George Dessommes

Poésies

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Troisième Page

OBSESSION

I. LA VISION

L’autre soir, il faisait clair de lune, et le dais
De feuillage argenté, sous lequel j’attendais,
Allait se remplissant de nocturnes murmures.
C’était un bruit confus courant sous les ramures,
Pareil à la rumeur d’un bal qui commençait.
La brise autour de moi mollement balançait
Les grandes fleurs parmi les herbes ondoyantes,
Et la lune donnait des lueurs chatoyantes
À leurs calices blancs tout fraîchement éclos.

Ainsi, dès que l’orchestre a préludé, les flots
De danseurs par degrés s’ébranlent en cadence,
Puis, dans les tourbillons redoublés de la danse,
L’éclat des lustres fait étinceler soudain
Les robes, les rubans et les chairs de satin,
Avec les bracelets et les lourdes parures
Où l’eau des diamants reflète les dorures.

Tout le bois cependant vivait et s’agitait:
On eut dit que l’essaim des sylphes s’ébattait,
Invisible et moqueur, à travers les allées;
Et tout en écoutant leurs clameurs mi-voilées,
Je me disais: qui donc peut animer ainsi
Toute cette nature inerte? Est-il ici
Une âme qui, depuis la plus humble des herbes,
S’étend, monte, envahit jusqu’aux chênes superbes,
Et fait dans la forêt vibrer à l’unisson
L’arbre aux rameaux géants et le moindre buisson?...

Elle m’inquiétait beaucoup, cette pensée;
Et comme, à mes côtés, tout à coup s’est dressée
Une ombre blanche, avec son vêtement flottant,
Croyant alors lui voir des ailes, à l’instant
Je me suis écrié: Salut, esprit mystique,
C’est toi que devinait mon rêve poétique!
—Puis, je fermais les yeux pour cacher mon émoi,
Quand tu m’as dit, cher ange, en riant: Non! c’est moi!

II. LA VOIX

Quand nous sommes rentrés du bois, la douce amie,
Lasse et triste, posa son front sur mes genoux,
Et je la vis soudain doucement endormie,
Tandis que l’air du soir chantait autour de nous.

Ah! qu’elle était charmante alors, mon amoureuse,
Avec ses longs cheveux, que j’avais dénattés,
Flottant sur son peignoir de toile vaporeuse
Dont les plis ondoyaient au vent de tous côtés.

Des sourires d’amour voltigeaient sur ses lèvres,
Et, faisant quelque rêve enivrant et bien fou,
Elle prenait des airs d’enfant, coquets et mièvres,
Pour jeter en dormant des deux bras à mon cou.

Je ne l’entendais pas parler; mais son haleine
Semblait un chant d’amour mystique et radieux,
Comme si nos baisers, dont la chambre était pleine,
Avant de s’envoler venaient nous dire adieu.

Cependant, j’étais sombre et muet devant elle:
Malgré tant de langueur et malgré sa beauté,
Je restais immobile et d’une froideur telle
Que l’on n’eut cru faits de marbre en vérité.

C’est qu’une voix étrange et pleine de mystère
S’était mise à vibrer soudain autour de moi:
Venait-elle du lac, des cieux ou de la terre?
Je l’ignorais encore, mais j’étais en émoi.

Était-ce donc la lune, était-ce les étoiles,
Ou bien l’esprit des bois qui vers lui m’appelait?
La grande voix montait, remplissant l’air sans voiles,
Et je ne savais pas ce qu’elle me voulait.

Je l’entendais rouler parmi la forêt verte,
Se répéter au loin sur les flots murmurants,
Puis, elle revenait par la fenêtre ouverte,
Me redire en chantant des mots incohérents.

Comme en un cauchemar, des hymnes d’allégresse,
Des plaintes s’y mêlaient au sarcasme moqueur;
On eût dit qu’une ardente et farouche maîtresse
À l’enfant qui dormait voulait ravir mon cœur.

Je ne comprenais pas sa voix surnaturelle:
Mais je ne sais comment son écho m’enivrait,
Et je me suis laissé persuader par elle
Sans répondre aux baisers dont l’autre me couvrait.

J’oubliais sa beauté, pauvre ange, et ses étreintes,
J’oubliais ses trésors livrés à mes désirs:
J’oubliais ses baisers, et sa joie, et ses craintes,
Et les folles ardeurs de nos nuits de plaisirs.

J’oubliais tout, hélas! pour l’esprit invisible
Dont la voix à ce point savait m’ensorceler;
Et portant la dormeuse, innocente et paisible,
Sur son lit d’où l’amour venait de s’envoler,

Sans l’éveiller, et sans interrompre son rêve,
—Un rêve de bonheur, sans doute, pauvre enfant,
Je m’enfuis seul, au clair de lune, sur la grève,
Cherchant qui me jetait cet appel triomphant!

III.

Mais rien!....Je ne vois rien sur la plage....Personne
Ne vient à ma rencontre, et nulle ne m’attend;
Seul, dans la nuit sinistre et froide, je frissonne,
Et la voix au loin va toujours se répétant.

Écoutez-là....D’abord il semble qu’elle vienne
Des grands bois tous remplis de ses frémissements...
Je cours vers elle alors; mais la forêt n’est pleine
Que d’ombre impénétrable et d’épouvantements,

Et dans les profondeurs de son immense dôme,
Seul, le souffle des nuits ricane en chantonnant
Cependant que la voix fuyante du fantôme,
Loin de là, sur les flots retentit maintenant.

L’écouterai-je, inerte et pleurant sur le sable
Comme un désespéré?—Non, en route!....Je veux
Suivre, atteindre, dompter le spectre insaisissable,
Et déjà l’aviron vibre à mon poing nerveux.

J’irai droit devant moi, sans me lasser, sans craindre
Le silence des flots ni leur immensité,
Et je finirai bien par le voir et l’étreindre
Cet esprit dont l’espace insondable est hanté.

Mais non! j’ai beau ramer vers l’horizon sans borne,
La voix toujours recule et fuit dans le lointain;
Autour de mon bateau cependant le flot morne
Clapote avec un bruit de rire qui s’éteint.

Que la barque à présent dérive!....peu m’importe
Où le courant pourra désormais m’entraîner,
Et si parfois la brise en se jouant m’apporte
Un écho vague et doux qui me fait frissonner,

C’est le suprême adieu de cette voix funeste
Qui vient de bafouer mon cœur ambitieux,
Et pour que de mon rêve, hélas! rien ne me reste,
Les derniers accords vont se perdre au fond des cieux.

