinq hoquets:
"Grâce, Titia! je vous donne ma parole
d’honneur la plus sacrée que je ne dirai rien."
Titia inclina la tête, et d’une voix
éteinte:
"C’est bien, chuchota-t-elle; à cette
condition, je te laisse tranquille. Si jamais tu trahis ton serment, malheur
à toi!"
Elle s’enfonça lentement dans l’obscurité
du puits.
Quand M. de Lauzun sortit du salon, il ressemblait
plus à un mort qu’à un vivant. Cependant, comme il avait
promis de bonne foi qu’il se tairait, sa conscience se calma, il rentra
dans son état naturel. Toutefois, après cette terrible apparition,
il fut pris d’un besoin irrésistible de marcher. Windsor le suivait
partout. Quand il s’arrêtait, il entendait des voix qui parlaient
dans la terre, sous ses pieds. Il lui fallut plusieurs mois, pour reprendre
entièrement ses anciennes habitudes.
CHAPITRE XXIX.
Années de Tranquillité.
La série d’événements
malheureux qui s’était abattue sur l’habitation Saint-Ybars, comme
une suite de coups de foudre, parut s’arrêter à la mort de
Titia. Les années se succédèrent paisiblement, à
peu près semblables les unes aux autres.
Pélasge s’était conformé
au sage conseil de Nogolka, en ne se pressant pas de parler mariage à
M. et à Mme Saint-Ybars. Aimant Chant-d’Oisel et sûr d’en
être aimé, il attendait avec confiance. Elle continuait de
travailler avec lui; rien ne pouvait apaiser sa soif d’apprendre. Pour
elle apprendre et toujours apprendre, c’était grandir sans fin dans
l’estime de son professeur devenu son ami. Et lui, ne le voyait-elle pas
élargir sans cesse, par l’étude, l’horizon de ses connaissances,
creuser plus profondément les questions qui se rattachent à
l’histoire de l’homme et des sociétés? Elle l’admirait, elle
était fière de lui; elle le trouvait si supérieur
aux autres par le cœur et l’esprit! Elle s’imprégnait de sa chaude
et belle âme; elle rayonnait de joie quand elle avait exprimé
verbalement, ou sur le papier, des pensées qu’il approuvait. Comme
lui, elle avait foi en l’avenir. Elle ne se demandait pas ce que dirait
son père, s’il venait à savoir qu’elle s’était fiancée
avec Pélasge; l’idée qu’on pourrait le trouver indigne d’elle,
ne lui était jamais venue à l’esprit. Son caractère
s’était formé; sans rien perdre de sa douceur, il avait considérablement
acquis en fermeté et en décision; il se rapprochait, de plus
en plus, de celui de Démon. Elle avait une haute opinion de la personnalité
humaine, et en toutes choses elle entendait réserver son libre arbitre
comme un droit inaliénable. Elle était ouvertement opposée
à l’institution de l’esclavage; par convenance elle n’en parlait
pas devant les domestiques, mais au salon elle prenait son franc-parler.
Elle ne quittait jamais le terrain des principes; ce n’étaient pas
des opinions qu’elle avait, mais des convictions; si elle avait fléchi
devant des considérations d’intérêt, elle eût
commis, au tribunal de sa conscience, un acte de lâcheté et
de trahison envers la cause de la vérité et de la justice.
Mais elle était femme; quand elle entendait les cris d’un esclave
qu’on châtiait, elle pleurait. Dans ces moments d’angoisse, heureusement
rares, Pélasge était sa grande consolation; il lui faisait
entrevoir, dans l’avenir, les adoucissements que la force des choses et
l’esprit du siècle ne pouvaient manquer d’apporter au sort des esclaves.
Il lui rappelait "combien, depuis une cinquantaine d’années, leur
condition s’était améliorée. Il était persuadé
que si la presse du Sud, se montrant digne de sa mission, avait le courage
de conseiller l’abolition graduelle de l’esclavage, l’affranchissement
des nègres s’opérait sans violence. Faute de quoi, chacun
parmi ceux qui pensaient comme Chant-d’Oisel et lui devait prêcher,
dans la sphère de son influence, l’émancipation progressive
des esclaves, sans jamais sortir du langage calme prescrit par la raison.
Chant-d’Oisel, aimée et respectée de tous, pouvait le faire
mieux que personne. Les femmes avaient toujours joué un beau rôle
dans les transformations sociales fondées sur la justice. Il n’y
avait plus de temps à perdre; l’institution de l’esclavage, condamnée
en principe depuis longtemps, était aux dix-neuvième siècle
un anachronisme qui choquait le sentiment public du monde civilisé.
L’abolitionnisme faisait des pas-de-géant; il marchait plus rapidement
que ne le croyaient les abolitionnistes eux-mêmes. À l’heure
présente, lui Pélasge ne conseillerait à personne
de placer sa fortune en esclaves; les nègres étaient désormais
de toutes les propriétés la plus précaire."
Chant-d’Oisel, réconfortée par
ces raisons, essuyait ses larmes.
"Eh bien! je ne pleurerai plus, disait-elle;
c’est honteux; je parlerai, j’agirai. J’ai le droit de dire ce que je pense.
On peut me lyncher, ça m’est égal; je ne tiens pas
à la vie, s’il faut, pour la garder, se condamner à un silence
que réprouve ma conscience."
