George Dessommes

Poésies

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Deuxième Page

GEOFFROY LE TROUBADOUR

I.

Voulez-vous, avec moi, retourner, pour un jour,
Sur l’aile de la Muse, au temps des cours d’amour?
Ce temps où la beauté, charmante demoiselle,
Était reine et déesse, et voyait devant elle
Se prosterner le front du galant troubadour,
Dont les tendres chansons la rendaient immortelle?

II.

Dites, le voulez-vous? Je sais de ce temps-là
Une histoire d’amour pure et mélancolique.
Voyez, autour de vous tout dort, et vous voilà
Seule avec les pensers de votre Âme angélique;
Mon luth a déjà dit son prélude rythmique :
L’histoire sera courte; allons! écoutez-la.

III.

C’était en ces beaux jours de joyeuse innocence,
Au sein du plus riant vallon de la Provence.
—Je n’en sais pas le nom, n’ayant pas consulté
Les chroniqueurs d’alors; et du reste, je pense
Qu’il n’est vraiment pour moi d’aucune utilité
D’appuyer mon récit sur telle autorité.

IV.

Loin de ce doux pays, le Fanatisme infâme
Tramait déjà, sans doute, un forfait odieux,
Mais n’avait pas encore, par le sang et la flamme,
En ton nom, Dieu toujours miséricordieux,
Arrêté court l’essor naissant et radieux
D’un peuple s’efforçant à retremper son âme!

V.

Dans ce riant vallon dont j’ai parlé plus haut
Vivait, insoucieux du reste de la terre,
Un enfant qu’un matin, sur les bords du ruisseau,
Des passants, dans les joncs, avaient trouvé naguère,
Et qu’un événement aussi plein de mystère
Dès lors avait rendu sacré pour le hameau.

VI.

Geoffroy le troubadour avait seize ans à peine;
Et comme l’alouette, éclose dans la plaine,
Au milieu des blés, lui, que la fatalité
Dans ce berceau de joncs avait ainsi jeté,
Il passait ici-bas, l’âme fière et sereine,
Mêlant à chaque brise un chant de liberté.

VII.

Tantôt il célébrait, en molles pastourelles,
Le charme des prés verts, les fleurs et les moissons,
Ou s’exaltait au choc affreux des bataillons;
Tantôt il déployait les beautés éternelles
Des ouvrages de Dieu; mais parmi ses chansons,
L’amour savait toujours inspirer les plus belles.

VIII.

L’Amour! ce mot magique, étrange et tout puissant,
Que l’âme humaine, ainsi qu’un écho frémissant,
Depuis son premier jour incessamment répète!
L’Amour! cette clé d’or que Dieu donne au poète
Pour ouvrir un passage au torrent bondissant,
Qui briserait bientôt sa poitrine et sa tête.

IX.

L’Amour! Ah! ce nom seul marque d’un sceau divin
Le chant du gondolier qui pince une mandore,
Et dans les jours maudits où l’on prononce en vain
Le grand mot de Patrie, hélas! que nul n’adore,
Au sein des passions ignobles et sans frein,
Lui seul, ô Muse, peut te garder pure encore!

X.

Chose étrange! Geoffroy n’avait jamais aimé,
Bien qu’il chantât souvent, d’une voix langoureuse,
Des vers doux et plaintifs à son hôte charmé.
Il allait bien parfois dans le bois embaumé
Promener quelque belle aimable et fort heureuse
De payer en baiser sa chanson amoureuse.

XI.

Il avait bien parfois goûté les voluptés
De ces nuits de printemps si claires et si douces,
Dont l’on s’enivre à deux, assis parmi les mousses,
Et sous les frais bouquets de jasmin abrités;
Instants purs et sans prix, mais trop vite emportés,
Ô jeunesse, où ton cœur n’a craintes ni secousses!

XII.

Malgré cela, pourtant, il ignorait l’amour,
L’amour, qui sait mêler deux âmes; qui fait maître
L’ivresse et la fureur, et la paix tour à tour
Dans l’homme le plus fort à dominer son être;
Or, c’était celui-là dont le beau troubadour
Berçait sa rêverie et qu’il voulait connaître!

XIII.