Eh bien! si je n’ai pu sentir l’ange mystique
Marquer mon front rêveur de son baiser divin,
Mon œil au moins suivra son essor fantastique
À travers l’infini....Mais, espoir toujours vain!

Là, je ne vois passer que les froides étoiles
Qui de l’air insolent de coquettes sans cœurs
Clignent leurs yeux d’acier en écartant leurs voiles
Afin de montrer mieux leurs sourires moqueurs.

IV.

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V.

Quand je suis revenu près de la bien-aimée,
Déjà le gai matin venait ensoleiller
Ses grands cheveux bronzés épars sur l’oreiller,
Et voilant à demi sa tête parfumée.

Mais aux pensers d’amour mon âme était fermée;
Triste, je contemplais cette enfant sommeiller,
Quand l’air frais tout à coup la fit se réveiller,
Et vite, elle accourut vers moi, tout enflammée.

Mais sur son sein ardent comme je restais froid,
Dans ses petites mains elle saisit ma tête,
Et puis me regarda soudain avec effroi!

Lut-elle jusqu’au fond de mon âme inquiète?
Je ne sais; mais cachant ses grands yeux sans parler,
Elle laissa des pleurs sur ses bras nus couler.

VI.

Quelqu’un est entre nous maintenant, mon pauvre ange;
Et ce n’est pas ma faute à moi; car je t’aimais,
Et je ne cherchais pas certes l’esprit étrange
Dont la voix toujours va me troubler désormais.

Pourtant, je ne veux pas renier les folies
Dont s’enivraient si bien nos joyeuses amours;
J’aurai d’heureux instants dans mes mélancolies
Où renaîtra la joie ardente des beaux jours.

Alors je laisserai le torrent des caresses
Bondir et s’élancer à ton corps embaumé,
D’autant plus ardemment que mes lourdes détresses
L’auront au fond de moi plus longtemps comprimé.

Je ne maudirai plus les longues insomnies
Que me tiendront alors jusqu’à l’aube éveillé;
Toutes les voluptés depuis longtemps bannies
Reviendront enchanter mon cœur émerveillé.

Puis, si la grande voix tout à coup fait entendre
À travers les cieux clairs ses mystiques accords,
Tu deviendras, mignonne, alors dix fois plus tendre,
Dans toute sa splendeur livrant ton divin corps.

De tes baisers bruyants tu doubleras le nombre,
Tu me répéteras tes aveux jusqu’au jour,
Et tout cela, vois-tu, fera dans la pénombre
De ta chambre bien close, une chanson d’amour,

Une chanson d’amour si pure et si charmante
Qu’enivré par l’écho de ses rythmes troublants,
J’oublierai le farouche esprit qui me tourmente,
Et n’entendrai plus qu’elle entre tes rideaux blancs.

VII. MÉLOPÉE

Les jours d’automne sont venus!
Mignonne, couvre tes bras nus.
Tes bras nus sont froids, ma mignonne;
Voici venir les jours d’automne!

Ferme ton châle sur ton cou;
Le vent s’est levé tout à coup,
Glaçant la nuit de sa rafale...
Oh! sur ton cou ferme ton châle!

Moi; c’est à l’âme que j’ai froid;
Mais pour réchauffer cet endroit,
Il n’est, hélas! Châle ni flamme...,
Et cependant, j’ai froid à l’âme!

VIII.

Les jours d’automne sont venus, ma pauvre enfant!
Ce sont des vents mortels qui maintenant effleurent
Les bois frileux et mornes, et notre cœur se fend
D’entendre au loin ces voix lamentables qui pleurent.

Entends-tu les oiseaux chanter leurs derniers airs,
Et bien loin des nids froids s’enfuir à grands coups d’aile?
Demain ne vibrera, dans nos sentiers déserts
Qu’un écho triste, à son vieux bois toujours fidèle.

Il ne redira plus de fantasques chansons,
Mais les râles criards des feuilles desséchées,
Qui tombent sous nos pieds, tout autour des buissons,
Par les souffles du Nord une à une arrachées.

Bien aimée, ô ma bien aimée, auprès de toi,
Je reste le front morne et ton cœur s’en étonne!
Mais, vois cette Nature, et tu sauras pourquoi;
Pauvre enfant, c’est qu’ils sont venus, les jours d’automne.

Ils sont venus ces jours de tristesse et de mort;
Notre cœur n’aura plus pour lui donner l’envie
De finir le chemin et le rendre plus fort,
Cet horizon brillant de verdure et de vie.

Nous ne reverrons plus le reflet lumineux
De ce grand soleil d’or, qui dans les sentiers rôde,
Faire jaillir soudain d’un buisson épineux
Un magique bouquet d’éclatante émeraude.

Et, vois-tu, si jamais, hélas! le souvenir
De tant de folles nuits aux voluptés trop brèves,
Nous faisait, un beau soir de lune, revenir
Au fond de la forêt en deuil de tous nos rêves,

Les taillis desséchés à l’horizon feraient
Des trous profonds et pleins de sinistres ténèbres,
Où tes grands yeux hagards avec terreur croiraient
Voir grimacer au loin des fantômes funèbres.

Va, le temps de l’amour joyeux est bien passé!
Ne mets plus sur mon cœur ta tête, pauvre amie;
Mon cœur est aujourd’hui comme un nid délaissé,
Sinon comme un sépulcre où dort une momie.

L’amour, ce rossignol mystique y roucoula
Quelque temps des chansons dont j’étais bien avide;
Mais les autres oiseaux s’envolent, et voilà
Qu’il les suit en laissant mon cœur muet et vide.

Et surtout, ne viens plus plonger au fond de moi,
Pauvre ange, ces yeux noirs dont la clarté m’inonde,
Et dont le regard pur, qui me met en émoi,
Jusques aux plus secrets replis du cœur me sonde.

Car tu ne verrais là, comme dans la forêt,
Que de larges trous noirs et pleins d’ombres glacées,
Où, pour t’épouvanter, peut-être apparaîtrait
Le spectre agonisant de nos amours passées.

IX. DERNIER AVEU

Enfant, ne soit pas triste! À quoi bon jalouser
L’immortelle Nature? As-tu peur qu’elle prenne
Ta place dans mon cœur, cette froide sirène
Qui ne sait même pas me donner un baiser?

Ton âme là-dessus peut se tranquilliser.
J’aime cette Nature à la beauté sereine,
Mais elle a trop souvent de ces grands airs de reine,
Qui m’irritent plutôt que de m’en imposer.