Blanchette était comme un trait d’union
vivant placé entre Pélasge et Chant-d’Oisel; dans la maison,
au jardin, à la promenade dans les champs ou au bord du fleuve,
elle était toujours avec eux. Ils s’occupaient de son éducation,
ils pensaient à son avenir. Ils lui parlaient toujours le langage
de la raison, s’abstenant scrupuleusement de remplir son esprit de contes
et de légendes. Blanchette avait un caractère enjoué,
une intelligence facile, un cœur tendre et aimant. C’était maintenant
une ravissante fillette aux cheveux brillants et dorés, fins et
doux au toucher. Toutes ses pensées, toutes ses émotions
se lisaient dans l’azur transparent de ses yeux. Sous sa peau blanche et
rosée on voyait, pour ainsi dire, circuler la vie dans ses petites
veines aux sinuosités gracieuses. Quoiqu’elle se portât bien,
sa constitution était d’une délicatesse extrême. Le
climat de la Louisiane était trop chaud pour elle; elle ressemblait
à une de ces plantes frêles et diaphanes qui croissent dans
l’ombre des vallons du Nord, et qu’un rayon de soleil accable. Aussi, Chant-d’Oisel
ne la faisait-elle jamais sortir dans le milieu du jour, excepté
en hiver.
Blanchette aimait tout son monde; mais pour
elle Chant-d’Oisel était une personne à part: c’était
sa nénaine, sa protectrice naturelle, sa providence; à cette
nénaine elle devait une plus grande part d’amour, de respect, d’obéissance.
Un instinct mystérieux disait à
Blanchette que parmi tous les hommes de la maison, Pélasge était
celui qu’il fallait aimer le plus: il était l’ami de nénaine,
et d’ailleurs n’était-ce pas lui qui prenait la peine d’instruire
la petite Blanchette? Il était si bon pour elle, lui; jamais il
ne la grondait, il jouait avec elle, il lui rapportait toujours de si jolies
choses chaque fois qu’il faisait un voyage à la Nouvelle-Orléans!
Il y avait une troisième personne pour
qui Blanchette avait une préférence marquée; c’était
Lagniape. Sans se rendre compte de l’infirmité de la vieille, elle
voyait bien qu’il y avait chez elle une chose qui en faisait un être
incomplet, voué à la souffrance et à la tristesse.
Elle avait compassion d’elle, et la défendait quand les enfants
la taquinaient. De son côté, Lagniape raffolait de Blanchette;
elle ne trouvait pas d’expressions assez tendres pour faire comprendre
à l’enfant combien elle l’aimait. Elle en était fière,
elle l’appelait sa petite princesse, son diamant; en la voyant si blanche,
si rosée, si jolie, si intelligente et si aimable, elle rêvait
pour elle un avenir splendide, une destinée comme on n’en voit que
dans les Mille et une Nuits. Ces songes dorés de son imagination
n’étaient pas des songes pour elle; elle les prenait très
au sérieux, elle les considérait comme de saines et légitimes
espérances. La poésie des grandeurs avait toujours fasciné
Lagniape; c’était son côté faible. Elle voyait déjà
Blanchette à vingt ans, brillant comme un astre dans la société
des blancs, admirée et recherchée par les fils de famille
les plus riches. Elle assistait à son mariage: quelle fête!
quel luxe! que de magnifiques présents prodigués à
la mariée!
Lagniape croyait sincèrement qu’elle
possédait le don de prophétie. Elle prédisait l’avenir
avec une assurance imperturbable; les uns la croyaient sur parole, les
autres l’écoutaient en souriant. Une circonstance favorable à
ses prétentions de devineresse, vint augmenter considérablement
son autorité auprès des croyants. Elle avait jadis, comme
on l’a vu au commencement de ce récit, annoncé en présence
de Saint-Ybars, de Chant-d’Oisel, de Pélasge, de Titia et de Fergus
le forgeron, que Stoval, le marchand d’esclaves, mourrait sur l’échafaud.
Or, Saint-Ybars, un matin, en parcourant la chronique locale d’un journal
de la Nouvelle-Orléans, lut que le nommé Stoval, ex-ministre
protestant, ex-marchand d’esclaves, condamné à mort pour
avoir coupé le cou à sa maîtresse, venait d’être
pendu dans la cour de la prison de paroisse. Quand cette nouvelle se répandit
sur l’habitation, la personne de Lagniape prit un caractère sacré
aux yeux des nègres; on la salua avec un redoublement de respect,
et les vieilles négresses s’appliquèrent plus que jamais
à lui donner des témoignages de dévouement.
Stoval était mort repentant et dans
un état d’exaltation religieuse. Sur l’initiative du Dr. Deléry,
médecin de la ville, une pétition avait été
adressée au Gouverneur pour demander une commutation de peine. La
réponse arriva le jour même fixé pour l’exécution.
Quand le condamné apprit qu’elle était négative, il
se mit à chanter des hymnes. Sa voix retentissante et lamentable
emplissait la prison, frappant de terreur les prisonniers enfermés
dans leurs cellules. Employé comme infirmier, pendant sa détention,
il s’était montré zélé et dévoué
aux malades. L’auteur de ce récit, remplaçant alors le médecin
de la ville, se trouvait tous les jours en rapport avec Stoval; il acquit,
grâce aux confidences de ce malheureux, des renseignements très
instructifs sur le développement de ses mauvais penchants.
