George Dessommes

Poésies

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ADIEUX À MA PLUME

Adieu ma plume! adieu fidèle amie!
Toi qui connus tous mes plus doux secrets,
Combien de fois, de mon âme meurtrie,
Tu racontas les chagrins, les regrets!
Oui je t’aimais! Tu n’étais pas coquette
Malgré ton air gentil et gracieux,
Et tu savais toujours être discrète,
Ici pourtant je te fais mes adieux.

Tu n’as jamais, d’une pointe méchante,
Au vrai talent fait sentir ton courroux;
Si tu devins parfois un peu piquante,
Ce fut toujours pour les sots et les fous;
Tu refusas ton concours à l’envie,
Nul ne te vit servir l’ambitieux,
Jamais la haine enfin ne t’a flétri,
Et maintenant je te fais mes adieux.

Te souvient-il, ô ma plume fidèle,
De ces petits et doux billets galants
Que tu traças, parfois, pour une belle?
Ah! tu souris en songeant à ce temps!
Oui, tu savais dépeindre en flammes vives
D’un tendre amour les accents langoureux,
Tu soupirais des plaintes bien naïves;
Et maintenant je te fais mes adieux.

Pour l’amitié tu savais être affable
Quand tu courais folle sur le papier.
Que ce labeur te semblait agréable!
Ah! point n’était besoin de te prier!
Nul ne t’a dit que tu fus négligente;
Et tu savais à l’ami paresseux
Te rappeler par ta lettre indulgente;
Et maintenant je te fais mes adieux.

Parfois, hélas! l’âme triste et rêveuse,
D’un vieil ami pour consoler le deuil
Je t’ai dicté quelque parole heureuse.
Alors, souvent en songeant au cercueil
Qui descendait dans la fosse creusée,
Sur toi, ma plume, est tombé de mes yeux
Un pleur sincère, écho de ma pensée....
Et maintenant je te fais mes adieux.

Oui, c’en est fait! tu ne vas plus écrire!
Vas-tu seulette et triste te rouiller
Dans quelque coin où tout le bruit expire?
Ma pauvre plume! Ah! l’on va t’oublier!
Mais moi je veux me rappeler encore
Tes faibles vers, ton style harmonieux,
Je veux enfin dire que je déplore
De t’adresser ces éternels adieux!

le 12 octobre 1873


LE BAISER

—Pourquoi toujours me refuser
Ce charmant témoignage,
Ce doux baiser,
Aimable gage
De ton amour?
Pourquoi cruelle
Répéter chaque jour:
À demain! distance éternelle!

Sans cesse tes regards de feux
Provoquent ma flamme,
Et quand je veux
Mettre mon âme
Dans un baiser
Que sur tes joues
Je voudrais déposer,
Tu fuis....et de moi tu te joues.

Est-ce qu’un tout petit baiser
Ne se peut laisser prendre?
Me refuser
Ce gage tendre,
Serait vraiment
Trop méconnaître
Le charmant sentiment
Qu’en mon cœur tu fis sitôt naître.

Je le vois mon raisonnement,
Sur ta bouche, faut-il le dire,
Mène vraiment
Un gai sourire:
Petit lutin,
Un rire aimable
À ton minois mutin
Toujours donne un air adorable.

D’après ce qu’en tes yeux je lis
Je dis que je t’adore;
Je m’enhardis;
Tu fuis encore,
Et cependant
Ta lèvre rose
Paraît à chaque instant
M’encourager et me dire....ose!....

le 16 octobre 1873

 

LA REVANCHE

Quel désespoir! Dieu quelle sombre rage
Vient de ma lyre attrister les accents!
Ne sens-je point défaillir mon courage
À ce tumulte, à ces cris déchirants?
J’ai vu la France engloutie, abîmée,
Et sous mes yeux, hélas! elle sombra...
J’ai confiance encore en son armée,
J’espère encore, la Revanche viendra!

Vous avez cru la France anéantie,
Vous avez dit, avec la joie au cœur,
Des nations elle sera bannie,
Et ne pourra plus venger son honneur.
Pensiez-vous donc qu’éternellement lâche,
Jamais la France à vous pardonnera,
À son drapeau d’avoir fait une tache?
Détrompez-vous, la Revanche viendra!

Pensiez-vous donc, orgueilleuse folle!
Voir devant vous toujours courber nos fronts!
Et que la France, à jamais avilie,
Renoncerait à venger ses affronts?
Détrompez-vous, notre unique pensée,
De tout instant, de tout moment, sera,
De voir un jour notre France vengée,
Sachez-le bien, la Revanche viendra!

Oui, je t’attends, ô jour de représailles!
Ô jour sinistre à l’éclatant reflet!
Vous me verrez, noir esprit des batailles,
Tel qu’au sabbat l’on nous montre Macbeth.
Dieu! tu le sais, le rêve de ma vie,
C’est la REVANCHE, et ce jour paraîtra!
Je te verrai vengée, ô ma patrie,
Il est écrit: «la Revanche viendra!»

le 2 novembre1873

 

MA PREMIÈRE CHANSON

Dans mon berceau, tandis que ma nourrice,
Pour m’endormir dévidait sa chanson,
Je bégayais, encore jeune novice,
Déjà des cris harmonieux dit-on;
Je promettais depuis mon plus jeune âge
Plus tard hélas! je n’ai su l’oublier,
Je me suis dit, quoique ce fut peu sage:
Je dois chanter, je suis né chansonnier.

D’autres accords s’échappent de ma lyre:
Quand j’eus vingt ans je chantai la beauté;
Une autre voix en même temps m’inspire,
Ivre d’espoir je rêve liberté;
Âge charmant! le plus beau de la vie,
Tout suffisait alors à m’égayer
Et je disais dans ma douce folie:
Je dois chanter, je suis né chansonnier.

Un peu plus tard, je saisis la férule
Dont avant moi se servit Béranger,
Et j’en frappais alors le ridicule
Mais sans hélas! pouvoir le corriger.
Ma faible voix dans les aires s’est perdue,
C’est mon devoir, je dois te châtier
Ô nation tombée et corrompue,
Je dois chanter, je suis né chansonnier.

