CHAPITRE XXXIV.
Les Funérailles.
Mamrie coucha Chant-d’Oisel dans sa bière,
comme autrefois elle la couchait dans on berceau. Selon le vieil usage
du pays, le cercueil fut placé sur une table tendue de draps blancs
tombant jusque sur le plancher, et piqués de feuilles d’oranger.
Pélasge envoya des messagers à
cheval sur quelques habitations voisines, pour inviter verbalement un certain
nombre de familles à l’enterrement. La sœur de Mme Saint-Ybars vint
dans la matinée avec ses fils et ses filles.
À cinq heures et demie du soir, la
maison était pleine d’invités. Un peu avant le coucher du
soleil, le cortège se mit en marche. Quatre jeunes hommes, neveux
de Mme Saint-Ybars, portaient la bière sur leurs épaules.
Pélasge marchait immédiatement après eux, seul; derrière
lui, Mme Saint-Ybars, Mamrie et Blanchette s’avançaient de front;
puis, venaient la tante et les cousines de Chant-d’Oisel. Entre la famille
et les amis, une petite charrette conduite par un vieux nègre portait
Lagniape.
Dès le matin, une escouade de nègres,
payée par Pélasge, s’était rendue dans les champs
pour couper les grandes herbes qui encombraient le chemin.
La foule, muette et recueillie, traversait
nu-tête la vaste plaine autrefois animée par les travailleurs
et tout verte de cannes à sucre, maintenant déserte et envahie
par des plantes sauvages.
Il y avait des absents. Les sœurs de Chant-d’Oisel
avaient suivi leurs maris, dont l’un était allé tenter la
fortune à San Francisco tandis que les autres étaient tous
partis ensemble pour le Texas, dans le but d’y fonder une petite colonie.
Ses deux frères, revenus mutilés du champ de bataille, étaient
morts après la conclusion de la paix. De cette nombreuse famille
il ne restait donc que Mme Saint-Ybars pour accompagner le cercueil de
Chant-d’Oisel.
Le soleil était couché, quand
on arriva sous le vieux sachem. Deux nègres maçons avaient
ouvert le tombeau. Pélasge aida les porteurs à placer Chant-d’Oisel
à côté des ossements de sa grand-mère.
Quand les maçons eurent replacé
le marbre qui fermait le sépulcre, Pélasge les congédia.
La foule se retira sans bruit. Quelques personnes
remarquèrent que Mlle Pulchérie n’était pas présente;
on leur apprit qu’elle s’était brouillée avec la sœur de
Mme Saint-Ybars, et qu’elle tenait, à la Nouvelle-Orléans,
une pension bourgeoise dont les hôtes principaux étaient des
officiers de l’armée fédérale. On ajoutait que M.
Héhé était son pensionnaire de fondation, qu’il occupait
le haut bout de la table et découpait.
Une vieille mulâtresse, ancienne esclave
des Saint-Ybars, était venue de très loin, pour assister
aux funérailles de Chant-d’Oisel qu’elle appelait toujours sa petite
maîtresse. Invitée par Lagniape à s’asseoir dans sa
charrette, elle lui demanda des nouvelles de man Miramis et de M. Salvador.
Lagniape lui apprit qu’ils étaient au Mexique, où ils se
plaisaient beaucoup. Cependant, ajouta-t-elle, man Miramis aurait mieux
aimé s’établir à la Havane, pour avoir des esclaves
à dresser; mais M. Salvador était un homme comme il faut,
il avait préféré le Mexique, parce que c’est un pays
où tout le monde est libre.
Pélasge resta sous le sachem, plongé
dans son chagrin et ses sombres réflexions. La brise du soir, en
gémissant dans le feuillage, attira son attention; il releva la
tête, et remarqua que beaucoup de branches du chêne étaient
desséchées, et que la barbe espagnole l’envahissait de toutes
parts.