Stoval, tout habillé de blanc, les
bras liés par derrière, marcha vers la potence d’un pas ferme
et en chantant une dernière hymne. Il y avait environ deux cents
spectateurs dans la cour. Il s’assit sur un tabouret, au milieu de la plateforme
du gibet. Là, il se tut et se recueillit. Après un court
silence, il prononça quelques paroles pour reconnaître qu’il
avait mérité la peine à laquelle la loi l’avait condamné.
Il se souvint de son père et de sa mère; il en fit l’éloge,
et les exonéra de toute responsabilité à son égard;
"lui seul était coupable, sur lui seul devait retomber l’infamie
de sa mort."
Quand il eut cessé de parler, un des
hôtes de la prison, remplissant les fonctions de bourreau, s’avança
vêtu d’un domino noir, le visage caché sous un masque, passa
la corde à son cou, tira son bonnet blanc jusqu’au dessous du menton,
et entra dans une cellule contiguë à la potence. On entendit
un coup de hachette coupant les cordes qui retenaient la plateforme; celle-ci
se déroba avec fracas sous les pieds du condamné: le grand
corps sans vie de Stoval tournoya dans l’air, à vingt pieds au-dessus
du cercueil qui l’attendait.
Lagniape, en apprenant ces détails,
leva les yeux au ciel et dit:
"Le malheureux! pour ce qui me concerne, je
lui pardonne."
CHAPITRE XXX
Vieumaite prédit la guerre civile
Vieumaite se mêlait aussi de prévoir
l’avenir; mais chez lui il n’y avait aucune prétention au don de
prophétie. Il étudiait attentivement les faits contemporains,
pour en déduire les conséquences dans leur succession logique.
Dès le printemps de 1860, il annonça une guerre civile aux
États-Unis, parce qu’il lui semblait impossible, vu les états
au Sud et au Nord, pour qu’elle n’éclatât pas prochainement.
Sentant l’orage venir, il prit ses précautions. Il engagea d’abord
Pélasge à ne pas changer sa nationalité, et il mit
à son nom la propriété qu’il s’était réservée
pour ses vieux jours. Ce serait en cas de malheur, disait-il, autant de
sauvé pour Démon et Chant d’Oisel. Pélasge avait des
économies; sur le conseil de Vieumaite, il les consacra à
l’achat de la ferme qu’il avait, comme en se jouant, construite avec Démon
et une escouade de négrillons.
Vers la fin de l’été, Vieumaite
baissait visiblement; après une existence presque séculaire,
il allait s’éteindre comme un foyer dont le combustible est à
sa fin. À sa dernière heure, son esprit brilla d’un éclat
extraordinaire. Après avoir fait ses adieux à toute la famille,
il fit venir Pélasge, et lui dit:
"Il n’y a que vous, sur cette habitation,
qui conserviez votre sang-froid; je puis parler avec raison avec vous seul.
Le torrent de la passion emporte mon fils et mes petits-fils. Les exaltés
du Sud et les énergumènes du Nord vont compromettre cette
grande république. La pendaison de John Brown est le défi
que le Sud jette au Nord; le glas que les églises de la Nouvelle-Angleterre
ont sonné pour le supplicié est la réponse du Nord.
Ici, l’ivresse de l’orgueil; là-bas, la haine et le fanatisme. Ici,
nous invoquons la souveraineté des États, mais ce que voulons
c’est le maintien de l’esclavage; là-bas, ils revendiquent les droits
de l’humanité, mais ce qu’ils veulent c’est l’abaissement du Sud.
Insensés! on dirait qu’ils sont fatigués du bonheur que leur
assure la paix. Le vertige de la gloire militaire trouble leurs cerveaux.
La gloire militaire! la folie du sang, la vieille monomanie dont l’humanité
a tant de peine à se guérir.
Mon jeune ami, la guerre civile approche!
la guerre civile, le plus affreux de tous les maux.
Ô Sud, quel triste sort t’attend! Vainqueur
ou vaincu, ton malheur est certain. Vainqueur, tu traînes un boulet
attaché à ton pied, l’esclavage. Ton ennemi, défait
sur le champ de bataille, te poursuit sans trêve ni merci sur le
terrain de la discussion. Vaincu, tes ateliers sont désorganisés;
la confiscation te saisit de ses serres impitoyables. Déchiré,
dévoré comme Prométhée, que de temps il te
faudra pour reprendre ta santé et tes forces! Peut-être un
demi-siècle.
Monsieur Pélasge, je meurs à
temps. Mes yeux ne verront pas des choses qui les feraient pleurer. Étendez
sur moi, je vous prie, mon vieux manteau de voyage; il me servira de linceul.
Je veux être enterré sous le
sachem, sans la moindre cérémonie. Mon père et ma
mère voulurent être placés dans un tombeau; je respectai
leur volonté. La mienne est d’être couché dans un simple
fossé; qu’on la respecte. Vous êtes plus qu’un ami pour toute
la famille; vous en faites partie, en quelque sorte; voyez, je vous prie,
à ce que l’on m’enterre comme je le désire.
Quand vous écrirez à Démon,
embrassez-le bien affectueusement pour moi.
Ma vie a été un long voyage;
j’éprouve un immense besoin de repos. Le sommeil me gagne. La mort
est douce. Adieu, Monsieur Pélasge."