Toi, c’est d’un autre amour, tu le sais, que je t’aime;
Car ta grâce d’enfant reste toujours la même,
Avec sa complaisance et ses enchantements;
Et quand des voluptés me prend l’ardente fièvre,
Un regard me suffit pour le dire, et ta lèvre
Aussitôt vient se tendre à mes embrassements.

X. LES SOUVENIRS

Les souvenirs ne sont pas
Des cyprès ornant la tombe,
Où de notre passé tombe
Une joie à chaque pas.

Non! ce sont, mignonne aimée,
De beaux arbres tout en fleurs
Avec mille oiseaux siffleurs
Pour réjouir la ramée.

Partout nous les dispersons,
Afin qu’une ombreuse voûte
Abrite la longue route
Où gaîment nous avançons.

Sous leurs ombrages antiques
Les pensers des jours défunts
Se transformant en parfums
En chansons d’oiseaux mystiques.

Et le chagrin du présent
—Si de suite il ne s’oublie,—
À cet hymne de folie
Va peu à peu s’apaisant.

Sois donc sans inquiétude.
Ne crains pas qu’à l’avenir
La route du souvenir
Devine une solitude,

Un désert où nous serions
En butte à tous les orages
Sans pouvoir trouver d’ombrages
Où nous nous abriterions.

Notre amour, notre jeunesse,
Chère, dans tous nos chemins,
Vont semant à pleines mains
Des souvenirs d’allégresse.

Pour nous deux, elles créeront,
Ces semences merveilleuses,
Des oasis radieuses
Qui sans cesse fleuriront.

Car le temps fera sur elles
Des assauts bien superflus;
Il ne les vaincra pas plus
Que nos âmes immortelles;

Puisque ces heureux séjours
N’existent qu’en nos pensées.
Mais les ivresses passées
Nous y reviendront toujours,

Comme sous les vieux chênes
Que plantèrent nos aïeux.
Un rêve calme et joyeux
Nous rend les amours lointaines.

XI.

Le ciel resplendissait d’un éclat triomphant;
Mais le froid de la nuit glaçait mon cœur. L’enfant
S’était au bord des flots fièrement redressée,
L’œil fixe, le front blême, et la gorge oppressée.
Moi, je la contemplais alors presque en tremblant:
Elle était là, debout, dans son grand châle blanc,
Tête haute, livrant au vent sa lourde tresse,
Et vous eussiez cru voir quelque sombre prêtresse
Défiant dans la nuit les esprits lumineux.
C’était bien un défi que son regard haineux
Jetait en cet instant vers la céleste voûte.
Pauvre ange méprisé, tu te disais sans doute,
En bravant les clartés de ces soleils lointains;
«Vous pouvez éblouir les yeux, astres hautains!
«Mais je suis belle aussi, moi! Je n’ai pas de crainte
«Que vous me détrôniez. Car j’ai ma folle étreinte,
«J’ai mes bras, j’ai ma lèvre ardente, j’ai mes yeux,
«Oui, j’ai mes grands yeux noirs, profonds et radieux,
«Qui savent comme vous, les soirs d’amour reluire,
«Et dont la clarté chaude est faite pour séduire,
«Bien mieux que la splendeur de vos rayons glacés.»
N’est-ce pas, ma beauté, c’étaient là vos pensées?
Et vous aviez raison, car, sans lui faire injure,

À cette radieuse et sauvage Nature,
La haine vous rendait certes assez belle alors,
Pour que tout mon amour, mes désirs, mes transports
Revinssent, comme au soir des premières caresses,
Raviver dans mon cœur les plus saintes ivresses.

Cependant, je ne sais quel zéphyr assez pur,
Effleurant tout à coup l’étincelant azur,
Parut en écarter si bien les dernières voiles,
Que l’innombrable essaim des lointaines étoiles
Resplendit comme autant de soleils dans les cieux.

Ô mon pauvre ange, alors, sur ton front soucieux,
Je lus le désespoir de l’idole brisée.
Tu te sentis mesquine, impuissante, écrasée
Devant cet idéal d’immortelle splendeur,
Et ton amour ne sut trouver dans sa candeur
Que des larmes, hélas! pour vaincre ta rivale.

Ah! que faisaient-ils donc, en cette nuit fatale
Mes éternels serments et nos baisers si doux?
Oui, souvenirs chéris, que ne reveniez-vous
Ranimer dans mon sein les ardeurs anciennes?

La bien aimée en pleurs prit mes mains dans les siennes;
Sur mon cœur, elle vint doucement s’appuyer.
Alors comme autrefois, moi, j’allais essuyer
Ses beaux yeux du baiser que leur splendeur réclame.
Mais les étoiles m’ont enfoncé jusqu’à l’âme
Ainsi que des poignards leurs regards de dédain
Et j’y sentis mon pauvre amour mourir soudain.

XII.

C’en est fait, elle veut s’en aller loin d’ici.
Elle n’a pas de grands airs de reine offensée;
Mais tant de souvenirs dont elle est oppressée
Sont des spectres plaintifs qui troublent ces lieux-ci.

Eh, bien! adieu. Le rêve était trop beau!.....Voici
Qu’il s’envole, et pourtant, ma pauvre délaissée,
Toute cette tendresse ardemment amassée
Ne peut en un seul jour s’anéantir ainsi,

Mon cœur est un tombeau, mais non un tombeau vide;
Sous son marbre est couché le cadavre livide
De cet amour joyeux qui longtemps m’enivra,

Mais un jour, s’élançant de la nuit éternelle
Si l’ange du Passé l’effleure de son aile,
Plus jeune et plus ardent il se relèvera.

XIII. DERNIÈRE PROMENADE

Nous avons évoqué l’esprit du souvenir
Afin qu’il ramenât les joyeuses pensées,
Et vous fit, une nuit au moins, nous revenir,
Belles heures d’amour follement dépensées.

Nous l’avons évoqué, pauvre ange effarouché
Par les ricanements des âpres vents d’automne,
Et qui fuit, à travers le grand bois desséché,
Les lamentations de l’écho monotone.

Or voici qu’il nous prend tous les deux par la main,
Pour nous conduire aux nids des anciennes ivresses
Épars de tous côtés sur le bord du chemin
Où nous avons laissé tant de folles caresses.

Oh! mon cœur se souvient maintenant! c’est ici
Qu’entre mes bras, un soir, tu vins tomber, pâmée;
Ton cœur battait bien fort alors, le mien aussi;
Te le rappelles-tu toujours, ô bien-aimée?