"Et toi aussi, vieux colosse, tu t’en vas,
dit-il; la mort te tient dans ses griffes. Elle a déjà fait
de grands trous dans ta ramée; elle ne te lâchera plus; elle
te dévorera branche par branche; elle pénétrera dans
ta tige énorme, et descendra jusque dans tes racines; un suaire
de mousse couvrira ton cadavre. Hélas! que veux-tu, tout n’a qu’un
temps; tout meurt, tout disparaît, c’est la loi. La terre elle-même,
berceau et tombeau de tant d’êtres, aura sa fin. Une nuit viendra,
nuit lugubre et glacée, où l’humanité, réduite
à un petit nombre de familles, attendra vainement le retour du soleil,
et sera ensevelie sous une pluie de neige. Mais qu’importe? tu mourras
content, toi; tu auras vécu aussi longtemps que ton espèce
peut vivre. Mais qui me dira, à moi, pourquoi cette charmante enfant
que je viens de mettre là, est morte à la fleur de l’âge,
au seuil même du bonheur? qui me prouvera que cela est juste, que
cela est bon? Je suis bien obligé de reconnaître que la force
des choses qui m’accable, est plus puissante que moi, et qu’en définitive
il faut que je me résigne à ses coups inexplicables. Mais
de ce que je ne comprends pas que le fait qui me plonge dans le désespoir
puisse être juste, dois-je conclure qu’il est nécessairement
juste? non; je ne connais qu’une justice: s’il y en a deux, où est
l’autre? qui l’a vue? qui la connaît? Cette autre justice, arbitrairement
appelée divine, l’homme l’a rêvée pour expliquer sa
misérable destinée, et son triste rêve n’explique rien."
Il regarda le tombeau encore une fois, soupira
et sortit en marchant lentement.
CHAPITRE XXXV.
Effets du Malheur.
Pendant six mois, la maison où Chant-d’Oisel
était morte, parut inhabitée, tant elle était silencieuse.
Mme Saint-Ybars ne parlait presque plus; elle avait entièrement
perdu la faculté d’avoir de nouvelles idées; elle tournait
sans fin dans le cercle noir de ses souvenirs; étrangère
au monde des vivants, elle vivait avec des morts, elle ne voyait qu’eux,
elle n’entendait que leurs voix. Pour elle ils étaient la réalité;
Pélasge, Mamrie, Blanchette et Lagniape étaient des ombres
qui passaient et repassaient devant elle, dans un brouillard. On ne pouvait
attirer son attention qu’en la secouant par le bras, et en parlant très
fort. Elle faisait peur à Blanchette, surtout quand elle fixait
sur elle son regard qui ressemblait à celui d’une personne dormant
les yeux ouverts.
Blanchette avait seize ans. Naturellement
enjouée, elle aurait rayonné comme une belle matinée
de printemps, sans la présence de cette malheureuse vieille femme,
qui tantôt excitait sa compassion, et tantôt la faisait trembler
de tous ses membres.
Quand on adressait des questions à
Mme Saint-Ybars, elle ne répondait que par monosyllabes. Mais il
y avait deux mots qu’elle répétait spontanément, d’une
voix dolente, la nuit comme le jour, avec la régularité d’une
horloge. Qu’elle fût éveillée ou endormie, on était
sûr, toute les heures, d’entendre ces deux mots sortir de sa bouche:
"Silence! repos!" Ils résonnaient comme un glas dans le silence
de la maison. Mme Saint-Ybars ressemblait à une morte qui n’a pas
trouvé la paix dans le tombeau, et qui la demande. Aussi, quand
Blanchette la voyait plongée dans ses longs silences, elle traversait
les appartements sur la pointe du pied; elle posait ou prenait les objets
le plus doucement possible, elle osait à peine respirer.
Pélasge ne paraissait guère
qu’aux repas. Cependant, prenant pitié de Blanchette, il la faisait
sortir aussi souvent que possible. Dehors, elle n’était plus la
même; sa gaîté naturelle l’emportant, elle courait,
elle pirouettait, elle sautait, enivrée de lumière et de
liberté. Dans la compagnie de cette fée turbulente et étincelante,
des éclairs de joie traversaient la mélancolie de Pélasge.
Blanchette était prise de rires incoercibles; elle riait de ses
propres folies, agaçant Pélasge, le mettant au défi
de l’atteindre à la course; puis, elle lui demandait pardon de son
impertinence, se pendait à son cou et l’appelait son cher petit
papa.