CHAPITRE XXXI.
La Guerre.
À peine les feuilles jaunies du Sachem,
détachées par l’hiver, avaient-elles couvert la fosse de
Vieumaite, que le canon du fort Sumter inaugurait cette lutte fratricide
qui devait durer quatre ans. M. Héhé et Mlle Pulchérie
se signalèrent parmi les séparatistes les plus ardents. Pour
eux l’issue de la guerre n’était pas douteuse; dans leur conviction
un homme du Sud, habitué dès l’enfance à l’usage des
armes, valait dix hommes du Nord, et l’affaire serait réglée
en trois mois. Les fils et les gendres de Saint-Ybars s’engagèrent
tous. De ces neuf braves, dont six étaient mariés, trois
seulement devaient revenir.
Quand les Fédéraux s’emparèrent
de la Louisiane, Saint-Ybars fut mis en demeure de se prononcer pour ou
contre les États-Unis. Il répondit fièrement qu’il
était l’ennemi d’une Union imposée par la force. Sous prétexte
qu’il correspondait avec les Confédérés, on l’arrêta.
Conduit devant le général Butler, il eut à subir une
kyrielle de questions plus dérisoires les unes que les autres; après
quoi, on l’envoya au fort Lafayette, où il mourut épuisé
de souffrances physiques et morales. Sa demeure princière fut transformée
en caserne. Mlle Pulchérie ayant déclaré, sous serment,
qu’elle avait toujours été unioniste, eut le privilège
de garder son appartement. Pélasge recueillit Mme Saint-Ybars, Chant-d’Oisel
et Blanchette sous le toit de Vieumaite; Mamrie et Lagniape les suivirent.
Les belles-filles de Mme Saint-Ybars se réfugièrent dans
leurs familles. Pélasge s’établit sur la ferme.
M. Héhé s’empressa de nouer
des relations amicales avec les officiers fédéraux. Il mangeait,
buvait et fumait avec eux, à cette même table où il
avait tant de fois partagé les repas des anciens maîtres du
logis. Il eut le triste courage d’assister au froid et systématique
pillage, qui s’organisa dans la somptueuse demeure. Il vit sans indignation
percer, à coups d’épée et de baïonnette, les
portraits de famille qui ornaient le salon.
Les Fédéraux essayèrent
vainement d’exploiter l’habitation pour leur propre compte. Les nègres
se dispersèrent comme des soldats en déroute, pour vivre
les uns de pêche ou de chasse, les autres de rapine; ceux-ci pour
prendre du service dans l’armée des États-Unis, ceux-là
pour exercer leurs métiers dans les villes. Les jeunes négresses
se hâtaient de descendre à Nouvelle-Orléans, où
les attendait une vie de plaisir. Les fossés se comblèrent,
l’herbe poussa partout. Les chevaux d’un escadron de chasseurs, lâchés
dans le jardin, le ravagèrent; les plus beaux arbres, écorchés
par leur dent, se desséchèrent, et leurs squelettes silencieux,
restés debout, servirent de perchoirs aux carancros.
Quand le détachement qui occupait l’habitation
se transporta ailleurs, le travail de destruction qui avait commencé
sur ce beau domaine, s’accéléra d’une manière fantastique.
En une nuit toutes les barrières disparurent; un matin, le toit
de toutes les cabanes manquait. Presque chaque jour des ossements frais
gisaient dans le camp ou dans la cour; des bœufs, des vaches, des mulets,
des moutons, des chèvres étaient égorgés et
dépecés pendant la nuit. Le logement des domestiques, la
cuisine, la salle de bal, l’hôpital, les écuries, la maison
de l’économe, les cabanes des nègres, les poulaillers, les
colombiers, tout jusqu’aux niches des chiens, tout fut rasé. On
accusait les nègres de ces déprédations nocturnes;
mais ils renvoyaient l’accusation à certains blancs, qui, d’après
leur dire, ne valaient pas mieux qu’eux.
La maison des anciens maîtres, malgré
la présence de Mlle Pulchérie, fut attaquée à
son tour par les voleurs. Le soleil, le vent, la poussière et la
pluie commencèrent à y pénétrer librement,
à mesure que les portes et les fenêtres étaient enlevées.
Mlle Pulchérie fut obligée de déguerpir; elle alla
s’imposer à la sœur de Mme Saint-Ybars. Les planchers s’évanouirent,
suivis des poteaux, des solives, des panneaux, des escaliers. Bientôt
il ne resta plus que la carcasse en brique, semblable à une forteresse
abandonnée après un siège. Les briques elles-mêmes
furent emportées; de la magnifique résidence des Saint-Ybars,
on ne vit plus que quelques pans de mur du rez-de-chaussée, à
l’ombre desquels vinrent se reposer de vieilles vaches errantes.
La sucrerie, avec toutes ses dépendances,
ne fut pas mieux traitée. Les Fédéraux, voyant qu’an
lieu de sucre ils avaient fabriqué une espèce de goudron,
abandonnèrent les machines. Avant de s’en aller, ils vendirent les
approvisionnements de toute sorte dont les magasins étaient bondés.
Après leur départ, les bois et les briques de l’usine, des
échoppes, des hangars, des écuries, disparurent; les machines
à vapeur et les pièces de fer trop lourdes pour être
enlevées en une nuit, furent laissées à leur place,
exposée à l’action de l’air; elles se couvrirent de rouille,
et, au printemps suivant, leurs masses rouges furent submergées
au milieu d’un désert de grandes herbes.