Il me semble que j’ai vécu assez longtemps
Pour qu’une éternité d’amour soit déjà morte,
Et cependant, hélas! c’est le dernier printemps
Que je t’avais juré de t’aimer de la sorte.

Oui, c’était par ici, dans l’un de ces sentiers;
Le clair de lune était bien doux, et toi bien belle.
Nous nous sommes sentis envahir tout entiers
Par cette passion que je crus immortelle.

Mais les fleurs des gazons et les feuillages verts
Le croyaient immortel aussi, dans leur ivresse,
Ce printemps radieux qui faisait, à travers
Le monde rayonner la vie et l’allégresse.

Il est anéanti pourtant, et ses chansons,
Ses parfums, ses couleurs, toutes ses harmonies
Que promenait la brise à travers les buissons
Ont passé comme nos ivresses infinies.

Notre vieux bois a l’air d’un cimetière, hélas!
Étrange nécropole aux profondeurs livides;
Qu’y venons-nous chercher, nous n’y trouverons pas
Un reste du passé; tous les tombeaux sont vides.

Les vents d’automne au loin les ont tous dispersés,
Les débris d’un printemps d’ivresse et de folie,
Nos gazons et nos fleurs, mes serments, mes baisers,
Et l’amour dont notre âme était alors remplie.

À quoi bon essayer de marcher plus avant?
Contre le temps vainqueur c’est une vaine lutte.
Tu le sais, ni l’oiseau, pauvre enfant, ni le vent,
Sur lui n’ont jamais pu gagner une minute.

Va! le passé jamais ne nous sera rendu.
L’ange du souvenir même s’arrête et doute;
Ne se retrouvant plus sur ce chemin perdu,
Il s’enfuit et nous laisse égarés sur la route.

XIV. LE DÉPART

Elle s’enveloppait, sombre, dans son manteau,
Sans daigner ni parler, ni relever son voile,
Et quand pour le départ on eut hissé la voile,
Elle ne m’a pas dit seulement: MÉMENTO!

Mais moi, je reste là, tout en pleurs sur la rive,
Dans l’air froid du matin, seul, morne, et ne pouvant
Quitter encore des yeux la blanche voile, avant
Qu’au bout de l’horizon brumeux elle n’arrive.

Ah! c’est que ce bateau si léger, si petit,
Qui, Dieu sait où! là-bas, m’emporte ma maîtresse,
C’est un monde d’amour, un monde d’allégresse,
Que j’avais découvert et qui s’anéantit.

C’est ma jeunesse, avec sa joie, et sa folie,
Et nos nuits et nos jours d’éblouissants baisers;
Ce sont nos désirs fous, toujours inapaisés,
Qui brûlaient dans nos cœurs toute mélancolie.

Mais de tout ce bonheur dont j’étais si certain,
Et qu’aux assauts du temps je crus inaccessible,
Que reste-t-il? Plus rien! Rien, est-ce bien possible?
Rien hormis ce point blanc perdu dans le lointain.

septembre 1879

 

UN SOIR AU JACKSON SQUARE

Je ne sais vraiment quel préjugé nous a fait
Déserter le Jackson square. C’est en effet
L’unique endroit en ville où l’exilé ressente
Un peu l’illusion de la patrie absente.
Tandis que chaque jour notre vieille cité
Perd son dernier reflet d’originalité,
Dans son mélange avec la race anglo-saxonne,
Seul, ce coin de verdure, où jamais ne résonne
Aujourd’hui que l’accent d’un langage étranger,
À son charme natif n’a rien voulu changer.
—Allez errer parfois dans l’ombre des allées
De coquillages blancs soigneusement sablées:
Le velours des gazons, les quinconces, les ifs,
La coupe régulière et digne des massifs,
Les bancs rangés à l’ombre autour des platebandes,
Les moineaux francs, menant leurs folles sarabandes
Dans tous les coins fleuris de ce joli jardin,
Tout vous rappellera notre France, et soudain
Vous y croirez revoir, parmi vos rêveries,
Comme en miniature, amis, les Tuileries.
C’est pour y retrouver ce souvenir vivant
De jours lointains, mais plus heureux, que bien souvent
Dans ce square tranquille et frais je me promène.
Les gueux, depuis longtemps, en ont fait leur domaine;
Non pas les turbulents voyous, sans feu ni lieu
Qui vautrent sans pudeur leur paresse, au milieu
De la corruption cynique de leurs vices;
Mais de durs travailleurs, calmes et peu novices
En cet art de souffrir, qu’on nomme Pauvreté
Aussi vieux que le monde et que l’Humanité.
Du matin jusqu’au soir, d’une main assidue,
Sans un murmure, ils ont rempli leur tâche ardue.
Ce n’est pas toujours gai, certe; ils aimeraient bien
Flâner aussi parfois; mais le pain quotidien,
Il faut que chaque jour il soit gagné, sans faute,
Pour le foyer chéri, dont le souvenir ôte
Soudain à leur esprit calmé toute rancœur.
Aussi, comme au logis ils reviennent, le cœur
Fier et joyeux, après la tâche terminée.
Pour oublier alors cette rude journée,
Ses dégoûts, ses chagrins, ses labeurs étouffants,
On va, jusqu’à la nuit, errer à l’aventure.
On est là tout à fait chez soi, —car la nature,
Dans sa magnificence, est comme un paradis
Où tous peuvent trouver une place; et tandis
Que le calme se fait dans l’ombre des charmilles,
La paix revient au cœur des pères de familles;
Puis lorsque du logis on reprend le chemin,
Chacun se sent plus fort pour travailler demain.

Je suis assez bourgeois, croyez-vous, pour me plaire
À ce tableau touchant du plaisir populaire,
Et l’autre soir encore, j’étais, après-dîner,
Venu, tout seul, parmi ces gueux, me promener.
Tout en laissant renaître au fond de ma pensée
Le rêve d’une joie encore ineffacée
Par dix ans de labeur de déceptions,
Je confondais, parmi les chères visions
Des souvenirs, ce gai jardin plein de murmures,
Les jeux d’enfants, les bruits confus sous les ramures,
Et tous ces promeneurs qui devant moi passaient
Que de types divers tout à tour paraissaient
Pour se perdre bientôt dans la foule!