Je désirais une éternelle gloire
Pour mon pays qu’on frappa jusqu’au cœur:
Il fut vaincu! qui donc l’aurait pu croire?
Fidèle encore, je chantai son malheur;
Je t’ai pleuré, ô ma chère patrie,
C’est un tribut qu’on devait te payer
Et je disais, hélas! l’âme meurtrie:
Je dois chanter, je suis né chansonnier.
Mais je vieillis, déjà ma voix chancelle,
Bientôt pour moi la tombe s’ouvrira.
J’entends déjà la Parque qui m’appelle,
À mes chansons elle me trouvera.
Ma coupe, hélas! est tout à fait remplie
Mais le destin ne me fait pas plier.
Des jours heureux ont embelli ma vie,
Amis adieux! je mourrai chansonnier.

le 9 novembre 1873

 

LE LECTEUR ET LE CHANSONNIER

Dis chansonnier, quelle Muse importune
D’un faible luth ose enhardir le son?
Ne sais-tu pas que déjà la Fortune
De ses faveurs a banni la Chanson?
Penses-tu donc, dans la verve égoïste,
Tout chansonnier et te rire de tous,
Et dans tes vers faire le moraliste
Sans allumer de terribles courroux?

Dans un couplet si ta rime cruelle
Au pilori veut clouer quelque sot,
Sois bien certain qu’en ce portrait fidèle
Maint et maint sot se croira voir sitôt;
Lors, contre toi, leur cohorte ameutée
Voudra te voir trépasser sous ses coups,
Ah! n’écris pas, car ta plume emportée
Allumerait de terribles courroux.

Quoi! si je sens que ma bile s’allume
En contemplant un vain et fol orgueil.
Devrai-je dire, en contenant ma plume:
Muse, prends garde à cet affreux écueil!
Quoi! de railler me fera-t-on défense?
Ne puis-je rire et du sage et des fous?
Non, n’écris pas, répète la prudence:
Évite ainsi de terribles courroux.

Qu’un vil coquin, qui vola ses richesses,
Dans le chemin m’éclabousse en passant,
Lui dois-je offrir mes humbles politesses
Et m’en aller toujours en m’inclinant?
Ne puis-je pas, d’un infâme stigmate,
Marquer ce masque, hélas! commun chez nous,
Et qu’on envie autant que l’on le flatte,
Sans m’exposer aux plus ardents courroux!

Mais je saurai, dans mon indépendance,
Toute méprise, richesse ou pauvreté,
Du fanfaron, la sotte outrecuidance,
De l’orgueilleux, l’absurde vanité;
Je poursuivrai partout le ridicule,
Vous n’entendez, prenez donc garde à vous,
Car sans pitié frappera ma férule,
Je ne crains pas les plus ardents courroux.

le 16 novembre 1873

 

UN CHEVEU BLANC!

Oui, je vieillis; le temps impitoyable
M’a ce matin brusquement averti,
Et mon miroir, meuble désagréable,
M’a présenté déjà mon front blanchi:
Oui, c’en est fait hélas! de ma jeunesse,
Ils sont finis ces beaux jours de printemps,
Voici l’hiver, avec lui la sagesse,
Et je suis vieux, car j’ai des cheveux blancs.

Mais vous aussi, ma charmante maîtresse,
Vos traits seront par les ans altérés,
Alors parfois dans des jours de tristesse,
Vous songerez aux moments envolés;
Ainsi mon nom reviendra vous distraire.
Au souvenir de quelques doux instants,
Oui, direz-vous: jeune, je sus vous plaire,
Et je suis vieux, car j’ai des cheveux blancs.

Que nous aimons la ravissante ivresse
De ce beau temps où naissent les amours,
Quand le zéphyr doucement nous caresse,
Son souvenir nous rajeunit toujours;
Mais pour s’aimer, il n’est qu’une jeunesse,
Il faut surtout que le cœur ait vingt ans,
L’amour s’enfuit en voyant la vieillesse,
Et je suis vieux, car j’ai des cheveux blancs.

Je vous aimais, et j’étais jeune encore,
Mais aujourd’hui, je le crains bien hélas!
Plus que jamais, lorsque je vous adore,
Vous me direz que vous ne n’aimez pas.
Vous me fuyez, ô méchante coquette!
En vain mon cœur s’exhale en doux accents,
Je ne puis plus être amant ni poète,
Car je suis vieux si j’ai des cheveux blancs.

le 30 novembre 1873

 

REGRETS!

Bercé par plus d’un heureux songe,
Dans ce monde l’homme est jeté,
C’est sous le manteau du mensonge
Qu’il épelle la vérité,
La réalité qu’il repousse
N’apparaît qu’au jour du départ,
À chaque cheveu gris qui pousse
C’est une illusion qui part!

Aux lueurs du bronze qui gronde,
De l’honneur j’eus le noble élan
Et pour la conquête du monde
Je trouvais notre aigle trop lent.
Le laurier, ma main le repousse,
De trop de sang il but sa part.
À chaque cheveu gris qui pousse
C’est une illusion qui part!

L’homme puissant me semblait juste,
Afin d’honorer le pouvoir,
Je disais: l’Éternel ajuste
Et la puissance et le savoir;
Non, le sot qu’aux emplois l’on pousse
Du pain du savant fait sa part,
À chaque cheveu gris qui pousse
C’est une illusion qui part!

Assis au foyer domestique,
Près d’un fils que j’aimais toujours,
Je m’étais dit: paralytique,
C’est un bâton pour mes vieux jours;
Déjà l’âge au tombeau me pousse
Et d’un souris j’attends ma part....
À chaque cheveu gris qui pousse
C’est une illusion qui part!

De ma lèvre écartant l’absinthe,
Au jour d’un chagrin ulcéré,
Je m’étais dit: l’amitié sainte
Aura du miel tout préparé;
Du malheur je sens la secousse
Et l’amitié raille à l’écart,
À chaque cheveu gris qui pousse
C’est une illusion qui part!