Depuis quelque temps, à la suite de
violents maux de tête, la vue de Mamrie baissait d’une manière
inquiétante. Rien ne fut négligé, pour arrêter
la paralysie qui envahissait ses rétines. Le mal poursuivit sa marche
d’un mouvement inexorable: vers la fin de septembre, Mamrie était
aveugle. Elle accepta son malheur avec résignation. Une fois seulement,
il lui arriva de dire que le bon Dieu était bien dur pour elle;
qu’il aurait dû au moins lui laisser le temps de revoir Démon.
Elle continua de travailler; elle nettoyait les couverts, moulait le café,
pilait le maïs, râpait les pommes de terre, enfin rendait une
foule de petits services qui l’occupaient si bien qu’elle ne perdait pas
une heure dans toute sa journée. Quelquefois, au coucher du soleil,
quand elle voulait respirer le grand air, elle invoquait le secours de
Blanchette. Blanchette était bonne; le plus souvent elle devançait
Mamrie, en lui proposant de faire une promenade. Mamrie appuyait une main
sur l’épaule de Blanchette, et Blanchette avançait la première
d’un pas lent et réglé. Elles causaient. Blanchette aimait
beaucoup à causer avec Mamrie; elle la questionnait sur le temps
passé, le bon vieux temps, comme elle disait, celui de son enfance.
Démon et Chant-d’Oisel occupaient nécessairement une grande
place dans tout ce que disait Mamrie. Les entretiens de Mamrie et de Blanchette
finissaient toujours par Démon; il arrivait bientôt, au plus
tard dans les premiers jours de novembre; naturellement elles ne pouvaient
s’empêcher de se communiquer la joie que leur causait la perspective
de son retour. Mais Blanchette revenait toujours à la question qu’elle
s’était faite à elle-même, tant de fois, en regardant
le portrait de son parrain: "Pourquoi a-t-il l’air si triste?" Elle la
posa de nouveau à Mamrie, en ajoutant cette remarque: "Parrain a
toujours l’air de froncer le sourcil." Mamrie soupira profondément,
et dit que cela tenait à une blessure qu’il s’était faite
vers l’âge de treize ans. Blanchette voulut savoir comment l’accident
était arrivé; Mamrie, par respect pour la mémoire
de son ancien maître, éluda la question.
CHAPITRE XXXVI.
Retour de Démon.
Le 31 octobre, dès six heures du matin,
il y avait une animation inaccoutumée dans l’ancienne maison de
Vieumaite. On attendait Démon; il était arrivé à
Nouvelle-Orléans, d’où tel avait écrit. On l’attendait
à huit heures. Blanchette s’était levée la première,
pour faire le café. Mamrie allait et venait, en tâtonnant
et en renversant des chaises. Lagniape faisait des prodiges de vivacité;
elle glissait d’une pièce à une autre avec des mouvements
de couleuvre en fuite. Mme Saint-Ybars, ahurie et effrayée, faisait
d’incroyables efforts pour comprendre ce qu’on cherchait à lui expliquer.
"Oui, disait-elle, j’entends bien: Démon est mon fils; où
est-il!"
On lui répétait:
"Il arrive aujourd’hui, ce matin, à
huit heures.
"Ah! il est huit heures, murmurait-elle; déjà!
Mais non; nous ne sommes pas encore à aujourd’hui, il est encore
hier."
Et elle reprenait son lamentable refrain:
"Silence! repos!"
Après le café, Pélasge
sortit. Il devait d’abord donner un coup d’œil à son magasin; ensuite,
il allait à la rencontre de Démon.
Le bateau s’arrêtait toujours à
l’ancien wharf de l’habitation.
Sans perdre une minute, Mamrie et Blanchette
se mirent aussi en route. Lagniape fut chargée de veiller sur Mme
Saint-Ybars. Blanchette prit par la plaine; elle gagna le grand chemin,
qui jadis traversait les champs de cannes à sucre parallèlement
au fleuve. Elle et Mamrie portaient le deuil de Chant-d’Oisel. La couleur
du costume de Blanchette faisait ressortir sa peau blanche et rosée.