Un ménage
D’ouvriers, se troublant fort peu du voisinage
D’un ivrogne braillard aux propos insolents;
Quelque nègre, tout fier dans ses pantalons blancs,
Tournant dans ses gros doigts de superbes breloques,
Tandis que des gamins se pâmaient dans leurs loques
En singeant milord africain; puis c’étaient
Deux ou trois bons vivants très lancés qui chantaient,
Ou bien l’essaim bavard d’ouvrières, en quête
De galants, et, ma foi —vous savez— la conquête
Du cœur est douce autant qu’aisée, au mois de mai,
Lorsque dans la fraîcheur de l’espace embaumé,
Le printemps répand sa pure, sa chaude haleine
Qui fait germer tous les désirs dont l’âme est pleine.

Cependant au milieu des promeneurs joyeux,
D’autres passaient, muets et seuls, de pauvres vieux,
Flétris par la misère et l’exil, sans familles,
Mal vêtus, mais gardant encore sous leurs guenilles
La dignité des jours meilleurs, morts sans retour.
Ce sont de vieux Français; ils font vingt fois le tour
Du jardin, le regard noyé de rêverie,
Heureux de retourner vaguement la patrie
Dans ces illusions d’un lointain souvenir.
Pauvres gens! Tout à l’heure il faudra revenir
À la réalité sinistre de la vie;
Mais dans votre âme, au spleen quelques instants ravie,
—Au fond du gîte obscur où vous vous abritez, —
Pour cette nuit, malgré la faim, vous emportez
Un éclair d’allégresse, un rayon d’espérance,
Ce rêve inoubliable et sacré de la France.

Une mendiante au front blême, aux yeux hagards,
Tout en haillons, soudain vint frapper mes regards,
Et détourner le cours de mes pensers. Sa face
Conservait ce reflet de beauté que n’efface
Jamais, sur certains fronts de fille, le baiser
Insolent et brutal par le vice posé.

Mais le renoncement d’impuissance suprême
À tout espoir humain, l’abandon de soi-même
Sur ce visage éteint, mais doux encore, mettait
Une hébétude morne et vile, qu’il était
Sinistre de trouver dans ces grands yeux moroses.
Elle vendait des fleurs, quelques bouquets de roses,
Des jasmins à demi fanés, que les passants
Refusaient d’acheter avec des mots blessants.
Mais elle restait là, dolente, et, sans entendre
Les quolibets méchants, continuait à tendre
Son petit panier mal garni —c’était navrant
De la voir s’arrêter devant un groupe, ouvrant
Stupidement les yeux, à ses éclats de rire.......
Mais une expression impossible à décrire
Sur son front hébété tout à coup vint briller.
Ce fut un éclair, mais je vis se réveiller
En un instant, au fond de ces yeux morts, la flamme
Qui fait dans les plus vils éclater encore l’âme.
La femme s’avança d’un pas précipité
Vers un homme fumant sur un banc écarté.
Tout cela m’intriguait, et je me sentis naître
La curiosité soudaine de connaître
La fin de l’aventure. Il faisait presque nuit,
Et dans l’ombre, je pus me rapprocher sans bruit
Du groupe que formaient ces deux inconnus.

L’homme
Semblait être un de ces bellâtres, qu’on renomme
Au fond des cabarets, bougres, tripots honteux,
Pour leurs airs fanfarons et leurs succès douteux
Parmi l’essaim grouillant des beautés interlopes.
Étalé sur son banc, gavé, cuvant ses chopes,
Il fumait, et toisait les femmes, en soufflant
La fumée à leur nez d’un air très insolent.

Monsieur, achetez-moi des roses, je vous prie,
Dit la fille, tendant sa corbeille fleurie,
Et d’un ton ironique et sourd qui m’étonna.
Le bellâtre, avec un hoquet, se retourna
Vers elle, et lui jetant aux yeux une bouffée
De tabac qui la fit reculer, étouffée.
«Ya des roses, —malheur! dit-il, —mais tes bouquets,
«La fille, ont dû servir à frotter les parquets.
«Ta marchandise et toi, vous êtes trop fanées!»

—«Tu n’aurais pas dit ça, pendant les trois années
«Où je t’ai vu pleurer souvent à mes genoux,»
S’écria tout à coup la femme; et près de nous
Comme il passait alors du monde, elle fit taire
Cette fureur soudaine; et puis, avec mystère
Se rapprochant de l’homme, elle lui dit tout bas
Des mots incohérents que je n’entendis pas.
Le bellâtre, ennuyé d’un esclandre indigeste
Après dîner sans doute, avait parfois un geste
D’impatience, mais il ne pouvait parler,
Et fumant avec rage essayait de filer.
La lâcheté du vice éclatait sur sa face.
Et, quand il s’esquiva, honteux, la tête basse,
Mâchonnant son cigare et le blasphème aux dents,
La fille le retint, et, dans ses yeux ardents,
Je vis luire l’éclair de haine des damnées,
Comme elle ricanait: «Oui, mes fleurs sont fanées!
«Mais telle qu’elles sont, autrefois tu serais
«Venu les demander à genoux!......Tu n’aurais
«Jamais cru trop payer, —souviens-t-en donc, infâme, —
«La moindre fleur, flétrie aux doigts de cette femme
«Que tu perdis et veux insulter à présent!»
Je n’oublierai jamais le mépris écrasant
Ni l’accent de dégoût et de désespérance
Que je sentis vibrer dans ce cri de souffrance.
Ce fut soudainement une évocation
D’un monde d’infamie et de corruption.
Je vis la pauvre enfant du peuple, confiante
Et pure encore, livrant son âme inconsciente
Aux pièges d’un amour séducteur. J’entendis
Les promesses sans fin et les serments maudits
Qui font si bien faiblir les âmes dans la lutte,
Et j’eus la vision sinistre de la chute,
Dans tout l’enivrement des désirs assouvis.
Mais ces passions-là sont fatales. Je vis
Le réveil dans la honte, et les jours de détresse
Succédant sans répit à ces rêves d’ivresse.
Puis l’abandon; la foi qui meurt et se débat
Dans les tentations d’un suprême combat:
Enfin la chute, au fond de la vie infernale
Des bouges, —cette histoire aujourd’hui trop banale
Pour qu’on perde son temps à s’en inquiéter.

Ces pensers cependant avaient su m’attrister,
Et comme en m’en allant, je vis la pauvre fille
Dans l’ombre, tristement accoudée à la grille,
Oubliant son panier qui glissait de ses mains,
J’achetai deux ou trois roses et des jasmins
Bien jaunis, bien fanés; mais —vous pouvez m’en croire—
L’aimée, à qui j’ai dit cette navrante histoire,
Pour m’excuser d’offrir un si vilain bouquet,
L’a mis dans son vase en cristal le plus coquet,
Et, tout en lui versant un peu d’eau fraîche et claire:
«Les plus brillantes fleurs ne pouvaient mieux me plaire,
«Car celles-ci, dit-elle avec émotion,
«Ont le parfum sacré d’une bonne action.»

juin 1880.