Il lui fallait un but sublime pour son cœur
Se consumant en vain dans sa poitrine en flamme;
Il lui fallait un but pour sa vie et son âme
Qui brûlait de pouvoir prendre un essor vainqueur;
Et c’est dans l’amour seul que cette noble ardeur
Trouve l’activité sainte qu’elle réclame.

XIV.

Or un vieillard errant qui chez lui s’arrêta
Quelque temps, au retour d’un fatigant voyage
Entrepris dans le Nord, un jour lui raconta
Qu’il avait vu bien loin, bien loin de son village,
Une adorable enfant, poète et de son âge:
«On la nomme, dit-il, la princesse Bertha;

XV.

«Un diadème d’or sur son blanc front scintille,
«Car d’un riche et puissant Seigneur elle est la fille;
«Mais ce bandeau royal ne peut, en vérité,
«Rivaliser d’éclat avec la pureté
«Qui dans ses traits charmants naturellement brille,
«Et double à tous les yeux sa céleste beauté.

XVI.

«Lorsque sa belle voix, la nuit, se fait entendre,
«On dirait, sans mentir, le son d’un luth divin,
«Et, craintif, on ne peut vraiment ne pas s’attendre
«À voir soudain paraître un brillant Séraphin....
«Elle en est peut-être un, car si Dieu fait descendre
«Des anges sur la terre, il chercherait en vain

XVII.

«Une forme aussi pure, aussi mystérieuse,
«Pour cacher un Esprit, tout en le laissant voir!
«L’adorable Bertha est l’étoile radieuse
«De la cour de son père, et, là, d’en recevoir
«Un souris, un regard, tous ont l’âme envieuse;
«Tant est grand sur les cœurs son magique pouvoir!

XVIII.

«Ô poète! ô poète! en un jour de délire,
«Si tu perdais jamais l’imagination,
«Si ton doigt tout à coup se crispait sur ta lyre,
«Si la Muse en ton cœur éteignait son rayon,
«Cours vers la belle enfant, mon fils! —J’ose le dire,
«Bertha ranimerait ton inspiration!»

XIX.

Le voyageur partit. Une vague tristesse
Dans le cœur de Geoffroy se glissa sourdement.
Les discours du vieillard avaient à sa jeunesse
Fait entrevoir son but, et depuis ce moment,
Qu’il dormît ou veillât, une ombre enchanteresse
Le poursuivait toujours mystérieusement.

XX.

Il voulait la saisir: elle fuyait sans cesse!
Souvent il l’entendait qui murmurait: —«Suis-moi!
Suis-moi dans l’Inconnu sans peur et sans faiblesse;
Je serai le génie et la gloire pour toi!»
—Mais, cette vision redoublant son émoi,
Il oubliait sa lyre et la muse en détresse.

XXI.

Jusqu’au fond de lui-même ayant vu clair enfin,
Il sentait que son âme était dépareillée;
Mais, comment retrouver dans l’océan humain
Cette moitié de soi que l’on y sait mêlée,
Et dont l’existence est à chacun révélée
Par la divine voix qui parle en notre sein!

XXII.

Chercher la goutte d’eau dans la mer sans limites!
Chercher le grain de sable au milieu des déserts!
Chercher l’atome, ô tache absurde! au sein des airs,
Voilà donc notre sort en ce monde! —Ah! maudite,
Maudite alors la vie, et la main hypocrite
De celui qui jeta l’homme dans l’univers!

XXIII.

Être Dieu! posséder la puissance suprême,
N’avoir pour contrôler ses actes que soi-même,
Et pour le mal user de sa divinité!
Mais, que dis-je, ô mon cœur! je suis fou! je blasphème!
J’ose accuser un Dieu de tant d’indignité:
Un Dieu, suprême espoir et suprême bonté!

XXIV.

Ah! pardonne, pardonne, éternelle clémence!
Je sais que la Justice à la création
Préside et que ton œuvre est la perfection.
Quant à mon âme, ô Dieu! j’ai la ferme espérance
Que dans l’éternité sa noble passion
Pour l’Infini bientôt trouvera récompense.

XXV.

Ainsi pensait Geoffroy; dans ce vain désespoir,
Il voulut parcourir le monde à l’aventure,
Pour tâcher de trouver le fortuné manoir,
Dont les jalouses tours cachaient la flamme pure
Qui devait, rayonnant dans son horizon noir,
Compléter son génie et finir sa torture!