Sans regret pour la joie absente,
Heureux des bonheurs apparents,
Courbons-nous sous la main puissante
Qui sème les globes errants;
L’existence eut été plus douce
Si l’erreur n’eut pas eu sa part,
À chaque cheveu gris qui pousse
C’est une illusion qui part!

le 7 décembre 1873

 

IAMBES

Ô Némésis! à la verge sanglante!
Viens châtier ces sinistres coquins
À la morgue insolente,
Aux aires faquins!
Que ton vers sombre
En son juste courroux,
Ensevelisse à jamais dans son ombre
Ces mécréants à faces de hiboux.

Vois, Némésis, cet être abominable,
Ce vil bandit qu’on appelle Kellogg
Ce grotesque, semblable
Au baron Grogg!
Puis vois ce nègre
Sorti de quelque égout
Sur le fauteuil d’un magistrat intègre,
Et crache leur en face ton dégoût.

Vois donc cet antre, à l’assassin propice,
C’est le bazar du plus honteux trafic,
L’on y vend la Justice,
En plein public,
Un juge infâme,
De l’hermine vêtu,
Pour un peu d’or au fripon vend son âme
Et déshonore à tel prix la vertu.

Et maintenant, Némésis implacable,
Saisis au front ce misérable infect
Ce Warmoth exécrable
Cet être abject!
Que sur sa joue,
Pendant qu’au pilori
Du déshonneur ta main de fer le cloue,
Le peuple crache et dise: il est puni!....

le 14 décembre 1873

 

LES VENDANGES

Consolez-vous, buveurs insignes.
Nous pourrons boire plus d’un coup.
Les vignes
Promettent beaucoup.

Ce refrain qu’une belle automne
Fit éclore dans un guéret,
Avec le bondon d’une tonne,
Eut écrit dans un cabaret.
En versant la liqueur vermeille
Dans nos verres pleins jusqu’au bord,
Pour chanter le jus de la treille,
Répétons ce refrain, d’abord:

Consolez-vous,....etc

Las de se battre avec sa femme,
Et d’être toujours le battu,
Mon pauvre voisin rendit l’âme,
Vit-on jamais tant de vertu!....
Je suivis son corps à l’église,
Et là, sans plus ample examen,
Le bedeau, qui toujours se grise,
Chanta dix fois; au lieu d’amen:

Consolez-vous.....etc

Par égard pour les bienséances,
Et convoqué par mon journal,
Je voulus me rendre aux séances
De mon collège électoral,
Loin d’y voir voter une chambre
Qui dut effacer tous nos maux,
Sur la vote de chaque membre,
Je ne vis, écrits, que ces mots:

Consolez-vous.....etc

Que je vieillis, vidant mon verre,
La mort n’a rien pour m’effrayer,
Je veux que mon heure dernière
Me surprenne dans mon cellier;
Fervent disciple de Sylène,
Adorateur du vieux Bacchus,
Je veux dire aux buveurs en peine:
Mes amis, si je ne suis plus,

Consolez-vous, buveurs insignes,

Vous pourrez boire plus d’un coup,
Les vignes
Promettent beaucoup.

le 31 décembre 1873

 

À MA CIGARETTE
Sonnet

Ravissant passe-temps! ô douce cigarette!
Que j’aime à voir monter en gracieux contours
Les plis dont ta fumée en ombrageant ma tête,
Semble d’une auréole envelopper mes jours,

Pour moi, c’est constamment une nouvelle fête,
J’aime à suivre des yeux tes fantasques détours,
Ta spirale embaumée et l’éclat qu’elle jette
En chassant mes ennuis me charmera toujours.

Oui je veux te chanter, ô ma cigarette amie!
Ô plaisir délirant qui parfuma ma vie
Des rêves les plus doux, du plus content bonheur;

Toi seule, tu donnas le repos à mon cœur
Lorsque j’étais en proie aux chagrins, aux souffrances
Seule, tu m’as rendu de douces espérances!

le 4 janvier 1874

 

CHARITÉ

Dehors le vent soufflait, et dans sa violence
Emportait un ruban détaché par la danse,
La musique parfois retentissait gaiement,
Les groupes animés passaient tourbillonnant;
Languissant, triste et pâle, assis près de la porte,
Un enfant demandait l’aumône à ces heureux
Ils ne l’écoutent point, le plaisir les emporte,
Et nul ne donne au malheureux.

Mais l’orchestre s’est tu, la fête est terminée,
Les danseurs fatigués d’une longue soirée
Sortent en fredonnant quelques airs de polkas,
Implorant leur pitié, l’enfant leur tend les bras,
Ils ne l’écoutent point, ses plaintes sont perdues,
Nul souci ne les trouble, ils sont tous si joyeux,
Ils n’ont pas comme lui les jambes toutes nues,
Et nul ne donne au malheureux.

Un ouvrier passa, qui vit un misérable
Tout couvert de haillons, le pauvre est charitable:
Viens, mon fils, lui dit-il, un de plus au foyer,
Pour nous ce sera peu si je puis travailler,
Tu trouveras du pain et l’amour d’une mère,
Et l’enfant le suivant, lui dit d’un ton joyeux:
Seul le pauvre aide au pauvre et seule la misère
Sait soulager le malheureux.

le 11 décembre 1874

 

L’HOMME ENTRE DEUX ÂGES

Sans m’occuper des sinistres présages
Dont au vieux temps traquaient les devins,
J’aime à lâcher ma vie entre deux âges
Et mes ennuis toujours entre deux vins;
À demi fou comme à demi sévère,
Le temps qui fuit, je cherche à l’éluder:
J’ai soixante ans quand je remplis mon verre,
Mais j’ai vingt ans quand il faut le vider.

Jeune, et malgré les oracles de Rome
Ému fort peu des tourments de l’enfer,
Je ne crois point qu’un Dieu juste ait fait l’homme
Pour les plaisirs de Monsieur Lucifer;
En vieillissant, pourtant d’un Dieu terrible,
De temps en temps je vois le doigt armé,
J’ai soixante ans lorsque je lis la Bible,
Mais j’ai vingt ans quand le livre est fermé.