 

SONNET DU JOUR DE L’AN

Une autre année encore au néant qui s’envole!
N, I, ni! c’est fini! amen! de profundis!
Le plus gai souvenir ne vaut pas un radis,
Et pleurer les jours morts serait par trop frivole.

Le vent souffle du Nord, ô lecteur bénévole!
Il fait bon, n’est-ce pas, au coin du feu, tandis
Que l’on entend gronder les échos assourdis
De la tempête au loin geignant sa plainte folle.

Enfoncé dans ton gros fauteuil, nonchalamment
Tu bois des todys chauds en fumant ton cigare,
Cependant que ton âme en ses rêves s’égare!

Mais j’espère que tu liras bien un moment
Ces pages où tes bons amis de l’Athénée
Te souhaitent du fond du cœur «la bonne année!»

janvier 1882

 

BERCEUSE

Dodo! l’enfant do!
Maman veille
Le berceau,
Dodo! l’enfant do!

Il ne faut pas qu’on l’éveille,
Le bébé qui fait dodo;
Et maman doucement chante
De sa voix la plus touchante:

Dodo!
l’enfant do!
À l’enfant qui fait dodo!

Dodo! l’enfant do!
Qu’on le laisse
Au berceau
Bien longtemps faire dodo!
Dodo!

L’enfant grandira tantôt,
Et pour bercer sa tristesse
Alors auprès du berceau
Il ne restera personne!
Avant que cette heure sonne,
Maman, pauvre maman chante,
De ta voix la plus touchante:
Dodo!
L’enfant do!
Pour toujours, toujours, fais dodo!

janvier 1882

 

L’ORAGE

I.

Les nuages, du fond du ciel, montent en foule,
Comme un épais réseau que lentement déroule
Sur le monde maudit quelque démon vengeur.
Auprès du lac pourtant, je demeure songeur
À voir grandir l’orage auquel ma fantaisie
Prête un mystérieux aspect de poésie.

Cet amas de vapeurs jusqu’au zénith s’étend;
Il s’arrête; il grossit en silence....Il attend
Le sinistre renfort des orageuses nues,
Vers lui de tous les points de l’horizon venues.

Cependant, regardez! leur masse lentement
S’élargit à travers l’azur du firmament.
Elle gagne, du Nord au Sud, et bientôt forme
Sur le lac et les bois tremblants une arche énorme.
—La horde est prête, alors invincible ouragan!
Et les vents, à ton gré, destructeur arrogant,
Vont la précipiter à travers les espaces!
Alors, que tout se courbe et cède quand tu passes,
Car déjà les échos lointains ont apporté
Une sourde clameur qui semble en vérité
Les cris tumultueux de barbares en quête
Du pays envié qui sera leur conquête.

II.

Cependant, à l’entour, tout est silencieux.
Sombre attente! les bois et les flots restent mornes,
Et l’on n’entend plus rien sur l’horizon sans bornes
Que le bruit étouffé du tumulte des cieux.

Le lac blêmit: on sent frissonner quelques vagues
Sous son calme farouche et trompeur, comme si
Du combat qui bientôt va se livrer ici,
Par instants lui venaient des pressentiments vagues.

Les géants des forêts aux vieux fronts chevelus
Laissent tomber leurs bras et taisent leurs murmures,
Le chêne paternel a fermé ses ramures
Sur ses hôtes joyeux qui ne babillent plus.

Mais le pin, mâle et fier, superbement se dresse
Comme un des héros des siècles fabuleux.
Secouant dans les airs son panache orgueilleux
Pour qui les aquilons ne sont qu’une caresse.

Avec calme il attend la lutte, ce géant!
Il sait que la fureur des vents est passagère;
Qu’elle soit donc ce soir infernale ou légère,
Un instant suffira pour la mettre à néant.

Puis, nous le verrons, lui, vainqueur de la tempête,
Au sein du libre azur et dans les splendeurs d’or,
Que jette en chatoyant l’astre de Messidor,
Relever tout à coup royalement la tête;

Cependant qu’ayant bien reconnu son enfant,
Le soleil, dont les feux créateurs l’ont fait naître,
Pour le glorifier s’empressera de mettre
Un bandeau d’émeraude à son front triomphant.

III.

Mais un coup de tonnerre éclate; tout s’élance,
Tout se déchaîne à ce signal;
Et voici que bientôt, au plus profond silence,
Succède un fracas infernal.

Le lac se gonfle, et pousse un grondement sauvage.
Par la pluie et les vents fouettés,
Il écume, il bondit en mordant le rivage,
Comme un esclave révolté.

Mais, comment terrasser ce maître insaisissable,
L’orage aux bonds tumultueux!
Le flot bientôt retombe en mourant sur le sable,
Lassé d’efforts infructueux.

Les arbres, cependant raffermissant leur crête
En héroïques combattants.
Luttent contre le vent dont cette audace arrête
La rage au moins pour quelque temps.

Mais après un moment d’anxiété profonde,
Quand lâchement se sont ligués
Les souffles destructeurs des quatre points du monde
Contre ces géants fatigués,

Ils cèdent, mais non pas comme une horde lâche
Domptée au premier coup reçu;
Voyez-les fièrement relever, sans relâche,
Leur front lassé mais non vaincu.

Les pins surtout, tes fils orgueilleux et sublimes,
Ô forêt, sont exaspérés
De sentir souffleter ainsi leurs vierges cimes,
Et luttent en désespérés.

Pareil à des titans échevelés, il semble
Qu’ils brûlent de recommencer
La guerre d’un passé sacrilège, et qu’ensemble
Sur le ciel ils vont s’élancer.

Mais, hélas! non....toujours des chaînes, et s’ils viennent
Un instant à les oublier,
La réalité fait bientôt qu’ils se souviennent
En les obligeant à plier.

Ah! ce combat maudit auquel sont condamnées
Les forêts pour l’éternité,
Aussi bien que l’essaim d’âmes prédestinées
Qui souffrent dans l’humanité!

Ne feras-tu jamais, ô Nature, ô Nature!
Finir ce combat inégal,
Au vent livré par l’arbre, et que la créature
Engage contre l’Idéal?

Calmez-vous donc, ô pins! demeurez insensibles
À tous les souffles arrogants!
Par ce moyen-là seul vous serez invincibles
Et braverez les ouragans.