XXVI.

Pour empêcher son cœur de s’ouvrir au regret,
Il partit une nuit sans détourner la tête.
Il voulait n’y garder que la peine secrète
De l’amour insensé dont l’ardeur l’enivrait,
Et jamais n’essayer d’en calmer la tempête,
Bien qu’il sût, pauvre enfant! qu’un jour il en mourrait.

XXVII.

Il partit, sans pleurer les souvenirs d’enfance,
Oublieux des amis qui l’avaient élevé,
Des bosquets où le soir il avait tant rêvé.
—Lorsque le doigt du sort, invincible puissance,
Pour nous montrer au loin la route, s’est levé,
Il faut que, sans répit, malgré soi l’on avance!

XXVIII.

Il partit, sans terreur affrontant l’Inconnu.
L’Inconnu! du rêveur but constant et sublime.
Ô miracle de l’homme! il semble un être infime,
Il languit sur la terre, impuissant, faible et nu;
Mais qu’un rayon sacré le pénètre et l’anime,
Voyez-le prendre alors un essor éperdu.

XXIX.

Prêtez-moi l’envergure immense de vos ailes
Et vos regards d’acier, aigles audacieux;
Car je veux faire aussi la conquête des cieux.
Et défier là-haut le torrent d’étincelles
Que l’astre incandescent fait jaillir dans vos yeux,
Sans pouvoir éblouir vos ardentes prunelles!

XXX.

—Je puis vous raconter l’aspect désespéré,
Ou les cris de douteux de l’enfant en délire;
Mais ce qui s’est passé dans ce cœur déchiré,
Aucun regard humain ne l’eût jamais pu lire:
Pour l’exprimer d’ailleurs, jamais sur une lyre,
Jamais un chant assez désolé n’a vibré.

XXXI.

Il allait toujours droit devant lui, toujours sombre,
Sans jamais s’occuper du chemin qu’il prenait;
Il marchait tout le jour, et quand la nuit venait,
Fuyant les grands chemins que le passant encombre,
Des plus épais fourrés il cherchait toujours l’ombre,
Où de ses noirs pensers rien ne le détournait.

XXXII.

Parfois, s’il traversait quelque village en fête,
Tout le monde accourait pour le faire chanter;
Mais son vers dévoilait tant de douleur secrète,
Que nul, sans être ému, ne pouvait l’écouter;
Et les femmes en pleurs disaient, baissant la tête:
«Sa mère dans les cieux aurait dû l’emporter.»

XXXIII.

Quand on lui demandait le but de son voyage,
Il répondait: «Je vais là-bas chercher Bertha.
«C’est une belle enfant, joyeuse et de mon âge,
«Ô passants, dites-moi, connaissez-vous Bertha?
«Ses doux yeux guériraient le mal qui me ravage;
«Mais je ne puis, hélas! trouver cette Bertha!»

XXXIV.

Ces plaintes le faisaient accuser de folie:
Car, sans raisonnement, ainsi le genre humain
Explique à sa façon tout ce qu’il sonde en vain.
Mais Geoffroy, souriant avec mélancolie,
Bientôt les bénissait d’une main affaiblie,
Et, morne, dans la nuit reprenait son chemin.

XXXV.

Il marcha bien des mois; dans plus d’une contrée,
Infatigablement il promena ses pas,
Sans entendre parler de la femme adorée;
Et son aspect affreux, certes, ne laissait pas
Reconnaître l’enfant si beau, si fier là-bas,
Dont la plus difficile était enamourée.

XXXVI.

Un soir d’angoisse horrible, il se sentit mourir;
Mais soudain dans la brume un castel magnifique
Se dresse....son cœur bat!....une voix angélique
Murmure: «C’est ici! tu ne vas plus souffrir!» —
Son courage renaît, il se met à courir:
Déjà sonne pour lui le cor mélancolique!

XXXVII.

Son cœur ne l’avait pas trompé, c’était bien là.
Le castel est en fête et rayonne d’ivresse:
On y tient une cour d’amour, où doit Bertha
Se donner au vainqueur....aussi, comme on s’empresse!
Comme on trouve des vers de sublime tendresse,
Tels que jamais Orphée à Pluton n’en chanta!

XXXVIII.