Sa robe noire garnie de crêpe transparente, légère
comme un souffle, s’harmonisait admirablement avec son corps délicat
et souple. À voir Blanchette, on eût dit que la nature, en
la créant, s’était plu à composer le modèle
le plus fin et le plus frêle de l’espèce humaine. Elle ressemblait
à ces petites libellules qui flottent dans l’air, sans pendre la
peine de voler, tant elles sont légères. De ses cheveux dorés
et chatoyants, de ses yeux d’azur, de sa petite bouche, de son sourire,
se dégageaient des effets de lumière qui rappelaient les
pierres précieuses. Elle avait une voix fraîche et argentine;
en parlant elle chantait un peu comme toutes les jeunes Louisianaises,
surtout celles de la campagne.
Depuis que Mamrie était aveugle, sa
physionomie avait changé; une douce tristesse en avait remplacé
l’ancienne gaîté. Quand elle levait ses yeux, comme pour chercher
la lumière, elle éprouvait une sensation agréable
si le temps était beau; ses ténèbres se changeaient
en une nuit rouge, dans laquelle les gros objets s’estompaient vaguement
comme des ombres fuyantes.
En traversant la plaine, Mamrie roula en l’air
ses grands yeux toujours expressifs, et dit:
"Pa gagnin nuage bon matin.
"Cé vrai, répondit Blanchette,
fé ain tan superbe pou parrain rivé.
"Ataune, reprit Mamrie, kichoge apé
pacé dans ciel comme ain gran riban noir: ki ci ça?
"Çé ain band zozo sauvage, répondit
Blanchette.
"Çé signe liver pa loin, remarqua
Mamrie; mo contan pou Démon; li linmin tan frette plice pacé
tan cho."
Elles passèrent devant les ruines de
la maison, et entrèrent dans la grande avenue qui conduisait au
fleuve. Le ronflement lointain du bateau s’entendait. Mamrie et Blanchette,
par moments, avançaient avec peine; le chemin était encombré
de bois mort; dans certains endroits, des chênes déracinés
barraient le passage, il fallait faire un demi-tour.
À l’arrivée du bateau, Pélasge
reconnut immédiatement Démon parmi les dix ou douze passagers
qui débarquèrent. En voyant s’avancer un grand et beau jeune
homme, qui portait la tête haute comme tous les Saint-Ybars, il alla
droit à lui. De son côté Démon reconnut son
ancien professeur dans l’homme qui venait à sa rencontre, malgré
les changements que les années et le chagrin avaient produits dans
sa personne. Ils s’embrassèrent comme deux frères.
Deux voyageurs descendus en même temps
que Démon, saluèrent Pélasge en passant; il leur rendit
leur salut si froidement, que Démon parut surpris.
"Je vois que vous ne les reconnaissez pas,
dit Pélasge. Le plus âgé, le plus gros, est votre ancien
précepteur, M. Héhé; l’autre est le jeune quarteron
que votre père gâtait tant, et que votre grand-père
avait surnommé M. le duc de Lauzun. Je crois vous avoir dit, dans
une de mes lettres, que leur premier acte, à l’arrivée des
Fédéraux, avait été de se jeter à leurs
pieds. On les soupçonne d’avoir dénoncé votre père.
Ils ne vous ont pas reconnu; autrement, ils seraient venus à vous,
croyant vous faire beaucoup d’honneur; car, aujourd’hui, ce sont de grands
personnages politiques. Lorsqu’ils sauront qui vous êtes, ils viendront
certainement vous voir, quand ce ne serait que pour étaler leur
importance à vos yeux. Ce sont deux hommes dangereux, surtout M.
de Lauzun; il est haineux et vindicatif. De superstitieux qu’il était,
il est devenu sceptique et ergoteur; il se vante même de ses vices
et de ses accrocs à la probité. Comme vous voyez, il a prospéré:
il porte trois épinglettes à sa chemise; il a une montre
et une chaîne en or, trois ou quatre bagues à chaque main,
une canne à pomme d’or; et voyez avec quelle désinvolture
il fume son cigare de la Havane. Il vient ici en tournée politique.
Il parle avec facilité. Tout ce qui sort de sa bouche est article
de foi pour les nègres. Lui, comme tous les politiciens, il n’a
qu’une chose en vue, attraper de l’argent. Il n’est ni estimé ni
aimé même des gens de sa classe; mais on le recherche, parce
qu’il procure des places à ses flatteurs.