Il le sait bien, allez! il le sait le vieux chêne,
Là-bas comme un sphynx accroupi;
Malgré l’effort du vent qui sur lui se déchaîne,
Dans sa force il reste assoupi.

On dirait, à le voir, un géant, qui regarde,
Les bras croisés, l’œil dédaigneux,
Bondir ses assaillants, mais par pitié se garde
D’accepter leurs défis hargneux.

Son front hautain et ses gigantesques ramures
Cèdent parfois au vent vainqueur;
Mais même alors l’écho de ses vagues murmures
Semble un ricanement moqueur.

Car il sent par degrés faiblir la sombre rage
De tous les souffles déchaînés,
Que par sa résistance enfin il décourage
Après mille assauts acharnés.

Et demain, (songe-t-il peut-être) quand l’aurore
Nous rapportera sa clarté;
Demain, quand la nature aura repris encore
Son calme et ses splendeurs d’été;

Ces combats s’oublieront ainsi qu’un mauvais rêve,
Tandis qu’au ciel resplendira
L’éblouissant azur, et qu’au loin sur la grève
Le vent matinal chantera.

IV.

Or cependant que la tempête
Donne cette effroyable fête
Aux noirs antans;
Restons, mignonne, en ta chambrette,
Sans que notre âme s’inquiète,
Du mauvais temps.

Car j’ai bien fermé notre porte;
Et le vent dont la rage emporte
Les pins brisés,
Aussi bien que la feuille morte,
Nous laisse, et cela seul importe,
Nos doux baisers.

mars 1882

 

AFTERNOON

Canal Street est couvert de monde, les toilettes
Des femmes, qui gaîment nous font sous leurs voilettes
Un sourire en façon de salut amical,
Resplendissent. Partout le soleil tropical
Met ses blancs chatoiements de diamant liquide.
La maison de dry goods là-bas au loin liquide
Annonçant de fameux «bargains» en nouveautés.
Or Miss Grace et Miss Jane, hors des Variétés
Où Barett a joué Hamlet en matinée,
S’échappent, et pour mieux terminer la journée
S’en vont dévaliser le magasin du coin.
—Puis, comme l’on demeure «up town» là-bas, très loin,
On prend le street-car, mais pas avant que Charlie,
Les roi du jour, le beau des beaux et la folie
De tout le monde ait fait prendre à ses deux oda—
lisques chez Bonnecaze, un verre de soda.

juillet 1885

 

LE DÉSIR

Le ciel du soir, opaque et lourd, est obscurci
Par l’amas de vapeurs que le vent amoncelle.
Ta pourpre, ô Roi-Soleil, à peine se décèle
À travers ce linceul constamment épaissi.

Une mince lueur à l’occident perce. Elle
Rayonne peu-à-peu dans l’éther éclairci,
Embrassant tout à coup le zénith; et voici
Qu’un fleuve de clartés à l’horizon ruisselle.

Mais c’est un vain mirage, et, dans le ciel plombé,
Dès que le glorieux astre au loin est tombé,
Les ténèbres se font encore plus étouffantes.

—Tel le désir, au fond de nos mortels ennuis
Allumant un instant ses flammes triomphantes,
Augmente en s’éteignant la noirceur de nos nuits.

septembre1885

 

À DEUX MORTS

Vous que je pleure encore, êtes-vous reposés?
N’avez-vous plus jamais ni bon ni mauvais rêve?
Et continuez-vous à sommeiller sans trêve,
Rigides, les yeux clos, les doigts toujours croisés?

Ne désirez-vous pas quelquefois nos baisers,
Pour réchauffer vos fronts et rendre un peu plus brève
Votre nuit si profonde où jamais ne se lève
L’aube des yeux vivants par un pleur irisés?

Mais, hélas! à quoi bon questionner la tombe?
Dans l’insondable nuit sans écho ma voix tombe:
Les morts n’entendent plus et ne répondent pas.

Ils le savent pourtant le mot qui rendrait moindre
Cette invincible peur que nous fait le trépas;
Mais ils ne veulent point qu’on aille les rejoindre.

(daté le 18 avril 1886) mai 1887

ADIEUX À LA VIEILLE ANNEE
le 31 décembre

Minuit bientôt....Eh!...vieille année,
Fais-moi lestement tes paquets,
Et va-t’en, sorcière damnée,
Sinon j’appelle mon laquais.

Prends-moi toutes les vieilles choses
Qui me gênent, emporte aussi,
Rêves et souvenirs moroses,
Puis, une, deux, trois!...hors d’ici!

Ah! oh! la route est dure à faire.
Tu gèles, mais il ne m’enchaut;
Tudieu! ce n’est pas mon affaire,
Mon feu flanche et mon lit est chaud.

L’hiver, sous ta piteuse loque,
Ce vieux paillard, te pincera,
Tu vas gambader, je m’en moque,
Et ta grimace m’égaîra.

Méchante goule, stryge immonde,
Combien de fois n’as-tu pas ri
Des soupirs de ce paumé monde
Dont Satan se fût attendri.

Va donc où la brise t’entraîne,
Sans que de revenir jamais
Le désir maudit ne te prenne!
Et puisque c’est jour de souhait,

Je veux que le diable te casse
Le cou sur le bord du chemin,
Pour que de ta maigre carcasse
Un corbeau déjeune demain.

Mais, tandis qu’ameutant les dogues,
Soufflant dans tes doigts, maugréant,
Boiteuse, avec des plaintes rogues,
Tu marcheras vers le néant,

Moi, son heure une fois sonnée,
J’ouvrirai vite à deux battants
Ma porte à la nouvelle année
Qu’auprès de mon grand feu j’attends.

Et pour que la jeune inconnue
Soit bonne à mon cœur éploré,
Du baiser de la bienvenue
Le premier je la saluerai.

janvier 1888

 

FLEUR DES PRÉS.

Ma jeune amoureuse ressemble
À la mignonne fleur des prés,
Dont le charme autour d’elle assemble
Mille papillons diaprés.

Elle est délicate; elle est douce,
Et fleurit toujours à couvert
Sous les grands bois parmi la mousse,
Au sein du gazon le plus vert.

Orgueilleusement son ombrelle
Jamais ne se redresse; aussi
Nul ne devine qu’elle est belle,
À la voir se cacher ainsi;

Et pour ornement de corsage,
Une dédaigneuse beauté
La méprisant, sur son passage,
La foule aux pieds sans charité.

Mais que le poète la voie,
Il se prend soudain à songer,
Et vient, auprès d’elle, avec joie,
Respirer son parfum léger.