Geoffroy, dès qu’il a vu l’idole de son âme,
Sent renaître sa vie et sa divine flamme.
Fièrement il s’avance et s’apprête à chanter.
Son misérable aspect le va faire écarter....
Mais une voix du ciel parle au cœur de sa dame,
Et d’un signe Bertha dit qu’il faut l’écouter.

XXXIX.

D’abord on se moqua du malheureux poète:
Mais, dès que, redressant sa jeune et belle tête,
Où le génie avait mis un rayon sacré,
Et domptant la douleur de son cœur éploré,
Il entonna soudain ce chant désespéré,
La foule demeura béante et stupéfaite.

«Écoutez la chanson du pauvre enfant trouvé,
«Disait-il; vous pouvez l’entendre
«Sans dédain, messeigneurs; n’est-il pas arrivé
«Que d’un illustre sang le destin fait descendre
«Souvent un pauvre enfant trouvé?

«Je cherchais loin d’ici, pour épurer mon âme,
«Un amour chaste et radieux;
«Car le génie est vain, lorsqu’un regard de femme
«Sur le poète, ainsi qu’un doux astre des cieux,
«Ne luit pour épurer son âme.

«Je réclamai longtemps, ô princesse Bertha,
«Cette amante, ma seule envie;
«Mais en vain!....or, un jour, l’écho me répéta
«Votre nom, et mon cœur soudain me dit: —Ta vie
«Est à la princesse Bertha!—

«Alors, j’ai tout quitté, les fleurs, la poésie,
«Les compagnons de mes beaux jours:
«D’une invincible ardeur mon âme était saisie,
«Et j’étais altéré de plus saintes amours
«Que les fleurs et la poésie.

«J’ai laissé bien du sang aux ronces des chemins,
«Pour venir jusqu’ici, madame,
«Adorer votre grâce et vous baiser les mains:
«Mais lorsqu’un doux penser chante au fond de notre âme,
«Que font les ronces des chemins?

«Tous les vents des douleurs ont battu ma jeunesse;
«Hélas! j’ai marché trop longtemps,
«Et je crains aujourd’hui que nul ne reconnaisse
«En moi, le troubadour si beau jadis au temps
«D’insouciance et de jeunesse!

«Adorable Bertha, je vais bientôt mourir;
«Déjà sonne l’heure suprême!
«Mais, donnez un instant de bonheur au martyr:
«Laissez-moi soupirer à genoux: —Je vous aime! —
«Puisque je vais bientôt mourir!»

XL.

Ainsi qu’un lourd nuage assombrit la vallée,
La naïve douleur de ce chant exhalée
Plane sur les esprits qu’elle rend soucieux;
Geoffroy, par ce suprême effort l’âme accablée,
Blêmit et semble prêt à tomber: tous les yeux
Contemplent cet enfant humble et mystérieux.

XLI.

La foule cependant reste encore muette.
L’émotion comprime et sa gorge et son cœur;
Mais Bertha s’est levée et déclare au poète,
D’un ton joyeux et plein d’amour, qu’il est vainqueur.
Alors de toutes parts, on l’acclame, on le fête;
On prédit à ses vers l’immortelle splendeur.

XLII.

Mais Geoffroy n’entend rien; après tant de détresse
S’enivrer tout à coup d’une telle allégresse,
Pour lui c’en était trop, hélas!...et dans l’instant
Où la belle Bertha, son désir, sa tendresse,
Va poser sur son front le laurier éclatant,
Il tombe entre ses bras, livide et palpitant!....

XXLIII.

Peut-être direz-vous que c’est un peu tragique
De faire ainsi mourir, au moment le plus doux,
Un pauvre troubadour; que c’est fort illogique
Et qu’en somme l’auteur doit être des plus fous.
—Non! non! je vous raconte une histoire authentique,
Et —je puis hautement le dire devant vous, —

XLIV.

Je trouve bien heureux le rêveur qui s’envole
Dans la nuit éternelle, avec cette auréole
Que tu nous mets au front, premier baiser d’amour;
Oui, bien heureux celui qui meurt, avant le jour
Où la société corrompue et frivole
Étouffera le feu de son cœur sans retour!

mars 1877

 

COUCHER DE SOLEIL

Le soleil s’est couché majestueusement:
Mais son éblouissant manteau de pourpre traîne
Encore sur le lac dont la surface sereine
En réfléchit au loin chaque rayonnement.