De mon vieux toit, lorsque j’ai souvenance,
Le sang au cœur me revient triomphant
Au lieu qui fut l’abri de son enfance
Point de vieillard qui ne se sente enfant;
Le ciel alors jette dans sa largesse
Un rayon d’or sur mon front alourdi,
J’ai soixante ans pour aimer la sagesse
Mais j’ai vingt ans pour être un étourdi.

Quand mon pays fit l’appel aux courages,
Vous m’avez vu pour le sauver des fers,
Sans m’occuper du danger, des orages,
Jeter ma vie au milieu des éclairs;
Ils reviendront ces jours d’indépendance,
Sous l’ouragan me faudra-t-il plier?
J’ai soixante ans pour aimer la prudence,
Mais j’ai vingt ans quand il faut l’oublier.

Adieu beautés, qui doublant nos blessures,
Pour un plaisir nous donnent vingt douleurs,
J’eus trop longtemps à souffrir tes morsures.
Joli serpent qui siffle sous les fleurs;
Comme un forçat écrasé sous ses rames,
Je cherche un port où je puisse atterrir,
J’ai soixante ans pour redouter les femmes,
Mais j’ai vingt ans lorsqu’il faut les chérir.

J’en fais l’aveu, grâce à mes faits et gestes
Entremêlés de gloire et de revers,
Il m’est resté des douleurs indigestes,
De la santé je n’ai que les hivers.
Désirant peu voir l’infernale rive
Où mon curé dit qu’on sera rôti,
J’ai soixante ans quand mon docteur arrive,
Mais j’ai vingt ans sitôt qu’il est parti.

le 18 janvier 1874

 

STÉNIO

......J’en préviens les mères de familles,
Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles
Dont on coupe le pain en tartines! —mes vers
Sont des vers de jeune homme et non un catéchisme.

T. Gauthier.

Le souper finissait joyeusement, plus d’un
Sur la table penchait sa tête langoureuse;
Le punch ouvrait les cœurs timides; et chacun,
À son tour, avait dit son histoire amoureuse.
Ce n’était que chansons, longs baisers excusés,
Avant qu’on ne les prît, bruits de verres brisés,
Tendres épanchements, disputes politiques,
Rires entremêlés de questions cyniques;
Quand Sténio soudain, jusqu’alors abattu,
Se leva pour parler. —Tout le monde se tut.

Amis, vous souvient-il de ce frêle jeune homme,
Presqu’un enfant, pensif, inquiet, pâle comme
Un marbre: il s’asseyait souvent à nos festins,
Mais tout seul, et jamais n’avait goûté l’ivresse
D’enlacer en rêvant une folle maîtresse
Tandis qu’à flots dorés on fait couler les vins
Dans les coupes; ses traits dévoilaient sa jeunesse.
Mais le fou de son œil profondément creusé,
Montrait bien que sa lèvre avait déjà puisé
Dans l’amphore fatale une large gorgée
De douleur. —Il riait, ou plutôt s’efforçait
De nous paraître rire; et cet effort laissait
Deviner le mal dont son âme était rongée.

«Amis! chacun de vous a chanté son amour,
Et bu, s’écria-t-il, à sa belle! —À mon tour!
Moi! je ne pourrai boire à toi, mon adorée,»
— Reprit-il sourdement, sur la table écrasant
Le verre qu’il tenait en main —car à présent
Tu reposes là-bas, à moitié dévorée
Par les vers, ...ô Néant! —Mais je trouve plaisant
De vous conter ici dans l’ardeur d’une fête,
Au milieu des chansons, cette histoire, peu faite,
Je le sais, pour des gens rayonnant de gaîté.
Cependant il est bon de rappeler à l’homme
Qu’il n’est (ce vil atome, enflé de vanité)
Qu’un fragile hochet pour le Destin, en somme!