CHAPITRE XXXII.
Démon veut revenir.
Au commencement des hostilités, Démon
voulait rentrer dans son pays. Pélasge l’en dissuada. "Pourquoi
revenir? Lui écrivait-il; sans doute parce que vous vous y croyez
tenu d’honneur. Vous voulez, comme vos frères, payer votre dette
de sang à votre État natal. Mais l’éducation que vous
avez reçue en Europe vous a donné d’autres idées,
d’autres sentiments que ceux de vos frères. J’ai là, sous
les yeux, votre lettre du 19 novembre 1860; j’y lis ce passage qui donne
une si haute idée de votre raison; on le croirait écrit par
un homme de quarante ans.—L’Union est-elle vraiment en danger? je ne pense
pas que le Sud gagne à la rompre. L’esclavage est condamné
dans la conscience du dix-neuvième siècle. Mort même
dans l’esprit des maîtres, en tant que croyance, ce n’est plus qu’un
fait brutal, une affaire d’argent, et la question se résoudra définitivement
contre le Sud; s’il prend les armes, il sera désapprouvé
par la partie éclairée et libérale de toutes les nations.
L’affranchissement des nègres est une des nécessités
de notre temps; il me paraît beaucoup plus prochain que vous ne le
croyez au Sud. Ne me traitez plus d’esprit chimérique. Voyez: il
y a à peine quelques mois, l’unité italienne était
reléguée au séjour des utopies par MM. De Metternich,
Guizot et Thiers, et voici qu’elle prend les formes tangibles de la réalité.—
"Démon, croyez-moi, ne revenez pas.
Pénétrez-vous bien d’une vérité, c’est que
les esprits généreux qui combattent pour le principe de la
souveraineté des États, sont en très petit nombre.
On fait la guerre pour garder ses esclaves; cela est si vrai qu’on les
refuse aux généraux, qui les demandent pour les faire travailler
aux tranchées."
Le blocus fit mieux encore que les conseils
de Pélasge; il opposa un obstacle insurmontable aux désirs
de Démon. La correspondance entre le professeur et son ancien élève
devint difficile; ils ne pouvaient s’écrire que par l’intermédiaire
des officiers de la marine française en station à la Nouvelle-Orléans.
Mme Saint-Ybars et Chant-d’Oisel étaient
très tourmentées, en pensant que Démon manquait d’argent.
Depuis deux ans il avait pris son particulier; il occupait un petit appartement
dans le quartier latin, et suivait les cours du Collège de France,
de l’Observatoire et du Jardin des Plantes. Comment faire pour lui envoyer
de l’argent? on n’en avait pas assez pour soi-même; on vivait des
produits de la petite ferme; à peine avait-on de quoi acheter de
la farine pour faire du pain. Mamrie eut une idée: il fallait cinquante
piastres par mois à Démon, pour vivre à Paris; elle
promit de les avoir, pourvu que ces dames pussent se passer d’elle. Alors
elle expliqua son plan; il fut approuvé. Chant-d’Oisel entreprit
bravement de faire la cuisine, Mme Saint-Ybars de laver, Lagniape de repasser,
Blanchette de faire le ménage. Le soir on cousait.
Pélasge travaillait au jardin, coupait
du bois, allumait le feu.
Chacun fouilla dans ses poches; on réunit
quelques piastres, et Mamrie partit pour la Nouvelle-Orléans. Dès
le surlendemain de son arrivée, elle était installée
rue du Canal, vendant des gâteaux et du candi faits par elle. Son
air bon et souriant, sa manière gracieuse de servir, non moins que
l’excellence de sa marchandise, lui attirèrent des pratiques, surtout
parmi les officiers de l’armée fédérale, grands amateurs,
on s’en souvient, de pâtisseries et de sucreries. L’un dans l’autre
elle gagnait deux piastres par jour. Elle s’entendit avec la maison Lafitte
& Dufilho, pour que leur correspondant à Paris comptât
tous les mois deux cent cinquante francs à Démon. Elle gardait
dix piastres pour se nourrir. Elle logeait gratuitement chez une vieille
négresse amie de Lagniape.
Mamrie, sachant Démon à l’abri
du besoin, était aussi heureuse qu’elle pouvait l’être après
de si grands désastres et loin de Mme Saint-Ybars, de Chant-d’Oisel,
de Blanchette, de Pélasge et de Lagniape. Elle écrivait aussi
souvent que les circonstances le permettaient; on lui répondait
régulièrement.
Cette manière de vivre dura jusqu’à
la fin de la guerre.
CHAPITRE XXXIII.
Après la Guerre.
La guerre finie, Pélasge analysa la
situation. Un nouvel ordre social commençait, d’autres voies s’ouvraient
aux gens de bonne volonté. Il construisit de ses propres mains un
magasin; près de la route qui longe le fleuve. Il y vendit d’abord
des légumes, des œufs, du laitage, des fruits provenant de la ferme.
Au bout de peu de temps il se trouva en mesure d’offrir aux acheteurs des
étoffes et des chaussures. En moins de six mois, il se vit obligé
d’agrandir son magasin. Enfin ses affaires prirent une extension telle
qu’il fut dans la nécessité de s’adjoindre des aides. Alors,
il put répondre à Démon qui avait un grand désir
de revoir sa famille, qu’il lui enverrait des fonds pour faire le voyage.