Et pourtant, astre-roi, ce resplendissement,
C’est ta mort; car voici la nuit, sinistre reine
Qui soudain envahit ton radieux domaine,
Et de son deuil va tout couvrir en un moment.

—Ô Consolation! finir ainsi la vie
Dans toute la splendeur de sa gloire! —Pour moi,
Je donne ma jeunesse et tout ce qu’elle envie;

Je donne aussi l’amour, ses transports, son émoi,
Ses voluptés, avec son ivresse profonde
Pour mourir de la sorte en aveuglant le monde!

mai 1877

 

MES POÈTES
À Victor Hugo

Trop soigneux des couleurs et du côté plastique,
Gautier sait éblouir les yeux, charmer les sens;
Mais il ne peut, malgré ses rythmes ravissants,
Tirer de notre cœur un soupir sympathique.

Du plus sublime amour inspirant ses accents,
Lamartine est toujours suave et pathétique.
Mais la molle langueur de sa lyre mystique
Dans nos jours d’action nous rendrait impuissants.

Musset, maître adoré, créateur de mon âme,
Dans ses plus belles fleurs verse trop de poison,
Et trop souvent, hélas! déroute ma raison.

Seul Hugo, le vieux barde, a ce verbe de flamme
Qui rallume à jamais, dès qu’il a résonné,
L’espoir du pauvre enfant désillusionné.

juillet 1877

 

SUBTILITÉ

Vous éclatez toujours de rire,
Madame, —et c’est vraiment hardi, —
Lorsque galamment on vous dit
Que pour vos beaux yeux on soupire.

Alors l’amoureux en délire,
Par votre sans-gêne étourdi,
S’enfuit bien vite, et vous maudit
De ne pas croire à son martyre.

Mais les perles d’émail brillant,
Qu’ainsi vous montrez en riant,
Me causant un plaisir extrême;

Or, simplement pour les revoir,
Laissez-moi de nouveau, ce soir,
Vous le répétez: Je vous aime!

septembre 1877


LE NID AUX BAISERS

I.

Sous le grand chêne, il fait bien doux
Les joyeux soirs de rendez-vous,
Quand la brise d’été promène
Son souffle et les exhalaisons
De la feuillée et des gazons
Sous le grand chêne.

Sous le grand chêne, bien avant
Dans la nuit nous restons souvent.
Mon bras à ton col blanc s’enchaîne,
Et nul ne connaît les transports
Dont nous nous enivrons alors
Sous le grand chêne.

Sous le grand chêne, on apprendrait,
Mignonne, plus d’un grand secret,
Si l’écho moqueur et sans gêne,
Pour attraper les amoureux,
Gardait leurs propos langoureux
Sous le grand chêne.

Sous le grand chêne, le baiser
N’aime pas à se reposer
Et je bénirais bien la chaîne
Qui me retiendrait ici-bas
Toute la vie entre tes bras
Sous le grand chêne.

Mais sous le chêne, quand l’hiver
Aura détruit ton tapis vert,
—L’heure fatale en est prochaine!—
Nous ne viendrons plus nous asseoir
Et rêver d’amour chaque soir
Sous le grand chêne.

Alors, ange adoré, mourra
Tout ce qui ce printemps aura
Charmé nos pauvres cœurs en peine,
Et si notre amour meurt aussi,
Nous viendrons l’enterrer ici,
Sous le grand chêne!

II.

Hier, entre deux longs baisers, mon amoureuse
M’a dit: «J’aime nos vieux chênes, en vérité,
«Car leur ombre est discrète, et tu m’y rends heureuse;
«Mais je les trouve encore trop près de la cité.

«Pour te rejoindre ici, j’affronte les cohues,
«La poussière, le bruit, et quand, pleine d’effroi,
«J’arrive aux rendez-vous à travers mille rues,
«Ma robe aux plis froissés n’est plus digne de toi.

«Puis, dans quelque profond sentier que je t’entraîne,
«S’il y surgit soudain un passant importun,
«Toi, méchant, sur mon cœur honteux qu’on te surprenne,
«Au lieu de dix baisers, tu ne m’en donnes qu’un.

«Monsieur mon amoureux, vous aurez beau sans trêve
«Avoir l’air de railler, tout cela me déplaît.
«On dit que le bonheur s’enfuit comme un vain rêve:
«Eh bien! il faut au moins que nous l’ayons complet.