"Quant à M. Héhé, c’est
toujours le gros pédant, égoïste et gourmand, que vous
avez connu. Il a tripoté avec les officiers fédéraux,
il tripote avec M. de Lauzun. Il est riche. Il parle de se retirer. On
assure qu’il va se fixer à Paris, où il espère faire
figure dans la colonie américaine."
Pélasge et Démon, tout en causant,
étaient entrés dans la grande avenue. La charrette dans laquelle
les malles de Démon avaient été placées, suivit
la voie publique.
Démon eut un serrement de cœur, en
voyant partout autour de lui des traces d’abandon et de désordre,
et en songeant que cette terre sur laquelle il marchait était séquestrée.
Heureusement, Blanchette et Mamrie vinrent changer le cours de ses idées.
Du plus loin que Blanchette le vit avec Pélasge, elle se prit à
courir, sans entendre les cris de Mamrie qui lui disait de ne pas l’abandonner.
Démon ouvrit les bras pour la recevoir; elle s’y jeta en criant:
"Parrain! Parrain!" et elle couvrit ses lèvres de baisers.
Mamrie s’avançait et agitait ses bras,
comme quelqu’un qui cherche dans l’obscurité.
"Démon, mo cher piti, criait-elle,
coté to yé?"
Elle sentit tout à coup deux bras vigoureux
l’envelopper et la serrer. Revenue de sa première émotion,
elle promena ses mains sur la tête de Démon, sur ses épaules
et ses bras.
"To ain bel homme asteur," dit-elle.
Revenant à son visage, elle toucha
sa barbe, ses tempes, son front. Entre les sourcils, ses doigts rencontrèrent
une saillie plus dure que le reste de sa peau; c’était la cicatrice,
elle montait et se perdait insensiblement au milieu du front. Elle rappelait
une bien triste journée. Mamrie soupira. Démon dit:
"Mamrie, pourquoi penser à cela? laisse,
il y a des souvenirs qu’il ne faut jamais remuer; ils sont comme les morts
qu’on doit laisser dormir tranquillement.
"Ça cé bien vrai, répondit
Mamrie; tan pacé gardé so chagrin; tan prézan gagnin
acé comme ça avé so kenne. Mo fi, ta trouvé
tou bien changé. Mé mo pa changé, moin; ta trouvé
même Mamrie to té linmin dans tan lé zote foi. To linmin
li toujour, èce pa!
"Si je t’aime toujours! dit Démon,
en la pressant de nouveau sur son cœur; plus que jamais, bonne Mamrie.
Tu nous as nourris de ton lait, Chant-d’Oisel et moi; tu as veillé
sur notre enfance avec une tendresse de mère; tu es restée
esclave, quand tu pouvais être libre, pour être toujours près
de nous. Quand le malheur et la ruine sont venus fondre sur ma famille,
tu ne t’es pas éloignée d’elle. Tu pouvais, après
l’abolition de l’esclavage, gagner ta vie en travaillant où bon
t’aurait semblé, et avoir du temps de reste. Tu as préféré
partager la gêne et les souffrances de ma mère et de Chant-d’Oisel.
Tu ne t’en es séparée qu’à cause de moi; tu m’as donné
ton temps et ta peine; tu t’es imposé des privations, pour m’envoyer
de l’argent à Paris. Mamrie, tu es une sainte; non seulement je
t’aime toujours, mais j’ai pour toi autant de respect que de reconnaissance.
"Pé donc! pa parlé comme ça,
dit Mamrie; mo fé ça mo té doi fé. To blié
parlé créol; mo oua ça; tapé parlé gran
bo langage de France; épi asteur, effronté, to tutéié
to Mamrie. Mo palé grondé toi pou ça; an contraire,
ça fé moin plésir to tutéié moin, to
acé gran pou ça."
Pélasge et Démon prirent les
devants. En passant près des ruines de la maison paternelle et de
ses dépendances, Démon fit une petite halte. Ses yeux se
remplirent de larmes; Pélasge lui serra la main.
"Ami, dit Démon, sachez-le bien: je
pleure, non point la maison, mais les personnes que j’y ai aimées
et qui ne sont plus. Les conditions sociales au milieu desquelles je suis
né, reposaient sur une violation flagrante du droit humain. Elles
devaient nécessairement disparaître; elles ont disparu, en
entraînant dans l’abîme ma part de l’héritage paternel.