Blanchette sautait de joie, en pensant qu’au commencement de l’automne,
elle verrait son parrain. Elle en avait tant entendu parler! il lui avait
envoyé tant de jolis petits cadeaux! il devait être si bon!
Son portrait, échappé au naufrage, était dans la chambre
de Chant-d’Oisel. Blanchette le contemplait souvent; elle le trouvait bien
beau. "Seulement, disait-elle en soupirant, pourquoi donc a-t-il l’air
si triste?"
Mamrie était revenue. Pélasge
avait loué une cuisinière et une blanchisseuse, anciennes
esclaves de l’habitation. Une jeune négresse, moyennant sa nourriture
et une petite rétribution quotidienne, faisait le ménage.
Sous le rapport des affaires tout allait donc
bien. Mais Pélasge avait un grave souci: le chagrin, les privations,
des travaux trop forts pour une jeune fille habituée aux douceurs
du luxe, avaient compromis la santé de Chant-d’Oisel. Depuis plusieurs
mois, elle toussait et maigrissait; malgré ses efforts pour paraître
gaie, Pélasge la trouvait inquiète et triste. Il avait été
convenu entre eux, au’ils attendraient Démon pour se marier. À
mesure que le moment désiré approchait, Chant-d’Oisel déclinait
davantage. Un matin, à son lever, après une forte quinte
de toux, elle expectora une abondante quantité de sang.
Pélasge, alarmé et le cœur brisé
de chagrin, appela trois médecins en consultation. Ils lui donnèrent
quelque espoir; mais il ne fut pas la dupe de leurs bonnes paroles. Quand,
après les avoir accompagnés jusqu’à leurs voitures,
il revint au chevet de Chant-d’Oisel, il croyait avoir repris sa physionomie
ordinaire; mais elle, de son regard profond et doux, elle lut sur ses traits
ce qu’il essayait de cacher. Elle lui fit signe de s’asseoir sur le bord
de son lit. Elle passa ses bras autour de son cou, et lui dit: "Cher Pélasge,
je suis perdue; je savais depuis longtemps à quoi m’en tenir; je
me taisais, à cause de vous tous que je ne voulais pas affliger
d’avance. La mort est une vilaine, une envieuse; la perspective de notre
mariage a allumé sa jalousie, elle ne veut pas que nous soyons heureux.
Mais elle n’aura pas toute la satisfaction qu’elle espérait; avant
de quitter ce monde, je désire que vous me donniez votre nom; j’aimerais
qu’après mon dernier jour on dit, en parlant de moi—Madame Pélasge.—Vous
ne me refuserez pas cela, n’est-ce pas, cher ami? c’est une pensée
que je caresse depuis que je me suis sentie atteinte mortellement; elle
a été la consolation de mes nuits sans sommeil. Mon bon Pélasge,
vous n’aurez pas de répugnance, n’est-ce pas, à mettre votre
main dans la mienne, et à déclarer, en présence du
juge appelé pour nous unir, que vous me donnez votre nom? Après
avoir été votre fiancée pendant tant d’années,
je serai si heureuse de pouvoir m’en aller avec mon anneau nuptial! Vous
me promettez?
Pélasge la caressa, la consola et promit.
À partir de ce moment, l’état
de Chant-d’Oisel empira sans le moindre répit. Bientôt elle
ne fut plus que l’ombre d’elle-même, ombre encore belle avec ses
grands yeux noirs veloutés et sa riche chevelure. Elle était
triste, mais résignée; jamais un mouvement d’impatience,
jamais la moindre plainte. Toutes les fois que Pélasge entrait dans
sa chambre, elle avait un sourire pour lui; son regard, profond et réfléchi,
s’emplissait de tendresse en allant à la rencontre du sien; sa voix,
qui n’était plus qu’un souffle, murmurait affectueusement son nom.
Une nuit, le temps étant à l’orage, elle se sentit plus mal
que jamais; elle respirait avec une peine croissante. Vers six heures du
matin, elle eut un peu de soulagement. Le temps s’était remis au
beau. Elle fit ouvrir toute grande la fenêtre qui était près
de son lit. On était alors au mois de mars; les orangers en fleur
embaumaient l’air. Les oiseaux chantaient, les libellules se baignaient
dans les premiers rayons du soleil. Chant-d’Oisel promena languissamment
ses yeux sur la campagne ruisselante de lumière et le ciel tacheté
de petites nuées roses. Elle sourit, et insensiblement s’absorba
dans une longue rêverie. Elle revint à elle en soupirant,
et dit à Mamrie:
"Mamrie, vou connin, cé pou jordi.
"Ça to di? demanda Mamrie.
"Mo di vou, reprit Chant-d’Oisel, cé
jordi mapé mouri.
"Pé don! pa parlé comme ça,
interrompit la bonne négresse en faisant un effort pour cacher son
émotion.
"Si fé, recommença Chant-d’Oisel;
fo bien mo parlé, mo gagnin tou plin kichoge pou di vou. Dabor,
mo pa oulé ain ote que vou touché mo pove piti cor, vou tendé?
Asteur, pranne moin é metté moin su sofa-là."
Mamrie la prit dans ses bras et la posa sur
le sofa, en se disant mentalement:
"Chère fie, to pa pésé
lour, non!"