«Emmène-moi bien loin! emmène-moi, de grâce,
«Là-bas, sur l’autre bord de ce vieux lac chéri
«Où tu retrouveras sans nul doute la trace
«De ton passé d’enfant qui jadis y fleurit.

«Là, ni sots préjugés, ni contraintes serviles,
«La nature y bénit l’épanouissement
«Des saintes passions plutôt qu’au fond des villes,
«Et notre libre amour grandira librement.»

Comme elle avait alors pris sa voix la plus douce,
Et voulait m’entraîner en dehors du chemin,
Je lui dis, la poussant doucement sur la mousse:
C’est bien, enfant gâté, nous partions demain!

III.

Justement il fait clair de lune,
Ce soir, et le vent est léger:
En nous embarquant à la brune
Nous pourrons gaîment voyager
Au clair de lune.

Je ne sais pas où nous irons,
Car je ne prends pas de boussole,
Mais certes, nous retrouverons
L’amour, —et cela me console,—
Où nous irons.

Viens, commençons notre voyage;
Que nous importe le chemin!
Puisque le ciel est sans nuage,
Il peut durer jusqu’à demain
Notre voyage.

Et si Vénus fait les yeux doux
Aux astres qui passent loin d’elle,
Pour que je n’en sois pas jaloux
Tu me feras mieux, ma fidèle,
Que les yeux doux.

 

IV. SONNET

Adieu la ville! adieu ses absurdes clameurs!
En ville, la brise est toujours empoisonnée,
Et lamentablement, mouette emprisonnée,
Ma pensée y languit et d’ennui je m’y meurs!

Bercés par les chansons du vent et des rameurs,
Chère, allons enivrer notre âme abandonnée
Aux caprices de son ardeur désordonnée,
Sur les bords du grand lac aux mystiques rumeurs.

Nous y respirerons les senteurs printanières
Sous le majestueux ombrage des pinières,
Oubliant sans regrets, hier, aujourd’hui, demain!

Et l’esprit ébloui des splendeurs de nos rêves,
Au fond des bois déserts, et sur les blanches grèves,
Nous croirons avoir fui bien loin du genre humain.

 

V. LE VOYAGE

Alors qu’au pied du mât, j’eus installé mon ange,
Sous la tente de toile aux gracieux festons,
Qui laissait dans les flots traîner sa longue frange,
Elle éclata de rire en s’écriant: Partons!
Cette étrange équipée avait, au clair de lune,
Un merveilleux cachet d’originalité,
Et nous pouvions rêver Vénise et sa lagune
En y mettant un peu de bonne volonté.

Notre barque avait certe un faux air de gondole,
Et, sur un divan turc, plus langoureusement,
Jamais ne s’étendit de maîtresse plus folle
Que cette belle enfant, et c’était bien charmant.

Je lui baisais les doigts en l’appelant madame,
Près d’elle agenouillé dans le fond du bateau:
Mais la brise d’été rend le cœur tendre, et, dame!
De la main à la lèvre on arrive bientôt.

Tout ce que nous disions finissait par je t’aime!
Les baisers nous servaient de virgule et de point,
Cependant que les flots exécutaient un thème
Varié par l’écho qui l’emportait au loin.

Nous nous moquions alors des vers de Lamartine,
Maudissant le destin et la fuite du temps.
L’amour nous attendait sur la plage voisine:
Le vent nous y poussait et nous étions contents.

Les étoiles passaient ayant l’air de sourire,
Et dans le long sillon derrière nous tracé,
La lune, en traits d’argent, semblait vouloir écrire
Que par là le bonheur, mignonne, avait passé.

Mais nous, qui le portions avec nous dans nos âmes,
Nous ne regardions pas quel vestige en restait,
Et lorsque s’éteignaient au loin ces blanches flammes,
Nul regret du passé ne nous inquiétait...

Cependant, nous étions seuls au milieu de l’onde:
Je tremblais, sais-tu bien, de nous voir si petits...
Dans cette immensité lumineuse et profonde,
Nous paraissions tous les deux presque anéantis.
Mais non! —c’est ta puissante et maternelle étreinte
Qui venait, ô nature, ainsi nous enlacer.
La brise est ton baiser, et nous pouvions sans crainte,
Nous tes enfants gâtés, te laisser nous bercer.