Alors, comme étonnés, tous nous nous demandions
Ce qui rendait son front plus livide, et suivions,
Laissant nos verres pleins et faisant grand silence,
Sa parole sinistre; il vit notre stupeur
Se prit à ricaner, et dit:
«Avez-vous peur,
Compagnons? Croyez-vous que je suis en démence?
Non! non! Je souffre un peu! voilà tout!....Quand tout seul
Parfois la nuit je rêve aux choses de la vie,
Il me prend, je l’avoue, une damnée envie
D’aller voir ce qu’on fait coucher dans un linceul.
Mais tu l’as fort bien dit, Musset: «une cervelle
A peur d’un pistolet qui se pose sur elle.»
Aujourd’hui, mes amis, je ne veux qu’épancher
Dans vos âmes, le fiel de la mienne, et chercher
Si je peux rire à vingt de ce mal délétère
Dont je me sens mourir quand je suis solitaire.
—Rappelez-vous la scène où le sage Iago
Philosophiquement dit à Roderigo
Que l’âme humaine est un jardin, où l’on recueille
Les fruits, amers ou doux, qu’on y sema; Dieu veuille
Qu’il ait dit vrai! Pour moi, j’y sèmerais l’oubli
Ou plutôt, l’arbre au trône si nu, l’indifférence!...
Mais déjà mon prologue est trop long, et je pense
Qu’il est temps de conter l’histoire qui se lit
Dans les creux de ma joue et sur mon front pâli.
Écoutez! Elle est triste, et je permets d’en rire
À ceux qui ne pourront en pleurer. —
Je sortais
Du collège; c’était au mois d’avril; —j’étais
Un enfant radieux —car s’il faut vous le dire,
C’est dix-huit ans pour moi que sonnera juillet —
Et mon cœur dans les flots du rêve se noyait.
J’avais depuis longtemps au fond d’une boutique
De modes, remarqué, le dimanche en passant
Le long des boulevards, une charmante enfant.
Par malheur, mon esprit aimait le poétique,
Et je lisais beaucoup de romans. —Les Mimis
De Musset, de Murger; Frédéric, Bernerette
M’empêchaient de dormir, et dans ma folle tête
En dépit des grands mois, ce projet s’était mis
De passer mes beaux jours de vie à leur manière.
—Amalia, c’était le nom de l’ouvrière,
Était belle, (allez voir au fond de son tombeau
Fermé depuis un an ce que c’est qu’être beau.)
Je l’aimais....elle aussi! mais elle était trop pure
Pour livrer son honneur sans lutter, et je jure,
Que ce ne fut qu’après six longs mois de soupirs
Qu’elle me dit tout bas en rougissant: «Je t’aime!»
Et, du monde bravant le cruel anathème,
Se livra toute entière,...............................
........................................................
........................................................
Oui, mais le lendemain, quand le calme rentrant
En elle, lui montra l’abîme s’entrouvrant
Sous ses pas, elle dit:
«Ô toi que j’ai connue
Si pure! Amalia, qu’es-tu donc devenue?
Est-ce toi que je vois, est-ce toi, murmurant
Des mots voluptueux, tremblante et presque nue?»
Puis, se tournant vers moi, qui n’osais lui parler;
«Mon Sténio, ma mère et Dieu me vont maudire!
Reste-moi! Ton amour seul peut me consoler!
Aime-moi! fais durer mon rêve et mon délire
Jusqu’à ce que j’oublie!»
Elle fondit en pleurs
Et se pencha sur moi, pâle et désespérée;
Je la pris dans mes bras: «Une chaîne sacrée,
Ma douce Amalia, dis-je, a lié nos cœurs.
S’aimer à dix-sept ans ne saurait être un crime.
Te repens-tu d’avoir allumé dans nos seins
Par cette nuit d’amour le feu qui nous anime.
Tu m’as parlé de Dieu. Qui connaît ses desseins?
Pourquoi nous donne-t-il un cœur, une pensée,
S’il faut éteindre en eux leur plus beau sentiment?
Ange, l’opinion publique est insensée,
Ici-bas on doit vivre insoucieusement,
Quand on a comme nous l’auréole dorée
Du printemps sur le front.
Avec de longs baisers
Je consolais ainsi l’enfant désespérée,
Et bientôt à ma voix, ses remords apaisés,
Elle mit sur mon sein sa tête pâle et blonde
Et pâmée oublia la lumière et le monde.

N’est-ce pas mes amis, vous songez à part vous,
Que mon Amalia jouait la comédie,
Ou vous dites tout bas que nous étions deux fous?

Dans notre beau siècle, où la valseuse hardie
Entraîne, sans pudeur, son danseur libertin
Dans les corridors noirs, et là, loin de sa mère,
Rouge de volupté, lui fait toucher son sein;
N’est-ce pas c’est pitié de voir une ouvrière
(Quel rang cela tient-il dans la société?)
Se désoler d’avoir perdu sa chasteté.
Aussi dès le matin, «Allons dans une Église,
Me dit-elle, j’y veux prier Dieu, pour qu’il lise
Dans mon cœur que je suis aussi pure qu’hier!»

Depuis longtemps, je ne sais plus m’agenouiller
En suppliant, amis, sur la dalle glacée;
Tous ces temples de Dieu ne sont dans ma pensée
Que les sources d’où sort la superstition,
Et je n’y puis entrer sans mépris, ni sans haine.
Mais la prière était sa consolation,
Je menai mon amante à l’église prochaine.

Nous étions seuls; au chœur scintillait un flambeau
Et l’écho de nos pas s’enfuyait sous la voûte
Avec des râlements; on eut dit un tombeau
Dont s’éveillaient les morts; entre nous, c’est bien beau,
Ce silence, et l’on tremble alors même qu’on doute.

Amalia, muette, aux pieds d’un noir pilier
Alla s’agenouiller, et je la vis plier
Sa tête aux blonds cheveux qui lui couvraient l’épaule;
Elle pleura; soudain son regard azuré
Se plongea dans le mien et j’en fus enivré;
Sur son front me parut briller une auréole,
Et je vis dans ses yeux tant de dévotion
D’amour et de douleur, que plein d’émotion
Je dis sans y penser:

«ÊTRE dont mon cœur doute,
Si tu nous vois des cieux, Dieu tout puissant, écoute
Cette enfant de seize ans qui te prie en pleurant;
Tous les bonheurs pour elle, ô clémence divine.
Et pour moi tous les pleurs que ta main nous destine!
ÊTRE, on doit se montrer bon, quand on est si grand!»

Je sais que de ma part c’était une faiblesse.
Dérision! j’avais prié sans croire en Dieu!
Pourtant j’étais plus calme en sortant du saint lieu
Et me sentais au cœur encore plus de tendresse.

Amalia me dit: «Il faut que nous allions
À la campagne; ami, la nature est en fête
Maintenant; nous courrons après les papillons,
Tu cueilleras des fleurs pour en parer ma tête,
Comme si nous étions fiancés, et là-bas
Les bruits du monde au moins ne nous troubleront pas:
Au milieu des oiseaux nous goûterons sur l’herbe
Et rentrerons bien tard; viens ce sera superbe!»

C’est à Ville d’Avray qu’elle voulut aller
Sous les grands châtaigniers déjà verts, sans parler
Nous marchions, et laissions nager nos deux pensées
Dans une mer d’amour; les cimes balancées
Nous laissaient par instants voir un coin du ciel bleu
D’où tombait un rayon, comme un regard de Dieu,
Bénissant notre amour, et nous étions tout âme.

Ce n’est que ta beauté, toute puissante femme,
Qui puisse ainsi briser un moment le lien
Dont le nœud trop serré sur terre nous retient.

Après le gai repas, où, n’ayant qu’un seul verre,
C’était à qui boirait le dernier, sur le bord
Du cristal pour baiser la trace humide encore
De la bouche de l’autre; Amalia, légère,
Et s’égayant enfin, dans les plus noirs sentiers
S’élançait, se cachait derrière les halliers,
Riait de nos appels et fuyait mon étreinte.
Nous avancions ainsi dans la forêt, sans crainte
Du monde et sans souci de l’heure qui volait.
Nous n’avions pas vingt ans, dans l’herbe renaissante,
La volupté chantait d’une voix languissante,
Et nous ne savions pas où le chemin allait.
Redevenus enfants, aux contes d’Arabie
Nous songions, espérant peut-être voir soudain
Apparaître, du fond des buissons une génie
Qui nous apporterait la lampe d’Aladdin,
Ou nous ferait trouver les rives inconnues
Où l’amour est sans pleurs et le bonheur sans fin.