Et tout haut:
"Di moin ça to oulé mo fé;
ma fé tou to volonté.
"Couté moin bien, répondit Chant-d’Oisel:
metté dra prope dan mo litte. Apré, couri cherché
dolo tchiède dan ain gran bakié. Va vidé ladan ain
flacon plin dolo cologne, épi va lavé vou piti Chant-d’Oisel,
comme vou té fé dan tan lé zote foi, eau Démon
avé moin nou té tou lé dé tou piti. Apré
ça, ma di vou ça vou gagnin pou fé.
"Oui, chère fie, dit Mamrie, ma contanté
toi."
Et elle sortit. En moins de dix minutes, elle
rentrait portant, sur la tête, un grand baquet en cèdre rouge
cerclé de cuivre jaune. Elle le posa près du sofa, ferma
les portes, et revint avec une grosse éponge fine et un flacon d’eau
de Cologne. En lavant Chant-d’Oisel, elle se disait intérieurement:
"Comme li changé! comme li maigre!
Mo senti mo tchor tou séré; mé fo pa mo pleuré,
ça sré fé li tro la peine."
Quand elle eut fini de laver et d’essuyer
Chant-d’Oisel, elle lui passa une chemise de batiste, dernier reste de
l’ancienne splendeur, et la replaça dans son lit. La malade se coucha
sur le côté droit, en disant:
"Mo lasse, ma reposé ain brin."
Au bout de quelques minutes, Mamrie l’aida
à s’asseoir en l’appuyant à des oreillers.
"Merci, Mamrie, dit Chant d’Oisel; asteur
couri di moman li vini, nou pas gagnin tro tan, mo bien géné
pou respiré; mo faible, faible."
Mamrie alla chercher Mme Saint-Ybars.
"Maman, dit Chant-d’Oisel, le moment prévu
est arrivé; c’est ce matin que votre fille se marie et vous quitte.
Vous m’avez promis, vous savez, chère maman…. Vous allez, avec Mamrie,
faire ma toilette de mariée qui sera aussi ma toilette de morte.
Mes effets sont là, dans l’armoire; ils m’attendent depuis trois
semaines.
"Ma fille, dit Mme Saint-Ybars, tu veux donc
absolument……
"Oui, maman, j’y tiens, comme je tiens à
être aimée de vous jusqu’au bout. Ayez du courage encore cette
fois; vous en avez tant montré depuis tous nos malheurs! Faites
ce que je désire, chère maman; aidez-moi à m’en aller,
le cœur satisfait. Pélasge est averti; je lui ai fait dire par Mamrie
d’aller chercher le juge."
Mme Saint-Ybars et Mamrie revêtirent
Chant-d’Oisel de ses habits de noce. Elle voulut qu’on lui mît même
ses souliers de satin blanc et ses gants.
"Mes cheveux, dit-elle, sont ce qui me reste
de plus beau; laissez-les tomber sur mes épaules et mon cou, ils
cacheront ma maigreur."
Quand sa couronne fut attachée et sa
robe bien étalée, elle fit dire à Blanchette d’apporter
un plein panier de roses et de violettes. Blanchette entra, les yeux noyés
de larmes.
"Blanchette, dit Chant-d’Oisel, tu as toujours
obéi à Nénaine; obéis-lui une dernière
fois, ne pleure pas. Répands ces fleurs sur mon lit, tout autour
de moi. Comme elles sont fraîches! quel parfum! on dirait qu’elles
font de leur mieux pour m’être agréables. Les roses et les
violettes ont toujours été mes préférées;
elles fleurissent juste à temps pour recevoir mes adieux."
On entendit du bruit dans le salon; Chant-d’Oisel
reconnut le pas de Pélasge, elle lui fit dire d’entrer.
Le juge qui accompagnait Pélasge était
un ancien ami des Saint-Ybars, vénérable vieillard éprouvé,
lui aussi, par un long enchaînement de malheurs.
Pour faire plaisir à Chant-d’Oisel,
Pélasge avait revêtu ses habits de cérémonie.
Sa figure était pâle et contractée; on voyait qu’il
faisait intérieurement d’immenses efforts pour dominer son chagrin.
Les témoins avaient signé d’avance
l’acte de mariage, et se tenaient par discrétion dans le salon.
Le juge, après avoir lu l’acte de mariage,
prononça une allocution toute paternelle. Sa voix était émue;
il pensait à sa propre fille morte seulement depuis un mois, à
l’âge de Chant-d’Oisel.
Mme Saint-Ybars tenait les alliances, dans
une petite corbeille en argent ciselé souvenir de famille heureusement
échappé aux désastres de la guerre.
Chant-d’Oisel ôta le gant de sa main
gauche. Pélasge passa une bague à son annulaire. Chant-d’Oisel,
à son tour, passa au doigt de Pélasge l’anneau qui lui était
destiné.
La cérémonie terminée,
Chant-d’Oisel parut contente malgré son extrême fatigue. Sa
respiration était courte et fréquente, ses lèvres
bleuissaient, une rosée froide perlait sur son front. Elle dit à
Mamrie de monter sur son lit, pour lui tenir la tête haute. Mamrie
s’assit à côté d’elle. Chant-d’Oisel appuya sa tête
sur le sein de sa nourrice. Elle tendit la main droite à Pélasge,
en disant: "Merci." Mme Saint-Ybars, accoudée au côté
opposé, lui tenait l’autre main.