Je m’en console; que dis-je? je m’en réjouis. J’ai rougi plus d’une
fois, quand je pensais à la source d’où venait l’argent que
je dépensais. Que la pauvreté soit la bienvenue; je lui dois
le calme de ma conscience et le respect de moi-même. Et à
vous je dois, ami, la révélation d’une vérité
qui rend l’homme fort et fier. C’est vous qui m’avez appris que le travail
est la loi fondamentale de l’humanité, et que sans lui il n’y a
pas de bonheur réel.
CHAPITRE XXXVII.
Mère et Fils.
La route était assez longue; mais Démon
ne s’en aperçut pas, absorbé qu’il était dans un entretien
qui à chaque pas lui apprenait quelque chose d’intéressant.
En arrivant, Pélasge lui dit:
"Laissez-moi entrer le premier, je vous annoncerai;
contenez-vous de votre mieux. Le chagrin a beaucoup affaibli la tête
de votre mère; une émotion trop brusque pourrait lui faire
beaucoup de mal."
Ils entrèrent. Démon resta dans
la salle à manger. Mme Saint-Ybars était au salon, assise
dans un fauteuil, les mains sur les genoux. Lagniape, ses grosses lunettes
d’argent sur le nez, cousait dans le jour d’une fenêtre. Démon
frissonna en entendant la voix de sa mère; elle répétait,
sur le ton de la plainte et de la prière, sa mélancolique
ritournelle: "Silence! repos!"
Pélasge annonça à Mme
Saint-Ybars l’arrivée de son fils.
"Il est là, ce cher enfant, dit-elle;
alors, qu’il vienne."
Démon entra. Sa mère avait horriblement
vieilli; tous ses traits étaient empreints d’une tristesse désolée.
La commotion qu’il éprouva fut telle, qu’il s’arrêta à
moitié chemin. Pélasge s’approcha, et lui dit tout bas:
"Allons, Démon, du courage!"
Démon s’agenouilla devant sa mère,
et lui dit:
"C’est moi, chère maman, moi Démon,
votre dernier fils, votre Benjamin, le jumeau de Chant-d’Oisel.
"Démon? soupira Mme Saint-Ybars, Démon
et Chant-d’Oisel? mais elle est partie, Chant-d’Oisel.
"Et moi je reviens pour vous consoler, pour
vous aimer, reprit Démon; reconnaissez-moi, chère maman,
je suis Démon, regardez-moi bien."
Mme Saint-Ybars posa ses mains sur les épaules
de son fils, et le regarda longtemps. À force de tendre le peu de
volonté qui lui restait, elle ressaisit le fil de ses souvenirs;
l’intelligence reparut graduellement sur sa physionomie, comme une lumière
lointaine qui grandit dans les ténèbres en approchant.
"Oui, dit-elle, tu es bien un Saint-Ybars;
tu es le portrait de ton père. Tu tiens de moi aussi; voilà
bien mes yeux d’autrefois, quand j’étais jeune et belle; voilà
le front de ma famille."
Elle s’arrêta; elle regardait la cicatrice.
Son visage se rembrunit; puis, elle fit un geste comme pour chasser un
souvenir déplaisant.
"Mon fils, recommença-t-elle, ton père
avait de belles qualités comme beaucoup d’hommes n’en ont pas; nous
devons chérir sa mémoire.
"Oui, ma mère, je la chéris,
je la respecte.
"C’est très bien, mon enfant, embrasse
ta vieille mère."
Démon embrassa sa mère, et lui
dit en la pressant sur sa poitrine:
"Je sais ce qu’il vous faut; vous voulez du
silence et du repos: vous serez satisfaite. Nous sommes très bien
ici, dans la maison de mon grand-père; il l’avait bâtie pour
avoir, lui aussi, cette paix que l’on aime quand on a atteint la vieillesse.
Ne vous inquiétez de rien, j’aime le travail, je ferai rapporter
à ce petit domaine tout ce qu’il vous faut pour bien vivre. Blanchette
veillera sur vous comme une fille dévouée, et cette bonne
Lagniape qui n’a pas perdu, je pense, son amusant babil d’autrefois, vous
tiendra compagnie."
Il se leva pour aller serrer la main de Lagniape.