Tout à coup le vent siffle, un lourd voile de nues
Obscurcit le soleil; sur le ciel nous jetons
Un regard de stupeur et nous nous arrêtons
Effrayés, la forêt de hurlements de rage
S’emplissait; on eut dit que tout l’enfer, jaloux
De notre joie, était déchaîné contre nous.
L’enfant se suspendit à mon bras.
«C’est l’orage,
Dit elle, ô Sténio! rentrons vite au village!»

Revenir! Mais....comment? —j’ignorais le chemin!
La tempête éclata; la nuit était prochaine;
Les rameaux peu touffus nous abritaient à peine;
Amalia tremblait de froid, pourtant sa main
Était brûlante.
«Allons! dis-je, sois courageuse,
Nous sortirons bientôt d’ici.»
La malheureuse
Me laissa l’entraîner. Mais je ne savais pas
De quel côté j’avais à diriger mes pas.
J’allais toujours tout droit, soutenant ma maîtresse,
Dans la pluie et le vent qui redoublaient sans cesse,
Et le bois devant nous toujours s’épaississait.
J’allais! Elle avait froid et contre elle pressait
Mon bras pour réchauffer sa poitrine glacée;
Je jetai mon manteau sur son corps grelottant;
C’était pitié de voir cette enfant harassée,
Sous le feu des éclairs trembler à chaque instant!
J’allais! j’allais toujours et sa brûlante lèvre
Se posait par moments sur la mienne; la fièvre
L’épuisait, et son corps à fléchir commençait..

—Je souffre, disait-elle, et sa voix trahissait
Plus de douleur encore qu’elle n’en voulait dire.
Je ranimais son cœur par un triste sourire
Et j’avançais toujours, enlaçant dans mes bras
Sa faible taille!.....

Ici, mes chers amis, j’oublie
La suite de l’histoire, et je ne saurais pas
La finir en détails....Je sais qu’une folie
Soudaine s’empara de mon esprit troublé.
Comme en rêve, je vois ma maîtresse expirante
S’affaisser sur le sol, je me vois affolé,
Courir, en demandant d’une voix déchirante
Aide aux esprits des bois; je vois un voyageur
Nous conduire au village, enfin je la vois, elle,
Mon ange, mon seul bien, pâle, mais toujours belle,
Les yeux ternes et creux, sur un lit de douleur
Pendant trois jours couchée!..Ah! de ces nuits d’horreur
Tu ne sais plus les maux, pauvre âme déchirée!
Mais, ce dont j’ai gardé le plus clair souvenir,
C’est qu’un matin, voulant presser mon adorée
Sur mon sein, (oh! j’ai peur et je me sens frémir
En y songeant encore!) ce fut un corps inerte
Que ma main rencontra; la lèvre froide et verte
S’entrouvrait à demi comme pour dire «adieu!»
Dans le regard rêveur et fixe de l’œil bleu,
On lisait «je t’attends!» —Ma maîtresse était morte,
J’ai fini!—

Sténio s’assit en pâlissant;
Ses yeux étaient remplis de larmes et de sang.
«J’ai soif! valets, dit-il. J’étouffe! qu’on m’apporte
Le verre le plus grand que l’on pourra trouver!»

Il l’emplit jusqu’au bord d’eau de vie; et sa lèvre
Le vida d’un seul trait; le front rouge de fièvre,
Les yeux fermés, alors il se mit à rêver,
Et nous, nous n’osions pas consoler sa détresse.
Parfois il murmurait le nom d’Amalia.
Soudain il redressa la tête et s’écria:

«Oui morte! morte! morte! Après un jour d’ivresse
Oui morte! quand l’amour dans son sein bouillonnait
Oui morte! Et cependant, moi, le damné, l’impie,
J’avais prié son Dieu, ce Dieu qu’elle croyait
Si bon, de lui donner le bonheur et la vie!
Ah! mourir à seize ans! Faut-il donc qu’on expie
Chaque instant de plaisir par des pleurs éternels,
Oh bien, sans le savoir, étions-nous criminels
De nous aimer ainsi, nous purs enfants, dont l’âme
Ignorait ce qu’il faut faire pour être infâme?»

Et comme nous pleurions, il reprit tendrement:

«Pardon, mes chers amis, d’avoir insolemment
Troublé de ma douleur votre fête joyeuse!
Aujourd’hui fait un an que ma jeune amoureuse
Dort au fond du tombeau sans pouvoir s’éveiller.
C’est une triste chose et je veux l’oublier.
Amis, à dix-huit ans, au bonheur on peut croire!
Je veux jusqu’à demain avec vous rire et boire,
Et quand je serai gris qu’on me laisse dormir!»

Ce découragement profond nous fit frémir,
Et pendant tout le bal la gaîté fut forcée.

Ô pleurs de jeunesse, alors que vous coulez
Sans ostentation de deux yeux désolés,
Qui ne sent pas son âme à l’instant oppressée!
.....................................................
.....................................................
J’appris dernièrement qu’on avait, un matin,
Trouvé sur une tombe, au fond d’un cimetière,
Le corps d’un beau jeune homme au poignard dans le sein.
Avant de se tuer, il avait sur la pierre
Gravé ces tristes mots avec l’arme de mort:
«Passant, je suis heureux, ne pleure pas mon sort!
Pour jamais je repose auprès de ma maîtresse;
Rien ne troublera plus notre amoureuse ivresse!»

juin, 1874.

 

RÉVEIL DU CŒUR
À mlle F.L.

Pauvre insensé! j’avais cru que mon âme
À dix-neuf ans était lasse d’amours,
Et que j’avais aux lèvres d’une femme
Assez puisé de poison pour toujours.