Il comprend sa délicatesse
Qu’ignore le passant moqueur,
Et pour égayer sa tristesse,
L’emporte chez lui, sur son cœur.

mai 1890

 

XVI.

Sur l’horizon en feu l’astre du jour s’incline,
Et l’étoile du soir déjà sur la colline
Mystérieusement commence à rayonner.
Le soleil jette encore une flamme dernière,
Comme un baiser d’adieu sur la nature entière,
Et de la terre aux cieux on sent tout frissonner.

Et toi, mon cœur, aussi doucement tu tressailles;
Car voici que j’entends un pas dans les broussailles,
Un petit pas léger qui me met en émoi.
Est-ce un sylphe qui danse à travers la ramée
En taquinant les fleurs? —Non, c’est la bien-aimée,
Et l’heure des amours folles sonne pour moi!

janvier 1891

 

SONNETS CALINS
À Kali.

I.

J’étais cruel; j’étais lâche et menteur. —Tu fus,
Toi, si divinement bonne! oh! mais combien triste!
Aussi, vois-tu, l’amer regret toujours persiste
Douloureusement au fond de mon cœur confus.

J’ai brisé quelque chose en toi; je ne sais plus
Suivre dans ton regard un désir à la piste.
Le ciel de nos amours prend des tons d’améthyste.
Nos jours de bonheur pur seraient-ils révolus?

Ah! dis-moi quel torrent d’incessantes caresses
Lavera le poison que je t’ai mis au cœur.
Je n’ai rien oublié de nos folles ivresses;

Mais le remords me donne une affreuse rancœur.
D’un criminel orgueil je ne suis plus la dupe,
Et je baise en pleurant la frange de ta jupe.

II.

Pendant plus de vingt ans, j’ai vécu dans un rêve,
Un rêve d’idéal faux et fuligineux;
Et de mon pauvre cœur l’essor vertigineux
N’a pu fournir, hélas! qu’une carrière brève.

Éperdument, j’ai cru m’envoler; mais sans trêve,
Je m’embourbais au fond d’un orgueil dédaigneux,
Comme un cheval poussif qu’un cavalier hargneux,
Sans le faire avancer, à coup d’éperon crève.

Vers quel mirage vain se ruait mon désir?
Quelle étrange chimère ai-je donc poursuivie,
Vision tentatrice impossible à saisir?

Lorsque depuis douze ans resplendit sur ma vie
Ton bienfaisant amour, ton amour immortel
Plus radieux que tous les soleils d’or du ciel.

III.

Monotonement, douloureusement, la pluie
Et le vent font dehors un long gémissement.
Au fond de moi, j’entends chanter éperdument.
Toutes les voix de la nature réjouie.

Il fait froid. Le monde est noir comme de la suie.
L’hiver de son linceul couvre le firmament.
Mais le soleil d’amour jette un ruissellement
De flamme et de lumière en mon âme éblouie.

L’heure passe. Le temps irréparable fuit.
Les jours meurent. La fleur, pour qu’une autre renaisse,
Se fane; et par degrés, tout rentre dans la nuit.

Seul, mon cœur, mon cœur fort conserve sa jeunesse,
Et palpite, malgré l’inéluctable loi,
Immortellement, amoureusement, pour toi!

janvier 1891

 

XXI.

Nous sommes seuls; la nuit est chaude:
Nul passant indiscret ne rôde
Sur le rivage déserté.
Au clair de lune, ma sirène,
Viens dans l’onde fraîche et sereine,
Viens te jouer en liberté.

Ce sont tes sœurs que les étoiles:
Tu peux laisser tomber tes voiles
Devant elles sans impudeur,
Et la sylphide diaphane
N’a pas le regard si profane
Qu’il fasse offense à ta candeur.

Les vagues, en perles d’opale,
S’égraineront sur ta chair pâle,
Dans les flots noirs de tes cheveux,
Et tu laisseras une trace
Lumineuse, quand avec grâce
Tu fendra l’eau d’un bras nerveux.

Alors, je te prendrai sans doute
Pour la sirène que redoute
Le nageur, libre enfant des mers;
Car cette sorcière l’exhorte
À la suivre et bientôt l’emporte,
Mort, au fond des gouffres amers.

Cependant à ce mauvais rêve
Tu sauras mettre bientôt trêve,
Si dans tes ébats je t’atteins,
Car tu n’as pas le cœur rebelle
Et je reconnaîtrais ma belle,
Bien vite, à tes baisers mutins.

XXII.

Ô grands bois, que depuis bien des siècles passés
L’homme n’a pas souillés de profanes vestiges,
Fleurs, dont sauvagement s’entrelacent les tiges
Sous l’ombrage béni des sentiers non tracés;

Vols d’oiseaux, enivrés de lumière et d’air libre;
Les rouges cardinaux avec les brunes moqueurs,
Mêlant de l’aube au soir leurs hymnes et leurs chœurs
À la chanson des flots qui dans le lointain vibre;

Clarières et berceaux inconnus, où nos pas
Ne sont espionnés ni suivis de personne
Cependant que là-bas l’heure fatale sonne,
Mais dans ces profondeurs sourdes ne s’entend pas;

Nous vous aimons!...forêt, nous aimons tes ramures,
Ta verdure ondoyante et tes buissons touffus
Où le vent fait vibrer en mille accents confus
L’hymne qu’à l’unisson de nos cœurs tu murmures!

Car ta voix garde encore son antique fierté;
Et comme dans notre âme, ici, tout depuis l’herbe
Tout depuis l’humble fleur jusqu’au chêne superbe,
Tout répète: jeunesse, amour et liberté!

janvier 1892

 

À LA MÉMOIRE DU DOCTEUR ALFRED MERCIER.

Ô mon cher vieil ami, vous voilà donc enfin
Couché dans l’éternel repos! —Sans nulle crainte,
Vous avez de la mort bravé l’affreuse étreinte,
Car vous pensiez depuis longtemps que tout est vain.

Ferme, vous gravissiez pourtant le dur chemin
De la vie, en dépit de l’espérance éteinte;
Car la Science était comme une torche sainte,
Toute resplendissante, ami, dans votre main.

Et, jeune homme au cœur plein d’illusions fanées,
Moi qui cherchais toujours près de vous un appui,
J’admirais la verdeur de vos vieilles années.

Vous l’avez bien gagné, ce repos d’aujourd’hui,
Dormez donc! —à jamais, je garde votre exemple,
Comme un parfum sacré qui brûle au fond du temple!

mai 1894


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