"Vous ne m’avez donc pas oubliée? dit
la vieille; ah! je vous reconnais bien là, toujours bon, toujours
compatissant. Merci, M. Démon; que le bonheur revienne ici avec
vous, nous en avons grand besoin."
Avec Démon la vie sembla rentrer dans
la maison de Vieumaite; il voulut tout voir; il montait, descendait, remontait,
posant des questions, se faisant tout expliquer. Quand Blanchette rentra,
sa gaîté s’ajoutant à l’animation de Démon,
les appartements prirent un air de fête. On eût dit qu’un esprit
nouveau agitait toutes les têtes. Pélasge se sentait rajeuni
de dix années; Mamrie et Lagniape allaient et venaient, trébuchant,
riant de leurs propres gaucheries, et dépensant des torrents de
paroles. Mme Saint-Ybars semblait sortir d’une longue léthargie;
elle voulut avoir sa part dans tout ce qui se faisait pour fêter
le retour de son fils. Au dîner, elle parla comme elle n’avait pas
fait depuis la mort de Chant-d’Oisel; plusieurs fois même elle s’exalta,
ses yeux éteints se rallumèrent, un retour de chaleur colora
ses pommettes flétries. Dans la soirée elle posa des questions
à Démon, et fit plusieurs remarques d’une grande justesse.
Du reste, elle se retira d’assez bonne heure; elle se sentait fatiguée.
En se couchant elle dit à Blanchette que la tête lui bouillait,
mais que cela se passerait en dormant.
CHAPITRE XXXVIII.
Démon s’informe de l’état présent du pays.
La nuit était fraîche et resplendissante.
Pélasge et Démon sortirent, pour causer en se promenant.
Démon demanda des renseignements sur l’état présent
du pays.
"Nous traversons une phase difficile, répondit
Pélasge; la guerre nous a laissé à résoudre
un problème, d’autant plus embarrassant qu’il nous prend à
l’improviste; je parle de la réorganisation du travail. Peut-être
en viendrait-on à bout, sans les complications de la politique.
Malheureusement des aventuriers, accourus en foule du Nord, se sont constitués
les tuteurs des affranchis, et ont fait alliance avec les gens de couleur.
Vous n’avez pas oublié, je pense, ce que l’on entend ici par gens
de couleur. Arbitres naturels entre les blancs et les noirs, beaucoup d’entre
eux étaient libres avant la guerre, jouissant d’une certaine fortune,
éclairés, représentant un chiffre important de familles
honorables. Dans leur conviction ils forment, à l’égard du
noir, une aristocratie. Ils n’ont pas tort en cela, si l’aristocratie consiste
à être plus aisé et plus instruit que la masse, à
avoir des mœurs plus régulières et plus raffinées
qu’elle. Ils tendent, par un mouvement instinctif, à se rapprocher
des blancs. On pourrait, à l’aide de quelques concessions peu coûteuses,
s’assurer leurs sympathies et leur coopération pour reconstruire
le travail en Louisiane. Car enfin, que demandent-ils? simplement ce qu’ils
appellent l’égalité publique, c’est-à-dire leur place
à côté des blancs au théâtre, au concert,
au restaurant, dans les bateaux à vapeur, etc. Quant à l’égalité
sociale proprement dite, ou en d’autres termes, pour ce qui concerne les
relations de la vie intérieure, ils sont les premiers à reconnaître
que c’est là une affaire de conscience et de goût, dans laquelle
tous doivent respecter religieusement, d’un côté comme de
l’autre, le libre arbitre de chacun.
"La population blanche veut reprendre son
ancienne suprématie dans les affaires de l’État; les gens
de couleur et les nègres, conseillés par leurs alliés
du Nord, la lui disputent. Il en résulte de violentes animosités,
des rixes sanglantes, des combats dans lesquels le nombre des tués
est toujours plus grand parmi les nègres. En un mot, nous sommes
menacés d’une nouvelle guerre civile compliquée d’une guerre
sociale.
"Un des effets les plus déplorables
de cet état de choses, est la recrudescence des préjugés
et des haines de races. Vous constaterez même que l’esprit de caste
est plus prononcé qu’il ne l’était du temps de l’esclavage.