Hélas! voici que revient le zéphyre!
La fleur renaît; dans les sentiers j’entends
Un doux concert et partout je respire,
Tout enivré, les parfums du printemps;

La rose émue à la rose se presse;
Tout ce qui vit semble vouloir s’unir,
Et le transport de cette immense ivresse
Dans aucun sein ne se peut contenir.

Et je serais le seul, dans la nature,
À comprimer les flammes de mon cœur,
Comme un maudit, comme une bête impure,
À m’isoler, égoïste et moqueur?

Non! non! Je sais faire encore de beaux rêves,
Je veux aussi pour jamais demeurer
Auprès de ceux que les soupirs des grèves
Par un beau soir font rêver et pleurer!

Je veux aimer, car de la poésie
Vibre en mon sein le luth mélodieux;
D’un pur transport ma jeune âme est saisie;
Je vois enfin l’espoir briller aux cieux.

Je veux aimer et chanter ma maîtresse
Comme l’ont fait ceux qui m’ont devancé,
Vivre par elle; oublier ma tristesse,
Et les projets de gloire du passé!

«L’amour, dit-on souvent est chose amère!
On rit ce soir, demain on pleurera!
Eh! je sais bien que tout est éphémère:
Qui plus que moi de vous l’éprouvera?

Mais répondez, quelle douleur résiste
Aux voluptés d’un langoureux baiser
Que l’être aimé nous voyant le front triste,
Vient doucement sur nos lèvres poser.

Quand nous aurions pleuré toute la vie,
Du grand, du beau perdu le sentiment,
Et l’espérance avec notre génie,
Tout renaîtrait dans cet embrassement!

Ma Muse, allons! je suis encore poète!
Courons au bois! que l’Inspiration,
De sa blanche aile en effleurant ma tête,
Réveille en moi la sainte émotion!

Et pour le nom que chantera ma lyre,
Quand nous serons bien seuls, tu le sauras;
Le cruel monde, hélas! en pourrait rire;
Ton cœur est bon et tu me comprendras!

le 27 décembre 1874

 

AURORE

Voici le jour! le ciel jauni
Derrière les coteaux commence
À dérider son front immense
Depuis hier triste et terni.

Rien! Pas un mot! pas une haleine
De mortel et d’impureté,
Qui trouble la tranquillité
Et le mystère de la plaine.

C’est Dieu seul que partout je vois,
Que j’entends et que je respire;
Il est dans le vent qui soupire
En frôlant les palmes du bois;

Il est dans la fleur qui redresse,
Plus frais, après un doux sommeil,
Son blanc calice, au ciel vermeil
Jetant un hymne d’allégresse

Il est dans le son argentin
Du bleu ruisseau dont les murmures
Sont comme voix douces et pures
D’anges bénissant le matin;

Il est au sein des roses nues
Passant là-bas avec lenteur,
Qui semblent dire: Enfant rêveur,
Suis-nous aux rives inconnues!

Il est partout et tout est lui!
À genoux et prions, mon âme!
Bénissons sa céleste flamme
Qui dans mes ténèbres à lui!!

Oui! prions à satiété!
Salut, ô puissante Nature!
Salut, belle heure où l’âme pure
Se mêle à la Divinité!

Puisque dans la stérile terre
Je peux m’enfuir pour un moment.
Je veux m’égarer doucement
Dans les rêves et le mystère!...

Mais....Douleur! voilà que le bruit
Des hommes envahit la rue!
Où la foule infâme se rue!
Et déjà l’illusion fuit!

Peuple d’enfer! Foules et villes!
Quand vous anéantirez-vous?
Quand viendra le repos pour nous?
Quand se tairont vos clameurs viles?

Maudit jusqu’en l’éternité
Soyez-vous tous! car votre haleine
Trouble mon rêve et me ramène
Toujours à la réalité.

le 7 février 1875

 

RONDEAU À LA VALSE

La valse est la danse des dieux!
Quand Terpschycore les chœurs mène,
À ses accents mélodieux
Enivrés et perdant haleine,
Ils croiraient s’envoler aux cieux!

Puis l’on peut dérober sans peine
Biens des baisers audacieux,
Dans le désordre où se démène
La valse!

Elle fait fuir pudeur qui gêne!
Amour et langueur valent mieux!
Lis devient moins inhumaine,
Quand, rêveuse et fermant les yeux,
Sur mon sein palpitant l’entraîne
La valse.

(mai 1874), le 21 février 1875

 

DEVANT SA PORTE
Couplets Transis

Ah! que m’importe la tempête,
Qui roule et se tord sur ma tête,
L’orage, les vents en fureur,
La fange qui partout ruisselle,
La froide averse qui flagelle
Et fait blêmir mon front rêveur;

Si je peux, ô ma douce amie,
À travers la vitre ternie,
Voir une main qui lèvera
Vos rideaux blancs, cachant derrière
Leur dentelle une ombre légère
Où mon cœur vous devinera.

le 28 février 1875

 

SOLEIL ET PLUIE

Depuis quelques moments
Un riant soleil verse
À larges flots ses diamants
Dans l’averse;

Et c’est charmant de voir
Ces perles nuancées
Pur l’aquilon dans le ciel noir
Balancées.

Ainsi dans ton œil bleu
Scintillant d’allégresse,
Quand il vient se mêler un peu
De tristesse,

Pour cela ta gaîté
Ne se sent pas troublée,
Bella, mais alors ta beauté
Est doublée.

le 21 mars 1875

 

LA VIE

A man’s life is no more than to say one. SHAKESPEARE

Quelques soulèvements de notre sein; un rêve;
Un soupir; et souvent, très souvent, dans nos yeux,
Même aux instants de joie, un pleur mystérieux;
Et le soleil descend; déjà le jour s’achève,
Ne laissant à plus d’un qu’un morne souvenir
Ou de profonds regrets pour les jours à venir!
Et quelques jours ainsi font bientôt une année;
Puis les ans font courber notre tête fanée,
S’amoncelant toujours! —jusqu’à l’heureux instant
Où l’âme s’échappant de sa prison charnelle,
S’envole à son berceau qu’elle regrettait tant,
—Les cieux! —pour y trouver l’espérance éternelle:
C’est la vie! Ô mon cœur, bien douce en est la fin!