Chant-d’Oisel étouffant de plus en
plus, dit à Blanchette d’ouvrir partout.
Lagniape était dans un coin, répétant
tout bas: "Mourir si jeune!"
Chant-d’Oisel regarda tout son monde, et dit:
"Vous voulez tous me faire plaisir, n’est-ce
pas? eh bien! tâchez de retenir vos larmes. La mort est naturelle
comme la vie; un peu plus tôt, un peu plus tard, elle vient toujours.
Je regrette seulement qu’elle ne me laisse pas le temps de voir Démon.
Cher frère! comme il sera triste quand il verra les résultats
de cette affreuse guerre. Embrassez-le bien pour moi.
"Adieu, chère maman; j’ai été,
autant que j’ai pu, une bonne fille, bien aimante, bien respectueuse envers
vous.
"Adieu, Mamrie; vou connin, mo conté
su vou pou couché moin dan mo cercueil; il là dan lote lachambre,
diboutte dan larmoir."
En effet, Chant-d’Oisel avait tout prévu,
elle avait fait venir une bière de Donaldsonville. Elle reprit haleine,
et continua:
"Je désire être mise dans le
compartiment du tombeau où est grand-maman Saint-Ybars."
Elle serra la main de Pélasge.
"Vous viendrez quelquefois sous le vieux sachem?
demande-t-elle.
"Quelquefois? répondit Pélasge,
non! tous les jours.
"Merci, merci! dit-elle en lui serrant encore
la main; et regardant le juge.
"M. Dugué, ajouta-t-elle, je ne suis
pas égoïste; j’aime trop Pélasge, pour vouloir enchaîner
son avenir. Un jour cela doit être, il sera aimé d’une autre
femme comme il le mérite; plus heureuse que moi, elle vivra pour
partager ses joies et ses peines."
Pélasge secoua tristement la tête.
"Ma chère petite femme, dit-il, j’ai
fini de vivre ici-bas de la vie du cœur; le mien vous suit, gardez-le pour
toujours."
Un dernier reste de chaleur colora les joues
de la moribonde; ses yeux brillèrent; un suave sourire flotta sur
ses lèvres: on eut dit un retour de son ancienne beauté.
Elle répéta plusieurs fois, dans un murmure doux et caressant,
en regardant Pélasge:
"Ma chère petite femme! oui, votre
chère petite femme qui vous aime de toute son âme."
Elle fit signe à Blanchette de venir,
et lui dit:
"Blanchette, tu aimes bien Nénaine,
fais-lui plaisir jusqu’à la fin; mets-toi au piano, joue l’Adieu
de Schubert, tout doucement. Mais auparavant, je veux serrer la main à
Lagniape; où est-elle?"
Mamrie regardant du côté de Lagniape,
lui dit:
"Vini, lapé pélé vou."
Lagniape rampa jusqu’au bord du lit. Chant-d’Oisel
tendit vers elle sa main droite qui tremblait de faiblesse.
"Lagniape, dit-elle, j’ai toujours été
bonne pour vous, n’est-ce pas? je ne vous ai jamais fait de peine, je crois.
"Non, non, jamais!" s’écria la vieille
en couvrant de baisers la main de Chant-d’Oisel.
Blanchette, étouffant ses sanglots,
s’assit et joua l’Adieu de Schubert. On écouta dans un silence
religieux. À peine Blanchette avait-elle fini, qu’un moqueur vint
se poser sur la fenêtre, près du piano. Il y venait souvent;
il était si familier qu’il mangeait dans la main de Chant-d’Oisel.
Elle lui avait même donné un nom, celui d’Ali.
Ali allongea gracieusement son corps et sa
tête, comme font les oiseaux quand ils voient quelque chose qui les
étonne. Mais, ayant reconnu Chant-d’Oisel, il se prit à chanter
à demi-voix; c’était plutôt un gazouillement, comme
si l’oiseau eût craint d’être indiscret en étant trop
bruyant.
"Ah! te voici, toi aussi, lui dit Chant-d’Oisel:
tu veux avoir ta part dans mes dernières pensées. C’est juste;
tu m’as tenu compagnie plus d’une fois à mes heures de solitude
et de tristesse. Adieu, Ali, adieu."
Quoique la voix de Chant-d’Oisel ne fût
qu’un souffle, Ali entendit son nom; il s’envola en traversant la chambre,
et passa au-dessus du lit pour sortir par la fenêtre du côté
du soleil levant. Chant-d’Oisel le suivit dans la lumière rosée
du matin. Son regard dirigé en haut, resta fixe. Le passage de la
vie à la mort se fit si doucement qu’il fut imperceptible. Mamrie
ne la voyant plus respirer, et n’entendant plus battre son cœur, lui dit:
"Adieu, mo piti fie! cé chagrin é
tro travail ki tué toi.
"Oui, dit le juge, Mamrie a raison, Chant-d’Oisel
est une victime de plus parmi tant d’autres que cette maudite guerre a
entraînéesà sa suite. Et quand je pense qu’avec un
peu de raison et un simple sacrifice d’argent, on aurait pu s’épargner
ce massacre de quatre ans et ses lamentables conséquences! ah! vraiment
les hommes sont fous, fous et foncièrement féroces."
|