"La guerre n’a été que le prélude
de la révolution politique et sociale qui devait changer nos conditions
d’existence. C’est maintenant que cette révolution se fait. Or,
vous le savez, rien ne ressemble plus à la mort que les changements
de vie; on croirait, à voir ce qui se passe, que la Louisiane va
s’engloutir dans un abîme de sang et de ruines. La coalition qui
porte le nom de parti républicain, déclare qu’il faut anéantir
l’ancienne aristocratie blanche; de leur côté les anciens
possesseurs d’esclaves cherchent à supprimer les nègres et
à les remplacer par des Chinois. Vous serez étonné
de la désinvolture avec laquelle, dans ce pays de démocratie,
on parle d’exterminer des classes entières de citoyens; vous croirez
être en Turquie ou en Russie.
"Où est le remède? Je vous dirai
franchement
ce que j’en pense.
"Le temps et l’expérience ont prouvé
que les nègres étaient, au moins jusqu’à nouvel ordre,
les travailleurs les plus efficaces dans un climat comme celui de la Louisiane.
Loin de se réjouir d’en voir diminuer le nombre, comme font certaines
personnes, on devrait souhaiter qu’il augmentât. Pour cela, que faut-il
faire? éclairer le nègre, développer chez lui l’esprit
de famille. S’il continue à être tué en détail,
à chaque élection, ou à se suicider au cabaret; si
les jeunes négresses persistent à ne pas devenir mères,
et à affluer dans les villes pour y vivre de prostitution, la race
noire s’éteindra en Louisiane comme la race rouge.
"On parle d’immigration européenne:
je ne la vois pas venir. L’étranger sait que la fièvre jaune
se répand aujourd’hui dans les campagnes; pour qu’il en bravât
le péril, il faudrait lui assurer de bien grands avantages.
"En attendant, le nègre est le vrai
paysan de la Louisiane. Nous avons vécu avec lui esclave; pourquoi
ne vivrait-on pas avec lui libre? Il n’est pas méchant, on l’a bien
vu pendant la guerre; il pouvait, avec impunité, faire un mal énorme
à ses anciens maîtres; non seulement il ne l’a point fait
spontanément, mais il n’a pas écouté les mauvais conseillers
qui l’y poussaient.
"Pour moi la race noire est de beaucoup supérieure
à la race rouge du territoire occupé aujourd’hui par les
États-Unis. Elle est douce et civilisable, elle s’habitue facilement
au travail, elle montre un grand désir d’apprendre; elle est affectueuse
et compatissante. Mais j’oublie que vous êtes créole; vous
savez mieux que moi tout ce qu’il y a de bon dans la race à laquelle
appartient Mamrie. Quant aux gens de couleur, ce n’est pas vous qui les
proscririez. Au fond, la plupart des Louisianais sentent et pensent comme
vous et moi; mais ils n’ont pas le courage de le dire: tels de nos vaillants
jeunes hommes ont affronté, pendant quatre ans, la mort sur les
champs de bataille, qui sont saisis d’une peur superstitieuse devant les
fantômes de l’ignorance et de l’orgueil."
L’entretien de Pélasge et de Démon
se prolongea bien avant dans la nuit. Enfin, ils se séparèrent;
Pélasge se rendit à la ferme, Démon alla prendre possession
du lit de Vieumaite.
Comme les pythagoriciens, Démon avait
l’habitude, avant de se coucher, de récapituler mentalement les
faits du jour écoulé, et d’écrire brièvement
les réflexions qui lui étaient venues à leur suite.
C’est ce qu’il fit, en s’asseyant à cette grande table éclairée
par la même lampe qui avait tant de fois servi aux veillées
laborieuses de son grand-père.
"Ainsi, dit-il en finissant, cette maison
est tout ce qui reste de notre brillante fortune, et je suis le dernier
des Saint-Ybars."
Comme il s’étendait sur ce lit où
Vieumaite reposait jadis, ses souvenirs d’enfance lui revinrent en foule.
Qui lui eût dit, le jour de son départ de l’habitation, qu’à
son retour il ne retrouverait que sa mère! Ses réflexions
l’empêchaient de s’endormir; heureusement, la jolie et souriante
figure de Blanchette apparut comme une lumière sur le fond noir
de ses pensées. Il ne vit plus qu’elle, et quand enfin le sommeil
s’empara de lui, il continua de la voir dans un rêve.
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