Alors, je vins mirer dans tes yeux, chère aimée,
La profondeur du ciel et la splendeur des nuits,
Tandis que tu rêvais, entre mes bras pâmée,
Au beau pays d’amour où nous étions conduits.

VI. L’ARRIVÉE

Tandis que notre barque abordait au rivage,
Où va s’apprivoiser ma petite sauvage,
Le matin blanchissait l’horizon irisé,
Et tous deux, réveillés dans la fraîcheur parfaite
De ce voluptueux et premier jour de fête,
Nous l’avons salué par un joyeux baiser!

VII.

Le nom de ce pays ne plaît pas à ma belle
Qui prétend que mes vers en seraient enlaidis.
Elle en veut un très doux, dont l’écho seul rappelle
La gaîté des beaux jours à nos hivers maudits.

Or elle a dit: «Monsieur mon illustre poète,
«Il vous faut mettre en frais d’imagination;
«La nature est ici belle à tourner la tête:
«Exprimez donc d’un mot notre admiration.

«Faites un nom charmant qui vante et qui rassemble
«Les beautés de ces bords nouveaux et leurs attraits.
«Ce n’est pas difficile à trouver, ce me semble,
«Puisqu’il ne faudra pas de rime riche après.»

Alors je lui redis les gazons de la plage,
Où nous avions couru tout le jour, et les eaux
Du grand lac chatoyant, avec le frais feuillage
Des chênes et des grands magnolias pleins d’oiseaux.

Mais loin de m’écouter, l’enfant se mit à rire,
Et d’un air doctoral, très moqueur, tout mignon,
—Mélange gracieux qu’on ne saurait décrire,—
Mystérieusement elle répondit: Non! —

«Non, dans cette amoureuse et folâtre équipée,
«Ce n’est pas ce beau lac si calme, ce n’est pas
«La splendeur dans grands bois, qui m’a le plus frappée:
«Mais ce que nous trouvions, tu sais à chaque pas.

«S’il ne t’en souvient plus, chère, tu te déshonores,
«Toi qui voulais gronder quand je disais assez,
«Car je parle de nos embrassements sonores,
«Et veux que ce pays soit le Nid aux Baisers!»

VIII.

Le nid aux baisers, mon très cher lecteur,
Ce gai pays-là par son nom défie
Les plus gros atlas, et le précepteur
Le plus érudit en géographie.

Où donc le placer, ce nid aux baisers?
Messieurs les badauds le voudront sans doute
Très près de Paris....Pour ces gens blasés
La nature encore dans Meudon tient toute!

D’autres, les rêveurs ardents, laisseront
Leur folâtre esprit battre la compagne,
Et pour faire «un Nid aux Baisers» diront
Qu’il faut l’Italie ou même Espagne.

Enfin, j’entendrai très probablement
Déclarer tout haut par quelque sceptique,
Que ce doux pays au nom si charmant
Est en somme un lieu très hypothétique.

Et quoi! ne pas croire au Nid aux Baisers,
Alors que j’y prends, tu le sais, mignonne,
Sans plus me gêner, les deux plus osés,
Après chaque vers que ma main griffonne!

C’est affreux! mais bast! pourquoi me fâcher?
Tant mieux si l’on rit et que nul n’y croie,
On ne viendra pas nous le dénicher,
Ce Nid aux Baisers qui fait notre joie.

juillet 1878

 

L’AUBERGE

L’âme humaine est souvent une sinistre auberge,
Cabaret de faubourg, mirant son toit branlant
Dans un canal épais, infect et somnolent;
—L’Ennui, —dont le flot rampe en embourbant sa berge.

L’hôtesse du bouge est la Paresse. Elle héberge
Un tas de sacripants, dont l’essaim turbulent
Fait peur au monde honnête et le chasse, en voulant
Tout casser autour d’eux à grands coups de flamberge.

Aussi c’est un lieu vil que tous nous méprisons!
Mais comme dans la plus ignoble des prisons,
Pousse entre deux pavés un brin de giroflée,

De même au fond d’une âme on voit éclore un jour
Une petite fleur radieuse, gonflée
D’une essence enivrante et pure: c’est l’amour!

novembre 1878


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