Compagnons, qui suivez avec moi le chemin,
Regardez l’horizon! Ne tournez pas la tête:
Derrière sont les pleurs. Mais devant nous enfin
Nous trouverons le monde où nous attend la fête.

le 4 avril 1875

 

LE PLUS DOUX BAISER
Rondeau

Un baiser volé qu’on s’empresse
De se donner furtivement,
Quand l’argus fort de son adresse
Tourne la tête un seul moment,
C’est la vie, ô blonde maîtresse!

Et tout un jour d’épanchement
Ne faudrait pas assurément
Sur ton front, ta lèvre ou ta tresse,
Un baiser volé.
Le bon jésuite, qui confesse
Huit fois par mois assidûment
Ninon, la blonde pécheresse,
Lui-même a dit dévotement
Qu’il aimait mieux que la grand’messe
Un baiser volé.

(mars 1874) le 18 avril 1875

 

MADRIGAL
À la plus belle des belles

Vous avez la beauté de ces vierges antiques,
Qui marchaient dans leur gloire et dans leur majesté,
Le front haut, de nature, et non point par fierté,
Sur le forum romain ou les rives attiques.

Sans bottes à talons, les hommes de ce temps
Étaient tous d’une taille athlétique et parfaite,
Et les femmes avaient à relever la tête,
Pour atteindre des yeux le front de ces titans.

Mais ces héros sont morts! leurs cendres ranimées
N’ont pu produire, hélas! qu’un peuple de pygmées
Ridicules et vains: je veux parler de nous.

Abaissez donc votre œil, superbe Athénienne!
Afin de voir passer, tremblante, à vos genoux
Notre foule joyeuse et lilliputienne.

(avril 1875), le 25 avril 1875

 

MES AMOURS

Mon cœur vainement s’en défend;
La pâle et gracieuse enfant,
Ce soir, a su m’embrasser l’âme
D’une ardente flamme.

Et pourquoi ne pas l’avouer?
Je ne saurais que n’en louer:
Elle est si fraîche et si gentille,
La petite fille!

Oui! petite fille!....elle sort
De l’école et le jeu du sort
À son âme est chose inconnue,
La douce ingénue!

Partout point elle ne connaît
L’art de dissimuler, qui naît
Au contact infâme du monde,
Ce cloaque immonde.

Et du mal elle ne sait rien,
Ni de l’amour; vous voyez bien
Que celle que j’avais rêvée
Enfin est trouvée!

Peut-être, avec des ris moqueurs,
M’écoutent quelques méchants cœurs?
Mais, s’ils voyaient mon amoureuse,
Pâle et langoureuse,

Au fond du ciel tranquille et pur,
Suivre de ses beaux yeux d’azur
Où sa pureté se dévoile
Une blanche étoile!

Ils m’envieraient, j’en suis certain,
Ses mains plus lisses qu’un satin,
Son col blanc, ses chastes caresses
Et ses blondes tresses.

Du reste, viens sur mes genoux,
Ô mon amour, et moquons-nous
De ceux pour qui ne veut rien dire
Ton divin sourire.

Il doit oublier le méchant,
Quand, le soir, écoutant ton chant,
Sur ton sein ému le poète
Vient poser sa tête.

le 25 avril 1875

 

À UNE JEUNE FILLE

Dès qu’au bord d’un ciel orageux,
La lune à resplendir commence,
Sa clarté radieuse, immense,
Perce le voile nuageux:

Et comme elle monte et s’avance,
Dispersant ses rayons neigeux,
Un jour limpide et vaporeux
Bientôt succède à l’ombre intense.

Ô toi, mon ange de beauté,
Toi, ma force et ma volonté,
Toi, le feu pur dont vit mon âme,

Ainsi d’un regard, douce flamme,
Tu fais dans mon cœur agité
Descendre la tranquillité.

juillet 1876

 

MANDEVILLE
Paysage Louisianais
À des Amis de France

Mandeville —une plage étroite et verdoyante;
Des chênes et des pins, verts en toutes saisons,
Y dressant au soleil leur tête chatoyante,
Ombrageant ses gazons.

Les chênes sont touffus, d’un aspect grandiose,
Leurs rameaux monstrueux s’étendent largement
Jusqu’au-dessus du lac dont le flot les arrose
D’écume incessamment.

Les pins livrent aux vents un front inaccessible;
On les croirait pâmés de rire au sein des cieux,
De voir passer, gonflé d’un orgueil indicible,
L’homme atome près d’eux.

Ces arbres sont couverts de longues mousses grises
Donnant au paysage un air de désespoir
Lorsque, sans palpiter aux caresses de brises,
Elles pendent le soir.

Le long du lac s’étend une allée ombragée
Que bordent des maisons blanches à verts voltes:
Elles n’ont pas, amis, la grâce dégagée
De vos riants chalets.

Elles ne brillent point par leur architecture;
Là-bas je n’aurais pu les prendre au sérieux;
Mais dans leurs murs de bois, gigantesque Nature,
L’esprit te comprend mieux.

Ce qui me fait surtout aimer cette campagne,
C’est sa tranquillité; toujours calme en ce lieu,
J’ai mon âme immortelle et pure pour compagne
Et puis parler à Dieu.

Mes frères et mes sœurs, quelques amis d’élite,
Par leurs joyeux propos chassent loin du logis
Le rêve du passé qui m’attriste et m’irrite,
Les pleurs et les soucis.

Le monde cancanier, curieux, hypocrite,
Ne trouble pas l’écho des voix de la forêt;
Enfin, pour compléter le charme de ce site,
Il ne lui manquerait

Qu’une chaîne de monts mirant leur chaste crête
Au liquide miroir du lac silencieux,
Et dont les hauts sommets laisseraient le poète
Se rapprocher des cieux.

juillet 1876


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